par Gustave Flaubert
Le grand artiste qui vient de nous donner cette œuvre encore, laTentation de Saint Antoinea cette fois, par la double nature de sa conception, placé dans une situation fort singulière l'esprit de qui entreprend de juger ce livre avec quelque profondeur.
Il importe de nettifier tout d'abord cette situation, afin de ne point tomber dans les verdicts obscurs et irréfléchis, dans les malentendus risibles, que ce sombre Songe littéraire a suscités chez les critiques proprement dits.
Voici la trame de l'œuvre:
—Un anachorète—(saint Antoine, soit)—vieilli dans les Thébaïdes, épuisé de jeûnes, sanglant de coups de discipline, échauffé par l'esprit des lieux arides, veille un soir plus tard que decoutume. Il vient d'éprouver, pour la première fois, l'inquiétude de son destin. Il a, pour tout bien, une croix, une cabane et une cruche cassée; en un mot, tout ce qu'il faut à l'Homme, quand l'homme est digne de ce nom. Cette nuit-là, le péché se glisse au cœur du vieillard; il faiblit sous le poids des souvenirs de gloire, d'amour, de sagesse mondaine, qui hantent sa solitude.—Il est las: «Oh! seulement un petit champ!... une peau de brebis!... du lait caillé qui tremble sur un plat!»—Ce désir originel suffit: cette fissure deviendra tout à l'heure l'effrayant portail de tout l'Enfer.
Non point de l'Enfer allumé par Goya dans son terrible dessin; car, au point de vue logique, on peut dire que jamais homme ne fut moins tenté que saint Antoine, si le Diable ne lui a dépêché que de pareilles visions pour le séduire. On peut même ajouter qu'il n'est pas d'homme assez dépourvu de toute espèce de bon sens pour hésiter une seconde à devenir un saint, si l'immense horreur imaginée par Goya lui passait vivante devant les yeux, au fond de quelque désert.
Le Diable de Gustave Flaubert est plus dangereux: c'est le Satan immortel déployant sa queue de paon. Les visions enivrantes, mélancoliques, orgueilleuses, semi-divines, se brodent sur le crépuscule des nuits orientales, évoquées aux regards parfois éperdus d'Antoine. Elles défilent, objectivéespar son cerveau bouillonnant, et vitalisées par la substance correspondante dont dispose l'Enfer en éveil autour de lui.
L'illusion du Saint est corroborée par l'autre illusion, dans une mystérieuse identité. La nuit est devenue une lanterne magique de proportions colossales. Voici d'abord laReine de Saba(ces quinze pages sont le chef-d'œuvre du livre); puis les métaphysiciens, leurs dictons à la bouche; puis tous les Hérésiarques avec leur unique parole; puis les Mages, Simon, Appollonius de Thyane; puis tous les Dieux du monde, puis les bêtes des cieux, de la Terre et de la Mer, puis le Diable, sous les trait du disciple Hilarion, qui, ôtant de son front cornu ce masque, la Science, emporte l'anachorète dans les abîmes de l'espace, avec des paroles dont la profondeur triste jette comme un voile de désespoir sur les Créations.
Antoine lui échappe d'une prière, d'un regard levé vers le vrai Ciel,—vers celui qui est partout et nulle part;—et le voici retombé sur sa Montagne, entre la Mort et la Luxure, qui s'acharnent l'une contre l'autre en sœurs ennemies. Enfin, se dressent à ses côtés, le Sphynx et la Chimère!... L'attrait de l'Inaction éternelle! du Sommeil sans Rêves! de la Matière unique.—«Oh! la devenir!...» s'écrie-t-il, brisé par la Tentation.
Mais, soudain, le jour commence à luire: l'Orient s'empourpre; des nuages d'or roulent surle ciel. L'œuvre compliquée du Prince des Ténèbres a passé comme une fumée; et, baigné de lumière, saint Antoine, les bras à l'entour de la Croix, son salut, son espérance, voit resplendir, dans le soleil levant, la face de Jésus-Christ.
—Bien.
Voici maintenant, ce que pourrait dire un chrétien très bourru relativement à l'esprit littéraire qui a présidé à la composition de l'œuvre:
—L'artiste doit conformer à leur notion les types historiques dont il se sert: autrement, qu'il n'y touche pas, il lui est facile d'en créer d'imaginaires. C'est une faute d'art capitale de se servir de la vitalité toute faite d'un personnage connu, de s'en autoriser,à priori, et de faire ensuite bon marché de ce qui constitue précisément l'âme, la nature et la vie de ce personnage, de le représenterautre, enfin, qu'ildoitêtre. C'est là de l'ingratitude.
Tout est permis, hors cela, parce qu'alors le lecteur devient aussi indifférent que l'auteur: il ne voit, par la contradiction, qu'une sorte de mannequin. Or, dans le saint Antoine de Gustave Flaubert, je ne reconnais pas un saint, mais un homme du monde, avec une fausse barbe, et dont les paroles ne sont pas en rapport avec le cilice et la robe dont l'affuble notre auteur.
Cet homme-là n'a jamais été capable d'être seul avec Dieu.
Comment! pas une tendresse naïve, enfantine? Pas unbonsourire? Pas une gaucherie de paroles? Pas une expansion de charité chrétienne et vivifiante? À peine une sèche et courte prière, cherchée et arrachéelittérairementpar la situation! Pas une effusion d'amour, ardente, jaculatoire,féminine, pour le Dieuqu'il aime et dont il est aimé? Alors qu'il ne doit y avoirque cela de vrai au monde pour lui, absolument, puisqu'il est un Saint, et un grand Saint! Où est le côté «petit enfant» nécessaire,sine qua non, chez ce chrétien canonisé, bien que Jésus-Christ ait expressément dit: «Si vous n'êtes pas tout d'abord semblables à l'un de ces petits enfants, qui croient en moi, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux!...» Mais saint Antoine, ici, a beau marmotter leCredo, c'est un saint artificiel sorti des ateliers de M. Renan, un saint en bétons agglomérés (système Coignet)!—Ce qui désunit l'œuvre, c'est la non-vitalité du personnage qui la supporte tout entière, et qui, d'instinct, sonne quelque peu son toc. On pourrait mettre ce saint Antoine sur un pain de Savoie ou toute autre pièce montée, avec une robe en chocolat.—L'auteur ne s'est pas pénétré, commeil le devait, de l'esprit évangélique, car un saint doit se retrouver même en ses hallucinations.
Voici maintenant ce qu'un artiste, chrétien aussi, peut répondre:
Ce livre, indépendamment de la philosophie très orthodoxe et très romaine qu'il contient en son impression définitive, étant, par mille détails, l'un des plus curieux et des plus colorés qui se soient jamais produits, il serait absurde de se montrer sévère sur le seul côté attaquable qu'il présente. Cela, dis-je, serait injuste, et témoignerait d'une mauvaise foi décidée ou d'un esprit sans valeur.
Et, d'abord, on peut retourner l'argument d'une façon bien autrement sérieuse en faveur de l'auteur, et avec plus de vérité; car il s'agit, ici, d'un très grand artiste, doué d'une magie d'expressions et d'une puissance d'étrangeté tout à fait exceptionnelles. Et je doute que ceux qui se rebellent puissent faire mieux que lui!...
Saint Antoine fut tenté (ceci est de notoriété publique) d'une façon particulièrement prodigieuse. Ce dut être, en effet, pendant quelque nuit où, fléchissant sous la lutte charnelle, il se trouvait désarmé de sa charité, abandonné de la grâce, par une haute épreuve de Dieu. Le saint Antoine de Flaubert est donc tel qu'il doit être au moment choisi.
Il fut permis alors—enjoint peut-être—au Démon de mettre en jeu tous les artifices et tous les mirages de son empire contre le Solitaire. Laproie étant de celles que convoite beaucoup le chasseur des âmes, ce dernier déploya ses magnificences funèbres pour captiver le bon saint; mais les choses et les êtres qui apparurent ne devaient être, en réalité, perçus d'Antoine quesuivant leurs concordances avec sa manière de les éprouver et de les concevoir. De là cette folle reine de Saba qui n'est point l'amère visiteuse du grand Roi de Judée, mais bien la diabolique et étroite idée que s'en est fait saint Antoine lui-même. Il en est de même des Mages, des Hérésiarques et des dieux grecs; d'ailleurs les six cents volumes d'Origène sont condensés dans le mot que celui-ci prononce.
Quant à l'Œuvre totale, c'est un cauchemar tracé avec un pinceau splendide, trempé dans les couleurs de l'arc-en-ciel!
Oui, ce livre est merveilleusement amusant et donne à penser. Pour l'aimer, il ne s'agit que de se priver du ridicule d'être trop difficile, voilà tout.
Jusqu'à présent, j'avais dû croire que le prince des critiques était une sorte d'excellent homme, doué d'une pondération de jugements et d'une fermeté de convictions rappelant d'autres âges. De plus, il avait fait partie, en 1876, de l'un des jurys qui me décernèrent, si j'ai bonne mémoire, un prix quelconque, et je m'imaginais, entre temps, lui devoir une vague reconnaissance. J'honorais donc en lui, malgré de légères dissidences littéraires, l'un des plus sympathiques maîtres du feuilleton théâtral, un homme incapable de malveillance ou d'injustice volontaires.—Passons sur ces illusions perdues...
Au cours de son article de lundi dernier, je lisdans leTemps,—à propos de l'une de mes œuvres représentée ces jours-ci, au Théâtre-Libre, les surprenantes paroles ci-dessous imprimées:
«—Toute la critique de théâtre s'était donné rendez-vous en cette petite salle... qui était comble...
Suivent trente lignes dont le sens probable serait que la totalité des articles qui venaient de paraître à ce sujet,—soit cent vingt ou cent vingt-cinq, selon l'envoi des Agences,—n'a point passé inaperçue du signataire,—qui ajoute:
«—J'ai CRU VOIR que, sous laphraséologiedes compliments de commande, TOUT LE MONDE passait condamnation sur cette œuvre... en laquelle un forçat veut tuer des bourgeois ventripotents... Elle a reçu un accueil ASSEZ FROID,même des amis de l'auteur. Et je n'en parlerai pas, car,puisqu'il est constant que l'on n'en peut rien faire, la discussion ne serait pas utile.»
Je n'ai pas à défendre mon ouvrage, qui, une fois écrit, ne m'appartient plus. Me trouvant, d'ailleurs, sous les dédains du grand critique, en compagnie de Shakespeare et de Victor Hugo, je ne pourrais, loin de récriminer, que me louer des hauteurs de plume d'un «écrivain» dont leséloges seuls sont désormais à craindre. Quelque évident et incontesté—sinon par lui—que soit le beau succès, (dont je suis très fier), de ces trois soirées d'épreuve. M. Sarcey le peut nier si bon lui semble. J'ajouterai même qu'il serait monstrueux que ce drame lui eût agréé! et qu'il n'était nullement besoin de nous «jurer» sa sincérité à cet égard. Nul n'en doutera jamais.
Mais qu'il prenne, brusquement, sur lui de revendiquer de la sorte, pour lui seul, le monopole de l'intégrité au mépris de celle de ses confrères, qu'il essaie d'insinuer, sur le ton léger de la bonhomie, que TOUS les critiques, malgré leur nombre et l'autorité de quelques-uns, ont, par une complaisance aussi humiliante que déplacée, menti hypocritement au public et à leur conscience, en affirmant, en cette œuvre, une valeurpositiveet en constatant son succèsréel;—qu'il s'arroge ainsi sur eux, à mon sujet, une suprématie à ce point pédagogique, et jusqu'à traiter leur style de «phraséologie»,—cela dépasse quelque peu, ce semble, les droits de la Critique digne d'elle-même. Il m'est pénible de me voir l'occasion de ce manque d'égards et de cette petite calomnie envers le grand nombre d'écrivains, mes invités, auxquels je dois l'estime où ils me tiennent.—Il n'avait pas à les résumer en une interprétation malveillante et dommageable pour moi, en dénaturant leurs éloges selon lesbesoins de sa cause. S'il ne s'agissait encore que de moi, je n'aurais pas à m'en préoccuper,—pas même à répondre. Mais il s'agit de ceci,que des écrivains aussi soucieux, avant tout, de leur dignité que M. Sarcey peut l'être de la sienne, se trouvent traités par lui, à son sujet, de «complaisantsDE COMMANDE»,simplement parce qu'ils ont exprimé au public, sur mon drame, une opinion qui diffère de la sienne.Je me vois donc, cette fois,contraintde prendre M. Sarcey au sérieux et de lui adresser, au moins pour mémoire, une observation de nature à le rappeler au sang-froid et aux plus élémentaires convenances. Bref, ce n'est pas l'unde nos invités que j'ai à défendre: je suppose que celui-ci s'en acquitterait fort bien lui-même et d'un simple haussement d'épaules;—c'est leurcollectivité, pour abstraite qu'elle soit, que mon devoir d'amphitryon est de faire intégralement respecter.
À vrai dire, j'espérais que, de lui-même, en se relisant, M. Sarcey rectifierait, aujourd'hui, son énormité. Je lui ai laissé régulièrement ses huit jours pour s'en apercevoir. Un mot eût suffi. Je parcours son nouveau feuilleton. Bien qu'il y parle encore du Théâtre-Libre, je n'y trouve pasce que j'attendais. S'excuser de cette vétille?... Bah! Pourquoi faire? Il semblerait que l'idée même ne lui en est pas venue.
Cependant, j'ai sous les yeux des journaux qui me prouvent que l'illustre critique sait revenir quelquefois, de lui-même, sur les erreurs ou les écarts qui lui ont échappé. J'en dois le communiqué à deux de mes amis et parents, officiers de marine, qui les ont lus à l'étranger.
Par exemple, ces trois numéros consécutifs du journalle Gaulois, en date des 23, 24 et 25 juin 1870.—Au long d'un article intituléles Talons ronges, M. Francisque Sarcey (ex-talon rougelui-même, ayant longtemps signéSarcey de Suthères, car il était né en cette localité vers 1827), avait aussi CRU VOIR que M. le comte de Nieuwerkerke, alors aux Beaux-Arts, méritait d'être redressé en toute «sincérité». Celui-ci donc lui envoya deux de ses amis qui, d'abord, ne le trouvèrent pas.—Spontanément, M. Sarcey publia, de lui-même, dès le lendemain, dans le même journal, un article intituléUne erreur, déclarant qu'on avait surpris sa religion, il se frappait la poitrine, en jurant qu'il s'était grossièrement trompé, etc., le tout sur le ton léger desErrare humanum estqui est spécial aux natures sagaces, pressées de causer d'autre chose.—Mais M. de Nieuwerkerke ne trouvant pas la rectificationsuffisante, envoya ses deux amis, MM. les généraux Bourbaki et Douai, trouver chez lui, cette fois, M. Sarcey, démarche qui amena, dès le lendemain, la note suivante, insérée auGauloisdu 25, et reproduite par les autres journaux:
«Je ressens un réel chagrin d'avoir employé, a l'égard de M. le comte de Nieuwerkerke, des expressions en désaccord avec l'estime que je professe pour sa personne;—et, dans le nombre des idées émises par moi, il y en a que je n'aurais jamais du exprimer,—d'aucune façon.Car on ne doit jamais attaquer les personnes.»—(Ah! cela, c'est très vrai! du moins, à l'étourdie et sans avoir froidement pesé les conséquences possibles d'un tel acte).—«attendu que l'homme peut avoir des amis bien élevés, qui sont les nôtres.»—(?)
Signé:Francisque Sarcey.
De pointilleux esprits, à style «tortillé et précieux», pourraient inférer de ceci qu'une sorte de panique ou d'affolement a seule dicté de telles paroles. Non. Ce serait s'abuser que de le croire. M. Sarcey, je veux et dois le penser, a été «sincère» ici, comme la veille. En une ou deux précédentes rencontres, il s'était conduit comme tout le monde. Si sa prestance physique le rend unpeu veule à l'épée, il sait tenir un pistolet.—Ainsi, d'après une légende, ayant eu son chapeau traversé, de part en part, en un duel à cette arme-ci, le grand critique parcourut Paris, à la bourgeoise, d'un pas tranquille et lent, durant près d'un semestre, le chef coiffé de ce glorieux chapeau: fantaisie à laquelle il dut renoncer, à la longue, sans doute à cause des rhumes de cerveau qu'entretenaient au-dessus de son crâne ce perpétuel courant d'air. Sa fermeté ne saurait donc être mise en cause dans l'aventure dont nous parlons. C'est toujours par un besoin de sincérité, cette fois héroïque, par exemple, qu'il a signé cette petite note officielle, et nul ne saurait que le louer d'avoir si publiquement reconnu que, s'il avait CRU VOIR, il avait mal vu.—Inclinons-nous donc, sans commentaires, et passons en constatant que, forts de ce précédent, nous avions le droit d'espérer, de sa part, quelques mots de regrets, d'ailleurs, tout simples et tout naturels, au sujet de sonlapsus calami, comme il disait à ses élèves de Lesneven (Finistère), du temps de son professorat.
Hâtons-nous d'ajouter qu'en dehors de ces mésentendus, le prince de la Critique a continué(et continuera longtemps encore, je l'espère), de nous prouver sa sincérité, sa haute honorabilité.—Il sut quitter leGaulois, lorsque ce journal devint un organe bonapartiste. Sa dignité ne pouvait, en effet, s'accommoder d'écrire dans une feuille d'une nuance opposée à la solidité des siennes. Il a décliné, par une austère modestie, la croix de la Légion d'Honneur. Cependant il compte, à son actif, divers travaux littéraires, savoir: 1osa brochure si remarquable intitulée:Faut-il s'assurer?(laquelle il écrivit sur commande d'une Compagnie d'assurances, à ce que nous apprend le Dictionnaire Larousse), et, 2o, le si intéressant livre intitulé:Le Nouveau seigneur du village, où l'ascétique protecteur du féminin Conservatoire actuel cingle, du fouet de la satire et dans un accès de morale sincère, certains maires de quelques bourgades, sous le second Empire. Je regrette, même, que mes loisirs ne me permettent pas d'en offrir ici quelques citations, à rendre jalouses les ombres de Juvénal et de Tacite. Ces ouvrages, joints au ballot de ses feuilletons, justifient la considération dont l'honorent tous les esprits éclairés, et l'autorité avec laquelle il juge les œuvres des grands hommes.
Pour conclure donc, devant cette imposante personnalité,—et pour éviter, surtout, de donner à la nouvelle petite «erreur» de l'autre jour plusd'importance qu'elle ne mérite, nous dirons que si M. Francisque Sarcey, faute peut-être de s'en être aperçu, n'a pas cru devoir adresser, à ses confrères et à moi-même, les quelques mots d'excuses bien élevées auxquels nous étions en droit de nous attendre, je crois être l'interprète de tous ces messieurs, et de leur sourire, en l'en dispensant aujourd'hui.
À quoi bon la hache? Ne t'arme que d'épingles, si tu n'as pour objectif qu'un ballon.Proverbes futurs.
À quoi bon la hache? Ne t'arme que d'épingles, si tu n'as pour objectif qu'un ballon.
Proverbes futurs.
Plusieurs, certes, en parcourant l'histoire suivante, apercevront, sous l'apparente fantaisie des épisodes, sous leur inévitable trivialité même, la figure du notoire personnage dont j'ai, peut-être, voulu parler. Et quelques-uns pourront s'étonner de me voir ainsi condescendre à plaisanter les débuts, le foyer natal et les origines d'un «grand homme» (estampillé tel, du moins, par des majorités négligeables).
Soit dit du fond de ma pensée, tout le premier j'estimerais comme d'un bien médiocre esprit de songer, dans l'espèce, à des ironies de cet aloi, si le prétendu «grand homme» eût été réellement autre chose que gros, sonore et stérile, s'il eûtfondé ou détruit quelque chose, s'il eût laissé une œuvre quelconque,—s'il eût émis une idée nouvelle, noble et redressante, que l'on osât notifier sans sourire du tonitruant hâbleur,—sil se fût distingué, seulement, par quelque vertu militaire,—ou, même, domestique.
Mais devant le fatras de ses discours, étalés sous mes yeux, je me trouve en présence d'un tel néant que je ne puis distinguer, qu'au microscope, ce patriotique homme d'affaires puisque, malgré le volume de sa voix, je ne pourrais l'entendrequ'au microphone. En fait d'«attitude politique» on doit exiger autre chose d'un grand homme que de se tenir l'œil au ciel, une main sur le ventre et l'autre dans la poche (dans le sac, parfois) en pérorant à tue-tête, à l'aide de poumons forains, ces sordides lieux communs dont le propre est d'escroquer toujours, et par milliers, les votes et l'enthousiasme des cœurs bas, des intelligences de cabarets, des êtres sans Dieu. Personne, jamais, même parmi ses plus caudataires fervents, n'a pris au sérieux, ce chantre retors de tous les lutrins de barrière.
Tous les discours et les bronzes n'y feront rien, ni les lions à face débonnaire sous lesquels on le symbolise. L'Histoire classera ce tribun comme un hybride et mâtiné produit du vénal Danton, de l'éloquent Robert-Macaire, et du visqueux Louis Blanc.
C'est pourquoi, devant la médiocrité de cette boursouflure, n'entrevoyant, au fond de son épopée et de «l'opportunisme» louche de son apparition, que l'entité d'on ne sait quel obèse patriote «d'occasion», d'une incapacité fougueuse, j'ai cru faire acte de français en ne voulant écrire à son sujet que cette fantaisie, aussi peu «sérieuse» que sa mémoire.
En l'an de grâce 1869, un soir d'hiver, dans une de nos sous-préfectures, dix heures étant sonnées à la mairie, M. Gambade père, vieil épicier méridional, enjoignit au nommé Pacôme, son principal garçon, de fermer et boulonner, selon la coutume, les auvents du tantôt mi-séculaire magasin de denrées coloniales et autres que le dit négociant tenait, depuis un avantageux successorat, au coin d'une rue assez importante de la localité.
Pendant que Pacôme, heureux d'obéir, exécutait avec une bruyante rapidité l'ordre du patron, celui-ci, ayant quitté son tablier à bavette et empilé ses livres de caisse, saisit la lampe, «enfila» l'escalier et pénétra au premier, dans la chambre, d'ailleurs nuptiale, où l'attendait sa femme, assise en un fauteuil, au coin de l'âtre.
MmeGambade venait de mesurer dans la théière, le noir sou-chong; elle surveillait la murmurante bouillote; deux moines, à ses pieds tiédissaient.
Les rideaux à ramages étaient soigneusement tirés devant les fenêtres.
L'époux revêtit donc une robe de chambre à pois, assura sur son chef une petite calotte de soie noire à gland, étaya ses lunettes d'argent sur ses sourcils, et s'étant plongé en son voltaire, à l'autre coin, se pencha pour ajuster ses pantoufles en recourbant péniblement un index.
Après quoi, MmeGambade, comme on allait un peu faire salon, lui offrit un bol de la chaude infusion chinoise, toute sucrée et aromatisée de Kirsch, «de la Forêt-Noire.» L'ayant porté des deux mains à ses lèvres, il huma le délicieux breuvage à petites gorgées; puis reposa le bol sur la cheminée, avec une légère toux de satisfaction et un fort crachement sur le feu.
Il y avait un frais bouquet de violettes des bois auprès de la pendule.
Il en respira, pendant quelques secondes, l'âme naïve, toute trempée de rosée, sans doute pour oublier les senteurs qui montaient d'en bas, par les pores du plancher et qui, mêlées au parfum de cette pièce intime, y répandaient une odeur de petit-aigre, pareille à celle qui s'échapperait d'un wagon de nourrices.
Le tout accompli, Gambade père s'accota de biais, dans le fauteuil, le front appuyé à l'un des oreillards.
—A-t-on reçu des nouvelles de Paris? demanda-t-il.
—Pacôme nous montera tout à l'heure le courrier et le journal, répondit simplement MmeGambade.
Ah! cette parole était grosse de signifiances et presque d'orages entre l'excellent couple! Unis, en effet, depuis le printemps de la vie, les époux Gambade avaient vu le ciel bénir leur hymen: bref, l'Être-Suprême leur avait accordé, bientôt, un gros garçon que Pacôme lui-même avait déclaré beau comme les amours.
—Eh! c'est un dauphin!... s'était écrié l'heureux père en saluant cette apparition.
Au dessert du repas des relevailles, la nourrice,—au milieu des détonations de l'Épernay carte blanche, qui ponctuaient des citations,—avait apporté le môme prédestiné. Celui-ci, effrayé peut-être à la vue des faces patibulaires qui entouraient la nappe, s'était mis à brailler à tue-tête.
—Eh! le gaillard est doué d'une voix de Stentor! s'était écrié, de rechef, Gambade père.
—Il ira loin!Tiens-toi, bien,Potin!... avait appuyé un flatteur, auquel, pour cette parole, échut un sourire de la jeune mère, car c'était le «Tu Marcellus eris» de la circonstance—et lemot avait chatouillé les deux époux au plus secret de leurs ambitions.
—Pas de visées trop hautes! avait toutefois remarqué M. Gambade: l'ambition, mal calculée, souvent nous perd. Messieurs, choisissons-lui plutôt un prénom.
Une vocifération générale ayant répondu, d'une manière indistincte: «Napoléon!» l'amphitryon, tout enluminé d'une fierté légitime, avait encore secoué la tête, puis, d'un air à la fois modeste et fin:
—Oh! non point que je sois hostile à cette idée!—avait-il déclaré;—non, messieurs; toutefois, je préférerais un prénom neutre et sonore... qui éveillât bien l'idée de Napoléon, si vous voulez... mais... sans casser les vitres!—Pantaléon, par exemple?
Ce ne fut qu'un cri et un toast: la nourrice emporta, tout baptisé, l'héritier présomptif.
Après l'épisode attendrissant du sevrage, le jeune Pantaléon grandit vite dans la demeure paternelle. Et quel feu-follet! Un vrai Trilby! Tantôt essayant les sucres d'orge, les réglisses, les jujubes, tantôt humectant les fruits secs d'une rosée bienfaisante, tantôt pétrissant la «castonnade» à même le tonneau.
Le reste du temps, appendu aux tabliers des garçons ou cajolé par les cordons-bleus et leschefs. C'était l'orgueil, la joie du magasin. Ah! l'enfant gâté!
Souvent, quand son père le surprenait se mouchant négligemment dans les papiers destinés à envelopper beurres et fromages, l'épicier disait: «Il faut bien que jeunesse se passe!» Où trouver, en effet, le courage de gourmander un si mutin espiègle?
Ses jeux favoris consistaient, par exemple, à s'entourer d'une douzaine de grands bonshommes en pain d'épice de son choix, qu'il s'adjoignait selon leurs coupes de figure; puis, assis au milieu d'eux, à leur parler, à leur débiter gravement de ces mille riens charmants, auxquels sa voix flexible semblait prêter une sorte de signification. En fait de jouets, il préférait les sonnettes aux tambours. À part cela, belliqueux, un vrai foudre de guerre.
Il raffolait, aussi, des petits ballons, alors très en vogue, qu'il lâchait dans les airs avec un gros cornichon dans la nacelle.
Mais son passe-temps de prédilection, c'était de dépenser une activité fiévreuse à tout bouleverser dans le magasin, de sorte qu'il fallait ensuite beaucoup de travail, pour s'y reconnaître et remettre les choses en leur place.
Car il posait alors, en évidence, dans les rayons principaux, les susdits cornichons et fruits secs, pour lesquels il manifestait un faible, et qu'ilclassait d'après lerassisde leur état. Puis, montrant son ouvrage à son père, il s'écriait:
—Tu verras! tu verras, papa, quand je serai grand!
Toutefois, comme l'organe, de jour en jour plus sonore, du jeune citoyen, finissait par empêcher d'entendre les additions, ses excellents parents, d'un commun accord, le fourrèrent au lycée:primo, pour qu'il y apprît à compter, à lire et à écrire;secundo, pour s'en débarrasser, car son tapage finissait par ahurir la clientèle.
Un fait assez grave se passa dès la première distribution des prix. Le jeune Pantaléon Gambade ayant obtenu le prix de Devoirs français, monta sur l'estrade, y fut accolé par une sommité et redescendit le front ceint d'une couronne de lauriers-sauce à faveur d'or. À cette vue, chose étrange, au lieu d'un rayon de joie éclairant la physionomie paternelle, une ombre parut tomber sur l'âme de Gambade père.
C'était un homme de grand sens, c'est-à-dire un homme dont la pensée était exclusivement bornée aux intérêts de son négoce. De là, l'estime dont il jouissait dans le commerce.
Il partait toujours de principes arrêtés en son esprit: «Tel père, tel fils»; «l'on chasse de race», etc. Donc, se demandait-il, en un soudain émoi, comment son fils pouvait-il être doué defacultés dont il se sentait lui, l'auteur, si essentiellement dénué? Un prix d'arithmétique, passe encore; mais de Devoirs français!! Comment cela?
Tout à coup, ses voisins virent se rasséréner son front, sur lequel ils avaient suivi avec anxiété le vol du nuage: Gambade s'était rassuré par la réflexion suivante:
—Aujourd'hui, tout se fait par protection; c'est, sans doute, quelque professeur qui, jaloux de s'ouvrir un compte chez moi, aura voulu me flatter indirectement dans ma progéniture.
Grâce à cette réflexion lumineuse, rien n'altéra plus la sérénité de Gambade père, durant le cours des humanités de son fils, malgré les prix réitérés de Pantaléon.
Un jour de vacances, par un beau soleil, comme Pantaléon s'ébattait à demi-nu, avec de jeunes amis, dans l'épicerie même, il arriva qu'au milieu de ses bonds joyeux, il tomba dans la barrique de mélasse et en sortit un peu étouffé et tout couvert de la précieuse marchandise. Tous ses petits camarades qui le connaissaient, coururent alors après lui, toutes langues dehors, dans l'espoir de recueillir ainsi quelques bribes de son inespérée déconfiture. Ce fut un chorus, une Union générale!... Il ne put se dérober, même par la fuite, à leurs caresses. Chacun s'enretourna chez soi, se félicitant de l'aubaine et de lagénérositéde Pantaléon.
Lorsque après l'adolescence, le jeune vainqueur eut franchi sans encombre les épreuves du baccalauréat ès-lettres et du barreau,—les examinateurs étant, cette fois, trop loin pour qu'il fût possible de prêter un intérêt quelconque à leur favoritisme,—la stupeur initiale rentra dans l'esprit de Gambade père et y devint rapidement énorme.
Partant, en effet, de ces principes: «Tel père, tel fils;—on chasse de race, etc.,» un fils dont les instincts se montraient si différents des siens propres, c'est-à-dire, de ceux que son filseût dûavoir, le déconcertait! Pensée corrosive qui se logea dans sa quiétude comme le ver dans le fruit.
Son sommeil, d'abord s'en agita.
—Qu'as-tu? demandait MmeGambade. Il répondait par un rire... sardonique,—sans rouvrir les yeux.—Que signifiait?... pensait-elle, en se rendormant.—Parfois il montait et descendait maintenant, sans motif,—pauvre âme en peine!
Peu à peu, ses sourcils prirent l'habitude du froncement:—«Ça, son fils??...» Parfois, distrait, et empaquetant gravement un hareng saur, il l'offrait, en clignant un œil morne, à qui demandait une botte de carottes nouvelles, (caril tenait aussi les primeurs) et c'était en tournant le dos qu'il ajoutait machinalement:—«Et avec ça?»
Son étoile pâlissait. Lorsque la patronne, en apprenant un succès oratoire de son fils, au Palais, pleurait de joie, Gambade avait, lui, des sourires d'une ineffable amertume. Dans ses rêves, il se voyait souvent écrasé par la chute d'une idole au front d'argent et aux pieds de pain d'épice. Et des nouvelles verbales de Paris lui arrivaient. Pantaléon y passait pour la coqueluche des Bohèmes, des gens sans aveu,—delettres, en un mot. Quant à ses mœurs, il ambitionnait la gloire. Peu de femmes: il n'aimait que les «lauriers.»
Ses lettres étaient datées presque toujours d'un certain café du boulevard, que tout la gent artistique fréquentait alors; le jeune Gambade y politiquait, les matins, en donnant de la voix au point qu'à chaque instant, M. Madrure, le limonadier, le priait ou de mettre une «sourdine» ou de «déguerpir».
Gambade père répondait en missives acerbes, lui coupant les vivres.
—Et de quelle politique s'occupait-il, le blanc-bec? De fronder le gouvernement dans des feuilles de choux?... Un métier à se faire casser la pipe! Au lieu de revenir s'établir dans sa bonne épicerie paisible.
Puis, dilemme: «Tel père, tel fils: ou chasse de race, etc., etc.» Si ce n'étaient que des fredaines, pourquoi M. Pantaléon les prolongeait-il?... S'il était sérieux, comment pouvait-ce être un Gambade? Le pire était que ces frasques compromettaient encore la clientèle. On avait parlé de lui dans la localité même: de mauvaises langues;—et la pratique se méfie des denrées d'un magasin dont les patrons sont des cerveaux brûlés. Certes, Gambade père était bien connu: les errements de son fils ne pouvaient l'atteindre; mais enfin! à la longue!...
Un procès que Pantaléon avait plaidé, à propos de bottes, et gagné même, avait fait du bruit. La belle avance! Un Gambade n'était pas fait pour embrasser des métiers casuels où n'arrivent que des gens spéciaux;—spéciaux!—Que diable! on est épicier ou on ne l'est pas.
Dans l'épicerie, un fils n'est, au fond, qu'un successeur.
—Ma carrière est solide, utile et honorable, concluait Gambade père; il est temps qu'il rentre au bercail et qu'il devienne un homme...
—Bah! la politique, c'est de son âge!... répondait, joyeuse, MmeGambade. Il jette sa gourme.
Tout ce bruit, d'ailleurs, prouvait que son fils avait du «toupet», c'est-à-dire ce que les femmes prisent le plus chez un homme (surtout lorsqu'il est, avec ça, bel homme).
Les Gambade en étaient donc là; ce fameux soir où tous deux se trouvaient en leur chambre et s'apprêtaient à se mettre au lit, pour se délasser des gros travaux de la journée.
Pacôme entra, presque aussitôt après la réponse de madame:—il apportait une lettre et un journal.
—Bon! c'est de lui! Voyons!... dit aigrement Gambade en faisant sauter l'enveloppe.
Il s'approcha de la lampe et, sourcils haussés, lunettes au front, tête en arrière, lut tout haut les lignes suivantes:
«Cher père, deux mots seulement. Tu dis que je déserte notre épicerie? Je prétends, au contraire, que grâce à moi, toute la France n'en semblera bientôt plus que la succursale. Tu me traites d'ergoteur? Soit; le mot signifie, selon moi, celui qui a des ergots.«Donc, nouvel Étienne Marcel, je me porte à une députation de Paris. N'ayant rien de Thomas Aniello, ni de Colas Rienzi, je serai nommé.—Per che?...Parce que je sais, de manière à ne jamais l'oublier, que la Chambre est un endroit où l'on entre en disant: Citoyen,—et d'où l'on sort en disant: Monsieur;—voilà tout.»
«Cher père, deux mots seulement. Tu dis que je déserte notre épicerie? Je prétends, au contraire, que grâce à moi, toute la France n'en semblera bientôt plus que la succursale. Tu me traites d'ergoteur? Soit; le mot signifie, selon moi, celui qui a des ergots.
«Donc, nouvel Étienne Marcel, je me porte à une députation de Paris. N'ayant rien de Thomas Aniello, ni de Colas Rienzi, je serai nommé.—Per che?...Parce que je sais, de manière à ne jamais l'oublier, que la Chambre est un endroit où l'on entre en disant: Citoyen,—et d'où l'on sort en disant: Monsieur;—voilà tout.»
—Député! lui! mazette, quel aplomb»!... murmura MmeGambade.—Au fait, pourquoi pas? Lui ou un autre... pour ce qu'ils font...
—Il est fou, mais continuons! répondit simplement Gambade.
«Apprends donc, en ce jour, bon père, quels sont mes ambitieux desseins et juge s'ils sont carrés à la base.—Soit dit pour ta gouverne, un homme jadis exista, nommé Carnot, lequel, entre autres qualités, avait celle de trouver des hommes d'attaque.—Pour me distinguer de ce Carnot, je saurai m'entourer, moi, d'hommes secondaires ou nuls. Se flanquer d'hommes supérieurs? Bêtise, à moins d'être un Louis XIV: c'est l'astre se créant à lui-même d'inévitables éclipses. Un état-major médiocre, mais sûr, tout est là. Quant à la «Patrie», les nations riches se sauvant toujours très bien toutes seules, le premier venu suffit pour les représenter; le nom de tout soi-disant sauveur n'étant jamais que l'étiquette du sac.Une fois bien assis et inféodé dans la grosse place, je laisserai tout écrire! Tout!E che mi fa?Toute diatribe, accusatrice ou non, n'est, au fond, qu'une réclame, en bon parlementarisme. Tenant en main la forte clef d'or toute-puissante du grand arbre de couche, au mouvement duquel s'annexent, subdivisés à l'infini, les millions de rouages dont l'ensemble s'appelle, en France, l'Administration, je serai, je le sens, le maître désiré, de l'humeur digestive duquel dépendra la fortune (c'est-à-dire la conscience) de tous. Avec cette clef-là, l'on se trouve, dans les vingt-quatre heures, déclaré,—c'est-à-direêtre,—un «profond» politique. Ce rossignol-maître en poche, on peut donc laisser chanter à chacun sa chanson. On tourne la poignée administrative pendant les murmures. On syllabise, par intervalles, d'éloquents borborygmes,voilés de quelques-uns de ces demi-sourires éclairés qui suffisent, aujourd'hui, pour persuader un pays entier de la capacité d'un homme. «Ils chantent! Ils paieront!» comme disait un grand ministre. Avec mes républicains, il suffira toujours, pour être estimé comme honnête homme, de n'aimer que l'Humanité future en méprisant la présente.«En France, j'ai remarqué que l'énergie, la valeur et le «caractère» des gens se mesuraient à leurs cris et à leurs dégâts.—Tu te demandes, en me lisant, si je suis éveillé?... Sache qu'un jour, bientôt, les chefs de tous les partis, non seulement me laisseront faire, mais que, grâce à l'adresse avec laquelle je saurai ménager leurs défections, ces hommes s'enorgueilliront de m'avoir tenu tête une minute,—ou fait semblant,—et que le plus clair de l'estime que leurs partisans pourront leur conserver, ne proviendra que de ces protestations apparentes, sortes de pasquinades entre eux et moi, d'ailleurs, tacitement convenues.Per che?Parce que c'est ainsi, mon cher père, que doivent se passer les choses,—à cause de la grande indifférence, vois-tu, qui coule aujourd'hui, dans toutes les veines. J'en atteste les tiennes, dont je connais le sang.«Quant à émettre des «idées» dans mes discours... J'ai là un vieux solde (laissé au rebut, et pour compte, par d'anciennes Chambres), de mots de sept et huit syllabes: environ deux cent cinquante-sept; par exemple, les mots:gouvernemental,constitutionnel,parlementarisme,concordataire,dans cette enceinte, etc. Enfin,DEUX CENT CINQUANTE-SEPT. J'ai mis dix-huit mois à les recueillir dans tousles discours qui ont «porté» à cause, uniquement, qu'ils étaient émaillés de ce vocable. J'affirme qu'il suffit de les écrire un à un, sans se presser, sur de petits bouts de papier, tous les deux cent cinquante-sept, puis de les jeter dans un chapeau et de les remuer ensuite, d'une main légère, pour qu'ils donnent des combinaisons de phrases à perte de vue, sans qu'il soit besoin d'aucune idée autre quecelles qu'ils ont l'air de représenter par eux-mêmes, pour que l'individu qui aura le sang-froid de les articuler avec le plus léger semblant de cohésion, passe immédiatement pour l'un des plus miraculeux orateurs qui aient jamais transpiré devant un auditoire.«Pour un aigle!» mon père, pour un aigle!... Et voici pourquoi!Plus on émet d'idées, plus on s'émiette! Moins donc on paraît sérieux, puisque on se livre dans ses idées, chacune d'elles semblant donner notre mesure!!! Donc, JAMAISd'idées! À chaque douzaine d'années de suprématie, j'espère bien pouvoir défier le pays d'en découvrirune, mais ce qui s'appelleUNE SEULE, dans tous les discours que j'aurai prononcés. Là est, aujourd'hui, le summum de l'Art, en matière de tribune; mais si quelqu'un me le disait,JE CRIERAIS AU PARADOXE! Avec tout le pays! Etplus fort que la foule!! N'ayant pas le temps de discuter avec la niaiserie publique, je suis déterminé à être en paroles, toujours etquand même, de son avis,—comme un nommé Lycurgue m'en a donné l'exemple, autrefois. Le stock des mots ci-dessus indiqués suffit pour régir le bonheur des peuples et donner de soi, te dis-je, la plus hauteopinion. Tu crois qu'il est besoin d'un secret pour agencer leur incohérence? Erreur profonde!... J'ai vu, ici, un jongleur chinois qui, en agitant un éventail, maintenait, par ce souffle incessant, une foule de petits papiers dans les airs, et qui semblaient des papillons. Place mes deux cent cinquante-sept mots sur autant de petits papiers, je les maintiendrai autour de moi de la même manière et au bruit des MÊMES applaudissements... que le jongleur ses papillons. Seulement, c'est une question de choix; moi, je jonglerai avec des électeurs: lui jongle avec des boules de papier.«Et moi, du moins, l'on ne m'accusera pas de me répéter, car j'aurai le mérite énorme de n'avoir jamaisriendit... AFIN DE NE PAS ÊTRE MÉPRISÉ.«Ah! certes, j'aimerais mieux me vouer à de plus nobles tâches, et le cœur m'a battu peut-être plus fort qu'à bien d'autres, à l'idée d'un grand destin. Mais à la vue des fronts, des regards et des sourires qui m'entourent, j'ai décidé qu'il faudrait être undioupour tenter quoi que ce soit de superbe avec de tels acolytes, et que le mieux serait d'attendre, fût-ce indéfiniment, des temps plus «opportuns» pour y songer.«Demain donc, je serai député de Paris, premier degré du Capitole dont il s'agit de ne pas effaroucher les gardiens traditionnels.«Le moule secret de mes exodes sera celui-ci: «Frères, le Roi disait:Nous voulons; vous dites: Je veux; je viens vous dire: Il faut!... Quoi?... Qu'est-ce?... Que faut-il?... Il faut la Science!!! leProgrès!!! la Vie pour tous!!! leLIBREdéveloppement de chacun selon ses aptitudes, dans la grande famille sociale!!! Il faut LA LUMIÈRE!!! etc. etc.» Et ces paroles toutes gonflées pour moi de puissance et d'or, je les articulerai d'un ton et d'un organe qui finiront par faire croire à la France éblouieque j'ai qualité pour les définir, les nettifier et en incarner le sens dans les actes du pays. Oubliant, dans son trouble, de me demander mes définitions et mes papiers, elle ne verra plus en moi que l'INVENTEUR MÊME, l'inventeurINESPÉRÉ, le Christophe Colomb de ces vocables vermoulus, démodés avant le Déluge, et dont la vogue est de retour. Car il est des principes qui reviennent dans l'Esprit humain avec des périodicités de comète.«Et comme chacun croit, aujourd'hui, à ces sonorités consolantes et d'un sensTOUJOURSfutur, je deviendrai le porte-voix de ces idées publiques, puisque, grâce à mon organe, je les crierai plus fort que tout le monde.«Eh bien, je prétends suivre la vogue, la diriger! Pourquoi pas?—D'abord, j'y crois, moi, à ces principes: seulement, il s'agit de passer pour leseulqui ait la manière utile de s'en servir. Avant peu, tu apprécieras si je sais donner, toujours d'avance, à la foule, bonne opinion de ma toujours future capacité.«En conclusion, je saurai m'arrondir au point de ressembler à mes périodes. Et ceci est d'une haute importance aujourd'hui! L'extérieur avant tout!... Le poids moral d'un discours bénéficie, en son impression sur les masses, du poidsphysiquede l'orateur. Maigre, mes paroles paraîtraient moins«sérieuses». Gras, il me semble que je pourrais prétendre au trône, si mes convictions me le permettaient. Ah! si tupouvaissavoir jusqu'à quel terrible point ce que je te dis ici est l'unique, l'absolue, l'éternelle et triste vérité!...À laquelle, hélas! il faut se conformer, si l'on ne veut finir pauvre, inestimé et persiflé de tout le monde. C'est le «Tue-moi ou je te tue» des temps enfin modernes.Sur ce, «que le citoyen de l'Être» vous tienne tous deux en sa digne garde!«Votre fils respectueux,«Pantaléon»P. S.—Ci-joint un compte-rendu de la dernière séance de la Redoute, séance que j'ai présidée; vous y verrez quels sont les orateurs à l'influence desquels je devrai mon élection. En fait d'engagements envers eux, je ne remplirai que... mon fauteuil.P. G.
«Apprends donc, en ce jour, bon père, quels sont mes ambitieux desseins et juge s'ils sont carrés à la base.—Soit dit pour ta gouverne, un homme jadis exista, nommé Carnot, lequel, entre autres qualités, avait celle de trouver des hommes d'attaque.—Pour me distinguer de ce Carnot, je saurai m'entourer, moi, d'hommes secondaires ou nuls. Se flanquer d'hommes supérieurs? Bêtise, à moins d'être un Louis XIV: c'est l'astre se créant à lui-même d'inévitables éclipses. Un état-major médiocre, mais sûr, tout est là. Quant à la «Patrie», les nations riches se sauvant toujours très bien toutes seules, le premier venu suffit pour les représenter; le nom de tout soi-disant sauveur n'étant jamais que l'étiquette du sac.
Une fois bien assis et inféodé dans la grosse place, je laisserai tout écrire! Tout!E che mi fa?Toute diatribe, accusatrice ou non, n'est, au fond, qu'une réclame, en bon parlementarisme. Tenant en main la forte clef d'or toute-puissante du grand arbre de couche, au mouvement duquel s'annexent, subdivisés à l'infini, les millions de rouages dont l'ensemble s'appelle, en France, l'Administration, je serai, je le sens, le maître désiré, de l'humeur digestive duquel dépendra la fortune (c'est-à-dire la conscience) de tous. Avec cette clef-là, l'on se trouve, dans les vingt-quatre heures, déclaré,—c'est-à-direêtre,—un «profond» politique. Ce rossignol-maître en poche, on peut donc laisser chanter à chacun sa chanson. On tourne la poignée administrative pendant les murmures. On syllabise, par intervalles, d'éloquents borborygmes,voilés de quelques-uns de ces demi-sourires éclairés qui suffisent, aujourd'hui, pour persuader un pays entier de la capacité d'un homme. «Ils chantent! Ils paieront!» comme disait un grand ministre. Avec mes républicains, il suffira toujours, pour être estimé comme honnête homme, de n'aimer que l'Humanité future en méprisant la présente.
«En France, j'ai remarqué que l'énergie, la valeur et le «caractère» des gens se mesuraient à leurs cris et à leurs dégâts.—Tu te demandes, en me lisant, si je suis éveillé?... Sache qu'un jour, bientôt, les chefs de tous les partis, non seulement me laisseront faire, mais que, grâce à l'adresse avec laquelle je saurai ménager leurs défections, ces hommes s'enorgueilliront de m'avoir tenu tête une minute,—ou fait semblant,—et que le plus clair de l'estime que leurs partisans pourront leur conserver, ne proviendra que de ces protestations apparentes, sortes de pasquinades entre eux et moi, d'ailleurs, tacitement convenues.Per che?Parce que c'est ainsi, mon cher père, que doivent se passer les choses,—à cause de la grande indifférence, vois-tu, qui coule aujourd'hui, dans toutes les veines. J'en atteste les tiennes, dont je connais le sang.
«Quant à émettre des «idées» dans mes discours... J'ai là un vieux solde (laissé au rebut, et pour compte, par d'anciennes Chambres), de mots de sept et huit syllabes: environ deux cent cinquante-sept; par exemple, les mots:gouvernemental,constitutionnel,parlementarisme,concordataire,dans cette enceinte, etc. Enfin,DEUX CENT CINQUANTE-SEPT. J'ai mis dix-huit mois à les recueillir dans tousles discours qui ont «porté» à cause, uniquement, qu'ils étaient émaillés de ce vocable. J'affirme qu'il suffit de les écrire un à un, sans se presser, sur de petits bouts de papier, tous les deux cent cinquante-sept, puis de les jeter dans un chapeau et de les remuer ensuite, d'une main légère, pour qu'ils donnent des combinaisons de phrases à perte de vue, sans qu'il soit besoin d'aucune idée autre quecelles qu'ils ont l'air de représenter par eux-mêmes, pour que l'individu qui aura le sang-froid de les articuler avec le plus léger semblant de cohésion, passe immédiatement pour l'un des plus miraculeux orateurs qui aient jamais transpiré devant un auditoire.
«Pour un aigle!» mon père, pour un aigle!... Et voici pourquoi!
Plus on émet d'idées, plus on s'émiette! Moins donc on paraît sérieux, puisque on se livre dans ses idées, chacune d'elles semblant donner notre mesure!!! Donc, JAMAISd'idées! À chaque douzaine d'années de suprématie, j'espère bien pouvoir défier le pays d'en découvrirune, mais ce qui s'appelleUNE SEULE, dans tous les discours que j'aurai prononcés. Là est, aujourd'hui, le summum de l'Art, en matière de tribune; mais si quelqu'un me le disait,JE CRIERAIS AU PARADOXE! Avec tout le pays! Etplus fort que la foule!! N'ayant pas le temps de discuter avec la niaiserie publique, je suis déterminé à être en paroles, toujours etquand même, de son avis,—comme un nommé Lycurgue m'en a donné l'exemple, autrefois. Le stock des mots ci-dessus indiqués suffit pour régir le bonheur des peuples et donner de soi, te dis-je, la plus hauteopinion. Tu crois qu'il est besoin d'un secret pour agencer leur incohérence? Erreur profonde!... J'ai vu, ici, un jongleur chinois qui, en agitant un éventail, maintenait, par ce souffle incessant, une foule de petits papiers dans les airs, et qui semblaient des papillons. Place mes deux cent cinquante-sept mots sur autant de petits papiers, je les maintiendrai autour de moi de la même manière et au bruit des MÊMES applaudissements... que le jongleur ses papillons. Seulement, c'est une question de choix; moi, je jonglerai avec des électeurs: lui jongle avec des boules de papier.
«Et moi, du moins, l'on ne m'accusera pas de me répéter, car j'aurai le mérite énorme de n'avoir jamaisriendit... AFIN DE NE PAS ÊTRE MÉPRISÉ.
«Ah! certes, j'aimerais mieux me vouer à de plus nobles tâches, et le cœur m'a battu peut-être plus fort qu'à bien d'autres, à l'idée d'un grand destin. Mais à la vue des fronts, des regards et des sourires qui m'entourent, j'ai décidé qu'il faudrait être undioupour tenter quoi que ce soit de superbe avec de tels acolytes, et que le mieux serait d'attendre, fût-ce indéfiniment, des temps plus «opportuns» pour y songer.
«Demain donc, je serai député de Paris, premier degré du Capitole dont il s'agit de ne pas effaroucher les gardiens traditionnels.
«Le moule secret de mes exodes sera celui-ci: «Frères, le Roi disait:Nous voulons; vous dites: Je veux; je viens vous dire: Il faut!... Quoi?... Qu'est-ce?... Que faut-il?... Il faut la Science!!! leProgrès!!! la Vie pour tous!!! leLIBREdéveloppement de chacun selon ses aptitudes, dans la grande famille sociale!!! Il faut LA LUMIÈRE!!! etc. etc.» Et ces paroles toutes gonflées pour moi de puissance et d'or, je les articulerai d'un ton et d'un organe qui finiront par faire croire à la France éblouieque j'ai qualité pour les définir, les nettifier et en incarner le sens dans les actes du pays. Oubliant, dans son trouble, de me demander mes définitions et mes papiers, elle ne verra plus en moi que l'INVENTEUR MÊME, l'inventeurINESPÉRÉ, le Christophe Colomb de ces vocables vermoulus, démodés avant le Déluge, et dont la vogue est de retour. Car il est des principes qui reviennent dans l'Esprit humain avec des périodicités de comète.
«Et comme chacun croit, aujourd'hui, à ces sonorités consolantes et d'un sensTOUJOURSfutur, je deviendrai le porte-voix de ces idées publiques, puisque, grâce à mon organe, je les crierai plus fort que tout le monde.
«Eh bien, je prétends suivre la vogue, la diriger! Pourquoi pas?—D'abord, j'y crois, moi, à ces principes: seulement, il s'agit de passer pour leseulqui ait la manière utile de s'en servir. Avant peu, tu apprécieras si je sais donner, toujours d'avance, à la foule, bonne opinion de ma toujours future capacité.
«En conclusion, je saurai m'arrondir au point de ressembler à mes périodes. Et ceci est d'une haute importance aujourd'hui! L'extérieur avant tout!... Le poids moral d'un discours bénéficie, en son impression sur les masses, du poidsphysiquede l'orateur. Maigre, mes paroles paraîtraient moins«sérieuses». Gras, il me semble que je pourrais prétendre au trône, si mes convictions me le permettaient. Ah! si tupouvaissavoir jusqu'à quel terrible point ce que je te dis ici est l'unique, l'absolue, l'éternelle et triste vérité!...
À laquelle, hélas! il faut se conformer, si l'on ne veut finir pauvre, inestimé et persiflé de tout le monde. C'est le «Tue-moi ou je te tue» des temps enfin modernes.
Sur ce, «que le citoyen de l'Être» vous tienne tous deux en sa digne garde!
«Votre fils respectueux,
«Pantaléon»
P. S.—Ci-joint un compte-rendu de la dernière séance de la Redoute, séance que j'ai présidée; vous y verrez quels sont les orateurs à l'influence desquels je devrai mon élection. En fait d'engagements envers eux, je ne remplirai que... mon fauteuil.
P. G.
À cette lecture, Gambade père, retenant, d'une main sa robe de chambre et, de l'autre, brandissant la lettre, se mit à marcher à grands pas.
—Ceci pourrait être daté de Charenton, grommela-t-il, et, décidément, j'ai pour fils... un... Olibrius.
(Hélas, Gambade père ignorait qu'Olibrius lui-même fût, grâce à de toutes spéciales circonstances,un empereur romain, un maître de l'Orient sinon de l'Occident).
Il s'accroupit donc, à ce mot, en se saisissant les rotules dans les paumes, pour exhaler, avec plus d'aise, sa pitié, en un éclat de rire affreusement sarcastique,—et continua:
—Député? lui!... Qui ça? lui?... Ton gamin?... Ah!... qui s'imagine que les gens de la Capitale vont prendre au sérieux toutes ces fariboles!
—Dame! répondit la mère, tu disais toi-même, l'autre jour, que l'Empereur filait un mauvais coton... Et puisque Léon se met de l'Opposition...
—De l'Opposition!... s'écria Gambade père, mais es-tu folle!... Voilà Pantaléon qui s'«oppose» à l'Empereur, maintenant! Tiens! laisse-moi; cela fait compassion.
Et il haussait les épaules avec des saccades capables de lui luxer les omoplates.
—Lis donc plutôt ce qu'il y a sur le journal, répondit MmeGambade, qui croyait surtout aux imprimés.
—Soit!... reprit, avec une dignité soudaine Gambade père.
Il revint à sa place, déplia la feuille parisienne, puis d'une voix solennelle, lut ce qui suit: