LES DRAGONNADES.

La révocation de l'édit de Nantes, qui priva la France d'une partie notable de son industrie, de sa richesse, et de ses bons citoyens, fut non seulement une grande faute politique du règne de Louis XIV, mais encore une exécrable violation de tous les droits; enfin, s'il est permis de parler ainsi, ce fut une hydre de crimes par toutes les horreurs qui en sortirent.

Cette révocation, arrachée à la vieillesse du grand roi, semble un honteux anachronisme dans ce règne si resplendissant de toutes les gloires; on croirait rétrograder jusqu'au moyen âge.

Le ministre Louvois, le jésuite Letellier, et madame de Maintenon, furent les principaux artisans de cette déloyale mesure, et de tout ce qui suivit. Comme le roi avait alors de fréquens accès de dévotion, on tâchait, pour lui complaire, de convertir, par argent, desprotestans réformés. Il y avait à cet effet une caisse, administrée par Pélisson, célèbre converti lui-même, qui apportait le plus grand zèle à la conversion de ses anciens coreligionnaires. Rien de plus ridicule que ces listes de convertis, présentées au roi, avec le prix des conversions en marge; rien de plus illusoire aussi que ces actes, arrachés par l'intérêt du moment ou par la crainte, et rétractés presque aussitôt par ceux qui les avaient souscrits.

De cette caisse, comparée par les protestans à la boîte de Pandore, sortirent presque tous les maux dont ils eurent à se plaindre. Il est aisé de sentir que l'achat de ces prétendues conversions dans la lie des calvinistes, les surprises, les fraudes pieuses qui s'y mêlèrent, et tous les comptes exagérés rendus par des commis infidèles, persuadèrent faussement au roi que les réformés n'étaient plus attachés à leur religion, et que le moindre intérêt suffirait pour les engager à en faire le sacrifice. Ce préjugé dicta presque seul les lois atroces qui furent rendues contre ceux qui, après avoir abjuré, retourneraient à leur ancien culte. De là aussi l'emploi des soldats dans une entreprise qui n'aurait dû être quel'œuvre de la persuasion, et non celle du sabre. Cette mission d'un nouveau genre fut appelée lamission bottée, et comme on y employait plus de dragons que d'autres troupes, ces expéditions avaient reçu le surnom dedragonnades.

Les troubles des Cévennes furent un des résultats immédiats de toutes ces mesures iniques. Les pasteurs protestans, forcés de fuir par la rigueur des édits, et par la terreur des supplices, avaient dit à leur troupeau: «L'esprit du Seigneur sera avec vous; il parlera par la bouche des enfans et des femmes, plutôt que de vous abandonner.» Du reste, il n'est pas étonnant que ces malheureux montagnards fussent en proie à une exaspération frénétique. On abattait leurs temples, on livrait leur pays à la licence des soldats, on enlevait leurs enfans, on rasait les maisons de ceux qu'on appelait opiniâtres; on faisait expirer sur la roue les plus zélés de leurs pasteurs. Les montagnards forcèrent la maison d'un de leurs persécuteurs, arrachèrent de ses mains quelques-uns de leurs enfans, et l'égorgèrent. Poursuivis pour ce crime, ils se défendirent. Les assassinats et les incendies remplirentd'épouvante tous les pays qui environnent les montagnes. On fut obligé d'envoyer une armée et des maréchaux de France pour soumettre ces rebelles.

Ces malheureux, attachés opiniâtrement à leur communion, formaient dans les campagnes des assemblées qu'on appelait lesassemblées du désert, s'y réunissaient en plein jour dans toutes les provinces, le plus souvent dans le voisinage des grandes villes. Les riches négocians, les bourgeois d'une fortune aisée, les gentilshommes considérés dans leurs provinces, venaient assidument à ces assemblées, et y donnaient au peuple l'exemple de la ferveur. Des vieillards accouraient de vingt, de trente lieues, pour jouir d'un spectacle si consolant pour eux.

Il y avait une ordonnance qui taxait à une amende tous les habitans d'un district où il y aurait eu des assemblées. On fit revivre en Languedoc cette ordonnance presque tombée en désuétude; on commença dans toutes les provinces protestantes à loger arbitrairement des troupes, à enlever les enfans, à confisquer les biens, à condamner aux galères, à mettre les ministres à mort. Les troupesfurent envoyées dans les bois pour disperser, par le fer et par le feu, ces multitudes de femmes, de vieillards et de gens sans armes. Les prisons de Grenoble, de Brest, de Montpellier, de Valence, de Die, de Montélimart, de Nîmes, de Ferrières, de la tour de Lourdes, d'Auch, de Saint-Hippolyte, d'Alais, regorgeaient de prétendus nouveaux convertis. En Languedoc, dans la seule année 1746, il y eut vingt-huit personnes de cette province conduites à la chaîne des forçats. On vit à Toulouse trois frères d'une noble famille, et dont l'aîné n'avait pas vingt-deux ans, dont la seule faute était d'avoir brisé les portes de la prison où leur pasteur était enchaîné, condamnés à mourir avec lui. On les vit monter ensemble sur un échafaud dressé à côté de son gibet, et leurs têtes tomber tour à tour sous le fer des bourreaux.

Un prédicant, nommé Marlié, fut pendu avec ses trois enfans, convaincu d'avoir prêché sa religion et d'avoir fait convoquer l'assemblée par ses fils. On fit feu sur plusieurs familles qui allaient au prêche; on en tua dix-huit dans le diocèse d'Uzès: et trois femmes enceintes étant du nombre des morts, on leséventra pour tuer leurs enfans dans leurs entrailles. «Ces femmes étaient dans leur tort, dit Voltaire en citant ce fait atroce, elles avaient en effet désobéi aux édits; mais encore une fois les premiers chrétiens ne désobéissaient-ils pas aux édits des empereurs, quand ils prêchaient? Il faut absolument ou convenir que les juges romains firent très-bien de pendre les chrétiens, ou dire que les juges catholiques firent très-mal de pendre les protestans: car, et protestans et premiers chrétiens étaient absolument dans les mêmes termes.»

Bientôt on apprit qu'un des plus beaux exemples de la piété filiale, s'était donné dans cette persécution même. Fabre, vieillard protestant, avait été surpris dans une assemblée de sa communion; des soldats le traînaient au tribunal où ses juges, résolus d'effrayer le peuple, attendaient une victime; son fils qui fuyait de la même assemblée, et qui déjà se trouvait hors d'atteinte, le voit entre les mains des soldats; il accourt; ses instances et ses pleurs réussissent à les émouvoir. Leur commisération lui permet de se substituer au vieillard; et il est condamné par les juges au lent et ignominieux supplice des galères.Après douze années, le bruit de cette action se répand. Ce généreux dévouement est exposé sur nos théâtres. Le fils Fabre, honoré par sa flétrissure même, vivait dans une petite ville des Cévennes, délivré de ses chaînes, mais encore sous le décret de sa condamnation. Il fut réhabilité aux applaudissemens publics.

Nous sommes heureux de pouvoir terminer ce triste récit des dragonnades par un trait aussi consolant de piété filiale.


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