HAMLET

Toute libre intelligence ayant le sens du sublime, sait que le Génie pur est essentiellement silencieux, et que sa révélation rayonne plutôt dans ce qu'il sous-entend que dans ce qu'il exprime. En effet, lorsqu'il daigne apparaître, se rendre sensible aux autres esprits, il est contraint de s'amoindrir pour passer dans l'Accessible. Sa première déchéance consiste, d'abord, à se servir de la parole, la parole ne pouvant jamais être qu'un très faible écho de sa pensée.

Secondement, il est obligé d'accepter un voile extérieur—une fiction, une trame, une histoire,—dont la grossièreté est nécessaire à la manifestation de sa puissance et à laquelle il restecomplétement étranger; il ne dépend pas, il ne crée pas, il transparaît! Il faut une mèche au flambeau, et quelque grossier que soit en lui-même ce procédé de la lumière, ne devient-il pas absolument admirable lorsque la Lumière se produit? Ceux-là seuls qui sont capables de s'absorber dans la préoccupation de ce procédé ne sauraient jamais voir la Lumière!

Le génie n'a point pour mission de créer, mais d'éclairer ce qui, sans lui, serait condamné aux ténèbres. C'est l'ordonnateur du Chaos: il appelle, sépare et dispose les éléments aveugles; et quand nous sommes enlevés par l'admiration devant une œuvre sublime, ce n'est pas qu'elle crée une idée en nous: c'est que, sous l'influence divine du génie, cette idée, qui était en nous, obscure à elle-même, s'est réveillée, comme la fille de Jaïre, au toucher de celui qui vient d'en haut.

Oui, d'en haut!... Car il s'agit de hauteurs où ne sauraient atteindre les géométries: lorsque les poètes parlent des cieux, il n'est point question de ces firmaments restreints et visibles situés au bout de la lorgnette des astronomes, mais de choses plus sérieuses et plus vivaces, qui ne peuvent ni s'éteindre, ni passer.

Lemoyen, le sujet, le drame est chose si indifférente en soi pour le génie, que le génie ne se donne presque jamais la peine de l'inventer. Il se superpose, voilà tout. Il fait ébaucher le marbre par l'élève, et prend son bien où bon lui semble, sans que personne ait à l'accuser de plagiat. Hamlet n'est pas plus de Shakspeare que Faust n'est de Gœthe, ni don Juan, de Molière. Aucun des principaux drames de Shakspeare n'est de lui, en tant que drame, comme nous le savons, maintenant. Il allait jusqu'à se conformer aux moindres détails d'une chronique, ou de l'œuvre dramatique précédente: il prenait les phrases mêmes, les épisodes, l'action absolue, jetait dans tout cela quelques paroles, dédaigneusement, et cela suffisait pour que l'œuvre devînt telle, que tout en restant presque identique, en apparence, à l'œuvre étrangère et primitive, elle était transformée, en réalité, jusqu'à ne plus présenter de rapport appréciable avec l'antécédente. Le vagissement devenait un éclat de tonnerre.

Qu'importe, même, l'absurdité des personnages, l'impossibilité de l'intrigue, la contradiction des événements entre eux?Macbeth,Othello,Roméo,le Roi Lear,Timon d'Athènes,Falstaff,Richard III, sont des prétextes, et Shakspeare s'inquiète toujours fort peu des lions et des palmiers qu'il place dans la forêt des Ardennes. Ce qui traverse, comme des rayons, tout cet amoncellement de hasard, c'est la puissance multiple, infinie, qui, dans une seule scène, quelquefois, réunit, approfondit et caractérise les mille formes de l'un des sentiments principaux de notre âme, et le généralise, d'un seul coup, à tout jamais. C'est pour cela que chacun des personnages de Shakspeare ressemble à une Loi.

Les objections, contre les personnages de Shakspeare, paraissent faciles et victorieuses, tout d'abord; cependant une simple réflexion les dissipe toujours! Le prodigieux poète a véritablement tout prévu, là même où l'on croirait le trouver en défaut jusqu'au ridicule!

L'autre soir, en écoutantHamlet, il nous est venu cette pensée, pendant la scène de l'esplanade du château d'Elseneur: nous nous disions:

Un Moderne, «un homme de goût», pourrait se demander ce que Shakspeare (qui jouait le personnage du Fantôme devant la reine Elisabeth, au théâtre du Globe, et le jouait de manière à produire quelque impression sur l'auditoire), oui, un Moderne pourrait se demander ce que Shakspeare lui-même eût pu répondre, si l'acteur chargé du rôle d'Hamlet, piquant brusquement son épée en terre et se croisant les bras eût interpellé, le sourire aux lèvres et comme il suit, «l'Échappé de la Nuit hideuse.»

—Tu as comparu devant Dieu, dis-tu? Tuas vu Dieu face à face,—et tu viens me parler du Danemark! Tu t'inquiètes encore d'une dame qui t'a préféré un scélérat et un ivrogne? Tu me parles des propriétés de la jusquiame, des mystères éternels, de la politique actuelle et des bûchers sulfureux, et tu veux que je te prenne pour autre chose que pour un drap sur un balai? Mais, pauvre Ombre, si l'un de nous deux, ici, doit être effrayé de l'autre, c'est Toi! Qui m'a donné d'un trépassé qui épilogue encore et parle de vengeance dans le Purgatoire? Si c'est pour me débiter ces absurdités que tu es venue, chère Ombre,—franchement, ce n'était pas la peine de mourir!... Parle de choses plus sérieuses, ou retourne d'où tu viens.

Et le Moderne se répondrait, avec un sourire de compassion suffisante, que le Spectre, blessé dans sa dignité d'outre-tombe, se serait probablement «retiré» avec un cliquetis de ferraille, en entendant cette apostrophe.

Voilà, certes, une objection qui paraît concluante et sérieuse, et qui, cependant,—n'a pas le sens commun!

Car le Fantôme, par le seul fait d'être là, sous son armure, est, à lui seul, bien plus absurde que tout ce qu'il pourrait ajouter!—Et s'il a réellement vu Dieu, s'il a contemplé l'Absolu et s'il y est entré, toute parole profonde ou puérile, sublime ou niaise, médiocre ou banale, estidentiquementsuperflue et sans valeur à ce sujet, puisqu'elle ne peut se produire que dans le relatif. Et les incohérences qu'il débite sont, par le seul fait de sa présence, ce qu'il peut encore dire de plus effrayant, à cause de leur incompréhensibilité même dans sa bouche!—Le secret de l'Absolu ne pouvant s'exprimer avec une syntaxe, on ne peut demander au Fantôme que de produireune impression, et moins cette impression sera définie ou limitée par sa coïncidence avec notre logique, plus elle sera ce qu'elle doit être.

Le Spectre, pour William Shakspeare, n'est qu'un être moral; c'est l'Obsession!—Mais comme des myopes ne pourraient apercevoir des spectres qui ne s'agiteraient que dans les nuées, Shakspeare a accusé l'objectivité du fantôme; il en a exagéré la notion afin qu'elle pût être accessible au «Bon sens» de ses auditeurs. Si, d'ailleurs, il a voulu qu'Hamlet perçût réellement l'Ombre, s'il a pensé que cet effet dramatique frapperait et saisirait l'imagination de la foule, c'est parce qu'il était certain que chaque spectateur, dans le fantôme perçu par Hamlet, verrait le fantôme qui le hante lui-même, et saurait approprier les réponses à ses questions personnelles.

Shakspeare avait si bien pensé de plus haut que l'esplanade d'Elseneur qu'il prend lui-même la parole, au milieu du drame,—et par la bouche d'Hamlet,—pour avertir la postérité.

En effet, le monologue: «Être ou n'être pas,» est un magnifique désaveu. Le Public, trouvant cela «profond», ne va pas plus loin,—et il lui semble naturel qu'Hamlet prononce des chosesprofondes; mais elles sont effectivement si profondes, ces choses, quelles rendraient inintelligible le personnage qui les avance, si c'était réellement lui qui les proférât.

«La Mort est un pays inconnu d'oùnulpélerin n'a pu revenir encore,» s'écrie Hamlet, dans son soliloque métaphysique.

Ce qui nie absolument l'Apparition.

Et si l'on excuse la contradiction en prétendant que Hamlet cherche à se délivrer de l'obsession, à douter, nous répondrons que son doute ne portejamaissur le Fantôme, mais sur la nature de ce Fantôme; il ajoute en effet plus tard:

«Si ce spectre, c'était—le Démon, qui voulût me tenter!... Il est facile de damner un cœur disposé à la mélancolie, et Satan est bienrusé».

Que l'on compare le mobile, l'horizon, l'esprit de ces phrases maladives avec ceux du monologue, et l'on verra que celui-cin'a point de rapportavec le caractère superstitieux d'Hamlet; bien plus, qu'il est, à chaque parole, en contradiction avec le drame tout entier.

Et c'est bien là le dédain profond du Génie, qui, connaissant la foule, agit et parle sans entraves, s'adresse à ceux-là seuls qu'il aime, sans être aperçu ni entendu des autres spectateurs.

Nous avons dit cela pour l'intelligence d'une chose: c'est que les œuvres hautes sont les plus faciles, sinon à composer, du moins à critiquer spécieusement.

Toutefois, un examen plus attentif, ne tarde pas à convertir le plaisant; il s'aperçoit bientôt qu'il a été prévu, défini, enveloppé et dépassé dans le tourbillon sublime, et lorsque Shakspeare affirme que Hamlet est «court d'haleine,» ce qui pour descendre jusqu'à la plaisanterie—paraîtrait difficilement s'accorder avec les interminables tirades qu'il débite à tout propos, c'est de la parole humaine que Shakspeare veut parler, et qui est «courte» en effet, pour exprimer l'Idéal éternel.

Nous aussi nous sommes sur l'esplanade d'Elseneur; seulement c'est nous qui sommes devenus les fantômes à force d'attendre...

Laissons cela.

Si le besoin de jeter ses impressions au vent n'était une faiblesse commune à ceux qui croientpenser, rien ne justifierait l'inopportunité, l'insuffisance de ces réflexions rapides, tracées sous l'influence du moment: et s'il pouvait y avoir, à l'égard de cette œuvre géniale, quelque chose de plus superflu qu'une critique, ce serait, à coup sûr, un éloge.

Voici déjà belles années que, par un soir de printemps, à Versailles, je dus à la gracieuseté d'une parente (la baronne Stoffel) d'être présenté dans un artistique salon dont quelques bons musiciens m'avaient souvent parlé avec une nuance d'enthousiasme. Je me souviens même que l'exaltation de ces Messieurs m'avait semblé d'autant plus digne d'être prise en considération que l'attrait principal de ce salon étaitunemusicienne.

En effet, qu'un musicien puisse en admirer un autre, mon Dieu, comme, entre augures, on se doit la politesse d'une certaine gravité, le phénomène, quoique rare, n'est pas absolument impossible:—mais qu'un compositeur puisse admirer UNE musicienne!... Ceci passait l'étonnement. Voici, cependant, la légende que tous improvisaient lorsqu'il s'agissait de celle-là.

«Vers le milieu de la rue de l'Orangerie et entouré de très vieux jardins se trouve un séculaire hôtel bâti sur le déclin du règne de Louis XV, le bien-aimé. Là, vivent, très retirés, un savant vieillard, ancien officier irlandais, M. Dalkeilh Holmès et sa fille, une enfant de quinze à seize ans. L'aspect de cette jeune personne, fort belle, sous ses abondants cheveux dorés, éveille l'impression d'un être de génie.

«MlleHolmès marche avec des allures de vision qui lui sont naturelles: on la dirait uneinspirée. Le plus surprenant, c'est la qualité toute virile de son talent musical. Non seulement elle est, à son âge, une virtuose hors ligne, mais ses compositions sont douées d'un charme très élevé, très personnel, et la partie harmonique en est traitée avec une science, unmétierdéjà solides. Bref, il ne s'agit pas ici d'une de ces enfants prodiges destinées à devenir, plus tard, de bonnes, d'excellentes ménagères, mais d'une véritable artiste sûre de l'avenir.»

Dans un salon d'un goût très sévère, en effet, décoré de tableaux, d'armes, d'arbustes, de statues et d'anciens livres, était assise, devant un vaste piano, une svelte jeune fille. C'était une figure d'Ossian. Je redoutai même, à cette vue,que la déplorable influence d'une quelconque Mmede Staël n'eût, déjà, perverti d'un sentimentalisme rococo l'artiste enfant—qu'enfin des lectures trop assidues deCorinne ou l'Italien'eussent étiolé le naturel en fleurs, la spontanéité sincère, la saine vitalité de ce jeune esprit.

Dès son accueil franc et cordial, je reconnus que je n'étais nullement en présence d'une personne emphatique, et qu'Augusta Holmès était bien un être vivant. Les musiciens, cette fois encore, ne s'étaient pas trompés.

Les habitués de la maison étaient, alors, Henri Regnault, qui venait d'immortaliser les traits de la jeune musicienne dans son tableaud'Achille et Thétis,—Jules de Brayer, Détroyat, Saint-Saëns, Clairin, le docteur Cazalis, Armand Renaud, Guillot de Sainbris, André Theuriet, Louis de Lyvron, et quelques rares invités.

Saint-Saëns venait d'y exécuter saDalila; MlleHolmès sa première partition de drame musical,La Fille de Jephté, que Gounod avait écoutée avec une surprise pensive.

Ce soir-là, nous entendîmes des mélodies orientales, premières pensées harmonieuses de l'auteur futur desArgonautes,de Lutèce,d'Irlandeet dePologne, et qui m'apparurent comme déjà presque entièrement délivrées des moules convenus de l'ancienne musique. Augusta Holmès était douée de cette voix intelligente qui se plie àtous les registres et fait valoir les moindres intentions d'une œuvre. Je me défie, à l'ordinaire, des voix habiles en lesquelles se transfigure souvent—pour l'assistance mondaine—la valeur d'une composition médiocre: mais ici, l'«air» était digne des accents et je dus m'émerveiller dela Sirène, de laChanson du Chamelier, et duPays des Rêves; sans parler d'hymnes irlandais que la jeune virtuose enleva de manière à évoquer en nos esprits de forestières visions de pins et de bruyères lointaines. Ce fut toute une éclaircie musicale indiquant un inévitable destin.

La Soirée fut close par quelques passages duLohengrin, de Wagner, nouvellement édité en France et auquel Saint-Saëns nous initia: car, sauf quelques rares auditions aux Concerts Populaires, nous ne connaissions le puissant maître que littérairement, d'après les impressionnants articles de Charles Baudelaire.

Cette musique eut pour effet de passionner la nouvelle musicienne et, depuis, son admiration pour le magicien deTristan et Iseultne s'est jamais démentie. Deux mois avant la guerre allemande, je rencontrai à Triebchen, près de Lucerne, chez Richard Wagner lui-même, MlleHolmès; son père s'étant décidé «malgré son grand âge» au voyage de Munich pour laisser entendre à la jeune compositrice la première partie desNiebelungen.

—«Moins d'attendrissement pour moi, Mademoiselle!... lui dit Wagner après l'avoir écoutée avec cette attention clairvoyante et prophétique du génie. Pour les esprits vivants et créateurs je ne veux pas être un mancenillier dont l'ombrage étouffe les oiseaux. Un conseil: ne soyez d'aucune école,surtout de la mienne!»

Richard Wagner ne voulait pas que l'on représentât le Rheingold à Munich. Bien que la partition en eût été publiée, il se refusait à laisser montrer l'ouvrage isolément des trois autres parties desNiebelungen. Son grand rêve, qu'il a depuis réalisé à Bayreuth, était de donner une exécution d'ensemble, en quatre soirées, de cette œuvre de sa vie. Mais l'impatience de son jeune fanatique, le roi de Bavière, avait passé outre: l'on allait jouer leRheingoldpar ordre royal. Et Wagner, ayant décliné toute participation et tous éclaircissements, inquiet et attristé de la façon dont on allait déflorer l'unité de son vaste chef-d'œuvre, avaitdéfenduà ses amis d'aller l'entendre. En sorte que plusieurs musiciens et littérateurs, au nombre desquels je me trouvais, et qui avaient accompli deux fois le voyage d'Allemagne pour écouter la musique du maître, ne savaient trop s'ils devaient obéir; l'injonction était cruelle.

—«Je regarderai comme ennemis ceux quiauront encouragé ce massacre par leur présence», nous disait-il.

MlleHolmès, résignée à la soumission devant cette menace, était désespérée.

Cependant les lettres du Kappelmeister Hans Richter, qui conduisait l'orchestre de Munich, ayant un peu rassuré Wagner, son ressentiment s'adoucit contre ses passionnés zélateurs et l'on profita de cette accalmie pour partir, quand même, à la sourdine.

J'ai sous les yeux, une lettre, encore amère, toutefois, et dans laquelle Wagner m'écrivait, à Munich:—«Ainsi vous allez, avec vos amis, admirercomment on s'amuseavec des œuvres viriles: eh bien! je compte, malgré tout, sur quelques passagesinexterminablesde cette œuvre pour sauver ce qui n'en pourra pas être compris!»

Les prévisions du maître furent déçues par l'éclatant triomphe duRheingoldplutôt pressenti qu'apparu (puisque les trois autres parties desNiebelungen, dont il est la clef, le rendent, seules, totalement intelligible). Tous ses partisans y assistèrent, malgré la menace et la défense, et je me souviens d'avoir aperçu, ce grand soir là dans la salle, au premier rang de laGalerie Noble, MlleAugusta Holmès qui, assise à côté de l'abbé Liszt, suivait l'exécution duRheingoldsur la partition d'orchestre de l'illustre musicien.

J'ai bien souvent eu l'occasion d'entendre, à Paris, MlleHolmès exécuter elle-même ses ouvrages, devant un petit nombre d'amis et d'admirateurs au nombre desquels je suis heureux de m'être toujours compté.

—Un soir, pendant le siège de 1871, je me trouvai chez elle avec Henri Regnault et M. Catulle Mendès:—c'était la veille du combat de Buzenval,—Regnault, qui avait une jolie et chaude voix de ténor, enleva, brillamment, à première vue, un hymne guerrier, sorte d'ariosod'un magnifique sentiment, que MlleHolmès, dans un moment de farouche «vellédisme» venait d'écrire au bruit des obus environnants. Tous les trois nous portions une casaque de soldat: Regnault portait la sienne, dans Paris, pour la dernière fois.

Chose qui, depuis, nous est bien souvent revenue vivante dans l'esprit! Il nous chanta, vers minuit, une impressionnante mélodie de Saint-Saëns, dont voici les premières paroles.

«Auprès de cette blanche tombe,Nous mêlons nos pleurs.»

«Auprès de cette blanche tombe,Nous mêlons nos pleurs.»

(La poésie est, je crois, de M. Armand Renaud).

Et Regnault la chanta d'une manière qui nous émut profondément, nous ne savions pourquoi. Ce fut une sensation étrange, dont les survivants se souviendront, certes, jusqu'à leur tour d'appel.

Lorsque nous rentrâmes, après le dernier serrement de main, nous y pensions encore, M. Mendès et moi. Bien souvent, depuis lors, nous nous sommes rappelé ce pressentiment.

Regnault trouva chez lui l'ordre de partir le lendemain matin avec son bataillon.

On sait ce qui l'attendait le lendemain soir.

Ainsi fut passée, chez MlleHolmès, la dernière soirée de ce grand artiste, de ce jeune héros.

Ceux qui demeurent au front de la banale mêlée et qui ont épuisé, d'avance, l'ennui de la victoire certaine, portent souvent envie aux morts: «Invideo, quia quiescunt!» disait le triste Luther.

Durant de longues années, sans découragements ni concessions, Augusta Holmès, on doit le constater en toute justice, n'a cessé d'espérer le moment qui, depuis l'exécution de sesArgonautes, d'abord aux Concerts Populaires, et plus tard, enfin, au Conservatoire, l'a rendue non-seulement célèbre, mais incontestable dans l'Artmusical. Et ceci au point que notre si éclairé Conseil municipal lui-même, en 1881, l'a nommée officiellement (nonobstant le sexe dont elle a déclaré souvent ne faire partie qu'à regret) membre du jury de l'examen pour les Concours de la Ville de Paris. C'est la première fois qu'une distinction d'un ordre aussi «sérieux» est accordée à une femme.

Tout le Paris des premières connaît de vue cette musicienne aux cheveux dorés, très noblement belle,—et dont le front élevé annonce les hautes qualités artistiques.

Ses œuvres se sont succédées, d'année en année, toujours revêtues d'un caractère de science plus élevé, et d'une beauté de lignes mélodiques toujours plus recherchée et plus pure.

Les quelques auditions orchestrales, à la salle Herz et ailleurs, n'ont mis en lumière que des fragments de ses drames lyriques:Astarté,Héro et Léandre,Lancelot,la Montagne-Noire, dont elle a composé aussi les très brillants poèmes. Cependant, il nous a été possible, en ces seules soirées, de remarquer, en sa manière, lecrescendode puissance qui affirme les talents d'élite.

Certes, ces ouvrages—joints à une centainede chants isolés, oratorios, symphonies—comme celle deLutèceet d'Irlande, par exemple (dont la première fut couronnée au concours de Paris),les Sept Ivresses, lesSérénadeset tant d'autres recueils de mélodies d'un beau renom dans le monde artistique—constituent, déjà, une œuvre résistante et qui suffirait à l'illustration d'UNmusicien. L'on se souvient encore du succès hors de pair qu'obtint la première audition desArgonautes, exécutée avec l'Orchestre et les chœurs, auxConcerts Populaires. La presse musicale consacra la robuste beauté de cet ouvrage par ces unanimes éloges dont fut encore accueillie la symphonie d'Irlande.

La plus récente de ses œuvres,Pologne, fut également saluée, aux Concerts populaires, par des applaudissements d'un caractèredéfinitifen ce qu'ils placèrent MlleAugusta Holmès, malgré le recherché de sa manière, au rang de nos compositeurs sympathiquesmême à la foule.—Pologneest inspirée d'après le tableau si dramatique de M. Tony Robert Fleury:les Massacres de Varsovie:

«Tu prieras, tu riras, et danseras—et les balles de l'ennemi traverseront tes fêtes—et tu subiras le martyre, triomphante, en chantant».

—Telle est l'épigraphe que l'auteur s'est proposée de traduire en des harmonies mélodiques, sauvages parfois et savantes.

En dehors des gracieuses valeurs de détails, on ne saurait se refuser à reconnaître que l'union des deux thèmes principaux, dans lefinaldePologne, sont d'un consciencieux et noble effet.

L'hiver dernier, le public difficile du Conservatoire a sanctionné en dernier ressort le succès desArgonautes: aujourd'hui la Ville de Paris vient de confirmer la distinction toute spéciale qu'elle accorda, en 1881, à l'auteur deLutèce:—la cause est donc gagnée.

Augusta Holmès, ainsi admirée, n'a pas, ce nous semble, à douter de l'avenir. D'ailleurs si elle est—et nous le croyons—de la grande race de ces musiciennes d'élite dont «la voix va, s'enflant et se renforçant jusqu'au tombeau», elle devra s'efforcer, de plus en plus, vers un idéal d'une simplicité toujours plus haute.

Pourquoi faillirait-elle à cette destinée, puisqu'elle conforme sa vie à cette souveraine devise des grands artistes:Unus amor, unus ars?—À ce signe sont reconnaissables ces élues, soucieuses d'autre chose que de l'engouement ou des succès passagers,—et dont le front grave, où palpite une volonté d'inspiré, tôt ou tard s'éclaire d'une lueur impérissable.

À un jeune littérateur.

Mon cher ami,

Votre livre se présente fort bien sans introducteur et l'honneur que vous me faites en me priant de lui en servir m'intimide quelque peu.—Quel crédit pourrais-je avoir sur un public dont la presque totalité s'absorbe en des préoccupations qui me semblent d'assez mince importance—et qui dédaigne (sans doute avec raison) les seuls soucis qui me soient chers?—Le brillant succès de plusieurs de vos contes au journal leGil Blasne prévient-il pas, en faveur de leur présent recueil, beaucoup mieux que tout ce que je pourrais ajouter?... On ne plaide pas une cause gagnée.

«Étiquetez ce livre de quelques lignes,» m'avez-vous dit.—Serait-ce que, déjà friand d'une critique, dût-elle vous gratter un peu lepalais, vous ayez compté, naturellement, sur l'amitié pour que ce condiment de haut goût vous fût préparé, ce qui s'appelle àla diable?

Laissez donc!—Assez de prosateurs officiels trouveront, si tel est leur plaisir, à héserber en cette première gerbe trop fleurie! Quant à moi je manque volontiers, je l'avoue, de l'esprit indispensable pour exceller en ce genre de besogne. Je préfère me laisser charmer, oui, sans réserves malignes, par l'entrain de vos agréables récits, par l'élégance de leur tenue morale, par l'impression qu'ils produisent d'une conscience bien élevée, par leur air de bonne compagnie, la délicate aristocratie de sentiments dont ils ne s'efforcent jamais en vain de faire preuve—et, surtout, par la droiture natale qu'ils révèlent de votre caractère. Il me paraît plus sage de se laisser captiver par leur légèreté mondaine et même, quelquefois, par la prolixité toute juvénile de ce style d'enfant gâté, coupé de subites allures militaires, qui vous personnalise.—Un bon accentfrançaisest devenu chose trop rare pour que je me permette d'y relever les vagues négligences, que légitime, d'ailleurs, outre mesure, le plus souvent, l'enjouement même de votre manière. Trop difficiles ces gourmets d'art littéraire aux yeux desquels vos qualités de charmeur et la poésie railleuse de cette verve qui vous est spéciale, ne suffiraient pas à justifier de votre mérite! Ne pourrez-voustout uniment répondre à ces raffinés, que, saisie pour la première fois devant la foule, toute plume peut se ressentir au début, ne fût-ce que de la nouveauté du mouvement, mais qu'au bout de quelques pages elle ne tarde pas à s'affermir, lorsque le poignet cesse d'être sensible aux entournures empesées des manchettes modernes? Croyez-moi: traitez-les d'oublieux, ces chers confrères! Et continuez de suivre votre belle fantaisie!

Il est doux, je le sais, à la plupart des donneurs d'Avisau lecteur, de se poser sur le fronton d'un livre, et, là, se carrant en juges, de considérer leur socle d'un air de si haute indulgence que c'est à peine si l'édifice semble désormais assez solide pour supporter leur poids. N'espérez pas, mon ami, que, sujet à ce vertige, je vienne, ici, vous accabler de ces éloges... sévères... au cours desquels un tel ridicule se réalise et s'étale.—Non, je ne saurais m'arroger le droit de juger quiconque.

Toutefois si, d'aventure, le passant daignait me consulter sur votre œuvre, voici ce qu'en toute sincérité je prendrais sur ma modestie de lui attester:

—«À la lecture de ce livre, l'on doit, tout d'abord constater dans la nature de l'auteur, le généreux désir d'échapper à cette contagieuse trivialité de sensations et d'expressions (si lucrative de nos jours) et que l'on pourrait appeler le goût cynique.

«Donc la tendance de notre conteur commande la sympathie.

«De plus, une recherche, très distinguée, de simplicité pénètre son livre d'un curieux intérêt artistique.

«Donc ses nouvelles sont, à bien des égards, plus dignes de vogue que bon nombre de celles que l'on a coutume d'accueillir avec faveur. Elles témoignent d'un dandysme pensif, qui se concentrera.

«Quant à la valeuren soi, pour ainsi dire, de l'ouvrage, il y a lieu d'estimer que—(sauf deux ou trois entraînements à des propos d'un goût libertin, qui s'y trouvent, d'ailleurs comme dépaysés et dont l'auteur, une fois revenu des premières insouciances, se défiera, soyons-en sûrs!) tout, en ce livre, fait pressentir un talent de saine origine et debonne volonté, c'est-à-dire plutôt vibrant aux appels du monde idéal qu'aux rappels du monde instinctif;—et, bien que l'esprit du livre rompe, ainsi, en visière avec le ton, convenu effrontément, de la plupart des nouvellistes de profession (dont l'uniforme est, d'ailleurs, si amusant à voir porter), ce volume est d'un écrivain fort agréable, doué, certes, d'avenir.»

Cela dit, mon cher Pierre, joyeux avènement en ces lettres parisiennes, au sein desquelles, vous prenez place de prime saut, non sans quelque autorité d'allures!

Votre coup d'essai, dédaigneux de certains suffrages, affirme en vous cette sorte d'originalité consciente d'elle-même qui, soucieuse de n'imiter personne, décèle un esprit net et fier, peu jaloux de succès faciles. Vous ne devez attendre, j'imagine, de notre sceptique sentimentalisme, que de flatteurs encouragements et nul doute que vos écrits futurs ne tiennent ce que les côtés exquis de cette première œuvre font déjà mieux que de promettre.

Qu'ajouterais-je de plus?—D'ailleurs, n'êtes-vous pas sûr du vert laurier?—Votre poésie particulière a cela d'attrayant qu'elle s'adresse, entre toutes, aux personnes éprises, à la fois de rêves, de luxe et de solitude. Vous êtes de ces élus qui n'écrivent qu'en souriant—et, surtout, à l'usage de ces cœurs séduits d'avance par le brillant des mélancolies distinguées et des dédains moroses.

La presse judiciaire nous apprend qu'aux assises madrilènes vient d'être condamné à huit ans de travaux forcés un certain Hillairaut—(pour tentative de meurtre sur la personne d'un paisible étranger résidant en Espagne, M. François Bazaine).—Cet Hillairaut, médicalement déclaré atteint de l'affection nerveuse, classée sous la dénomination d'hystérie patriotique,—ce qui est à dire monomane à ce quatrième degré qui confine à l'illuminisme,—était, par conséquent, sujet à subir inconsciemment la suggestion fixe du premier passant. L'on ajoute que, par ces motifs, M. Figueroa, son défenseur, vient d'interjeter appel de cet arrêt.

Ce fait-divers n'offrirait qu'un intérêt assez restreint si les paroles suivantes, proférées, au cours de cette cause, par M. l'avocat général deMadrid, n'eussent ému l'attention d'un grand nombre de lecteurs:

«Les Tribunaux ne sont pas réfractaires aux progrès de la Science, mais ils ne sauraient considérer comme des vérités incontestables desprincipes d'écoledont la justesse (l'évidence)a besoin d'être démontrée.»

Or:

Il est constant qu'à ces conclusions il serait loisible d'opposer, tout d'abord, ceci, qu'en France, en Angleterre, en Russie, en Allemagne, aux États-Unis, etc., etc., c'est par centaines, sinon par milliers que l'on compte, aujourd'hui, des docteurs en médecine et professeurs de physiologie prêts à ratifier la notification suivante:

«Étant donné tel individu reconnu sujet à telle affection hystéro-nerveuse, la Science peut officiellementAFFIRMERquele premier venu, par le simple exercice d'une volonté plus équilibrée et sans lui laisser un soupçon ni la moindre réminiscence, conduira, s'il lui plaît, d'une manière irrésistible, ce malade à tel ou tel acte criminel, suggéré en lui et malgré lui.—Car tout hypnotisé n'est plus qu'une sorte d'absolue inconscience qui marche, agit à l'aveugle, ayantd'avance, oublié l'acte qu'elledoitaccomplir. Pour peu que le suggérant ait calculé juste les circonstances où le projet voulu pourra simplements'effectuer, il se servira, si bon lui semble, de «son sujet» comme d'une arme sûre, frappant à distance et à heure fixe, mécaniquement, sans hésitation, peur, ni courage. Si absurde ou révoltant que puisse être l'acte dicté en l'organisme même du sujet, celui-ci l'exécutera toujours.»

N'est-il pas difficile d'appeler «principes ou dissidences d'école» un simple axiome, hors de tout conteste et que tant d'exemples appuient, qu'on ne saurait plus dénombrer, sur la surface du globe, les milliers de cas provenus de sa croissante permanence?

L'espèce de fin de non-recevoir, énoncée et sanctionnée par les magistrats espagnols, paraît donc au moins des plus hasardées, en l'espèce. Les attentats de tout genre,—larcins, viols, recels, meurtres, captations testamentaires, appels forcés d'argent, reconnaissances de dettes illusoires, etc., etc.,—inspirés par des manœuvres suggérantes et par voie de cet Hypnotisme magnétique de nos jours vulgarisé par la Science,—n'entrent-ils pas pour cinq ou six bons vingtièmes, au moins, dans les dessous de la criminalité moderne?

Dès lors, comment taxer de simple hypothèse, de «principes d'écoles» et de circonstance à peu près négligeable en justice, le phénomène si tristement commun de l'inconscience possiblechez de très apparents criminels convaincus médicalement de telle ou telle hystérique monomanie?

—Ah! certes, il est fâcheux que, vu les mesures prises par les hypnotiseurs pour être oubliés de leurs suggérés, il se trouve que la justice ne peut guère mettre la main que sur ceux-ci, dont les balbutiements exaltés sont peu sympathiques.

Cependant,—(et les jurisconsultes de la Péninsule ibérique ne peuvent l'ignorer, semble-t-il)—l'on a capturé, parfois, des suggérants! Il y a force de chose jugée à cet égard et les faits officiels qui se sont produits,dans l'enceinte même des assises, sont d'une nature non seulement probante, mais des plus inquiétantes pour les justiciers.

Par exemple, et pour ne citer qu'un fait entre beaucoup d'autres,—que l'on veuille bien se remémorer le procès de cet étrange mendiant de province, du nom de Castellan, qui comparut aux assises de Draguignan (Var), les 29 et 30 juillet 1865.

C'était un gars de vingt-cinq ans, d'une laideur banale, estropié des deux jambes, mais disposant, en ses haillons infects, d'une fixité de regard d'où émanait un fluide-voulant des plusappréciables. On croirait lire un procès du moyen-âge, en parcourant l'acte d'accusation.

D'après la teneur d'icelui, ce dangereux cul-de-jatte, d'un simple coup d'œil et à volonté, avait réduit presque immédiatement au servage léthargique différentes femmes jusqu'alors sans reproche. Elles ont attesté, à la barre, qu'elles en subissaient l'écœurante fascination, jusqu'à se laisser posséder, à son bon plaisir et malgré elles, dans les affres d'une paralysante angoisse.

Au surplus, voici le résumé textuel de l'acte d'accusation en ce qui regarde, par exemple, Joséphine H..., au rapport du DrProsper Despine.

«Il demanda l'hospitalité au nommé H... qui habitait ce hameau avec sa fille. Celle-ci était âgée de vingt-six ans et sa moralité était parfaite. Le mendiant, simulant la surdi-mutité, fit comprendre par des signes qu'il avait faim; on l'invita à souper. Pendant le repas, il se livra à des actes étranges, qui frappèrent l'attention de ses hôtes; il affecta de ne faire remplir son verre qu'après avoir tracé sur cet objet et sur sa figure, le signe de la croix. Pendant la veillée, il fit signe qu'il pouvait écrire. Alors il traça les phrases suivantes: Je suis le fils de Dieu; je suis du ciel et mon nom est Notre-Seigneur; car vous voyez mes petits miracles et plus tard, vous en verrez de plus grands. Ne craignez rien demoi, je suis envoyé de Dieu. Puis il offrait de faire disparaître la taie qui couvrait les yeux d'une femme alors présente. Il prétendait connaître l'avenir et annonçait que la guerre civile éclaterait dans six mois.

«Ces actes absurdes impressionnèrent les assistants et Joséphine H... en fut surtout émue; elle se coucha toute habillée, par crainte du mendiant. Ce dernier passa la nuit au grenier à foin, et le lendemain, après avoir déjeuné, il s'éloigna du hameau. Il y revint bientôt après s'être assuré que Joséphine resterait seule pendant toute la journée. Il la trouva occupée des soins du ménage, et s'entretint pendant quelque temps avec elle à l'aide de signes. La matinée fut employée par Castellan à exercer sur cette fille toute sa fascination. Un témoin déclara que, tandis qu'elle était penchée sur le foyer de la cheminée. Castellan, penché sur elle, lui faisait, avec la main, sur le dos, des signes circulaires et des signes de croix: pendant ce temps, elle avait les yeux hagards. À midi, ils se mirent à table ensemble.

«À peine le repas était-il commencé que Castellan fit un geste comme pour jeter quelque chose dans la cuillère de Joséphine.Aussitôt la jeune fille s'évanouit.

«Castellan la prit, la porta sur son lit et se livra sur elle aux derniers outrages. Joséphineavait conscience de ce qui se passait; mais, retenue par une force irrésistible, elle ne pouvait faire aucun mouvement, ni pousser aucun cri quoique sa volonté protestât contre l'attentat qui était commis sur elle. Elle était évidemment en léthargie.

«Revenue à elle, elle ne cessa pas d'être sous l'empire que Castellan exerçait sur elle, et à quatre heures de l'après-midi, au moment où cet homme s'éloignait du hameau, la malheureuse, entraînée par une influence mystérieuse à laquelle elle cherchait en vain à résister, abandonnait la maison paternelle et suivait, éperdue, ce mendiant pour lequel elle n'éprouvait que de la peur et du dégoût. Ils passèrent la nuit dans un grenier à foin, et le lendemain, ils se dirigèrent vers Collobrières. Le sieur Sauteron les rencontra dans un bois et les amena chez lui. Castellan lui raconta qu'il avait enlevé cette jeune fille, après avoir surpris ses faveurs. Joséphine aussi lui fit part de son malheur, en ajoutant que, dans son désespoir, elle avait voulu se noyer. Le 3 avril, Castellan, suivi de cette jeune fille, s'arrêta chez le sieur Coudroyer, cultivateur. Joséphine ne cessait de se lamenter et de déplorer la malheureuse situation dans laquelle la retenait le pouvoir irrésistible de cet homme. «Amenez la femme la plus forte et la plus grande, disait-elle, vous verrez si Castellan ne la fera pas tomber.»Joséphine, ayant peur des outrages dont elle craignait d'être encore l'objet, demanda à coucher dans une maison voisine. Castellan s'approcha d'elle, au moment où elle allait sortir, et la saisissant sur les hanches,elle s'évanouit. Puis, bien que, d'après la déclaration des témoins, elle fût comme morte, on la vit, sur l'ordre de Castellan, monter les marches de l'escalier, les compter sans commettre d'erreur, puis rire convulsivement. Il fut constaté qu'elle se trouvait alors complètement insensible. «Cet état était évidemment du somnambulisme.»

—Voici maintenant le résumé de la cause, d'après le docteur Liégeois.

Le lendemain, 4 avril, elle descendit dans un état qui ressemblait à de la folie; elle déraisonnait et refusait toute nourriture; elle invoquait, tour à tour, Dieu et la Vierge: Castellan, voulant donner une nouvelle preuve de son ascendant sur elle,lui ordonna de faire à genoux le tour de la chambre et elle obéit.

Émus de la douleur de cette malheureuse jeune fille, indignés de l'audace avec laquelle son séducteur abusait de son pouvoir sur elle, les habitants de la maison chassèrent le mendiant malgré sa résistance. À peine avait-il franchi la porte, que Joséphine tomba comme morte. On rappela Castellan: celui-ci fit sur elle divers signes, et lui rendit l'usage de ses sens. La nuit venue, ellealla reposer vers lui. Le lendemain ils partirent ensemble.On n'avait pas osé empêcher Joséphine de suivre cet homme.Tout à coup on la vit revenir en courant. Castellan avait rencontré des chasseurs, et pendant qu'il causait avec eux, elle avait pris la fuite. Elle demandait en pleurant qu'on la cachât, qu'on l'arrachât à cette influence. On la ramena chez son père, et depuis lors,elle ne paraît pas jouir de toute sa raison.

Castellan fut arrêté le 14 avril, il avait déjà été condamné correctionnellement. La nature paraît l'avoir doué d'une puissance magnétique peu commune;c'est à cette cause qu'il faut attribuer l'influenceMYSTÉRIEUSEqu'il avait exercée sur Joséphine H..., dont la constitution se prêtait merveilleusement au magnétisme, ce qui a été constaté par diverses expériences auxquelles l'ont soumise des médecins. Castellan reconnaît que c'est par des passes magnétiques que fut causé l'évanouissement de Joséphine qui précéda le viol.

Il avoua même avoir eu deux fois des rapports avec elle, dans un moment où elle n'était ni endormie ni évanouie, mais où elle ne pouvait donner de consentement libre aux actes coupables dont elle était l'objet (c'est-à-dire pendant qu'elle était en léthargie). Les rapports qu'il eut avec elle, la seconde nuit qu'ils passèrent à Capelude, eurent lieu dans d'autres conditions, car,cette fois, Joséphine ne s'est pas doutée de l'acte coupable dont elle fut victime, et c'est Castellan qui lui raconta le matin qu'il l'avait possédée pendant la nuit. Deux autres fois, il avait abusé d'elle de la même manière, sans qu'elle s'en doutât (c'est-à-dire alors qu'elle était en somnambulisme).

Mais ce qui doit donner le plus à réfléchir aux gens de loi de toutes nationalités, c'est qu'en plein interrogatoire, ce Castellan, par une inqualifiable impudence, osa proposer au Président des assises de tenter, sur lui et ses assesseurs, séance tenante, une petite expérience de pouvoir magnétique. L'on peut contrôler, sur les comptes rendus officiels de cette affaire le résumé suivant:

«Durant le réquisitoire de M. le procureur impérial, il a fait plus: il a menacé ce magistrat de le rendre, sur-le-champ, somnambule... et l'effet commençant, paraîtrait-il, à suivre la menace, M. le procureur impérial dut interrompre son réquisitoire etCONTRAINDRE L'ACCUSÉ À BAISSER LES YEUX.»—Et l'on ajoute, s'autorisant du coupé-court aux débats qui s'est produit peu après, que juges et jurés, commençant aussi, peut-être, à ressentir les premiers symptômes d'une humiliante hypnotisation, le verdict, condamnant àdouze ans de travaux forcésce vermineux suppôt de Mesmer, fut prononcé pourainsi dire à la hâte. Or, cet arrêt, d'après le dispositif que chacun peut vérifier, ne se fonde que sur le rapport médico-légal des docteurs Hériart, Paulet et Thérus, contrôlé par les docteurs Aubin et Roux (de Toulon), constatant l'abus du pouvoir suggestif chez ledit Castellan. Voir, pour commentaires de ce rapport leTraité de Psychologie naturelledu DrDespine, tome Ier, page 386, et le mémoire du DrLiégeois (de Nancy), dont a été saisi l'Institut de France, cette cause y étant citée au milieu d'une myriade de faits à l'appui.

Sans prétendre donc, avec les facétieux de la presse d'alors, qu'un peu plus... et Président, procureur impérial, assesseurs, avocats, gendarmes et jurés allaient, sous l'influence du fétide vagabond, quitter leurs sièges et s'avancer à quatre pattes en plein prétoire, ou, tout au moins, y ébaucher, en costumes, un pas de caractère, aux yeux agrandis de l'assistance,—nous conclurons en disant qu'étant avérés, par des précédents d'un tel nombre, dans les annales de la Science, les multiples phénomènes de l'Hypnotisme (depuis les expériences de l'abbé Faria, en 1815, jusqu'à celles toutes récentes de MM. les docteurs Bernheim et Liébault (de Nancy) et celles actuelles, en Paris, de MM. les docteurs Luys et Charcot); il peut paraître, à tous, aussi imprudent qu'inhumain d'appliquer la loi, d'unefaçon par trop sommaire, à de malheureux malades aussi coupables qu'innocents, et de les expédier à tour de bras soit dans l'autre monde, soit au profond des bagnes, en certaines causes spéciales. Si c'est le critérium de toute justice de n'incriminer que le bras qui a frappé, de s'en tenir là pour statuer sur la culpabilité d'un prévenu, de rendrequand mêmeresponsable, enfin, du mouvement meurtrier de ce bras, le cerveau,suggéré ou nonqui le fit agir, alors que l'on commence par condamner à mort nos propres exécuteurs de hautes œuvres, puisqu'à ce paradoxal point de vue on n'en saurait frapper de plus coupables!—Si l'on n'applique la loi qu'à titre préservatif en ces causes douteuses et troubles, à quoi bon des travaux forcés, où la prison doit suffire?—Dans l'instruction qui précède les assises, nous pensons qu'il serait équitable de s'enquérir, en pareil cas, des amis, ennemis, parents et surtout connaissances de rencontre de l'accusé et d'examiner, tant au crible qu'à la loupe, les antécédents, opinions, us et coutumes de ces derniers. Certes, ce serait plus long, mais, souvent, l'on pourrait se saisir ainsi desvrais criminels,—fallût-il s'aider au besoin du magnétisme (pourquoi pas?) sur l'accusé lui-même. Quel que fût l'arrêt qui s'ensuivrait, l'on pourrait du moins plus tranquillement prétendre, alors, que «justice est faite».


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