III

III

Rien de tout ce qui se passait au delà de la Loire n'échappait à Clovis. Il se rendait parfaitement compte du rôle qu'il était appelé à jouer dans ce royaume d'Aquitaine, où les fautes du gouvernement avaient fait de l'intervention étrangère le seul remède à une situation désespérée. Nul, d'ailleurs, n'était mieux qualifié que lui pour présenter au roi des Visigoths des observations sévères sur sa politique intérieure. Roi catholique, il était en Gaule le représentant de tous les intérêts de l'orthodoxie; souverain des Francs, il ne pouvait pas tolérer que dans son voisinage des hommes fussent maltraités pour le seul crime de trop aimer son peuple. Il se voyait donc, par la force des choses, placé à la tête du parti franc et catholique chez les Visigoths; tout au moins il en était le patron et le protecteur-né. Nul doute que la crainte de Clovis n'ait été un des principaux mobiles du revirement de la politique religieuse des Visigoths. Vainqueur de tous ses ennemis et ayant pour alliés les Burgondes eux-mêmes, Clovis pouvaitréclamer justice pour ses coreligionnaires: en la leur rendant spontanément, on lui enlevait tout prétexte à intervention.

Cela suffisait-il, et n'était-il pas trop tard pour apaiser les populations catholiques frémissantes, qui voyaient le désarroi se mettre parmi les bourreaux et Clovis apparaître en libérateur? Ne se produisit-il pas dès lors, parmi elles, des mouvements destinés à préparer ou à hâter une intervention franque? Ou, tout au moins, l'irritation populaire ne se traduisit-elle pas, en certains endroits, par de véritables soulèvements? A la distance où nous sommes placés de ces événements, et avec les faibles lumières que nous fournissent les sources, il est impossible de répondre à cette question, et nous ne l'aurions pas même soulevée, si quelques lignes très obscures de l'hagiographie ne semblaient en quelque sorte la suggérer[99].

[99]Je veux parler de la mort de saint Galactorius de Bénarn, dont il sera question plus loin.

[99]Je veux parler de la mort de saint Galactorius de Bénarn, dont il sera question plus loin.

Mais, en dehors de la question religieuse proprement dite, il y avait quantité d'autres points sur lesquels devaient éclater tous les jours des conflits entre les Francs et leurs voisins. Les confins des deux pays étaient fort étendus, les relations des peuples très hostiles: des incidents de frontière, des querelles inattendues entre les nationaux des deux royaumes éclataient à chaque instant, et dégénéraient bien vite en froissements entre les deux cours. La tradition populaire des Francs, consignée dans une légende[100], est d'accord avec la correspondance politiquede Théodoric le Grand pour attribuer le discord à ces rivalités entre les deux puissances de la Gaule. Que Clovis ait voulu et désiré un conflit, qu'il ait compté dans ce cas sur les sympathies qu'il avait en Aquitaine, cela est fort probable; il se sentait le plus fort de toute manière, et le chroniqueur franc lui-même lui attribue l'initiative des hostilités.

[100]Cette légende, très obscure, et dont on ne peut guère garder grand'chose, raconte au point de vue franc l'origine des hostilités, et rejette naturellement tous les torts sur le roi des Visigoths. Sans valeur pour l'histoire de Clovis, elle est au contraire pleine d'intérêt pour celle des mœurs barbares, et je renvoie le lecteur à l'étude que je lui ai consacrée dans l'Histoire poétique des Mérovingiens.

[100]Cette légende, très obscure, et dont on ne peut guère garder grand'chose, raconte au point de vue franc l'origine des hostilités, et rejette naturellement tous les torts sur le roi des Visigoths. Sans valeur pour l'histoire de Clovis, elle est au contraire pleine d'intérêt pour celle des mœurs barbares, et je renvoie le lecteur à l'étude que je lui ai consacrée dans l'Histoire poétique des Mérovingiens.

Alaric semble avoir fait ce qu'il pouvait pour ménager son redoutable adversaire. Il lui avait livré Syagrius; il est probable aussi qu'il lui avait renvoyé les prisonniers francs de Gondebaud. Enfin, il lui proposa une entrevue pour régler pacifiquement leurs différends. Clovis ne crut pas pouvoir refuser cette proposition. Les deux rois se rencontrèrent donc aux confins de leurs royaumes avec des formalités d'étiquette semblables à celles qui avaient réglé autrefois l'entrevue sur la Cure. Il y avait dans la Loire, en face du bourg d'Amboise, une île qui s'est appelée par la suite l'Ile d'entre les Ponts[101]ou l'Ile Saint-Jean[102]: c'est là, probablement sur terrain neutre, qu'ils mirent pied à terre, chacun avec une escorte désarmée dont le chiffre avait été strictement convenu d'avance. L'entrevue fut ou du moins parut cordiale: les deux rois burent et mangèrent ensemble, et se quittèrent après s'être mutuellement assurés de leur amitié[103].

[101]Dubos, III, p. 267; A. de Valois, I, p. 291.

[101]Dubos, III, p. 267; A. de Valois, I, p. 291.

[102]Fauriel, II, p. 57; Cartier,Essais historiques sur la ville d'Amboise et son château, Poitiers, 1842. Du Roure,Histoire de Théodoric le Grand, I, p. 478, l'appelle aussi l'Ile d'Or.

[102]Fauriel, II, p. 57; Cartier,Essais historiques sur la ville d'Amboise et son château, Poitiers, 1842. Du Roure,Histoire de Théodoric le Grand, I, p. 478, l'appelle aussi l'Ile d'Or.

[103]Grégoire de Tours,II, 35.

[103]Grégoire de Tours,II, 35.

Par malheur, il y avait dans le monde une puissance qui était singulièrement intéressée à brouiller les relations entre les deux princes barbares. Byzance n'avait jamais renoncé à la souveraineté de l'Occident. Pour elle, les Germains qui s'étaient emparés des provinces n'y étaientque des garnisons au service de l'empereur, ou des envahisseurs qu'il en fallait chasser dès qu'on pourrait. Elle ne cessait de rêver aux moyens de remettre sous son obéissance ces florissantes contrées, et l'idée de ramener les aigles romaines, malgré levetodes siècles, aux limites où les avaient posées Germanicus et Trajan fut de toutes les chimères byzantines la plus grandiose et la plus persistante[104]. Longtemps avant Justinien, qui le premier en réalisa au moins une partie, elle hanta l'imagination de ses prédécesseurs, et nous en retrouvons plus d'une trace dans leur politique. Mais l'expédient auquel ils recouraient n'avait rien de la grandeur imposante du but: il consistait à diviser les barbares et à les détruire les uns par les autres. L'ennemi à anéantir tout d'abord, c'étaient les Goths. Ils tenaient deux des trois grandes presqu'îles méditerranéennes, et ils empiétaient sur la troisième. Maître de l'Italie et d'une partie de l'Illyrie, Théodoric affectait même des allures d'empereur qui, plus encore que son pouvoir, révoltaient profondément l'orgueil des Byzantins. Depuis qu'en 504 ses lieutenants avaient infligé aux armées impériales une défaite humiliante, et porté l'autorité de leur maître jusque dans la Pannonie[105], les rapports étaient extrêmement tendus entre les cours de Ravenne et de Constantinople. Tirer une revanche éclatante de l'insolent barbare, c'était devenu en quelque sorte l'idée fixe de l'empereur Anastase.

[104]G. Kurth,les Origines de la civilisation moderne, t. I, pp. 301 et suivantes.

[104]G. Kurth,les Origines de la civilisation moderne, t. I, pp. 301 et suivantes.

[105]Ennodius,Panegyricus Theodorico dictus, c. 12. Cf. le comte Marcellin, année 501, et la chronique de Cassiodore, année 504 (Mommsen).

[105]Ennodius,Panegyricus Theodorico dictus, c. 12. Cf. le comte Marcellin, année 501, et la chronique de Cassiodore, année 504 (Mommsen).

En cherchant le peuple qui devait lui servir d'instrument dans cette entreprise, il hésita probablement quelque temps entre les Francs et les Burgondes. Les Burgondesétaient de tous les Germains les plus sincères amis de l'Empire, et les plus respectueux envers les empereurs. On a vu plus haut les preuves de leur espèce de culte pour la majesté impériale, et de la subordination au moins nominale de leurs rois aux souverains de Byzance. Voisins des deux royaumes gothiques, ils avaient également à se plaindre de l'un et de l'autre, car le premier avait mis fin à leur carrière à peine commencée en s'emparant de la haute Italie, et l'autre, en mettant la main sur la Gaule maritime, les avait à jamais enfermés dans leurs montagnes. Mais les Burgondes n'étaient pas assez forts pour engager la lutte contre les Goths. D'ailleurs, depuis la campagne de 500, ils étaient devenus, sinon les tributaires, du moins les amis et les alliés des Francs, qui exerçaient sur leur royaume une suzeraineté déguisée.

C'était donc aux Francs décidément qu'il fallait s'adresser. Les Francs étaient les ennemis-nés des Goths. Les ardentes rivalités qui régnaient entre les deux peuples n'étaient pas un mystère pour Byzance, toujours parfaitement renseignée sur ce qui se passait chez les barbares. La position stratégique des Francs les rendait admirablement aptes au rôle d'agresseurs. Couverts du côté des Ostrogoths par les Burgondes, ils pouvaient anéantir les Visigoths avant que l'Italie eût le temps d'intervenir; eux-mêmes, libres sur leurs derrières, ils n'avaient pas à craindre de diversion sérieuse pendant qu'ils seraient aux prises avec leurs ennemis au sud de la Gaule. Leur supériorité militaire ne faisait de doute pour personne; il paraissait certain que si, alliés aux Burgondes, ils se jetaient sur l'Aquitaine, ils en balayeraient facilement les occupants. Et si Théodoric s'avisait de venir au secours de ceux-ci, ne pouvait-on pas, quand on le voulait, lui donner de l'ouvrage en Italie, et une démonstration de laflotte byzantine ne devait-elle pas suffire pour retenir chez lui ce barbare défiant, établi au milieu de populations romaines mal réconciliées?

Si, comme on n'en peut guère douter, ces considérations ont frappé l'esprit des contemporains, il dut y avoir d'actives négociations entre Byzance et Clovis pendant le cours de l'année 506. Anastase venait de rompre toute espèce de relations diplomatiques avec les Ostrogoths: les fastes consulaires de l'Occident ne contiennent plus, à partir de 507, le nom du consul créé dans l'empire d'Orient. L'empereur pressait vivement Clovis d'entrer en campagne, s'engageant à faire de son côté une démonstration assez sérieuse pour empêcher Théodoric d'intervenir dans la lutte. En même temps, il est probable qu'il encourageait Gondebaud, qui était d'ailleurs l'allié de Clovis, à prendre part à l'entreprise, promettant aux deux rois de ratifier le partage qu'ils feraient des dépouilles des Visigoths. Sans doute, nous ne possédons aucun témoignage positif attestant que telle fut la marche des négociations; mais elles s'accusent d'une manière éclatante au cours des événements qui vont se dérouler sous nos yeux.

De quelque secret qu'aient été entourés ces pourparlers, ils n'échappèrent pas à la perspicacité du roi d'Italie. Il devina l'orage qui allait fondre sur son édifice politique, et il ne lui fut pas difficile de se rendre compte que dans la personne de son gendre Alaric, c'était lui avant tout qui était visé. On peut croire qu'il s'attendait depuis longtemps à une attaque de ce genre, et qu'il avait pris, en vue de cette éventualité redoutée, toutes les précautions que peut suggérer le génie de l'homme d'État le plus exercé. Il avait fait tour à tour entrer, dans sa clientèle ou dans son alliance, tous les peuples barbares de l'Occident, et il étaiten Europe le chef d'une famille de rois qu'il travaillait à serrer le plus étroitement possible autour de sa personne. Grâce à une série de mariages politiques, il se trouvait le beau-père du roi des Burgondes et de celui des Visigoths, le beau-frère de celui des Vandales et de celui des Francs, et l'oncle de celui des Thuringiens; enfin, il avait adopté comme fils d'armes celui des Hérules. Ces liens de parenté entre les rois lui semblaient la meilleure garantie de la paix entre leurs peuples. Il avait été assez heureux pour voir sa politique couronnée de succès, et tous les royaumes barbares reconnaître tacitement la suprématie de son génie. Clovis était le seul dont les allures conquérantes vinssent troubler ce bel ordre, et donner de l'inquiétude au patriarche des rois. Une première fois déjà, il avait fallu que Théodoric intervînt pour arrêter le cours de ses succès militaires, qui menaçaient de rompre l'équilibre de l'Occident[106]. Aujourd'hui, le danger était plus sérieux: c'était la nation gothique elle-même, c'était le sang de ses rois qui était menacé. Théodoric mit tout en œuvre pour conjurer le conflit, et l'on peut juger, par le zèle qu'il y apporta, de l'importance qu'avaient à ses yeux les intérêts en cause.

[106]Voir t. I, p. 308 et suivantes.

[106]Voir t. I, p. 308 et suivantes.

Une contre-alliance qui serait assez forte pour effrayer Clovis et pour neutraliser auprès de lui les influences byzantines, tel fut le moyen qui s'offrit tout d'abord à son esprit. Sa correspondance, qui nous a été heureusement conservée, nous le montre s'adressant tour à tour à tous les rois barbares ses parents et ses alliés, pour les décider à faire avec lui une démarche collective auprès du roi franc, auquel on offrirait de trancher par voie d'arbitrage son différend avec Alaric. En cas de refus, on lui notifieraitqu'il aurait sur les bras une guerre avec tous les princes représentés dans l'ambassade.

Il n'y avait pas de temps à perdre: l'attitude de Byzance laissait entrevoir une prise d'armes à bref délai. Ce fut donc probablement vers la fin de 506 ou dans les premiers jours de 507 que partit, de la cour de Ravenne, l'ambassade chargée de faire le tour des capitales européennes. Outre la lettre qu'ils devaient remettre, de la part de leur souverain, aux divers rois alliés, ils étaient chargés pour chacun d'eux d'un message verbal, contenant sans doute des choses trop délicates pour être mises par écrit. Ces communications confidentielles n'ont pu, d'ailleurs, que confirmer les grandes lignes du plan dont la correspondance de Théodoric nous a gardé le croquis. Leur voyage circulaire terminé, les négociateurs devaient, renforcés des ambassadeurs de tous ces rois, se présenter auprès de Clovis avec le message de leur maître, qui lui parlerait de la sorte au nom de toute l'Europe germanique. Plan vaste et grandiose sans doute, et dont l'issue prospère était la seule chance qui restât de conserver la paix de l'Occident.

La première visite de l'ambassade fut pour le roi de Toulouse. Elle lui porta, avec des paroles d'encouragement, le conseil de ne pas bouger avant que les négociations de Théodoric avec les autres rois barbares eussent abouti.

«Vous avez le droit, écrivait le monarque ostrogoth, de vous glorifier de la valeur traditionnelle de votre peuple, et de vous souvenir qu'Attila a été écrasé par vos ancêtres. Rappelez-vous cependant qu'une longue paix amollit les nations les plus belliqueuses, et gardez-vous d'exposer sur un seul coup de dé des forces qui sont restées trop longtemps sans emploi. Prenez donc patience jusqu'à ce que nous ayons envoyé notre ambassade auroi des Francs, et tranché votre litige par voie de jugement amical. Vous êtes tous deux nos parents, et nous ne voulons pas que l'un de vous soit mis dans un état d'infériorité vis-à-vis de l'autre. Comme il n'y a d'ailleurs entre vous aucun grief sérieux, rien ne sera plus facile à apaiser, tant que vous n'aurez pas recouru aux armes. Au reçu de cette ambassade, joignez vos envoyés à ceux que nous adressons à notre frère Gondebaud et aux autres rois, et fasse le Ciel que nous vous aidions à vous protéger contreles intrigues de ceux qui se complaisent malignement aux querelles d'autrui. Quiconque voudra vous faire du tort nous aura pour ennemis[107].»

[107]Cassiodore,Variar.,III, 1.

[107]Cassiodore,Variar.,III, 1.

De Toulouse, renforcée selon toute probabilité des envoyés d'Alaric, l'ambassade se rendit à la cour de Vienne, auprès du roi Gondebaud. La lettre adressée à ce monarque est conçue de la manière la plus diplomatique: Théodoric n'y sort pas du domaine des considérations morales, semble éviter de serrer de près la question, et ne parler, en quelque sorte, que par acquit de conscience.

«C'est un grand mal, écrit-il sentencieusement, que les querelles entre personnages royaux, et, pour nous, nous souffrons de voir les dissentiments de nos proches. C'est à nous qu'il convient de rappeler ces jeunes princes à la raison, et de prononcer au besoin des paroles sévères pour les empêcher d'aller aux excès. Aidez-moi dans cette tâche; joignez votre ambassade à la mienne et à celle d'Alaric, afin que nos efforts unis parviennent à rétablir la concorde entre ces rois. Il n'y aura personne qui ne nous rende responsables de leur querelle, si nous ne faisons pas tout pour l'apaiser[108].»

[108]Cassiodore,Variar.,III, 2.

[108]Cassiodore,Variar.,III, 2.

Il est peu probable que Gondebaud, qui dès lors étaiten secret l'allié de Clovis, ait déféré aux instances de Théodoric, et les envoyés de celui-ci durent le quitter assez mécontents, pour achever leur message auprès des rois des Hérules, des Warnes et des Thuringiens. Chacun de ces trois princes reçut un exemplaire d'une lettre unique dans laquelle Théodoric s'exprimait sur le compte de Clovis en termes plus explicites que dans la lettre à Gondebaud.

«Celui, dit-il en substance, qui veut injustement ruiner une nation respectable, n'est pas disposé à observer la justice envers les autres, et si le succès le favorise dans cette lutte impie, il se croira tout permis. Joignez donc vos envoyés à ceux qui portent nos offres de médiation à Clovis, pour qu'en esprit d'équité il renonce à attaquer les Visigoths, et qu'il s'en rapporte au droit des gens, ou qu'il sache qu'autrement il aura affaire à nous tous. On lui offre une entière justice: que veut-il donc de plus, sinon bouleverser tous les royaumes voisins? Il vaut mieux réprimer tous ensemble, dès le début et à peu de frais, ce qui autrement risquerait de causer une conflagration générale. Rappelez-vous combien de fois Euric vous a comblés de ses présents, combien de fois il a écarté de vous les armes de voisins puissants. Rendez aujourd'hui au fils ce que le père a fait pour vous: vous agirez pour votre propre bien, car si le roi des Francs parvenait à l'emporter sur la grande monarchie visigothique, nul doute qu'il ne s'attaque ensuite à vous[109].»

[109]Cassiodore,Variar.,III, 3.

[109]Cassiodore,Variar.,III, 3.

Les roitelets barbares déférèrent-ils au vœu de leur puissant allié, et se joignirent-ils à lui pour la démarche comminatoire qu'il leur proposait de faire ensemble auprès du roi franc? Nous ne sommes pas en état de le dire, et leur inaction dans la lutte qui éclata peu après pourraitfaire croire qu'ils ont prudemment évité de s'aventurer. Quoi qu'il en soit, les envoyés de Théodoric, après ce long itinéraire à travers les cours barbares, terminèrent leurs pérégrinations auprès de Clovis, en lui remettant de la part de leur maître une lettre dont nous résumons le contenu:

«La Providence a voulu nouer des liens de parenté entre les rois, afin que leurs relations amicales aient pour résultat la paix des nations. Je m'étonne donc que vous vous laissiez émouvoir, par des motifs frivoles, jusqu'à vous engager dans un violent conflit avec notre fils Alaric. Tous ceux qui vous craignent se réjouiront de cette lutte. Jeunes tous les deux, et tous les deux à la tête de florissantes nations, craignez de porter un rude coup à vos royaumes, et de prendre sur vous la responsabilité des catastrophes que vous allez attirer sur vos patries. Laissez-moi vous le dire en toute franchise et affection: c'est trop de fougue de courir aux armes dès les premières explications. C'est par voie d'arbitrage qu'il faut trancher vos débats avec vos proches. Votre querelle serait un opprobre pour moi-même. Je ne veux pas d'une lutte d'où l'un de vous deux peut sortir écrasé; jetez ces armes que vous tournez en réalité contre moi. Je vous parle comme un père et comme un ami: celui de vous qui mépriserait mes exhortations doit savoir qu'il aura à compter avec moi et avec tous mes alliés. Je vous exhorte donc comme j'ai exhorté Alaric:Ne laissez pas la malignité d'autrui semer la zizanie entre vous et lui; permettez à vos amis communs de régler à l'amiable vos différends, et rapportez-vous-en à eux de vos intérêts.Celui-là n'est certes pas un bon conseiller qui veut entraîner l'un ou l'autre de vous dans la ruine[110].»

[110]Cassiodore,Variar.,III, 4.

[110]Cassiodore,Variar.,III, 4.

Ces dernières paroles, et les autres que nous avons soulignées, ne laissent pas de doute sur la personnalité visée par Théodoric: c'est, à ne pas s'y tromper, l'empereur dont il s'agit[111]. La démarche du roi d'Italie, complétée et précisée par les instructions verbales de ses ambassadeurs, était une lutte ouverte et acharnée contre l'influence byzantine auprès de Clovis. On mettait ce dernier en demeure de se prononcer entre Ravenne et Constantinople, entre le monde barbare où il avait ses voisins, ses parents, ses amis, et le monde romain où il ne rencontrait qu'un empereur perfide et intrigant. Toute l'éloquence des ambassadeurs dut tendre à rompre les liens qui se nouaient, à persuader à Clovis que ses intérêts et sa gloire le détournaient également d'une pareille alliance.

[111]Il faut se garder de supposer, avec Junghans, p. 84, et avec W. Schultze,Das Merovingische Frankenreich, p. 72, que Théodoric a voulu faire allusion aux menées du clergé catholique. C'est d'abord, nous l'avons vu, faire une hypothèse téméraire que d'admettre sans preuve les prétendues menées de l'épiscopat des Gaules; c'est ensuite supposer Théodoric très maladroit que de lui attribuer des attaques aussi âpres contre les conseillers de Clovis au moment où il s'agissait de le gagner.

[111]Il faut se garder de supposer, avec Junghans, p. 84, et avec W. Schultze,Das Merovingische Frankenreich, p. 72, que Théodoric a voulu faire allusion aux menées du clergé catholique. C'est d'abord, nous l'avons vu, faire une hypothèse téméraire que d'admettre sans preuve les prétendues menées de l'épiscopat des Gaules; c'est ensuite supposer Théodoric très maladroit que de lui attribuer des attaques aussi âpres contre les conseillers de Clovis au moment où il s'agissait de le gagner.

Ce fut en vain. L'ambassade venait trop tard, et elle ne servit qu'à précipiter les événements. Peut-être n'était-elle pas encore rentrée au palais de Ravenne que l'armée franque et l'armée burgonde s'ébranlaient chacune de son côté. Quand saint Avitus revint dans sa ville épiscopale, qu'il avait quittée pour aller célébrer une fête religieuse dans son diocèse, l'héritier de la couronne burgonde, à son grand étonnement, était déjà parti avec ses soldats[112]. Cette précipitation était commandée par les circonstances: une fois la lutte décidée, il importait de fondre ensemble sur l'ennemi commun avant que Théodoric eût le temps de venir à son secours.

[112]S. Avitus,Epist., 45 (40).

[112]S. Avitus,Epist., 45 (40).

L'explosion des hostilités prit les Visigoths au dépourvu.Ce peuple, déshabitué par une longue paix des labeurs et des périls de la guerre, avait perdu, comme le craignait Théodoric[113], de cette valeur qui le rendait si redoutable aux Romains des générations précédentes. Il souffrait aussi d'une gêne financière à laquelle il avait cru porter remède en émettant de la monnaie altérée[114]. L'arrivée des Francs causa une espèce d'affolement. Pendant qu'on dépêchait en toute hâte un message à Théodoric pour le prévenir du danger et le supplier d'accourir sans retard[115], les agents fiscaux battaient tout le royaume pour faire rentrer dans les caisses de l'État le plus d'argent possible, et les recruteurs officiels faisaient prendre les armes à tout ce qui était en état de les porter. Même des religieux furent arrachés à la solitude de leur cellule pour aller grossir les rangs de l'armée visigothique[116]. Ils s'y rencontraient avec beaucoup de Romains catholiques dont les sentiments étaient les leurs, et qui souffraient de verser leur sang pour une cause qui semblait se confondre avec celle de l'hérésie. Certes, ces braves gens n'étaient pas des traîtres, et on verra qu'ils surent vaillamment faire leur devoir de soldat; mais on conviendra qu'une armée ainsi composée ne devait pas être animée de cet enthousiasme qui est la condition de la victoire. On se sentait battu d'avance; on allait au combat à travers les sourds grondements d'une population qui voyait des ennemis dans ses défenseurs.

[113]Voir ci-dessus, p. 63.

[113]Voir ci-dessus, p. 63.

[114]S. Avitus,Epist., 87 (78).

[114]S. Avitus,Epist., 87 (78).

[115]Procope,De Bello gothico,I, 12.

[115]Procope,De Bello gothico,I, 12.

[116]Vita sancti Aviti Eremitæ(dom BouquetIII, 390).

[116]Vita sancti Aviti Eremitæ(dom BouquetIII, 390).

Quel contraste que celui des deux armées, et comme il exprimait bien l'opposition des deux régimes politiques! Dans le camp de Clovis, tout était à l'allégresse: Romainset barbares se serraient avec le même entrain autour d'un chef populaire et aimé. Et comme il avait su s'y prendre pour exalter le courage et le zèle des siens, en leur présentant cette nouvelle expédition comme une espèce de croisade!

«Je ne puis supporter, avait-il dit, que ces ariens occupent une bonne partie de la Gaule. Marchons donc contre eux, et, après les avoir battus, soumettons leur terre à notre autorité[117].» Des acclamations unanimes avaient salué ces paroles, et l'on s'était ébranlé.

[117]Grégoire de Tours,II, 37. Cf.Histoire poétique des Mérovingiens, p. 267.

[117]Grégoire de Tours,II, 37. Cf.Histoire poétique des Mérovingiens, p. 267.

L'armée franque présentait un beau spectacle: on s'y montrait le jeune prince Théodoric, fils aîné de Clovis, qui allait faire ses premières armes sous les yeux du roi, et le prince Chlodéric, héritier présomptif du vieux roi de Cologne, qui avait amené à l'allié de son père les contingents francs de la Ripuarie. Pendant qu'à travers les plaines neustriennes on s'acheminait vers la Loire, les Burgondes, de leur côté, se mettaient en route pour aller prendre le royaume visigoth à revers. Gondebaud lui-même était à la tête de ses troupes; sous ses ordres, son fils aîné, Sigismond, commandait une partie de l'armée dans laquelle l'élément indigène et catholique était prépondérant. Tous les catholiques de Burgondie accompagnaient de leurs vœux et de leurs prières l'armée nationale, qui allait contribuer à la délivrance de leurs frères d'Aquitaine, et à l'humiliation d'une puissance hérétique et persécutrice.

«Partez heureux, écrivait saint Avitus à Sigismond, et revenez vainqueur. Gravez votre foi sur vos armes, rappelez à vos soldats les promesses divines, et parvos prières forcez le Ciel à vous venir en aide[118].»

[118]S. AvitiEpist., 45 (40).

[118]S. AvitiEpist., 45 (40).

Laissons les Burgondes suivre par les montagnes de l'Auvergne l'itinéraire qui les fera pénétrer dans le Limousin, et attachons-nous à l'armée de Clovis. Arrivée dans la vallée de la Loire à la hauteur d'Orléans, elle avait pris par la chaussée romaine qui longeait la rive droite de ce fleuve, l'avait franchi dans les environs d'Amboise[119], et de là, laissant à droite la ville de Tours qui devait lui être dévouée depuis longtemps, elle s'était dirigée à grandes journées du côté de Poitiers. Une sévère discipline, bien difficile à faire respecter par une armée de barbares, régnait parmi les soldats. Par un édit royal, publié avant l'entrée en campagne, Clovis avait prescrit un respect absolu des personnes et des choses ecclésiastiques. Les prêtres, les clercs de tout rang et leurs familles, les religieux des deux sexes, et jusqu'aux serfs d'église, tous étaient mis sous la protection spéciale du souverain, c'est-à-dire, selon le langage d'alors, dansla paix du roi. Quiconque se rendait coupable de violence envers eux ou les dépouillait de leurs biens s'exposait par là même à la plus terrible vengeance[120]. Par considération pour son saint patron, le pays de Tours fut mis tout entier sous la protection de cet édit, ou, pour mieux dire, un édit tout spécial défendit aux soldats d'y molester qui que ce fût, et d'y prendre autre chose que de l'herbe et de l'eau. Clovis tua de sa propre main un soldat qui s'était permis d'enleverdu foin à un pauvre, disant par manière de plaisanterie que c'était de l'herbe.

[119]C'est là, en effet, l'itinéraire le plus court pour aller de Paris à Poitiers; de plus, laVie de saint Diéparle d'une rencontre de Clovis avec ce saint, qui demeurait à Blois. Je me rallie donc à l'opinion de Pétigny, II, p. 503, contre Dubos, III, p. 287, et Junghans, p. 87, qui nomment Orléans.

[119]C'est là, en effet, l'itinéraire le plus court pour aller de Paris à Poitiers; de plus, laVie de saint Diéparle d'une rencontre de Clovis avec ce saint, qui demeurait à Blois. Je me rallie donc à l'opinion de Pétigny, II, p. 503, contre Dubos, III, p. 287, et Junghans, p. 87, qui nomment Orléans.

[120]Voir la lettre de Clovis aux évêques, dans Sirmond,Concilia Galliæ, I, p. 176.

[120]Voir la lettre de Clovis aux évêques, dans Sirmond,Concilia Galliæ, I, p. 176.

«Comment, dit le roi, pourrions-nous espérer de vaincre, si nous offensons saint Martin[121]?»

[121]Grégoire de Tours,II, 37.

[121]Grégoire de Tours,II, 37.

Clovis donna une autre preuve de sa grande confiance dans le pouvoir du patron de l'église de Tours. Conformément à un usage barbare de cette époque, auquel les chrétiens eux-mêmes recouraient de temps à autre malgré les interdictions des conciles, il voulut que saint Martin rendît un oracle au sujet de l'issue de sa campagne. Ses envoyés allèrent donc, sans que lui-même se détournât de sa route, porter de riches présents au saint de la part de leur maître, dans l'espoir qu'il leur donnerait un signe quelconque de l'avenir. Et, en effet, au moment où ils entraient dans la basilique, le primicier qui dirigeait les chants du chœur faisait exécuter l'antienne suivante: «Seigneur, vous m'avez armé de courage pour les combats, vous avez renversé à mes pieds ceux qui se dressaient contre moi, vous m'avez livré les dos de mes ennemis, et vous avez dispersé ceux qui me poursuivent de leur haine[122].» Ces paroles sacrées, qui s'adaptaient si bien à la situation de Clovis, n'était-ce pas saint Martin qui les avait mises dans la bouche des chanteurs, pour donner au roi des Francs un présage de sa victoire? Les envoyés le crurent, et, pleins de joie, ils allèrent rapporter cette bonne nouvelle à leur maître[123].

[122]PsaumeXVII, 40-41.

[122]PsaumeXVII, 40-41.

[123]Grégoire de Tours,l. c.

[123]Grégoire de Tours,l. c.

Cependant l'armée franque, quittant la vallée de la Loire, avait pénétré dans celle de la Vienne, et la remontait, cherchant avec ardeur un gué, car Alaric avait fait détruire les ponts et enlever les bateaux[124]. Malheureusement,de fortes pluies avaient grossi la rivière, et, après une journée entière de recherches, il avait fallu camper sur la rive droite. Clovis se mit en prière, et supplia Dieu de lui venir en aide. Et, dit la tradition conservée par Grégoire de Tours, voilà qu'une biche de proportions énormes entra dans la rivière sous les yeux du roi, et, la traversant à gué, montra ainsi à toute l'armée le chemin qu'elle devait suivre[125]. La route de Poitiers était ouverte maintenant. Quittant la vallée de la Vienne à partir du confluent du Clain, en amont de Châtellerault, on remonta allègrement cette dernière rivière, sur le cours de laquelle on devait rencontrer Poitiers. Au moment de mettre le pied sur le territoire d'un pays placé sous le patronage de saint Hilaire, le grand adversaire de l'arianisme, Clovis avait ordonné à son armée de respecter le domaine de ce saint aussi religieusement que celui de saint Martin.

[124]Pétigny, II. p. 503.

[124]Pétigny, II. p. 503.

[125]Grégoire de Tours,l. c.De pareils épisodes étaient fréquents à une époque où les pays étaient moins peuplés et plus giboyeux qu'aujourd'hui. Un gué de l'Isère fut montré par une biche au général Mummolus. Grégoire de Tours,IV, 44. J'ai cité d'autres exemples, les uns légendaires, les autres historiques, dans l'Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 275 et suiv. On a souvent placé le passage de la Vienne à Lussac, à cause d'un lieu voisin dit le Pas de la biche; mais M. Richard nous apprend qu'il y a plusieursPas de la biche: sur la Vienne, entre autres un à Chinon (Bulletin mensuel de la Faculté des lettres de Poitiers, 1888, pp. 62-66.)

[125]Grégoire de Tours,l. c.De pareils épisodes étaient fréquents à une époque où les pays étaient moins peuplés et plus giboyeux qu'aujourd'hui. Un gué de l'Isère fut montré par une biche au général Mummolus. Grégoire de Tours,IV, 44. J'ai cité d'autres exemples, les uns légendaires, les autres historiques, dans l'Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 275 et suiv. On a souvent placé le passage de la Vienne à Lussac, à cause d'un lieu voisin dit le Pas de la biche; mais M. Richard nous apprend qu'il y a plusieursPas de la biche: sur la Vienne, entre autres un à Chinon (Bulletin mensuel de la Faculté des lettres de Poitiers, 1888, pp. 62-66.)

Alaric, cependant, était parvenu à grand'peine à rassembler son armée. N'étant pas arrivé à temps, semble-t-il, pour barrer à son adversaire le passage de la Loire ni même celui de la Vienne, il venait de se jeter en avant de Poitiers, pour couvrir cette ville et pour livrer bataille dans les conditions les plus favorables. Au nord de l'antique cité s'étendait une plaine immense, bornée par de profondes forêts, et sillonnée seulement par un petit cours d'eau de volume médiocre, nommé l'Auzance, qui de l'ouest à l'estallait rejoindre la vallée du Clain. Cette plaine était connue par le nom de la seule localité qui se rencontrât dans sa solitude: on l'appelait la champagne de Vouillé[126]. C'est tout près de cette localité, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Poitiers, qu'Alaric avait pris position dans un ancien camp retranché occupant une superficie de soixante-quinze hectares, qui avait été, croit-on, unoppidumde l'époque gauloise, et qu'on nomme encore aujourd'hui le camp de Céneret. Cette position, puissamment défendue de trois côtés par l'Auzance, et du quatrième par un retranchement de six cent mètres de longueur, commandait le chemin par lequel devait arriver Clovis[127].

[126]Ce point doit être noté pour l'intelligence du récit. Lecampus Vocladensisde Grégoire de ToursII, 37, lacampania Vocladensisde Frédégaire,III, 24, désignent toute la plaine et non seulement la paroisse actuelle de Vouillé. D'ailleurs, jusqu'en 1790, cette paroisse fut immense et comprit presque la plaine entière, en tout plus de sept mille hectares. Quand donc leLiber historiæ, c. 17, nous apprend que la bataille fut livréein campo Vogladinse super fluvium Clinno, il ne faut pas objecter que le village de Vouillé n'est pas situé sur le Clain, car l'auteur ne dit pas cela.

[126]Ce point doit être noté pour l'intelligence du récit. Lecampus Vocladensisde Grégoire de ToursII, 37, lacampania Vocladensisde Frédégaire,III, 24, désignent toute la plaine et non seulement la paroisse actuelle de Vouillé. D'ailleurs, jusqu'en 1790, cette paroisse fut immense et comprit presque la plaine entière, en tout plus de sept mille hectares. Quand donc leLiber historiæ, c. 17, nous apprend que la bataille fut livréein campo Vogladinse super fluvium Clinno, il ne faut pas objecter que le village de Vouillé n'est pas situé sur le Clain, car l'auteur ne dit pas cela.

[127]A Richard,Les Légendes de Saint-Maixent et la victoire de Clovis en Poitou. (Revue des questions historiques, t. XXXIII, p. 609); Id.,la Bataille de Vouillé(Bulletin mensuel de la Faculté des lettres de Poitiers, 1888, pp. 62-66).La question du théâtre de la bataille de Clovis contre les Visigoths, qui a fait couler tant d'encre, semblait tranchée depuis la démonstration péremptoire de M. A. Longnon,Géographie de la Gaule au sixième sièclep. 576 et suiv., et de M. A Richardo. c.etRevue des questions historiques, t. XXXIII, qui ont prouvé l'un et l'autre queVocladumdoit être identifié avec Vouillé; aussi m'étais-je rallié purement et simplement à leur avis, après une étude soigneuse de la question et une inspection personnelle des lieux. Depuis lors, M. Lièvre est rentré en lice pour défendre son opinion entièrement isolée qui place Vogladum à Saint-Cyr (Revue historique, janv.-févr. 1898), mais il aura simplement fourni à M. A Richard (La bataille de Vouillé, Poitiers 1898) et à moi-même (Revue des questions historiques, t. LXIV, 1898 p. 172 et suiv.) l'occasion de démontrer l'inanité de sa thèse.

[127]A Richard,Les Légendes de Saint-Maixent et la victoire de Clovis en Poitou. (Revue des questions historiques, t. XXXIII, p. 609); Id.,la Bataille de Vouillé(Bulletin mensuel de la Faculté des lettres de Poitiers, 1888, pp. 62-66).

La question du théâtre de la bataille de Clovis contre les Visigoths, qui a fait couler tant d'encre, semblait tranchée depuis la démonstration péremptoire de M. A. Longnon,Géographie de la Gaule au sixième sièclep. 576 et suiv., et de M. A Richardo. c.etRevue des questions historiques, t. XXXIII, qui ont prouvé l'un et l'autre queVocladumdoit être identifié avec Vouillé; aussi m'étais-je rallié purement et simplement à leur avis, après une étude soigneuse de la question et une inspection personnelle des lieux. Depuis lors, M. Lièvre est rentré en lice pour défendre son opinion entièrement isolée qui place Vogladum à Saint-Cyr (Revue historique, janv.-févr. 1898), mais il aura simplement fourni à M. A Richard (La bataille de Vouillé, Poitiers 1898) et à moi-même (Revue des questions historiques, t. LXIV, 1898 p. 172 et suiv.) l'occasion de démontrer l'inanité de sa thèse.

Poitiers surgissait à l'extrémité méridionale de cette vaste étendue, dont la séparait la vallée de la Boivre. Cette petite rivière, en venant au pied de ses murs se réunir au Clain, isolait de tous côtés le promontoire aux pentes abruptes qui porte la ville, sauf vers le sud-ouest où l'étranglement de la montagne resserrée entre les deux vallées forme une espèce d'isthme qui la relie au reste du plateau. L'ancienne Limonum, enfermée dès le quatrième siècle dans une enceinte romaine, formait au sommet de sa colline une espèce de massif parallélogramme de pierre qui couronnait d'une manière pittoresque les deux vallées, mais sans descendre jusqu'à elles. Les murs, qui avaient six mètres d'épaisseur, étaient garnis de tours nombreuses, clairsemées au nord et au midi, où l'escarpement des pentes servait de défense naturelle, plus rapprochées à l'ouest, où les travaux d'art devaient suppléer à l'insuffisance du terrain. Avec ses temples, ses thermes, ses basiliques, ses arcs de triomphe, son amphithéâtre à vingt mille sièges, et ses trois aqueducs qui la pourvoyaient d'eau fraîche, Poitiers était une des plus belles villes de l'Aquitaine[128]: au quatrième siècle, Ammien Marcellin la mettait au premier rang avec Bordeaux, Saintes et Clermont[129]. Le christianisme y était venu à son tour planter ses édifices, et l'on attribuait à Constantin la fondation de son église cathédrale, dédiée à la Vierge. Le siège de Poitiers avait été orné d'un éclat incomparable par son évêque, saint Hilaire, un des confesseurs intrépides qui, au fort de la tourmente arienne, avaient monté la garde autour du dogme trois fois saint de la Trinité. Ce grand homme reposait à quelque distance de sa ville épiscopale,dans le cimetière auquel il avait confié la dépouille mortelle d'Abra, sa fille bien-aimée, qui, fidèle aux vœux de son père, n'avait voulu avoir d'autre époux que le Christ. Il avait fait élever sur le tombeau de la vierge chrétienne une basilique dédiée aux saints Jean et Paul, mais que les fidèles s'habituèrent à désigner bientôt sous son nom. Elle était située à l'endroit précis où commence l'étranglement du plateau de Poitiers, à quelques centaines de mètres des remparts qu'elle dominait, et sur le penchant septentrional de la colline. De là, elle regardait au loin toute la vaste plaine de Vouillé. Aujourd'hui encore, le voyageur qui arrive par le nord aperçoit la basilique Saint-Hilaire longtemps avant que le reste de la ville ait apparu sur la hauteur.

[128]Ledain,Mémoire sur l'enceinte gallo-romaine de Poitiers(Mémoires de la société des antiquaires de l'Ouest, t. XXXV.)—Article du même, dansPaysages et monuments du Poitou, Paris, 1898, t. I.

[128]Ledain,Mémoire sur l'enceinte gallo-romaine de Poitiers(Mémoires de la société des antiquaires de l'Ouest, t. XXXV.)—Article du même, dansPaysages et monuments du Poitou, Paris, 1898, t. I.


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