SULLY-PRUDHOMME.

M. Sully-Prudhomme, né à Paris en 1839, joint à la perfection de la forme l'émotion sentimentale et la pensée philosophique; c'est le plus grand poète français depuis Victor Hugo.

Ses oeuvres sont:Les Stances et Poèmes(1865),les Epreuves, les Solitudes(1869),La France(1874),les Vaines tendresses(1875),la Justice(1878),le Prisme(1886),Le bonheur(1888),Les solitudes(1894),Testament poétique(1901), etc.

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,Des yeux sans nombre ont vu l'aurore;Ils dorment au fond des tombeaux,Et le soleil se lève encore.

Les nuits, plus douces que les jours,Ont enchanté des yeux sans nombre;Les étoiles brillent toujours.Et les yeux se sont remplis d'ombre.

Oh! qu'ils aient perdu le regard,Non, non, cela n'est pas possible!Ils se sont tournés quelque part,Vers ce qu'on nomme l'invisible;

Et comme les astres penchanteNous quittent mais au ciel demeurent,Les prunelles ont leurs couchants,Mais il n'est pas vrai qu'elles meurent;

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,Ouverts à quelque immense aurore.De l'autre côté des tombeauxLes yeux qu'on ferme voient encore.

M. François Coppée, né à Paris en 1842, publia en 1867 son premier recueil de poésies,le Reliquaire. Depuis se sont succédé:les Intimités, les Poèmes modernes, les Humbles, etc. Comme ce dernier titre l'indique, M. Coppée s'est tourné, en suivant l'exemple de Victor Hugo, vers les travailleurs et les pauvres gens, mais il lui est malheureusement arrivé de tomber dans la banalité; sa poésie n'est parfois que de la prose poétique.

M. Coppée a aussi écrit des pièces de théâtre, dont l'une,lePassant, a acquis une certaine célébrité, et des romans.

Au village en juillet. Un soleil accablant.Ses lunettes au nez, le vieux charron tout blancRépare, près du seuil, un timon de charrue.Le curé, tout à l'heure a traversé la rueNu-tête. Les trois quarts ont sonné, puis plus rien,Sauf monsieur le marquis, un gros richard terrien,Qui passe en berlingot et la pipe à la bouche,Et qui, pour délivrer sa jument d'une mouche.Lance des claquements de fouet très campagnardsEt fait fuir, effarés, coq, poules et canards.

Le soir, au coin du feu, j'ai songé bien des foisA la mort d'un oiseau, quelque part, dans les bois:Pendant les tristes jours de l'hiver monotone,Les pauvres nids déserts, les nids qu'on abandonne,Se balancent au vent sur le ciel gris de fer.Oh! comme les oiseaux doivent mourir l'hiver!Pourtant, lorsque viendra le temps des violettes,Vous ne trouverons pas leurs délicats squelettesDans les gazons d'avril où nous irons courir.Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir?

M. Louis Fréchette, poète canadien, a publié plusieurs recueils de vers, dont deux:les Fleurs boréales(1880), et lesOiseaux de Neige(1880), ont été couronnés par l'Académie française. Ses autres oeuvres poétiques sont:Mes Loisirs(1863),La Voîx d'un exilé(1867),La légende d'un peuple(1888), où M. Fréchette a su évoquer dans des accents qui rappellent parfois Victor Hugo, un passé de gloires nationales et d'héroïque grandeur.

Chênes au front pensif, grands pins mystérieux.Vieux troncs penchés au bord des torrents furieux,Dans votre rêverie éternelle et hautaine,Songez-vous quelquefois à l'époque lointaineOù le sauvage écho des déserts canadiensSe connaissait encor que la voix des IndiensQui, groupés sous l'abri de vos branches compactes,Mêlaient leurs chants de guerre au bruit des cataractes?

Sous le ciel étoilé, quand les vents assidusBalancent dans la nuit vos longs bras éperdus.Songez-vous à ces temps glorieux où nos pèresDomptaient la barbarie au fond de ses repaires?Quand épris d'un seul but, le coeur plein d'un seul voeu,Ils passaient sous votre ombre, en criant: "Dieu le veut!"Défrichaient la forêt, créaient des métropoles,Et, le soir, réunis sous vos vastes coupoles,Toujours préoccupés de mille ardents travaux.Soufflaient dans leurs clairons l'esprit des jours nouveaux?

Oui, sans doute; témoins vivaces d'un autre âge,Vous avez survécu tout seuls au grand naufrageEt, sans souci du temps qui brise les petits,Votre ramure, aux coups des siècles échappée,A tous les vents du ciel chante notre épopée!

(1833-1907)

Aindrë Theuriet appartenait à une famille lorraine; il entra comme son père dans le service de l'enregistrement, ce qui ne l'empêcha pas de publier de 1867 jusqu'à sa mort plus de soixante-dix volumes de prose et de poésie. Dans ses romans comme dans ses vers, André Theuriet s'est fait le chantre de la vie rustique et de la province.

Brins d'osier, brins d'osier,Courbez-vous assouplis sous les doigts du vannier.

Brins d'osier, vous serez le lit frêle où la mèreBerce un petit enfant aux sons d'un vieux couplet:L'enfant, la lèvre encor toute blanche de lait,S'endort en souriant dans sa couche légère.

Vous serez le panier plein de fraises vermeillesQue les filles s'en vont cueillir dans les taillis.Elles rentrent le soir, rieuses au logis,Et l'odeur des fruits mûrs s'exhale des corbeilles.

Vous serez le grand van où la fermière alerteFait bondir le froment qu'ont battu les fléaux,Tandis qu'à ses côtés des bandes de moineauxSe disputent les grains dont la terre est couverte.

Lorsque s'empourpreront les vignes à l'automne,Lorsque les vendangeurs descendront des côteaux,Brins d'osier, vous lierez les cercles des tonneauxOù le doux vin rougit les douves et bouillonne.

Brins d'osier, vous serez la cage où l'oiseau chante,Et la nasse perfide au milieu des roseaux,Où la truite qui monte et file entre deux eaux,S'enfonce et, tout à coup, se débat frémissante.

Et vous serez aussi, brins d'osier, l'humble claieOù, quand le vieux vannier tombe et meurt, on l'étend,Tout prêt pour le cercueil.—Son convoi se répand,Le soir, dans les sentiers où verdit l'oseraie.

Brins d'osier, brins d'osier,Courbez-vous assouplis sous les doigts du vannier.

Henri de Régnier naquit à Honfleur en 1864. Il se rallia d'abord au groupe des poètes symbolistes et publiaLes Lendemains, Poèmes anciens et romanesques, Tel qu'en songe, tout en collaborant à diverses revues.

Dans un genre plus classique, il écrivit ensuiteLes Jeux rustiques et divinsetLes Médailles d'argile, et il se rapproche des "poètes de la Vie" dans ses deux derniers recueils,La Cité des EauxetLa Sandale ailée.

M. Henri de Régnier est également un romancier renommé.

Le matin, je me lève, et je sors de la ville.Le trottoir de la rue est sonore à mon pas,Et le jeune soleil chauffe les vieilles tuiles,Et les jardins étroits sont fleuris de lilas.

Le long du mur moussu que dépassent les branches,Un écho que l'on suit vous précède en marchant,Et le pavé pointu mène à la route blanche.Qui commence au faubourg et s'en va vers les champs.

Et me voici bientôt sur la côte gravieD'où l'on voit, au a'oleil et couchée à ses pieds,Calme, petite, pauvre, isolée, engourdie,La ville maternelle aux doux toits familiers.

Elle est là, étendue et longue: Sa rivièrePar deux fois, en dormant, passe sous ses deux ponts;Les arbres de son mail sont vieux comme les pierresDe son clocher qui pointe au-dessus des maisons.

Dans l'air limpide, gai, transparent et sans brumeElle fait un long bruit qui monte jusqu'à nous:Le battoir bat le linge et le marteau l'enclume,Et l'on entend des cris d'enfants, aigres et doux. . .

Elle est sans souvenirs de sa vie immobile,Elle n'a ni grandeur, ni gloire, ni beauté;Elle n'est à jamais qu'une petite ville;Elle sera pareille à ce qu'elle a été.

Elle est semblable à ses autres soeurs de la plaine,A ses soeurs des plateaux, des landes et des prés;La mémoire, en passant, ne retient qu'avec peine,Parmi tant d'autres noms son humble nom français;

Et, pourtant, lorsque, après un de ces longs jours gravesPassés de l'aube au soir à marcher devant soi,Le soleil disparu derrière les emblavesAssombrit le chemin qui traverse les bois;

Lorsque la nuit qui vient rend les choses confusesEt que sonne la route dure au pas égal,Et qu'on écoute au loin le gros bruit de l'écluse,Et que le vent murmure aux arbres du canal;

Quand l'heure peu à peu ramène vers la ville,Ma course fatiguée et qui va voir bientôtLa première fenêtre où brûle l'or de l'huileDans la lampe, à travers la vitre sans rideau,

Il me semble, tandis que mon retour s'empresseEt tâte du bâton les bornes du chemin,Sentir, dans l'ombre, près de moi, avec tendresse,La patrie aux doux yeux qui me prend par la main.

(La Sandale ailée.).

(1780-1857)

Béranger, né à Paris dans la boutique d'un tailleur, assista au début de la Révolution française. Après une période de mauvaise chance, il fut protégé par Lucien Bonaparte, frère de Napoléon. Les Chansons satiriques qu'il composa sous tous les gouvernements lui firent perdre sa place; il fut même poursuivi devant la justice et emprisonné deux fois. Ses talents de chansonnier joints à sa réputation d'intégrité le rendirent populaire dans toute la France.

On parlera de sa gloireSous le chaume bien longtemps:L'humble toit, dans cinquante ans,Ne connaîtra plus d'autre histoire.Là, viendront les villageoisDire alors à quelque vieille:"Par des récits d'autrefois,Mère, abrégez notre veille.Bien, dit-on, qu'il nous ait nui,Le peuple encor le révère,Oui, le révère.Parlez-nous de lui, grand'mère,Parlez-nous de lui.

—Mes enfants, dans ce village,Suivi de rois, il passa:Voilà bien longtemps de ça:Je venais d'entrer en ménage.A pied grimpant le côteauOù pour voir je m'étais mise,Il avait petit chapeauAvec redingote grise.Près de lui je me troublai!Il me dit: Bonjour, ma chère.Bonjour, ma chère.Il vous a parlé, grand'mère,Il vous a parlé!

—L'an d'après, moi, pauvre femme,A Paris étant un jour,Je le vis avec sa cour:Il se rendait à Notre-Dame.Tous les coeurs étaient contents;On admirait le cortège!Chacun disait: Quel beau temps!Le ciel toujours le protège.Son sourire était bien doux:D'un fils Dieu le rendait père,Le rendait père.—Quel beau jour pour vous, grand'mère!Quel beau jour pour vous.

—Mais quand la pauvre ChampagneFut en proie aux étrangers;Lui, bravant tous les dangers,Semblait seul tenir la campagne.Un soir, tout comme aujourd'hui,J'entends frapper à la porte.J'ouvre: bon Dieu! c'était lui,Suivi d'une faible escorte!Il s'assied où me voilà,S'écriant: ah! quelle guerre!Ah! quelle guerre!—Il s'est assis là, grand'mère,Il s'est assis là.

—J'ai faim, dit-il; et bien vite,Je sers piquette et pain bis.Puis il sèche ses habits:Même à dormir le feu l'invite.Au réveil, voyant mes pleurs,Il me dit: Bonne espérance!Je cours de tous ses malheurs,Sous Paris venger la France.Il part; et comme un trésorJ'ai depuis gardé son verre.Gardé son verre.—Vous l'avez encor, grand'mère,Vous l'avez encor?

—Le voici. Mais à sa perteLe héros fut entraîné.Lui, qu'un pape a couronné,Est mort dans une île déserte.Longtemps aucun ne l'a cru;On disait: Il va paraître;Par mer il est accouru:L'étranger va voir son maître.Quand d'erreur on nous tira,Ma douleur fut bien amère,Fut bien amère.—Dieu vous bénira, grand'mère,Dieu vous bénira.

(1821-1870)

Pierre Dupont, chansonnier et musicien, naquit à Lyon. Le rôle politique qu'il joua en 1851 faillit le faire exiler comme V. Hugo. Ses chansons glorifient les classes laborieuses; ce sont:les Paysans et le Chant des Ouvriers. Ses chansons parurent en 1860.

J'ai deux grands boeufs dans mon étable,Deux grands boeufs blancs, marqués de roux;La charrue est en bois d'érable,L'aiguillon en branche de houx;C'est par leurs soins qu'on voit la plaineVerte l'hiver, jaune l'été;Ils gagnent dans une semainePlus d'argent qu'ils n'en ont coûté.S'il me fallait les vendre,J'aimerais mieux me pendre;J'aime Jeanne, ma femme, eh bien! j'aimerais mieuxLa voir mourir que voir mourir mes boeufs.

Les voyez-vous, les belles bêtes,Creuser profond et tracer droit,Bravant la pluie et les tempêtes,Qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid?Lorsque je fais halte pour boire,Un brouillard sort de leurs naseaux,Et je vois sur leur corne noireSe poser les petits oiseaux.S'il me fallait les vendre,J'aimerais mieux me pendre;J'aime Jeanne, ma femme, et bien! j'aimerais mieuxLa voir mourir que voir mourir mes boeufs.

Ils sont forts comme un pressoir d'huile,Ils sont doux comme des moutons.Tous les ans on vient de la villeLes marchander dans nos cantons,Pour les mener aux TuileriesAu mardi-gras, devant le roi,Et puis les vendre aux boucheries.Je ne veux pas, ils sont à moi.S'il me fallait les vendre,J'aimerais mieux me pendre;J'aime Jeanne, ma femme, et bien! j'aimerais mieuxLa voir mourir que voir mourir mes boeufs.

Quand notre fille sera grande,Si le fils de notre régentEn mariage la demande,Je lui promets tout mon argent;Mais si pour dot il veut qu'on donneLes grands boeufs blancs marqués de roux,Ma fille, laissons la couronne,Et ramenons les boeufs chez nous.S'il me fallait les vendre,J'aimerais mieux me pendre;J'aime Jeanne, ma femme, et bien! j'aimerais mieuxLa voir mourir que voir mourir mes boeufs.

(1820-1893)

Gustave Nadaud, originaire de Roubaix (Nord), était destiné au commerce et s'y livra avec succès pendant quelque temps. Il était, comme Pierre Dupont, chansonnier et musicien à la fois. Certaines de ses chansons, telles que lesDeux Gendarmes, Carcassonne, etc. sont devenues populaires.

"Je me fais vieux, j'ai soixante ans,J'ai travaillé toute ma vieSans avoir, durant tout ce temps,Pu satisfaire mon envie.Je vois bien qu'il n'est ici-basDe bonheur complet pour personne.Mon voeu ne s'accomplira pas:Je n'ai jamais vu Carcassonne!

"On voit la ville de là-haut,Derrière les montagnes bleues;Mais, pour y parvenir, il faut,Il faut faire cinq grandes lieues;En faire autant pour revenir!Ah! si la vendange était bonne.Le raisin ne veut pas jaunir:Je ne verrai pas Carcassonne!

"On dit qu'on y voit tous les jours,Ni plus ni moins que les dimanchesDes gens s'en aller sur le cours,En habits neufs, en robes blanchesOn dit qu'on y voit des châteauxGrands comme ceux de Babylone,Un évêque et deux généraux!Je ne connais pas Carcassonne!

"Le vicaire a cent fois raison:C'est des imprudents que nous sommes.Il disait dans son oraisonQue l'ambition perd les hommes.Si je pouvais trouver pourtantDeux jours sur la fin de l'automne. . . .Mon Dieu, que je mourrais contentAprès avoir vu Carcassonne!

"Mon Dieu! mon Dieu! pardonnez-moiSi ma prière vous offense;On voit toujours plus haut que soi,En vieillesse comme en enfance.Ma femme, avec mon fils Aignan,A voyagé jusqu'à Narbonne;Mon filleul a vu Perpignan,Et je n'ai pas vu Carcassonne!"

Ainsi chantait, près de Limoux,Un paysan courbé par l'âge.Je lui dis: "Ami, levez-vous;Nous allons faire le voyage."Nous partîmes le lendemain;Mais (que le bon Dieu lui pardonne!)Il mourut à moitié chemin:Il n'a jamais vu Carcassonne!

M. Paul Déroulède, né à Paris en 1846, commença son droit, qu'il abandonna pour la littérature et les voyages. Il s'engagea dans l'armée pendant la guerre de 1870, dêmissiona plus tard à la suite d'un accident, mais garda un amour passionné de la carrière militaire et de tout ce qui s'y rapporte. Il a joué par la suite un rôle politique.

Ses principales oeuvres sont: lesChants du paysan, lesChants du soldat(1872),Marches et Sonneries(1881),Refrains militaires(1888), etc.

"Bonne vieille, que fais-tu là?Il fait assez chaud sans cela.Tu peux laisser tomber la flamme.Ménage ton bois, pauvre femme,Je suis séché, je n'ai plus froid."

Mais elle, qui ne veut m'entendre,Jette un fagot, range la cendre:

"Chauffe-toi, soldat, chauffe-toi."

"Bonne vieille, je n'ai pas faim.Garde ton jambon et ton vin;J'ai mangé la soupe à l'étape.Veux-tu bien ôter cette nappe!C'est trop bon et trop beau pour moi."

Mais elle, qui n'en veut rien faire,Taille mon pain, remplit mon verre:

"Refais-toi, soldat, refais-toi."

—"Bonne vieille, pour qui ces draps?Par ma foi, tu n'y penses-pas!Et ton étable? et cette paille?Où l'on fait son lit à sa taille?Je dormirai là comme un roi."

Mais elle qui n'en veut démordre,Place les draps, met tout en ordre:

"Couche-toi, soldat, couche-toi!"

Le jour vient, le départ aussi.—"Allons! adieu. . . . Mais qu'est ceci?Mon sac est plus lourd que la veille. . .Ah! bonne hôtesse, ah! chère vieille,Pourquoi tant me gâter, pourquoi?"

Et la bonne vieille de dire,Moitié larme et moitié sourire:

"J'ai mon gars soldat comme toi."


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