J’écrivais il y a dix ans :
« Les idées les plus simples sont celles qui viennent le moins à l’esprit. Rien n’égale la force des opinions reçues, sinon la poussée lente des opinions en révolte. Ce que Napoléon Ier, à Sainte-Hélène appelait le « terrible esprit de liberté ».
Il souffle de partout en ce moment. De la lointaine petite Finlande, où des femmes sont députées au Parlement ; de la vaste Amérique, où elles conquièrent presque toutes les professions ; d’Angleterre, où les jeunes filles s’émancipent de plus en plus ; d’Italie, où le féminisme gagne et s’étend. Cent ans ont suffi à la femme pour réclamer ses droits légaux, sociaux, politiques, pour affirmer les débuts d’une révolution dont les conséquences économiques et morales seront extraordinaires.
Entre les vœux le plus fréquemment formulés par les apôtres de la revanche d’Ève sur l’oppression éternelle d’Adam, il en est un, tout petit, mais gros de conséquences, auquel on ne saurait refuser plus longtemps l’attention. Un rien, qui aiderait à modifier tout. Une simple dénomination au lieu d’une autre. Que toute fille majeure fût appelée madame et non plus mademoiselle.
Pourquoi, en effet, disent les porte-paroles du féminisme, cette distinction entre les deux sexes, toute au profit du mâle et au préjudice de la plus faible ?
Monsieur, lui, est toujours Monsieur. Il l’est dès ses premières culottes, et même avant.
La femme, au contraire, se voit classée, parquée en deux catégories nettes, de signification brutale : selon qu’elle a reçu, par mariage et non autrement, la consécration, l’empreinte masculine, ou qu’elle garde, ou soit censée de garder, le trésor, même vieillissant, même inutile de sa virginité.
Qui se soucie de celle de l’homme, sinon pour se moquer de celui qui ne l’aurait pas — par grand miracle — dilapidée dans de médiocres, souvent malpropres aventures ? Et qui, au contraire, — Logique, où es-tu ? — ne s’informe de celle de la fille, dans le but avéré de la conspuer si elle a commis, même par amour, même avec toutes les excuses et circonstances atténuantes, la faute par laquelle elle perd on ne sait quoi d’irrémédiable, subit un krach, une faillite sans réhabilitation ?
La femme n’a pas le choix : rivée à la fatalité injuste de son sexe et à l’inique répartition de la loi, elle est « Mademoiselle » ou bien elle est « Madame ». Ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les droits de la raison et du cœur, la force des instincts, la maternité même qui l’enferment à droite ou à gauche de la barrière, dans le troupeau des vierges vraies ou fausses, ou dans la caste des femmes pures ou non ; c’est le mariage, c’est-à-dire le joug légal ou arbitraire, le joug artificiel imposé par l’homme.
Ne cherchez pas des raisons, vous n’en trouverez nulle autre que cette rançon barbare et séculaire de la virginité, ce prix de la souffrance et du sang, seul capable de rassurer la jalousie sauvage du mâle si égoïste qu’il veut que la femme lui ait été fidèle avant, comme il entend qu’elle lui soit fidèle pendant l’union, comme il voudrait — mais nous ne sommes plus aux beaux temps des bûchers de l’Inde — qu’elle lui fût fidèle jusque dans la mort.
Avez-vous vieilli obscurément sans rencontrer le mariage ? Tant pis pour vous, « Mademoiselle » ! Votre vertu dédaignée des niais n’évoquera à leur pensée, au lieu d’une discrète et touchante injustice du sort, que l’image de ces couronnes de fleurs d’oranger qui se fanent sous globe, dans la poussière et l’oubli, et dont vos compagnes mariées, plus heureuses que vous, font l’offrande sur une cheminée aux invisibles dieux lares.
Avez-vous obéi aux impulsions chaudes du sang, avez-vous aimé ? Eh bien ! c’est du propre, « Mademoiselle » ! Car en vain objecteriez-vous que vous êtes femme et que vous avez payé, par assez de larmes peut-être, par la cruauté de l’abandon ou le mépris public, le droit d’être appelée « Madame ». Vous n’êtes qu’une demoiselle qui a mal tourné. Et si votre taille s’enfle, si votre ventre proclame la suprême déchéance d’une maternité prochaine, n’espérez pas avoir gagné par là ce titre de « Madame » réservé aux honnêtes épouses comme aux plus impudiques MmeMarneffe. « Mademoiselle » vous êtes, « Mademoiselle » vous resterez. Et on a inventé pour vous ce vocable d’une abominable hypocrisie : « fille-mère, » comme si on pouvait être mère sans porter le nom réservé aux femmes.
Sans doute fera-t-on remarquer qu’en fait beaucoup de femmes vivant avec un compagnon choisi, soit du fait des circonstances, soit par principe, — car l’union libre a déjà de nombreux adeptes, — prennent le nom de leur ami, et qu’il se constitue ainsi beaucoup de ménages parfaitement unis. Certes ! Mais la malignité de la province, les curiosités, les commérages ! Ce titre de « Madame », si légitimement porté aux yeux de la vraie morale, n’en reste pas moins indû, usurpé. Pour tous les actes de la vie civile, il faudra le déposer, sous le regard ironique ou gourmé des préposés officiels. Dans les bureaux de poste, chez le notaire, aux banques, sur les feuilles de recensement, sur les baux et loyers, « Madame », dès qu’elle agit en son nom personnel, redevient « Mademoiselle ».
Elle a pu lier sa vie à celle d’un brave homme, que, pour une raison ou une autre, elle n’aura pas épousé ; elle a pu avoir des enfants, elle sera frappée dans ses sentiments les plus délicats et meurtrie dans ses affections les plus chères ; elle recevra en plein visage, comme châtiment de n’avoir pu se marier, ou pas voulu, l’appellation injurieuse qui semble lui dénier ses titres conjugaux et sa tendresse maternelle.
« Mademoiselle » s’est offert un mari ! « Mademoiselle » a osé mettre au monde des enfants ! Mais alors, que restera-t-il aux épouses consacrées par M. le Maire et M. le Curé ? Elles peuvent, celles-là, être des compagnes irréprochables, des mères dévouées ! elles peuvent aussi bien compter parmi elles des gueuses, des prostituées, le même titre de respectabilité les couvre : « Madame » ! « Chère Madame » ! « Madame » ! gros comme le bras !
Il n’importe que telle vaillante créature, accomplissant fièrement son rôle, ait, comme certaines fortes femmes du peuple, donné cinq ou six beaux enfants à son compagnon de vie. On est une « fille-mère ». Mais que telle bourgeoise patentée vive dans le mariage sans en connaître les devoirs, « Madame » elle est, et elle reste. Ne vous récriez pas. La Cour de Lyon, — il faut toujours en revenir à la jurisprudence, quand on veut égayer d’exemples drolatiques un raisonnement sérieux, — la Cour de Lyon n’a-t-elle pas autorisé un impuissant à se marier ? Plus fort que cela ! La Cour de Cassation n’a-t-elle pas déclaré qu’une femme qui n’avait que les apanages externes d’un sexe infertile devait, pour la plus grande satisfaction de son mari, demeurer sa légitime épouse, une incontestable « Madame ».
Bien mieux, la Cour de Caen n’avait-elle pas décidé que — le mariage étant avant tout l’union de deux personnes intelligentes et morales — la femme, malgré une absence totale de moyens de reproduction, « ne peut être rabaissée au point de ne voir en elle… qu’un organisme propre à faire des enfants. » Si bien que ces personnes — on n’ose écrire : du sexe féminin puisqu’elles n’en ont point — sont de très juridiques « madames », encore qu’elles ne puissent être ni femmes, ni mères.
L’absurdité de telles casuistiques ne donne-t-elle pas à réfléchir ?
Voilà ce que font valoir les apôtres du féminisme ; et ils auraient bien des choses encore à ajouter, notamment ceci, à l’adresse des esprits timorés qui s’inquiètent de ce qu’en penserait l’étranger, et qui se demandent « si ça se fait » en Angleterre ou en Russie ?
Le tribunal de Genève a rendu un récent arrêt par lequel il décide que les vieilles filles ontlégalementdroit au titre de « Madame », pourvu qu’elles aient dépassé la trentaine. Ce jugement plein de bon sens vaut bien, on en conviendra, ceux des cours de Lyon, de Caen et la Cour de Cassation, cités plus haut. Ce n’est pas la première fois que la lumière nous vient du libéral petit peuple suisse.
Ne la mettons pas sous le boisseau. Et si nous continuons à appeler Mademoiselle les vierges sages ou les vierges folles qui le désireront, concédons le titre de Madame à celles qui, légalement ou non, tout à l’exemple de l’homme, ont fait prouve qu’elles ne sont plus même des demi-vierges, et qu’elles sont femmes ou mères tout à fait.