Claude-Henri de Lyon, commerçant dans la ville du même nom, avait deux fils, Benoît et Étienne. En 1752, songeant à quitter son commerce, il jeta les yeux sur Benoît pour lui céder son établissement. Il l'obligea de contracter un mariage auquel le jeune homme répugnait, attendu qu'il était attaché de cœur à une autre personne. Par le contrat de mariage, le père promit au fils vingt mille livres payables en argent ou en marchandises, et s'engagea à lui conserver en entier sa part héréditaire. Il promit de plus de lui céder la suite de son commerce, de lui confier la liquidation, ainsi que le recouvrement de ses créances, et de lui accorder, sur le montant, une gratification en récompense de ses soins.
Des circonstances qu'on ne pouvait prévoir vinrent empêcher l'exécution de ces conventions. Le père fut obligé de continuerson commerce, et, au lieu de payer à son fils la somme promise de vingt mille livres, il reçut de lui la dot de sa femme, qui lui servit à faire face à ses correspondans.
Le dégoût du fils pour la femme qu'il avait épousée presque malgré lui le jeta dans la dissipation, et lui fit totalement négliger ses affaires. Les deux époux se séparèrent après onze mois de mariage. Le père restitua la dot, et paya en marchandises ce qu'il avait promis à son fils. Peu de temps suffit à celui-ci pour tout dissiper; et, se voyant assailli par ses créanciers, il s'enfuit à Turin.
Habitué à l'oisiveté, il était fort embarrassé sur le choix d'une occupation. Après une année de séjour en Piémont, il entra dans la gendarmerie, où il servit un an.
Il quitta la gendarmerie en 1757, et vint à Paris. Là il reçut la nouvelle du mariage de son frère Étienne avec la demoiselle Flachat. De Lyon père, en mariant son second fils, ne lui constitua en dot que dix mille livres. Comme l'autre en avait reçu vingt mille, il supposa, et la chose paraissait assez vraisemblable, que, pour les égaler l'un à l'autre, il avait précompté au cadet une somme dedix mille livres, qu'il lui avait remise plusieurs années auparavant, pour commencer son commerce.
Benoît, fatigué de sa vie errante, et désirant rentrer en grâce auprès de son père, et reprendre, s'il était possible, son commerce, forma le projet de retourner à Lyon. Mais comment oser se présenter à son père irrité, et dans une ville où il ne pourrait faire un pas sans rencontrer quelqu'un de ses créanciers? Il lui fallait donc un médiateur, un ami. Cet ami fut son frère, qui avait toujours correspondu avec lui, qui lui avait même prêté plusieurs fois de l'argent dans sa détresse, et qui l'avait aidé à subsister pendant son séjour en Piémont.
Benoît de Lyon se rendit donc auprès de son frère vers la fin de 1758. Celui-ci lui donna un asile dans sa maison, et fit tous ses efforts, mais inutilement, pour déterminer son père à lui pardonner ses erreurs. De Lyon père ne voulut même pas voir Benoît; et, comme ses créanciers avaient découvert qu'il était caché chez son frère, il fallut lui chercher une autre retraite, et ce fut encore ce frère qui la lui procura, en l'envoyant à Saint-Chaumont, dans la famille de sa femme.
Pendant ce temps, Étienne de Lyon travailla à prendre des arrangemens avec les créanciers de son frère, lui obtint une surséance de trois ans, et l'engagea à revenir à Lyon. Benoît revint en effet, et avec le secours d'Étienne, au bout de deux ans, il fut en état de traiter définitivement avec ses créanciers, et d'obtenir, en leur payant une partie de ce qu'il leur devait, et leur assurant le surplus, la liberté entière de travailler sous son nom.
Sur la fin de 1762 de Lyon père consentit enfin à revoir Benoît, et il saisit cette occasion pour faire entre ses deux enfans un partage anticipé d'une partie de ses biens, dans la vue de faciliter à Étienne le succès des grandes entreprises qu'il avait formées.
Ce fut le commencement des infortunes de cette famille. Benoît fut jaloux des arrangemens projetés par son père. Il en résulta des disputes, des menaces entre les deux frères, qui furent même sur le point de se battre en duel. Ces différens s'apaisèrent: des amis communs vinrent à bout de les concilier. On leur donna des arbitres; on prépara une transactionqui devait terminer les débats. Benoît partit le 23 juin pour la campagne, avec le sieur Ganin, chez qui il demeurait, et il convint avec son frère, avant son départ, que la transaction serait signée le 27 ou le 28 à son retour.
Dès le 25, un particulier paraissant âgé d'environ dix-huit ou vingt ans, et portant une veste grise, vint dans la demeure de Benoît, et le demanda à plusieurs reprises. Il revint encore le 26, et le 27, faisant toujours la même demande. Le même homme se présenta chez Étienne, le 26, entre neuf et dix heures du matin. Étienne descendait alors son escalier pour aller faire plusieurs courses dans la ville. Il rencontre ce particulier à veste grise, portant une boîte de sapin, sur laquelle était l'adresse de Benoît, écrite en lettres moulées sur le bois. L'homme lui présente la boîte avec une lettre pour lui; le dessus était d'une écriture coulée; le dedans ne contenait que ces mots écrits en caractères moulés et majuscules: «Vous recevré une bouate que vous fere remettre à son adresse sans l'ouvrir.» La première idée qui vint à Étienne, en voyant cette boîte mystérieuse, fut que quelqu'un deses amis voulait peut-être lui jouer un tour. Il voulut d'abord engager l'inconnu à porter cette boîte lui-même; celui-ci refusa, et disparut précipitamment. Cette fuite le fortifia dans sa première idée. Il voulut en charger un marchand de ferraille, son voisin. Celui-ci secoua la tête, et partit pour lui chercher un autre commissionnaire; enfin, après bien des difficultés, la boîte fut remise à son adresse.
A son retour de la campagne, Benoît voulut voir le présent qu'on lui avait apporté la veille; et, comme le dessus de la boîte était cloué avec des pointes, il se leva pour aller l'ouvrir sur une console placée entre deux croisées; mais à peine soulevait-il le dessus, qu'une explosion épouvantable, imitant le bruit du canon, le frappe, et remplit la chambre de fumée. Heureusement les fenêtres et la porte étaient ouvertes; tout le monde fuit, se disperse; il n'y eut que Benoît qui fut grièvement blessé, et un jeune homme qui l'aidait à ouvrir la boîte.
Cette boîte de sapin, doublée de carton, contenait environ sept à huit livres de poudre; au fond étaient attachés et fixés par deux écrous deux pistolets dont les talons avaientété sciés, et dont on avait arraché les sous-gardes. Les détentes étaient attachées, par différens fils d'archal, au couvercle, qui était cloué à la boîte par des pointes de fer et de bois; en sorte que c'était presque un prodige que toutes les parties de cette machine eussent pu être ajustées et rassemblées à l'aide des clous et des marteaux sans exterminer le scélérat qui avait osé se charger de l'ouvrage.
Étienne accourut au bruit de cet accident funeste; la douleur était peinte sur son visage. Il s'accusait lui-même d'avoir fait apporter cette horrible machine. Il montrait la lettre fatale; son désespoir était bien sincère; on était alors bien éloigné de lui attribuer un fratricide. Les premiers soupçons de la famille tombèrent sur une comédienne avec laquelle Benoît avait vécu. On l'arrêta, et, sur les premières questions qu'on lui fit, elle convint qu'elle avait vécu long-temps avec Benoît de Lyon; mais elle ajouta que ses ennemis étaient dans sa propre famille, et qu'elle ne lui en connaissait pasd'autres que son frère.
Le croirait-on? ces derniers mots appellent tous les soupçons sur Étienne. Il est arrêté; la populace s'empare de cette histoire, et nefait aucun doute de la culpabilité de ce malheureux. L'information tourna tout-à -fait à son désavantage; des dépositions singulières furent entendues. Une jeune fille de dix-huit ans prétendit reconnaître l'accusé pour le même homme qui lui avait offert, dans la rue Pizai, de porter la boîte. Les experts, consultés sur l'écriture de l'adresse de la boîte et de celle de la lettre qui l'accompagnait, firent aussi un rapport défavorable à Étienne de Lyon.
Sur ces divers indices, la sénéchaussée de Lyon déclara l'accusé atteint et convaincu d'avoir attenté à la vie de son frère aîné, et le condamna à avoir les deux poings coupés, à être rompu vif et son corps jeté au feu: le tout après avoir été appliqué à la question ordinaire et extraordinaire.
Benoît fit imprimer un mémoire dans lequel il justifiait complètement son frère du crime qu'on lui imputait.
L'appel de la sentence de la sénéchaussée de Lyon fut porté à la Tournelle du parlement de Paris. Benoît, dans son mémoire, fit tous ses efforts pour éclairer la consciencedes nouveaux juges. Il prouva que son frère n'avait eu aucun intérêt à commettre le crime qu'on faisait peser sur lui. Il chercha ensuite à présenter à la justice un autre coupable.
«Que nos juges apprennent, dit-il, et que le public le sache comme eux, que notre famille avait l'ennemi le plus implacable et le plus dangereux; que cet ennemi était Italien, et que plusieurs témoins déposeront l'avoir vu à Lyon dans le temps même de notre funeste catastrophe. Je suis obligé de tout dire: ce n'est point ici une délation, c'est un récit impartial que les magistrats ne peuvent trop peser.
«Encouragé par les ordres, et souvent par la protection d'un grand ministre, mon frère avait établi à Lyon une manufacture de vitriol, et se proposait d'en établir une de couperose. Celle de vitriol était l'unique qui fût dans l'Europe. Dans cette entreprise, il avait été secondé par un Turc très-intelligent que ce ministre lui avait donné, et qui, excellent chimiste et possesseur de plusieurs secrets, avait procuré à son travail le plus grand succès. Un Italien, domicilié en Savoie, avaitvoulu former une manufacture pareille, dans les états du roi de Sardaigne. Il y était parvenu jusqu'à un certain point, mais il lui manquait des ouvriers habiles, et il ne voyait qu'avec les yeux de la plus noire jalousie le succès d'un commerce qui devait enrichir notre famille. Argent, promesses, intrigues, il n'épargna rien pour enlever à mon frère ce Turc dont il tirait tant d'avantages. Il y réussit même à l'aide d'un nommé Robin, dit Nambot, qui travaillait avec mon frère, et dont le frère travaillait chez cet étranger. Le Turc, qui avait le secret du vitriol, déserta avec un autre ouvrier. Celui-ci fut arrêté sur la frontière. Le Turc se rendit en Piémont; mon frère n'épargna rien pour le faire revenir. Il obtint sa grâce, et lui fit remettre la peine prononcée contre ceux qui portent aux étrangers les secrets de nos manufactures. Ce Turc revint au bout de quelques temps, et arriva à Lyon au mois de mai 1763, environ un mois avant notre malheur. L'Italien irrité jura, dit-on, la perte de notre famille, et on assure qu'il était à Lyon au mois de juin.»
Le parlement de Paris, après avoir fait subir à Étienne de Lyon la question préparatoire, sans qu'il avouât rien, le condamna, par arrêt du 12 janvier 1765, au fouet, à être marqué sur les deux épaules des lettres G. A. L., aux galères à perpétuité, et à mille livres d'amende.