LADY HAMILTON

Toutes portant l'amphore, une main sur la hanche,Théano, Callidie, Amymone, Agavé,Esclaves d'un labeur sans cesse inachevé,Courent du puits à l'urne où l'eau vaine s'épanche.Hélas! le grès rugueux meurtrit l'épaule blancheEt le bras faible est las du fardeau soulevé:«Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé,Ô gouffre, que nous veut ta soif que rien n'étanche?»Elles tombent, le vide épouvante leur cœur,Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sœurs,Chante et leur rend la force et la persévérance.Tels sont l'œuvre et le sort de nos illusions:Elles tombent toujours et la jeune EspéranceLeur dit toujours: «Mes sœurs, si nous recommencions.»

Toutes portant l'amphore, une main sur la hanche,Théano, Callidie, Amymone, Agavé,Esclaves d'un labeur sans cesse inachevé,Courent du puits à l'urne où l'eau vaine s'épanche.Hélas! le grès rugueux meurtrit l'épaule blancheEt le bras faible est las du fardeau soulevé:«Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé,Ô gouffre, que nous veut ta soif que rien n'étanche?»Elles tombent, le vide épouvante leur cœur,Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sœurs,Chante et leur rend la force et la persévérance.Tels sont l'œuvre et le sort de nos illusions:Elles tombent toujours et la jeune EspéranceLeur dit toujours: «Mes sœurs, si nous recommencions.»

Toutes portant l'amphore, une main sur la hanche,Théano, Callidie, Amymone, Agavé,Esclaves d'un labeur sans cesse inachevé,Courent du puits à l'urne où l'eau vaine s'épanche.

Hélas! le grès rugueux meurtrit l'épaule blancheEt le bras faible est las du fardeau soulevé:«Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé,Ô gouffre, que nous veut ta soif que rien n'étanche?»

Elles tombent, le vide épouvante leur cœur,Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sœurs,Chante et leur rend la force et la persévérance.

Tels sont l'œuvre et le sort de nos illusions:Elles tombent toujours et la jeune EspéranceLeur dit toujours: «Mes sœurs, si nous recommencions.»

Certes, c'est là une impression miséricordieuse, qui distrait un moment de la pensée du meurtre ancien commis par cette innocente condamnée qui parle avec tant d'insinuation. Mais la morale incommutable de l'histoire des Danaïdes est que celles-là, parmi les femmes, qui, sous un prétexte encore sacré, se laisseront aller à quelque imitation adoucie et lointaine de leurs quarante-neuf devancières d'Argos, comprendront vite, sous l'inévitable châtiment des jours, ce que signifient ces paroles:Le tonneau des Danaïdes.

L'exquise et ténébreuse créature, dont il faut retracer la vie, fut douée de tous les charmes inexprimables qui tourmentent l'imagination des rêveurs. Les médaillons du temps et les miniatures où lady Hamilton est représentée dans les attitudes intimes qui exaltaient l'affection de son mari, dissipaient l'ennui d'une reine passionnée et ravivaient les sympathies de quelques perverses admiratrices, justifiant les louanges enthousiastes qu'elle a inspirées aux brillants esprits de son époque.

Toutefois, à l'aspect de cette délicate et funeste beauté, on déplore les fatalités de milieu qui favorisèrent, dès l'enfance, les instincts corrupteurset les précoces dépravations de cette femme d'aventures.

Emma Harte ou, s'il faut tout dire, Emma Lyonna (car elle fut ainsi appelée par Marie-Caroline de Sicile), naquit vers 1760, en Angleterre, dans un village du comté de Chester, et fut placée par les soins maternels, en qualité de servante, chez une bourgeoise de Londres. Elle avait alors seize ans.

Deux mois après son entrée chez cette dame de mœurs paisibles, comme l'extraordinaire beauté d'Emma produisait dans le ménage des troubles inconnus, sa pieuse maîtresse, après s'être emportée, lui signifia de s'en aller sur l'heure.

La pauvre enfant se réfugia le soir même dans une taverne d'artistes de la Cité. L'on s'accorde à penser (et lady Hamilton l'a depuis affirmé elle-même) qu'elle avait conservé jusqu'alors toute son innocence. Elle versa donc le porter, le whisky, ouvrit et ferma les devantures de cebar, fit bonne mine aux habitués, et, après avoir charmé ses hôtes, quitta cet établissement.

Nous la retrouvons en 1778 fille de chambre chez une lady qui lui laissait plus de liberté. Emma Harte sentit alors s'éveiller en elle le goût des théâtres, des oripeaux, des parades illuminées, et s'exerçait à déclamer, dans sa chambre, les rôles qu'elle avait entendus la veille. Uneoccasion se présenta bientôt de mettre en pleine lumière les séductions de sa personne et de ses talents ingénus. Elle joua devant quelques jeunes gens, et l'un d'eux, transporté d'une admiration violente, l'enleva.

Elle vécut avec ce jeune homme et lui fut dévouée au point que dans unepresseexécutée sur la Tamise, où il avait été compris et incarcéré, elle vint trouver le capitaine John Willet Payne, et en obtint la mise en liberté de son amant. Plus tard, Emma Harte, qui se souvenait, ne fut pas étrangère à la nomination que reçut sir Payne; mais, à l'époque où elle obtint de lui cette grâce, elle crut devoir déjà le récompenser en lui accordant ses faveurs.

Peu de temps après, elle fut enlevée, derechef, par le chevalier Featherstonehough, qui l'entretint d'une façon magnifique; elle s'habitua dès lors à mener une existence de luxe et de plaisirs et, quand le chevalier, après cinq ou six mois, l'abandonna brusquement, ce dut être pour elle une chose plus que jamais pénible de se retrouver dans un dénuement qu'elle avait oublié.

Elle se fit courtisane, et, réduite à chercher du pain, le soir, dans les ruelles sombres qui avoisinent Saint-Paul; courant, glacée, par le brouillard, sous le beffroi de l'église, coudoyée par les voleurs qui marchent dans le vent, la charmante fille dut alors entendre plusieurs foistomber sur elle de hasardeux minuits. Ce fut alors qu'elle fit la rencontre d'un certain sir Graham, docteur en médecine, ou plutôt sorte de charlatan des plus habiles, et qui avait imaginé le plus étrange commerce.

Sir Graham avait installé dans une somptueuse demeure un appartement d'un ordre spécial. À travers des cloisons de bois sonores, des musiques s'y faisaient entendre: des courants électriques, dont les conducteurs étaient dissimulés avec soin, passaient autour des meubles et notamment sur une estrade, où était dressé un «lit céleste». Et le docteur Graham avait établi toutes ces choses dans un but humanitaire, mais au moins original. C'était le rendez-vous de ces époux envers lesquels la nature s'était montrée peu prodigue ou qui, par suite de dissidences domestiques ou d'incompatibilité d'humeur, en étaient venus à négliger les devoirs les plus sacrés du mariage.

En ce séjour, grâce à la science et aux adjuvants de toute nature que mettait en œuvre ce nouveau Fontanarose, les causes les plus désespérées triomphaient et les joies de la réconciliationfaisaient oublier les mécomptes antérieurs. Ainsi, par les soins du bon docteur se raffermissaient des liens parfois prêts à se rompre.

Sir Graham, pour assurer le succès de son entreprise, avait souvent recours à des apparitions: il comprit à l'aspect d'Emma Harte tout le parti qu'il pouvait tirer de tant d'avantages.

Incontinent donc, il l'engagea dans l'affaire qu'il dirigeait. Elle accepta de jouer, auprès du «lit céleste», sous des voiles légers et transparents, le rôle de la déesse Hygie, celle qui présidait à la santé chez les Gentils. Il prétendit que la vue d'Emma suffisait pour guérir. L'on se demande comment sir Graham put amasser une fortune énorme en s'en tenant à ce programme: il y a donc lieu de croire qu'il en dépassa les termes. Il y eut une affluence extraordinaire; les riches ennuyés de Londres et des comtés environnants accoururent pour admirer la mystérieuse jeune fille. Les artistes les plus célèbres vinrent immortaliser ses traits expressifs et ses poses de charmeresse. Romney, entre-autres, en devint éperdument épris, l'arracha, par un nouvel enlèvement, au digne docteur, et multiplia les portraits de la déesse Hygie.

Mais Emma le quitta bientôt pour un amant de haut parage, sir Charles Grenville, l'un des descendants de la famille de Warwick et qui était le neveu de sir William Hamilton.

Elle se sentit, dès lors, emportée vers des destinées plus brillantes.

Et, soit par un attachement plus sincère que ceux qu'elle avait ressentis jusqu'alors, soit par de profonds calculs d'ambition, soit par lassitude de sa vie désordonnée, elle changea totalement de conduite et d'usage, et sut persuader à sir Grenville qu'elle n'avait jamais cessé d'être ce qu'on est convenu d'appeler un ange. Elle eut de lui trois enfants. Sir Charles se déterminait à l'épouser, lorsqu'il songea que ses revers de fortune ne lui permettaient pas d'être imprévoyant. Il lui restait la ressource de s'adresser à sir William Hamilton et, connaissant les qualités insinuantes et persuasives d'Emma, le jeune homme l'envoya vers lui comme une ambassadrice éplorée, à cette fin d'obtenir un secours d'argent, tout d'abord, et ensuite le consentement de la famille à son mariage. À partir de cet instant, l'étoile de cette femme sortit des ombres et commença de resplendir d'un insolite éclat sur l'Italie et l'Angleterre.

Emma Harte, était, à cette époque, une femme de vingt-huit ans. Les portraits la représentent d'une taille svelte, d'un visage délicieux encadré de magnifiques cheveux blonds, et pâle comme les cygnes du nord. L'expression de ses yeux bleus et enfoncés est quelque chose d'étrange qui opprime le souvenir. Les récits du temps ajoutentque c'était l'une des plus gracieuses femmes du monde entier, et que le son de sa voix pénétrait le cœur d'une façon irrésistible. Ses manières étaient d'une distinction parfaite, et les talents divers qu'elle avait su acquérir à travers les hasards de sa vie en faisaient une véritable enchanteresse.

Sir Hamilton, en accueillant la fiancée de son neveu, fut immédiatement subjugué par Emma Harte. Il s'empressa de subvenir aux désastres qui avaient frappé sir Grenville, et ne voulut point se séparer de l'ambassadrice. Saisi d'une passion exceptionnelle, non seulement il refusa le consentement du mariage que son neveu lui demandait, mais trois mois après, en 1791, il épousa lui-même la jeune miss. Or, sir William Hamilton était frère de lait du roi Georges IV, pair et ambassadeur d'Angleterre.

Emma Harte, maintenant lady Hamilton, sut, par la réserve de son maintien, se faire recevoir à la cour d'Angleterre, et, quand les fonctions de son mari, l'amenèrent dans le royaume des Deux-Siciles, elle excita immédiatement la sympathie la plus douce dans le cœur de la reine Caroline-Marie. Celle-ci l'associa, bientôt, à toutes ses fêtes, et à ses soupers intimes, où Emma, se rappelant les poses qu'elle avait essayées chez sir Graham et devant Romney, les recommença devant la reine, en y ajoutant les danses du Châleet de la Bacchante qui transportèrent d'admiration et de plaisir sa royale amie.

Jusque-là l'existence de lady Hamilton s'était passée à conquérir l'amour de ceux qui l'approchaient: lassée d'allumer des passions qui ne suffisaient plus à la distraire, elle résolut de dominer politiquement et de diriger les intrigues compliquées et dangereuses de la cour de Naples. Lorsqu'elle se fut rendu compte de l'influence toute spéciale qu'elle pouvait exercer sur l'esprit de la reine Marie, elle sentit qu'elle devait s'illustrer au milieu des évènements qui menaçaient et leur imposer le pli de sa volonté.

En effet, la situation politique était des plus extraordinaires. Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles et de Jérusalem, ayant épousé Marie-Caroline d'Autriche, avait presque totalement résigné entre les mains de la reine, le soin des affaires. Une clause de son contrat de mariage stipulait d'ailleurs qu'à la naissance du premier enfant, la reine aurait voix délibérative au Conseil. Elle avait donné le jour au duc François de Calabre et à l'archiduchesse Clémentine. Le roi, depuis longtemps, ne conservait plus que le fantôme de son autorité: c'était un homme d'une faiblesse et d'une incapacité rares, qui préférait passer le temps en parties de chasse ou en rendez-vous de plaisir.

D'autre part, quelques années après sonmariage, la reine avait distingué, dans une revue navale, un officier de marine nommé Joseph Acton qui était devenu bientôt son favori. C'était un Français, né à Besançon. Son père était un obscur médecin d'Irlande. Doué d'un esprit énergique et aventureux, Acton s'était fait remarquer déjà par un succès militaire: il avait sauvé, dans l'expédition de Charles III contre les Barbaresques, la vie de cinq mille Espagnols et leurs vaisseaux.

Ce fait d'armes l'avait mis en renom auprès de la reine Marie.

Six mois après sa présentation à la cour, il remplissait, dans l'État, le poste le plus élevé, celui de premier ministre, après l'éloignement de son prédécesseur, le marquis de Tannucci, dont il avait promptement ruiné le crédit. Son début dans la carrière diplomatique fut de conquérir d'un trait de plume, à la couronne des Deux-Siciles, toutes les citadelles du Piémont.

Ce coup d'éclat le rendit célèbre. Étant le confident le plus intime de la reine, ses aptitudes et son activité le faisant indispensable au roi Ferdinand, il devint la tête du royaume et manœuvra politiquement d'une façon toute puissante d'après les sentiments de haine qu'il portait à la France, sa patrie. Il croyait avoir à se plaindre de l'hospitalité qu'il en avait reçue autrefois. En toutes circonstances il se déclara notre ennemi, essayantde légitimer ses actes sous le prétexte que les intérêts du pays qu'il représentait maintenant s'opposaient à ceux de la France. Aussitôt l'apparition de lady Hamilton, il comprit qu'il trouverait en elle une auxiliaire de haute valeur et sut gagner très vite l'amitié de l'ambassadrice.

Lord Acton assistait le plus souvent aux soupers de la reine, et, si préoccupé qu'il fût des questions européennes, il ne dut point laisser d'y montrer parfois une contenance difficile, l'amitié de Marie-Caroline pour lady Hamilton devenant de plus en plus vive.

Lorsque, dans les nocturnes promenades sur la mer, et qu'au milieu de l'isolement des ombres, assises sous une tente dressée à l'avant du yacht royal, toutes deux respiraient les souffles lointains qu'embaumaient les bois d'orangers, parfois Emma Lyonna chantait, à son auguste préférée, des ballades de l'Écosse ou des canzones qu'elle avait composées en son honneur, et, presque toujours le matin doré les surprenait dans la mollesse de leur sympathie.

Sur ces entrefaites avait éclaté la Révolution française; l'horizon s'assombrissait: la guerre s'allumait sur tous les points de l'Europe.

La Cour de Naples ne s'en émut pas au point de suspendre les scandales qu'elle donnait à l'Italie. Un officier de la marine anglaise, nommé Horace Nelson, et qui commandait alors le vaisseau l'Agamemnon, de station dans le port de Naples, ayant été invité à une fête s'attira toutes les bonnes grâces de lady Hamilton, et fut bientôt son amant. Personne ne se serait imaginé qu'il allait devenir le premier amiral de l'Angleterre et remporter sur nous les succès meurtriers d'Aboukir et de Trafalgar. À ce moment il ne songea qu'au plaisir de posséder une femme qui faisait le désir universel.

Aux bruits des victoires du général Bonaparte, on commença de s'inquiéter de l'avenir; et une lettre confidentielle, adressée par la reine d'Espagne à Marie-Caroline, ayant été communiquée à lady Hamilton, apprit à l'ambassadrice d'Angleterre le véritable motif de l'expédition d'Égypte. Elle en informa sur le champ le cabinet de Saint-James, qui nomma Nelson au commandement de l'escadre envoyée pour nous barrer le passage.

À son retour d'Aboukir, Nelson fut accueilli en héros par la reine et par lady Hamilton qui, dès lors, conçut pour lui la plus violente passion.Des fêtes triomphales furent célébrées à Naples, en son honneur: la ville fut pavoisée, lady Hamilton présida en souveraine ces solennités, et depuis cet instant elle remplit les fonctions d'agent secret de l'Angleterre à la cour des Deux-Siciles. Par lord Acton qu'elle maîtrisait, par la reine qui ne savait rien refuser à sa belle amie, et par Nelson qui l'aimait, elle avait entre les mains un pouvoir considérable.

Cependant, mécontent des hostiles manifestations et de l'attitude du gouvernement de Ferdinand IV, le Directoire envoya en Italie quelques milliers d'hommes commandés par les généraux Championnet et Macdonald. En peu de temps, ayant repoussé le général Mack, qui commandait en chef soixante-dix mille Napolitains et sept mille Anglais, le général Championnet gagna les victoires décisives de Nepi, de Civitella et de Capoue, et contraignit le roi Ferdinand à signer un traité de paix dont la première clause était l'expulsion de lord Acton. Obligé de détruire l'insurrection italienne qui conservait des intelligences dans Naples, il entra dans cette ville le 23 janvier 1799 et l'occupa militairement.

Lady Hamilton et la reine qui étaient exécrées durent s'enfuir en toute hâte pour aller rejoindre le roi en Sicile.

Il y eut un épisode terrible dans cette sorte d'évasion.

Il s'agissait de gagner la plage par les caveaux secrets et les souterrains de la Villa-Reale. Déjà des sentinelles françaises s'y trouvaient apostées. L'une d'entre elles, au bruit que fit, en tombant à terre, un plat d'or qu'emportait une fille dévouée à la reine, demanda le: «Qui vive?» Lady Hamilton s'avança seule et, déguisée en camériste, elle imagina, sur le champ (paraît-il), une histoire de rendez-vous avec un officier français, en sorte qu'après quelques pourparlers (que, dans sesMémoires, elle affirme avoir été très intimes avec ce soldat), la petite troupe, grâce à cette présence d'esprit et à ce dévouement, réussit à s'échapper à bord des vaisseaux de Nelson qui fit voile pour la Sicile. Au retour de Palerme, lorsque le roi Ferdinand rentra dans sa bonne ville de Naples, lady Hamilton donna des ordres sanglants au cardinal Ruffo, l'un de ses fanatiques, et fit exécuter, par des troupes de lazzaroni et de Calabrais, une foule de citoyens soupçonnés d'avoir bien accueilli les Français pendant l'occupation.

Ceci jette une ombre homicide sur Emma Harte. Les débauches pouvaient être, sinon pardonnées par l'histoire, du moins atténuées par l'entraînement des séductions qu'elle exerçait: mais tout le sang qu'elle fit couler, mais le meurtre d'un vieux marin, l'amiral Carracciolo, qu'elle fit pendre à une vergue, sous ses yeux et devantNelson, uniquement pour se venger de la mésestime où il avait paru la tenir, ceci ne saurait être jugé avec indulgence.

Lady Hamilton avait alors trente-huit ans, elle était dans tout l'éclat de sa souveraine beauté. Les chagrins passés, les durs instants de son enfance, les amères passions et les luttes ambitieuses qui avaient traversé sa jeunesse, les terribles émotions des soudains changements de son sort, rien n'avait altéré le marbre de son magnifique visage. Elle régnait dans la patrie de ses rêves; elle pouvait y vivre en femme adorée de toutes parts; il faut la plaindre de ce qu'elle a préféré se faire maudire.

À dater de ces massacres, d'ailleurs, son existence cesse d'offrir cet attrait de curiosité qu'elle éveille jusqu'à cette époque.

L'Angleterre, en effet, se vit bientôt dans la nécessité de modifier sa politique en Sicile à l'égard de la France et rappela son ambassadeur, sir William Hamilton, qui depuis longtemps n'était plus le mari d'Emma Harte qu'officiellement.

Tout se désunissait autour d'elle.

Lord Acton devait mourir en Sicile, dans un exil assez méprisable; Marie-Caroline allait s'éteindre à Shœnbrunn, dans l'isolement et l'oubli.

À son retour en Angleterre, lady Hamilton éprouva sans doute quelques étranges serrements de cœur, lorsque son équipage en deuil passa devant cette taverne où elle était entrée, un soir d'enfance, et devant l'église où elle avait entendu sonner, autrefois, des heures épouvantables. Sir Hamilton mourut en 1813, et Nelson fut tué au combat de Trafalgar. Il la recommanda en vain au peuple anglais.

Elle dépensa vite, peut-être par désespoir, toutes les richesses quelle tenait des générosités de la reine de Sicile, de son mari et de son amant.—Sir William, en son tranquille dédain, lui avait à peine laissé six ou huit mille livres sterling de rentes; cette fortune aussi ayant été dissipée inutilement, elle quitta pour toujours l'Angleterre et vint avec sa fille s'établir à Calais, où elle mourut, dans l'obscurité, en 1813, à l'âge de cinquante-cinq ans.

Telle est l'histoire de cette artificieuse femme, qui, ayant représenté une fois de plus la toute puissance de la beauté sur la terre, où elle était née pour devenir une déesse, s'est flétrie elle-même jusqu'à ne laisser à la postérité d'autre souvenir que celui d'une hétaïre méprisable et sanglante.

Tu voudrais être mon convive, jeune affamé qui manges des yeux le festin? Tu aspires la fumée des mets pleins d'odorantes promesses. La blancheur de la nappe te rend joyeux.

Vois les vins rouges et dorés qui frissonnent dans la pureté du cristal. Vois ces beaux fruits qui s'amoncellent en pyramides somptueuses, et ces fleurs qui croulent dans des vases.

L'ardeur de la faim luit dans tes yeux avec l'espoir du repas prochain. Quelle fête de regarder s'assouvir ton appétit fougueux! Je voudrais voir tes dents déchirer la joue froide des fruits mûrs, je voudrais voir tes jeunes lèvres se baigner dans la rougeur du vin.

Mais ne t'assieds pas à ma table, enfant au naïf désir: ici les mets n'ont aucune saveur.

Les vins sont figés dans leur prison claire: tu te briserais les dents sur la chair de marbre de ces fruits si beaux.

Va-t-en vers d'autres régals moins pompeux, va t'asseoir à une table plus hospitalière et tandis que tu apaiseras ta faim, tandis que l'ivresse réjouira ton front, déplore le triste festin sans convive, le repas solitaire dont nulle faim ne s'assouvira.

EXTASE MODERNE

Étude de style dans le goût du jour[4]

Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux!Pareils aux mannequins; vaguement ridicules;Terribles, singuliers comme des somnambules;Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Ch.Baudelaire.

Le salon donnait sur les jardins.

Minuit remuait ses douze ou quinze petites perles dans la pendule microscopique en vieux Saxe craquelé.

Étendue en son nonchaloir, sur une ottomane, la chanoinesse Camille de Valleponne, n'éprouvant defaiblesque pour l'aristocratie, brûlait de ses lèvres le médaillon du mystérieux vicomteSigefroid de Thuringe, auteur de plusieurs poèmes sur lesChoses utiles.

Et c'était une blonde aux regards de sarisse, aux petites phrases acidulées; le sémillant marquis Florian les Eglisottes en avait, maintes fois, perdu le sens.

—Sigefroid!... modulait-elle, tes désespoirs volages me font goûter mille supplices!...

Des pas firent crier le sable dans l'allée des lilas.

—C'est lui!... soupira la chanoinesse, en bondissant potelée.

—D'honneur!... murmura, sans idée, le brillant gentilhomme, en poussant le vitrail aux décalcomanies voyantes.

Et, lui devenant un collier:

—Ah! détaillait l'illécébrante créature,—quelques tierces plus tard, je le sens,—je me serais plongé dans le cœur une arme d'un travail exquis!

—Fleur de mes rêves! susurra le vicomte de sa voix flûtée,—c'est ce faquin de Soleil qui m'a distancé d'une demi-longueur!—Puis un lettré de rencontre, âgé, moralement, d'une trentaine de soufflets, m'a soutenu,mordicus, quel'homme n'était qu'un fol, ayant l'hallucination du ciel et de la terre!... Juge si cela m'a retardé, moi leChantredesChoses-utiles, et qui jouis, toujours, même en dormant, de ce sourire entendu et expérimenté qui sied aux déshérités de l'intelligence!...

Mais elle:

—Je te crois!... je te crois.—Le printemps, enfin ne saurait te conseiller de me fuir? Tu ne me laisseras pas expirer sur quelque sofa désert comme la fille d'O-Taïti, tu ne veux point que mes obsèques se célèbrent demain, vers dix heures?

—Effectivement! répondit le bouillant Sigefroid.—Je ne pourrais sans un léger sanglot, tolérer cette idée, même en rêve! Là serait l'atrocité. Le Cœur avant tout! Vive le Sentiment, ajouta le vicomte, au milieu d'une pirouette,—et foin de l'Artificiel!

De concert, ils descendirent aux jardins.

—Parlons d'amour, gémit-elle.—Mais d'abord un gobéa!... c'est mon parfum du lundi! tu le sais?

Le vicomte en minaudant, lui tendit la fleur désirée.

—Ton esclave est fière de ses chaînes! continua la chanoinesse en subodorant les senteurs de cette plante, d'ailleurs, pour elle, hebdomadaire.—La France, ma rivale, t'a salué du titre de «Plume autorisée» depuis le succès de ton poème sur cette thèse abracadabrante... tu sais?

—Ah! oui dit le vicomte, d'un air dégagé: «De l'influence de la cantharide sur le clergé de Chandernagor?»

—Et puis... que te dirais-je? Ton nom fleure les ferrailles d'une façon insensée! Je t'aime, Sigefroid de Thuringe!

—Framées et francisques! s'écria le Chantre desChoses utiles, éperdu. «Qui m'empêcherait de mettre le doigt entre la robe et le torse?»

Sur le banc d'une tonnelle embaumée par des herbages discrets—j'ai nommé les roses—le couple distingué devisait maintenant des vagues inconstances du Cœur.

Le claque du jeune homme folâtrait au loin, jouet des zéphirs, à travers les allées solitaires. Tout à coup, au milieu du silence divin, sans rossignols, éblouie de la beauté nocturne des choses, la jeune femme en son extase infinie,—entre deux baisers,—et les regards au ciel,—balbutia d'une voix passionnée:

—Dis-moi!...Dis-moi que tu es duc... et... pair!

—Reçois, à propos, les adieux les plus déchirants! s'écria brusquement le vicomte en se frappant le front. Le devoir m'appelle! L'on m'attend au Palais du Sénat...

—Hélas, interrompit la chanoinesse avec une certaine amertume: au Palais du Sénat! pour y siéger encore, sans doute, ingrat, même la nuit!

Le vicomte sourit mystérieusement, et montrant d'un geste inqualifiable l'étoile polaire, répondit très bas, d'un ton rêveur:

—Non, ma parfaite amie, non, créature d'élection!...Pour mettre en état certains cylindres de tôle qui couronnent son faîte éblouissant; car voici, je crois, les approches de l'hiver.

Saint-Brieuc, Rue Saint-Guéno, 4.

Monsieur,

Je sais, dans ma très petite expérience, combien il est pénible d'écrire une lettre. On n'écrit presque jamais (j'entends les esprits à de certaines allures) que par nécessité—ou besoin vague de se dégrossir l'esprit.

Veuillez donc penser, je vous en prie, que j'estime trop la valeur de votre précieux temps pour vous demander une réponse: vous m'écrirez si vous avez un loisir à perdre, quand il vous plaira, dans un an, six mois, jamais, si bon voussemble: je ne vous en aimerais pas moins, je comprendrai cette petite préface de Ricardo et je serais désolé que mon admiration vous génât le moindrement: Ceci soit dit avec sincérité!

Combien je regrette les conséquences de ces jours derniers! Vous m'avez vu sous des conditions déplorables: j'étais à la fois—très troublé par le vin—le manque de sommeil—et le saisissement de vous parler. Combien de bêtises me sont échappées!... mais je pense que vous n'êtes pas de ceux qui jugent les gens sur un fait.

Mes relations fantaisistes—j'ai frayé, par entraînement, avec des individus de joyeuse imagination—doivent être mises sur le compte de mon extrême jeunesse; cela s'oublie assez vite; il ne s'agit que de rompre vite, et de monter vite, ce qui ne tardera guère pour moi, je pense.

Allons, voilà qui est bien: votre profonde et habituelle délicatesse ne méprisera pas l'humilité de cette petite épitre: je n'écris pas de la sorte à tout le monde; vous êtes mon aîné, cela dit tout.

Quand je pense que je n'ai pas répondu l'autre soir à M. R... (charmant compagnon, du reste, par exemple!) lorsqu'il me demandait ce que vous aviez créé:

«Qu'entendez-vous par créer?—Qui est-ce qui crée ou ne crée pas? Que signifie cette chanson, et ce refrain d'avant le déluge? Baudelaireest le plus puissant, et le plus un, par conséquent, des penseurs désespérés de ce misérable siècle! Il frappe, il est vivant, il voit! Tant pis pour ceux qui ne voient pas!»

Mais, je n'étais pas dans mon sang-froid ce soir-là. Ce sera pour la prochaine occasion. Excusez, je vous en prie, les nombreuses inepties, les rimes légères, et les enfantillages que j'ai laissés dans mon bouquin. Il y a trois ou quatre pages passables: c'est une demi-promesse; j'espère vous envoyer bientôt une prose moins jeune que mes vers! Allons, je vous aime et vous admire, mon bien cher grand poète; et je vous serre la main avec bonheur.

P. S. Je suis presque brouillé avec ma famille. J'attends quelque argent pour retourner vivre à Paris: vous me permettrez de vous faire une petite visite; je ne crois pas dépasser le but en disant que j'ai quelquefois du bon—avant le champagne.

Je vous remercie de tout mon cœur de vous être souvenu de moi: que voilà de pensées claires et superbes! Comme on se sent de votreavis en vous lisant! Comme vous savez bien vous écouter impersonnellement dans celui qui vous lit! Je vous admire.

Je me suis rencontré avec vous au sujet de Wagner, et je vous jouerai Tannhauser quand je serai installé dans votre voisinage. Le grand musicien peut réciter, lui aussi, ces vers de statue:

Contemple-les, mon âme, ils sont vraiment affreux!Pareils aux mannequins, vaguement ridicules...

Contemple-les, mon âme, ils sont vraiment affreux!Pareils aux mannequins, vaguement ridicules...

Quand j'ouvre votre volume, le soir, et que je relis vos magnifiques vers dont tous les mots sont autant de railleries ardentes, plus je les relis, plus je trouve à reconstruire. Comme c'est beau ce que vous faites!La Vie antérieure, l'Allégorie des vieillards, la Madone, le Masque, la Passante, la Charogne, les Petites Vieilles, la Chanson de l'Après-midi,—et ce tour de force deLa Mort des Amants, où vous appliquez vos théories musicales. L'Irrémédiable, commençant dans une profondeur hégélienne, lesSquelettes laboureurs, et cette sublime amertume deRéversibilité, enfin tout, jusqu'au duod'Abel et de Caïn... C'est royal, voyez-vous, tout cela. Il faudra bien que tôt ou tard, on en reconnaisse l'humanité et la grandeur, absolument... Mais quel éloge que le rire de ceux qui nesavent pas respecter! Ne vous irritez pas de mon enthousiasme; il est sincère, vous le savez bien.

P. S. Ne m'écrivez pas, je vous en prie; l'Art est long et le temps est court; je le sais aussi bien que personne, moi qui travaille dix heures par jour à faire une page de prose; vous n'avez rien à me dire, et je devine que vous ne me voulez peut-être pas trop de mal, ainsi ne prenez pas de peine pour moi. Quand j'aurai terminé les premiers volumes deIsis, je vous en enverrai un exemplaire. Je ferai avec votre permission, une étude sur vous: si vous ne la trouvez pas bien faite, vous la brûlerez et il n'en sera plus question. Je n'ai pas d'amour-propre, quand j'ai mal écrit, maintenant; je vous l'assure. Vous vous êtes affirmé davantage dans votre étude sur Wagner que dans celle de Gautier: tant mieux!Ça pleut déjà dru comme mitraille et de la hautaine façon, ça m'a ranimé.Dans dix ans, il ne restera pas cinquante pages des romans à reconstruction de faits, quand on ne juge que le fait... Et, au revoir. Pardonnez le griffonnage; je l'ai effacé parce qu'il était dogmatique et que je n'ai rien à vous apprendre.

Encore un Post-S. À propos de l'étude dont je vous parle, ne pensez pas que je veuillerecommencer la fable de l'Ours et du Jardinier. Je n'ai plus le même style du tout, comme de raison, quand j'écris une lettre et lorsque j'écris une page littéraire. Vous ne me jugerez pas sur mon déplorable bouquin, et vous aurez de l'indulgence. Je vous affirme que je fais du beau et du très beau dans ce moment-ci—et que vous n'en serez peut-être pas mécontent: vous serez même étonné de la différence, je ne crains pas de vous le dire, si vous voulez bien y jeter un coup d'œil. Vous ne croirez pas que c'est moi. Ne riez pas trop, je vous en prie, de cette folie, et prenez tout ceci avec bienveillance. Je ne vous écris pas rue d'Amsterdam, craignant que vous ayiez changé de maison.

Saint-Brieuc, rue Saint-Pierre, 14.

Mon cher Baudelaire,

Je vous ai gardé, comme on dit pour la bonne bouche: voici le résumé (dans ce qu'il peut avoir d'ingénieux) du pèlerinage que vous savez. LeR. P. Dom Guéranger est, je crois, un homme d'une imagination logique et d'une science absolument quelconque; il jouit d'une qualité que vous estimerez:la froideur attrayante. 57 à 58 ans. Il était prêtre à 21 ans; docteur en théologie à 23 ans; licencié en droit, licencié ès-lettres et docteur ès-sciences à 38 ans. Il parle 7 à 8 langues actuelles et n'ignore pas les dialectes hébraïques au point de le céder à M. Renan. Il a trouvé moyen, sans un sou, de relever l'abbaye de Solesmes, sans s'interrompre pour cela, et sans quitter une rude partie engagée entre lui et tous les évêques de France au sujet de la Liturgie ancienne qu'il a réussi à faire rétablir dans toute sa pureté, presque partout; mais il a fallu écrire une douzaine de volumes fantastiques de science religieuse, arracher des bulles pontificales, lutter contre son évêque, abîmer pendant un an, tous les quinze jours, M. de Broglie (au sujet du Labarum et, généralement, des miracles) se lever à 4 heures, se coucher à 11 heures, manger de la salade le soir et un peu de soupe dans une écuelle le matin, conserver du temps pour le bréviaire et pour la direction de l'Abbaye (60 moines), tout quitter au coup de cloche de la Règle, causer avec des milliers de visiteurs, surveiller un anévrisme et une propension mosaïque au bégaiement, afin de ne pas perdre la tête et avoir un front deux fois haut et vaste comme celuide Victor Hugo. Vous voyez que ce n'est pas une brute, et pour me servir d'une expression de du Terrail (si vous voulez bien pardonner cet ignoble mouvement d'amour-propre) j'ajouterai que: «je ne suis pas trop mal dans ses papiers.»

Il est flanqué de deux têtes qui sont presque également admirables: le Père Économe et le Père Prieur: Dom Fontanes et Dom Couturier: deux colosses au physique et au moral. La Bibliothèque (j'oubliais de vous dire que ces deux colosses et lui sont charmants de bienveillance, de profondeur et denaïveté, au point de s'amuser et de faire des calembours), la Bibliothèque contient environ 20.000 volumes: on m'y laissait seul, tous les jours, faveur inconnue à bon nombre de gens (nouveau mouvement d'amour-propre), vous jugez si j'ai, comme on dit, profité de l'occasion. J'ai des notes assez curieuses, je crois pouvoir l'affirmer. Bref, je tiensSamuèle, et si mes prévisions ne sont pas entachées de niaiseries, j'ai réellement quelque chose de—sinon de plus grand, je parle au point de vue de la dimension du volume—du moins d'aussi large que l'idée de Faust. C'est réellement estomirant qu'on ait pas encore pensé à une chose, ou que, si on y a pensé, on ne l'ait pas traitée avec amplitude et magnificence. Je vous écrirai cela: vous jugerez.

Voici, en attendant, une petite légende quiressemble un peu à l'un de vos poèmes en prose, L'Étranger: Je traduis du latin:

Il y avait un moine—un parfait et ancien religieux—qui avait fait un pacte avec le Diable: je veux dire qui avait accepté les services d'un démon mixte. Ce démon n'était pas, en son âme et en sa condamnation, des plus coupables; il avait, dans les temps effroyables où se joua le grand conflit, il avait subi l'entraînement vague et presque moutonnier de Lucifer. Il ne s'était pas prononcé sur le fameuxNon Serviamet s'était trouvé précipité hors de la joie et de la lumière, avant d'avoir eu seulement le temps de se reconnaître. De sorte que sa vie était comme un rêve et qu'il ne savait plus ce qui était arrivé. Il n'était pas mauvais, mais il avait contracté la manie de la chute, en voyant se culbuter, dans l'ombre et dans la foudre, le pêle-mêle des légions noires! Puis... avec les longs et interminables siècles, avec l'insensible habitude de l'étonnement, il avait oublié cela, tout cela: il avait oublié.

Enfin vous comprenez ce que je veux dire. Vous seul pouvez exprimer cela aujourd'hui.

Donc, un jour il avait remarqué la terre, et trouvant confortable d'y rester aussi bien que dans les endroits où il était auparavant, il s'en alla dans les environs d'un monastère, car ilaimait le silence. Là, je vous dis qu'il eut l'occasion de rendre service au vieil abbé, on ne sait pas comment. Le vieil abbé—un bon zig!—comprit de suite (toutes ses réserves de conscience faites) l'horrifiant malheur qui avait dû arriver dans l'éternité, au petit bonhomme infernal, et il ne déchargea pas de malédictions nouvelles sur son mélancolique et monstrueux visiteur. Il lui demanda, ne voulant pas être en retard avec un pareil personnage, s'il pouvait, à son tour, lui être quelque peu utile ou même agréable. Il insista, en voyant le pauvre démon secouer tristement ce qui lui servait de tête.—Eh bien, dit celui-ci, puisque vous me proposez, je vous dirais que vous pouvez me faire du bien.—Et comment? dit le moine.—Ah! dit le démon, vous êtes bien le maître de faire bâtir un clocher ici?—Oui, dit le moine.—Alors faites bâtir un clocher avec une grande cloche, et puis faites-la aller la nuit, quand vous pourrez.—Pourquoi? dit le moine inquiet.—J'aime les cloches... le son des cloches... les belles cloches...

N'est-ce pas qu'elle est belle? Mais, dame, je n'ai fait que des phrases où vous feriez de la pure beauté, vous. Enfin, je vous l'offre, si elle peut vous sembler possible.

Je termine en attendant une prochaine lettre en vous recommandant deux livres:

La Mystiquede Goerres, 5 vol. in-8 (divine,naturelle, diabolique), édit. Poussielgue, rue Saint-Sulpice, trad. de l'allemand par Sainte-Foy.

EtLa Vie de Jésus-Christ, par le docteur Sepp, 2 vol. in-8, même trad., même lib., année 1860 ou 59. Si vous ne les connaissez pas, cela vous fera peut-être plaisir. C'est très curieux.

CHEZ LES PASSANTS.—L'édition de la Librairie de l'Art indépendant(Frontispice de Félicien Rops; Paris, 1890) comprenait:

L'étonnant couple Moutonnet.—Une soirée chez Nina de Villard(Gil Blas, 24 août 1888);—N-S. Jésus-Christ sur les planches(Gil Blas, 25 décembre 1888). Remy de Gourmont a recueilli dans laRevue indépendantede juillet 1890, des notes manuscrites; l'auteur et le préfacier y recevaient une plus «rude volée». Ce «manuscrit offre des variantes curieuses qui dénotent chez Villiers, un polémiste assez âpre (et il le prouva) surtout quand on touchait aux choses sacrées». Les variantes ont été jointes, en appendice, au livre de M. Édouard de Rougemont (Mercure de France, 1910),—Souvenir(Revue wagnerienne,15 juin 1887);—Hamlet(Revue des lettres et des arts, 8 décembre 1867);—Augusta Holmès(La Vie moderne, 13 juin 1885, et leSuccès, 11 novembre 1885). Voici le fragment, non reproduit, d'un de ces textes:

«J'avais été porté par le comité royaliste aux élections du conseil général de Paris, le 10 janvier 1880. C'était, si fidèle est ma mémoire, contre M. de Heredia, le terrible révolutionnaire. (Soit dit, par occasion, les résultats de ces élections étant de nos jours, parfaitement connus à l'avance, à vingt-cinq voix près, dans tous les comités, j'avais accepté seulement pour l'honneur de la défaite.) J'obtins donc les six cents suffrages attendus. Mon aimable compétiteur, dont alors le «Figaro» publia les poésies émues et fugitives, se concilia l'excédent convenu des mille ou douze cents voix sagaces, auxquelles il doit son triomphe, et chacun des deux littérateurs fut content.«Mais en ce qui nous occupe, le plaisant de cette affaire est que, dès cette époque déjà, le projet du Conservatoire lyrique de la ville de Paris était fortement en question et que, l'avant-veille du grand jour, dans une soirée, j'avais déclaré devant les plus terre-à-terre et les plus cramoisis du conseil que si, contre toutes prévisions (le peuple ayant enfin ses versatilités), je l'emportais en cette aventure, mon premier soin serait, l'heure venue, de notifier à la commission la compétence utile et pratique de l'éminente compositrice comme membre du jury officiel de ce concours. Or, avec ce sourire doux et entendu qui leur sied d'ailleurs, nos deux purs m'appelèrent «poète» (ce qui m'amuse toujours), et renvoyèrent mon projet de nomination dans les nuées. Je les décorai donc du titre de «prosateurs» pour flatter à mon tourleur amour-propre et, chose qui ne me surprit en rien, ce furent précisément ces deux membres, si j'en crois la Renommée, qui, l'année suivante, entraînèrent la commission en faveur de la musicienne et la firent nommer du jury à une majorité enthousiaste: quels poètes, ces conseillers municipaux!...»

«J'avais été porté par le comité royaliste aux élections du conseil général de Paris, le 10 janvier 1880. C'était, si fidèle est ma mémoire, contre M. de Heredia, le terrible révolutionnaire. (Soit dit, par occasion, les résultats de ces élections étant de nos jours, parfaitement connus à l'avance, à vingt-cinq voix près, dans tous les comités, j'avais accepté seulement pour l'honneur de la défaite.) J'obtins donc les six cents suffrages attendus. Mon aimable compétiteur, dont alors le «Figaro» publia les poésies émues et fugitives, se concilia l'excédent convenu des mille ou douze cents voix sagaces, auxquelles il doit son triomphe, et chacun des deux littérateurs fut content.

«Mais en ce qui nous occupe, le plaisant de cette affaire est que, dès cette époque déjà, le projet du Conservatoire lyrique de la ville de Paris était fortement en question et que, l'avant-veille du grand jour, dans une soirée, j'avais déclaré devant les plus terre-à-terre et les plus cramoisis du conseil que si, contre toutes prévisions (le peuple ayant enfin ses versatilités), je l'emportais en cette aventure, mon premier soin serait, l'heure venue, de notifier à la commission la compétence utile et pratique de l'éminente compositrice comme membre du jury officiel de ce concours. Or, avec ce sourire doux et entendu qui leur sied d'ailleurs, nos deux purs m'appelèrent «poète» (ce qui m'amuse toujours), et renvoyèrent mon projet de nomination dans les nuées. Je les décorai donc du titre de «prosateurs» pour flatter à mon tourleur amour-propre et, chose qui ne me surprit en rien, ce furent précisément ces deux membres, si j'en crois la Renommée, qui, l'année suivante, entraînèrent la commission en faveur de la musicienne et la firent nommer du jury à une majorité enthousiaste: quels poètes, ces conseillers municipaux!...»

Lettre sur un livre(Préface à un livre de M. E. Pierre, Paris, 1887);—Le réalisme dans la peine de mort(Figaro, 18 février 1885);—Le candidat de G. Flaubert(Revue du monde nouveau, 1erfévrier 1874);—Peintures décoratives de l'Opéra;—La tentation de Saint Antoine(Semaine Parisienne, 23 avril 1874);—Le cas extraordinaire de M. Francisque Sarcey(Gil Blas, 20 octobre 1887).L'Évasionavait été représentée le 12 octobre au Théâtre Libre;—Le socle de la statue(publié primitivement sous ce titre:La Maison Gambade, père et fils, 1 plaq. 1882);—La couronne présidentielle(Le couronnement de M. Grévy, décembre 1887, in-fo);—Au gendre insigne;—L'Avertissement(Figaro, 19 juillet 1883).

À une grande Forêt(L'Artiste, 1eravril 1868 et IImesérie duParnasse contemporain, 1871.)—Variantes de l'Artiste, Épigraphe: «La nuit et son oiseau solennel, Milton», vers 19 et 20:


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