D'après cette indispensable considération préliminaire, l'analyse rationnelle des principales propriétés philosophiques qui caractérisent la science biologique devient maintenant plus facile et plus nette. Examinons d'abord ces propriétés relativement à la méthode.
Sous ce premier point de vue, la philosophie biologique doit être regardée comme directement destinée, par sa nature, à perfectionner, ou, pour mieux dire, à développer, deux des plus importantes facultés élémentaires de l'esprit humain, dont aucune autre branche fondamentale de la philosophie naturelle ne pouvait permettre la libre et pleine évolution. Je veux parler de l'art comparatif proprement dit, et de l'art de classer, qui, malgré leur co-relation nécessaire, sont néanmoins parfaitement distincts. Au sujet du premier, les explications précédemment exposées dans ce discours ont déjà suffisamment démontré l'éminente et incontestable aptitude de la biologie positive au développement spécial de ce grand moyen logique. Par cela même, la démonstration doit aussi être implicitement fort avancée à l'égard de la seconde faculté rationnelle, qui sera d'ailleurs l'objet essentiel et direct de l'une des leçons suivantes. Nous devons donc nous borner ici, en ce qui la concerne, à la simple indication sommaire, mais toutefois caractéristique, du principe philosophique fondamental, conformément à l'esprit général de ce discours.
La théorie universelle des classifications philosophiques, destinées non-seulement à faciliter les souvenirs mais surtout à perfectionner les combinaisons scientifiques, se trouve nécessairement employée, d'une manière plus ou moins importante et plus ou moins caractérisée, par l'une quelconque des différentes sciences fondamentales, qui toutes réclament inévitablement l'exercice plus ou moins prononcé de l'ensemble des diverses facultés élémentaires de notre intelligence. J'ai déjà spécialement établi, à cet égard, dès le premier volume de ce traité, que la science mathématique elle-même, source primitive de toutes les autres, nous offre spontanément une application capitale de la vraie théorie générale des classifications, par la grande conception, trop peu appréciée encore du vulgaire des géomètres, de l'illustre Monge, sur la classification fondamentale des surfaces en familles naturelles d'après leur mode de génération, où l'on peut reconnaître tous les caractères philosophiques essentiels des saines méthodes zoologiques et botaniques, avec la pureté et la perfection supérieures que devait comporter la nature si éminemment simple d'un tel sujet. Toutefois, quelle que soit l'importance des remarques analogues auxquelles peuvent aussi donner lieu les diverses branches de la philosophie inorganique, et notamment la science chimique, on doit incontestablement reconnaître que le principal développement philosophique de l'art de classer était nécessairement réservé à la science biologique. Car, il est évident, en général, que chacune de nos facultés élémentaires doit être spécialement développée par celle de nos études positives fondamentales qui en exige la plus urgente application, et qui lui présente, en même temps, le champ le plus étendu, ainsi que je l'ai déjà remarqué, à tant d'autres égards, dans les précédentes parties de cet ouvrage. Or, sous l'un et l'autre aspect, aucune science ne saurait tendre, par sa nature, aussi directement ni aussi complètement que la biologie à favoriser l'essor spontané de la théorie générale des classifications. D'abord, aucune ne pouvait éprouver, d'une manière aussi profonde, le besoin capital des classifications rationnelles, non-seulement en vertu de l'immense multiplicité des êtres distincts, et pourtant analogues, que les spéculations biologiques doivent inévitablement embrasser; mais surtout par la nécessité fondamentale d'organiser, entre tous ces êtres divers, une exacte comparaison systématique, qui constitue, comme nous l'avons reconnu, le plus puissant moyen d'investigation propre à l'étude positive des corps vivans, et dont l'application régulière exige évidemment l'institution préalable de la vraie hiérarchie biologique, considérée au moins dans ses dispositions les plus générales. En second lieu, les mêmes caractères essentiels qui rendent ici absolument indispensables les classifications philosophiques, tendent éminemment aussi à provoquer et à faciliter leur établissement spontané. Les esprits étrangers à la philosophie biologique doivent, au premier aspect, regarder le nombre et la complication des sujets à classer comme autant d'obstacles élémentaires à leur disposition systématique. Mais, en réalité, on doit concevoir, au contraire, que la multiplicité même des êtres vivans et l'extrême diversité de leurs rapports tendent naturellement à rendre leur classification plus facile et plus parfaite, en permettant de saisir entre eux des analogies scientifiques à la fois plus spontanées, plus étendues, et plus aisées à vérifier sans équivoque. Cette loi philosophique est tellement incontestable que nous reconnaîtrons spécialement, dans la quarante-deuxième leçon, que, si la classification rationnelle des animaux est, par sa nature, très supérieure à celle des végétaux, cette différence résulte précisément de la variété et de la complication beaucoup plus grandes des organismes animaux, qui offrent ainsi plus de prise à l'art de classer. J'ai déjà fait, en philosophie mathématique, une remarque analogue, en opposant à la classification, si imparfaitement ébauchée jusqu'à présent, des courbes, et même des courbes planes, la parfaite disposition systématique du vaste ensemble total des surfaces; ce qui tient, en effet, à ce que les surfaces, par leur multiplicité et leur complication supérieures, nous permettent d'établir entre elles des comparaisons, soit géométriques, soit analytiques, plus nettes et mieux caractérisées que celles relatives à l'étude trop restreinte et trop homogène des courbes, et surtout des courbes planes. On conçoit donc aisément, par ces divers motifs, que la nature même des difficultés fondamentales propres à la science biologique ait dû à la fois y exiger et y permettre le développement le plus prononcé et le plus spontané de l'art général des classifications rationnelles.
C'est donc essentiellement à une telle source que tout philosophe judicieux devra venir toujours puiser l'exacte connaissance de cet art capital, dont on ne saurait, d'aucune autre manière, se former jamais une juste idée, dans quelque sujet qu'on se propose d'ailleurs d'en réaliser l'application ultérieure. Parmi les géomètres, les astronomes, les physiciens, et même les chimistes, ceux dont l'esprit, quelque éminent qu'on le suppose, n'a jamais convenablement franchi les bornes spéciales de leurs études, se font ordinairement remarquer par d'étranges aberrations relativement aux conditions fondamentales de la vraie théorie des classifications quelconques, soit qu'il s'agisse de la formation des groupes naturels, ou de leur coordination rationnelle, double élément philosophique de cette théorie, et surtout du principe général de la subordination des caractères, qui constitue son artifice le plus essentiel. Sous ces trois importans rapports, les biologistes, seuls entre toutes les classes de savans, peuvent aujourd'hui avoir habituellement des notions nettes et positives. C'est uniquement à leur école que les autres philosophes positifs peuvent désormais apprendre à cultiver avec succès cette faculté essentielle, de manière à en introduire, dans les autres sciences fondamentales, d'heureuses applications, que plusieurs d'entr'elles réclament maintenant à divers égards. J'ai spécialement insisté, dans la première partie de ce volume, sur l'urgente nécessité philosophique où se trouvent aujourd'hui les chimistes de recourir à un tel moyen d'éducation logique, pour réaliser convenablement le perfectionnement capital le plus indispensable à la constitution actuelle de leur science. Quoique le génie de Monge ait su faire instinctivement, dans sa principale conception mathématique, un admirable usage du véritable principe général de la théorie des classifications rationnelles, sans que ses travaux aient laissé d'ailleurs aucune trace appréciable de l'influence indirecte exercée, à cet égard, sur son intelligence par les considérations de philosophie biologique, je n'hésite pas néanmoins à conjecturer que ce génie, qui n'était point exclusivement mathématique, puisqu'il a découvert, d'une manière si originale, la vraie composition de l'eau, fut éminemment excité et même dirigé à ce sujet, à son insu sans doute, par l'inévitable réaction des belles discussions philosophiques qui alors retentissaient partout autour de lui sur cette question fondamentale, depuis la mémorable impulsion que l'esprit humain avait reçue des grands travaux de Bernard de Jussieu et de Linné.
Ainsi, l'étude positive des corps vivans est essentiellement destinée, par sa nature, sous le point de vue logique, au développement général de l'art universel de classer, aussi bien que de l'art comparatif proprement dit. Ces deux attributs caractéristiques devraient lui attirer, d'une manière toute spéciale, l'attention profonde de tout esprit philosophique, même abstraction faite du haut intérêt scientifique qu'inspirent naturellement les connaissances capitales qu'elle se propose définitivement de nous dévoiler. On peut assurer à cet égard, sans aucune exagération, que toute intelligence restée étrangère aux études biologiques, n'a pu recevoir qu'une éducation radicalement imparfaite, puisqu'elle a laissé dans l'inaction plusieurs des facultés fondamentales dont l'ensemble constitue le pouvoir positif général de l'esprit humain. C'est ainsi que, conformément au principe essentiel de ma philosophie, la méthode positive universelle, malgré son invariabilité nécessaire, ne saurait être vraiment connue, sous tous ses aspects importans, que par l'examen approfondi de tous les divers élémens de la hiérarchie scientifique; car chacun d'eux possède, par sa nature, la propriété exclusive de développer spécialement quelqu'un des grands procédés logiques dont la méthode est composée. Quoique les sciences les plus générales et les plus simples soient directement indépendantes des sciences plus particulières et plus compliquées, qui, au contraire, reposent immédiatement sur elles; on vérifie ici néanmoins, d'une manière irrécusable, l'inévitable réaction logique que les moins parfaites doivent exercer sur les plus parfaites, à l'amélioration fondamentale desquelles elles peuvent ainsi utilement concourir, par les facultés rationelles qu'il leur appartient de cultiver éminemment. Telle est la grande considération philosophique qui fait à la fois ressortir, et le principe de subordination nécessaire, propre à constituer la vraie hiérarchie scientifique, et leconsensusgénéral, d'où résulte la rigoureuse unité du système. Lorsque ces notions capitales seront enfin convenablement examinées, je parviendrai aisément, sans doute, à rendre sensible la profonde irrationnalité du mode actuel d'isolement exclusif qui préside encore à l'organisation essentielle de nos études positives, et qui est aussi nuisible à leurs divers progrès spéciaux qu'à leur action collective sur le gouvernement intellectuel de l'humanité.
Il nous reste maintenant à envisager, sous le point de vue scientifique proprement dit, les propriétés philosophiques directes de la science biologique, c'est-à -dire, sa haute participation spéciale à l'irrévocable émancipation de la raison humaine, et à son développement fondamental, considéré désormais, non plus seulement quant à la méthode positive, mais aussi quant à l'esprit positif, dont cette grande science est si clairement destinée à fournir l'indispensable complément.
Nous pouvons, d'abord, vérifier ici et appliquer la loi générale que j'ai établie à ce sujet en examinant de la même manière les deux dernières branches de la philosophie inorganique, et surtout la chimie. Elle consiste, comme on l'a vu, en ce que l'étude positive d'un ordre quelconque de phénomènes tend toujours directement à détruire radicalement toutes les conceptions essentielles de la philosophie théologique, par ces deux voies universelles, complémentaires l'une de l'autre, de la prévision rationnelle des phénomènes, et de la modification volontaire que l'homme exerce sur eux; la dernière faculté devenant nécessairement plus étendue, pendant que la première devient moins parfaite, à mesure que le genre des phénomènes se complique davantage; de façon à constater sans cesse, d'une manière également irrécusable, quoique à l'aide de procédés différens, que les divers événemens du monde réel ne sont pas régis par des volontés surnaturelles, mais par des lois naturelles. La science biologique confirme éminemment cette double tendance nécessaire.
Quoique sa complication caractéristique doive, sans doute, lui permettre beaucoup moins, surtout dans son état actuel d'imperfection, de développer la faculté de prévision, on conçoit cependant, d'après la définition même que j'en ai donnée, que la biologie positive a aussi sa manière scientifique propre de témoigner directement son incompatibilité radicale avec les fictions théologiques, et avec les entités métaphysiques. Un tel témoignage général résulte inévitablement, en effet, de cette exacte analyse des diverses conditions, soit organiques, soit extérieures, indispensables à chacun des actes de l'existence des corps vivans, analyse qui constitue immédiatement l'objet perpétuel de toutes les études anatomiques ou physiologiques. L'opposition spontanée de ce genre de recherches à toute conception théologique ou métaphysique doit être aujourd'hui particulièrement remarquée à l'égard des théories relatives aux phénomènes intellectuels et affectifs, dont le positivisme est si récent, et qui sont enfin les seuls, avec les phénomènes sociaux qui en dérivent, au sujet desquels la lutte demeure encore engagée, pour le vulgaire des esprits, entre la philosophie positive et l'ancienne philosophie. Ces phénomènes sont en effet, en vertu même de leur complication supérieure, ceux dont l'accomplissement régulier exige nécessairement le concours le plus déterminé de l'ensemble le plus étendu de conditions diverses, tant extérieures qu'intérieures; en sorte que leur étude positive peut faire plus aisément ressortir, avec une évidence irrésistible pour les intelligences les moins cultivées, la profonde inanité nécessaire des prétendues explications abstraites émanées de la philosophie théologique ou métaphysique: ce qui rend facilement raison de l'aversion plus prononcée que cette étude a le privilége d'inspirer spontanément aujourd'hui aux différentes sectes de théologiens et de métaphysiciens. Le public impartial ne pouvait, sans doute, éviter d'être vivement frappé des vains efforts de ceux-ci pour faire concorder le jeu illusoire des influences surnaturelles ou des entités psychologiques, dans la production des phénomènes moraux, avec l'étroite dépendance où le milieu et l'organisme tiennent si évidemment ces phénomènes, à mesure qu'elle a été dévoilée ou signalée par les travaux des anatomistes et des physiologistes modernes. Tels sont, sous ce premier point de vue, les grands services que le développement de la science biologique a directement rendus à l'établissement philosophique de la doctrine positive universelle, qu'elle a mise enfin en possession de la partie du domaine intellectuel sur laquelle l'ancienne philosophie avait fondé, avec le plus de sécurité, son principal point d'appui.
Cette tendance spontanée de l'ensemble des saines études anatomiques ou physiologiques à positiver immédiatement nos conceptions les plus compliquées devient encore plus manifeste, si nous considérons maintenant les phénomènes vitaux sous le second aspect philosophique indiqué ci-dessus, c'est-à -dire, comme éminemment modifiables. Le concours beaucoup plus étendu de conditions hétérogènes, qu'exige nécessairement l'accomplissement de ces phénomènes, nous permet, en effet, de les modifier, bien plus que tous les autres, au gré de notre intervention, à l'action de laquelle la plupart de ces conditions sont, par leur nature, accessibles, soit qu'elles se rapportent à l'organisme ou au système ambiant. Or, cette faculté volontaire de troubler de tels phénomènes, de les suspendre, et même de les détruire, devient ici tellement frappante, qu'elle doit immédiatement conduire à repousser toute idée d'une direction théologique ou métaphysique. Comme la précédente, dont elle ne constitue, à vrai dire, qu'un simple prolongement mieux caractérisé, cette nouvelle influence philosophique de la biologie positive est plus spécialement prononcée à l'égard des phénomènes moraux proprement dits, les plus modifiables de tous les phénomènes organiques. Le psychologue le plus obstiné ne saurait, sans doute, persister à soutenir la souveraine indépendance de ses entités intellectuelles, si seulement il daignait réfléchir, par exemple, que la simple inversion momentanée de sa station verticale ordinaire suffit pour opposer aussitôt un insurmontable obstacle au cours de ses propres spéculations.
Par ces deux ordres de considérations, les doctrines biologiques rachètent donc très complétement, sous le rapport anti-théologique ou antimétaphysique, la moindre perfection nécessaire de leur caractère scientifique en ce qui concerne la prévision systématique des phénomènes correspondans. Toutefois, quoique nous devions certainement regretter beaucoup, à d'autres égards, que cette divination rationnelle soit, en biologie, aussi imparfaite, il importe de remarquer ici que cette faculté n'a pas besoin d'être fort développée pour produire suffisamment un tel effet philosophique, même abstraction faite de tout autre motif. Car, en voyant, ne fût-ce que dans quelques cas bien caractérisés, les événemens biologiques s'accomplir d'une manière essentiellement conforme aux prévisions de la science, ce qui, incontestablement, a souvent lieu, même aujourd'hui, entre les limites de variation convenables à la nature des phénomènes, le bon sens du vulgaire ne peut s'empêcher de reconnaître que ces phénomènes sont, comme tous les autres, assujettis à d'invariables lois naturelles, dont la complication inévitable est la seule cause des contradictions réelles que peuvent essuyer, en d'autres occasions, nos déterminations scientifiques. La conclusion philosophique ne saurait devenir radicalement impossible, que si la prévision scientifique était toujours en défaut; ce que les détracteurs les plus exagérés des doctrines anatomiques et physiologiques n'oseraient, sans doute, prétendre désormais.
Indépendamment de cette spéciale influence philosophique, analogue à celle des autres sciences fondamentales, et seulement plus prononcée à certains égards et moins à d'autres, l'étude positive des corps vivans a constamment soutenu, dès sa naissance, contre le système général de la philosophie théologique et métaphysique, une lutte plus originale et plus directe, à l'issue de laquelle elle a tendu à transformer définitivement un dogme ancien en un principe nouveau, aussi réel que le premier était vain, et aussi fécond que celui-ci était stérile. Chaque branche essentielle de la philosophie inorganique nous a déjà manifesté, sous un aspect plus ou moins capital, une semblable propriété. Je l'ai signalée, au commencement de ce volume, pour la chimie, substituant, à l'absurde idée primitive des destructions et créations absolues de matière, l'exacte notion générale des décompositions et recompositions perpétuelles. Dans le volume précédent, l'astronomie nous avait d'abord montré cette tendance sous un point de vue encore plus immédiat et plus fondamental, en représentant l'ordre essentiel du monde comme le résultat nécessaire et spontané de l'action mutuelle des principales masses qui le composent, en même temps qu'elle ruine radicalement, avec une irrésistible évidence, l'hypothèse des causes finales et de tout gouvernement providentiel. La science biologique, constituée, par sa nature, plus profondément qu'aucune autre, en harmonie philosophique, directe et générale, avec la science astronomique, ainsi que je l'ai établi, est venue enfin compléter, pour les phénomènes les plus spéciaux et les plus compliqués, l'ensemble de cette grande démonstration. Attaquant à son tour, et à sa manière, le dogme élémentaire des causes finales, elle l'a graduellement transformé dans le principe fondamental des conditions d'existence, dont le développement et la systématisation appartiennent, sans aucun doute, à la biologie, quoique, en lui-même, il soit, d'ailleurs, essentiellement applicable à tous les ordres quelconques de phénomènes naturels.
À la vérité, l'irrationnelle éducation préliminaire de la plupart des anatomistes et des physiologistes actuels les conduit encore trop souvent à employer un tel principe avec des formes qui le dénaturent, en le rapprochant mal à propos du dogme théologique qu'il a remplacé. Le véritable esprit général de la science biologique doit certainement nous conduire à penser que, par cela même que tel organe fait partie de tel être vivant, il concourt nécessairement, d'une manière déterminée, quoique peut-être inconnue, à l'ensemble des actes qui composent son existence: ce qui revient simplement à concevoir qu'il n'y a pas plus d'organe sans fonction que de fonction sans organe. Puisque le développement précis de la co-relation nécessaire entre les idées d'organisation et les idées de vie constitue, comme je l'ai établi, le but caractéristique de toutes nos études biologiques, une telle disposition intellectuelle est donc éminemment philosophique et d'un usage indispensable. Mais il faut convenir que cette tendance systématique à regarder tout organe quelconque comme exerçant nécessairement une certaine action, dégénère encore très fréquemment en une aveugle admiration anti-scientifique du mode effectif d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Une semblable disposition, émanation évidente de l'ancienne suprématie théologique, est en opposition directe avec toute saine interprétation du principe des conditions d'existence, d'après lequel, quand nous avons observé une fonction quelconque, nous ne saurions être surpris que l'analyse anatomique vienne réellement dévoiler, dans l'organisme, un mode statique propre à permettre l'accomplissement de cette fonction. Cette admiration irrationnelle et stérile, en nous persuadant que tous les actes organiques s'opèrent aussi parfaitement que nous puissions l'imaginer, tend immédiatement à comprimer l'essor général de nos spéculations biologiques: elle conduit souvent à s'émerveiller sur des complications évidemment nuisibles26. Les philosophes qui ont le plus insisté à cet égard, ne se sont point aperçus, sans doute, qu'ils finissaient par marcher directement eux-mêmes contre le but religieux qu'ils s'étaient proposé, puisqu'ils assignaient ainsi la sagesse humaine pour règle et même pour limite à la sagesse divine, qui, dans un tel parallèle, devait se trouver plus d'une fois réellement inférieure. Quoique notre imagination reste nécessairement circonscrite, en tous genres, dans la seule sphère de nos observations effectives, et que, par suite, il nous soit surtout impossible d'imaginer des organismes radicalement nouveaux, on ne saurait douter, néanmoins, ce me semble, que le génie scientifique ne soit aujourd'hui, même en biologie, assez développé et assez émancipé pour que nous puissions directement concevoir, d'après l'ensemble de nos lois biologiques, des organisations qui diffèrent notablement de toutes celles que nous connaissons, et qui leur seraient incontestablement supérieures sous tel point de vue déterminé, sans que ces améliorations fussent inévitablement compensées, à d'autres égards, par des imperfections équivalentes. Cette faculté me paraît tellement irrécusable, que je n'ai point hésité précédemment à proposer l'emploi systématique d'un tel ordre de fictions scientifiques comme propre à introduire désormais, dans les élémens de la philosophie biologique, un perfectionnement réel, bien que simplement accessoire.
Note 26:(retour)On peut, à ce sujet, indiquer, comme un exemple frappant de cette absurde disposition, la puérile affectation de certains philosophes à vanter la prétendue sagesse de la nature dans la structure de l'oeil, particulièrement en ce qui concerne le rôle du cristallin, dont ils sont allés jusqu'à admirer l'inutilité fondamentale, comme s'il pouvait y avoir beaucoup de sagesse à introduire aussi intempestivement une pièce qui n'est point indispensable au phénomène, et qui néanmoins devient, en certains cas, capable de l'empêcher entièrement. Il serait aisé d'en dire autant d'une foule d'autres particularités organiques; et, entre autres, de la vessie urinaire, qui, envisagée comme un simple récipient de l'appareil dépurateur, n'a sans doute qu'une importance très secondaire, et dont la principale influence, dans les animaux supérieurs et surtout dans l'homme, consiste certainement à déterminer souvent un grand nombre de maladies incurables. En général, l'analyse pathologique ne démontre que trop clairement que l'action perturbatrice de chaque organe sur l'ensemble de l'économie est fort loin d'être toujours exactement compensée par son utilité réelle dans l'état normal. Si, entre certaines limites, tout est nécessairement disposé de manière à pouvoir être, on chercherait néanmoins vainement, dans la plupart des arrangemens effectifs, des preuves d'une sagesse réellement supérieure, ou même seulement égale, à la sagesse humaine.
Malgré les reproches plus ou moins graves qu'on est en droit d'adresser, sous ce rapport, aux habitudes actuelles de presque tous les biologistes, l'aptitude fondamentale de la science biologique à développer spontanément et à mettre dans tout son jour le principe philosophique des conditions d'existence, n'en demeure pas moins irrécusable. Aucune science ne pouvait, sans doute, faire, de ce grand principe, un usage aussi étendu et aussi capital, que celle qui, par sa nature, s'occupe continuellement d'établir une exacte harmonie entre la considération du moyen et celle du but, outre que la difficulté caractéristique du sujet devait y rendre un tel secours encore plus indispensable. La science sociale, comme je l'expliquerai dans le volume suivant, est, après la biologie, celle qui comporte et qui exige même l'application la plus complète et la plus importante de ce principe général, dont elle doit achever de développer l'esprit et de constater la féconde efficacité. Cette application ultérieure constituait pour moi un nouveau motif de signaler ici plus spécialement la véritable origine philosophique d'une telle notion fondamentale. On conçoit d'ailleurs que cette notion convient nécessairement à tous les ordres de phénomènes sans exception, puisqu'il n'en saurait exister aucun où l'on ne puisse réaliser plus ou moins la distinction capitale, si bien établie par M. de Blainville, comme je l'ai indiqué dès la première leçon, entre l'analyse statique du sujet et son analyse dynamique. Le principe philosophique des conditions d'existence n'est autre chose, en effet, que la conception directe et générale de l'harmonie nécessaire de ces deux analyses. Si ce principe est éminemment adapté à la nature de la science biologique, il n'en peut exister d'autre motif que l'importance très supérieure et le caractère beaucoup plus prononcé que doit prendre spontanément, en biologie, cette double analyse.
Telles sont, sous le point de vue de la doctrine, les grandes propriétés philosophiques qui appartiennent spécialement, de la manière la moins équivoque, à la biologie positive. Il résulte évidemment de leur examen sommaire, comme nous l'avons déjà reconnu quant à la méthode, que l'esprit positif ne saurait être complétement développé, dans toutes ses diverses dispositions essentielles, chez ceux qui n'ont point convenablement étudié le nouvel aspect fondamental qu'il affecte dans la science des corps vivans, même abstraction faite des inconvéniens directs d'une semblable ignorance. Aussi, vu l'extrême imperfection et les profondes lacunes de nos éducations scientifiques actuelles, même les moins irrationnelles, on ne doit pas être étonné de rencontrer si fréquemment le déplorable spectacle d'intelligences, éminentes sur certains points déterminés, et presque puériles sur un grand nombre d'autres non moins importans. Quoique plusieurs philosophes aient vainement tenté d'ériger, en une sorte de principe permanent, cette anomalie trop commune aujourd'hui, il n'est pas douteux néanmoins qu'elle est uniquement le résultat transitoire de l'espèce d'interrègne intellectuel qu'a dû produire la lente et difficile révolution qui conduit enfin l'esprit humain de la philosophie théologique et métaphysique à un système homogène complet et exclusif de philosophie positive, dont l'universelle prépondérance fera naturellement cesser cette vicieuse disparité.
Pour terminer enfin l'examen philosophique de l'ensemble de la science biologique, envisagé sous tous les divers points de vue fondamentaux, il ne nous reste plus maintenant qu'à jeter rapidement un coup d'oeil général sur la division principale de ses différentes parties essentielles et sur la coordination rationnelle qui leur est propre.
Les divers aspects généraux sous lesquels tout corps vivant peut être étudié, ont été caractérisés, de la manière la plus nette et la plus rationnelle, par M. de Blainville, dans les prolégomènes de son cours de physiologie comparée. Au premier abord, leur intime connexion nécessaire semble devoir présenter l'étude complète de chaque organisme comme formant, malgré son immense étendue, un tout absolument indivisible. Mais la séparation philosophique de ces différens points de vue n'importe pas moins au progrès réel d'un tel ordre de connaissances que leur judicieuse coordination. Cette division et cette subordination résultent ici spontanément l'une et l'autre de la simple application directe des principes élémentaires de classification encyclopédique que j'ai établis, dès le début de ce traité, pour une catégorie quelconque de phénomènes naturels, principes dont l'usage ne saurait être à la fois plus évident ni plus indispensable que dans le cas actuel. La positivité beaucoup plus récente des diverses études organiques, et en même temps leur harmonie bien plus prononcée, conduisent encore habituellement à maintenir entre elles une confusion vicieuse, déjà essentiellement dissipée à l'égard de tous les phénomènes antérieurs, et qui entrave à un haut degré la marche générale de chacune d'elles; aussi, afin de circonscrire nettement le véritable champ de la biologie proprement dite, sommes-nous obligés ici de signaler, d'une manière spéciale quoique très sommaire, une discussion philosophique dont la nature mieux appréciée des autres sciences fondamentales nous avait jusqu'à présent dispensés. Cette discussion sera, par les mêmes motifs, encore plus essentielle, dans le volume suivant, relativement à la physique sociale.
Suivant le principe philosophique posé dès la deuxième leçon, nous ne devons admettre, pour un ordre quelconque de phénomènes, au rang des sciences vraiment fondamentales, que celles qui sont à la fois spéculatives et abstraites. Or, en considérant d'abord le premier caractère, qui correspond à la division capitale entre la théorie et la pratique, j'ai déjà suffisamment examiné, au commencement de ce discours, les motifs essentiels qui doivent faire constamment écarter, avec une scrupuleuse rigueur, de la science biologique proprement dite, toute recherche relative à des applications immédiates, dans l'intérêt commun des études théoriques et des études pratiques, dont les unes seraient dénaturées et les autres entravées par ce mélange irrationnel. Ici les études pratiques, philosophiquement envisagées, se rapportent à ces deux grands sujets: 1º. L'éducationdes êtres vivans, végétaux et animaux, c'est-à -dire la direction systématique de l'ensemble de leur développement pour un but déterminé; 2º. Leurmédication, c'est-à -dire l'action rationnelle exercée par l'homme pour les ramener à l'état normal27. L'une et l'autre application générale constituent, par leur nature, une suite de corollaires philosophiques de l'exacte connaissance des lois biologiques, et ne sauraient reposer solidement sur aucune autre base. Sans doute, ces deux études secondaires peuvent, à leur tour, utilement réagir sur l'étude fondamentale, en fournissant à la biologie d'importantes indications, dont il serait absurde de vouloir la priver. Cela est surtout sensible à l'égard des effets thérapeutiques, dont l'analyse scientifique a si fréquemment éclairé le mode réel d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Mais, malgré ces emprunts intéressans, la biologie n'en est pas moins radicalement indépendante de la thérapeutique, qui, au contraire, est nécessairement fondée sur elle; on doit même remarquer, à ce sujet, que lorsque la physiologie utilise ainsi les observations médicales, c'est toujours à titre d'une simple expérimentation indirecte, et abstraction faite de toute idée de médication: car, une mauvaise médication, convenablement analysée, est tout aussi propre qu'une bonne à l'éclaircissement des questions physiologiques, pourvu que les effets en aient été soigneusement observés. Cette remarque est également applicable aux observations relatives à l'art de l'éducation, que les physiologistes ont d'ailleurs jusqu'ici beaucoup trop négligé de consulter. Ainsi, malgré ces importantes relations, l'indépendance et l'isolement de la biologie spéculative n'en demeurent pas moins incontestables.
Note 27:(retour)Dans cette seconde application, la médecine humaine est nécessairement comprise, comme cas principal. Mais il n'en est pas de même sous le premier point de vue. Quelque influence capitale que la biologie proprement dite doive, sans doute, exercer sur la détermination, soit générale, soit spéciale, du plan rationnel de l'éducation humaine, ce serait exagérer très vicieusement cette relation indispensable que de ranger cette grande question sous la compétence exclusive et directe de la science biologique. Car, l'éducation réelle de l'homme étant surtout dominée, à chaque époque, par l'état correspondant du développement social, c'est à la physique sociale, et non à la biologie, qu'il appartient principalement de la diriger toujours, afin d'éviter les utopies absolues et plus ou moins vagues, que toute autre manière de s'écarter de l'empirisme à cet égard tendrait inévitablement à faire naître, comme je l'expliquerai dans le volume suivant.
En second lieu, l'étude des phénomènes vitaux doit être exactement assujettie, comme celle de tous les autres phénomènes naturels, à la division scientifique moins tranchée, mais presque aussi indispensable, de l'ensemble de nos recherches spéculatives en abstraites et concrètes; les unes seules vraiment fondamentales, les autres purement secondaires, quelle que soit leur extrême importance. L'étude concrète de chaque organisme comprend deux branches principales: 1º. son histoire naturelle proprement dite, c'est-à -dire, le tableau rationnel et direct de l'ensemble de son existence réelle; 2º. sa pathologie, c'est-à -dire l'examen systématique des diverses altérations dont il est susceptible, ce qui constitue une sorte d'appendice et de complément de son histoire. Ces deux ordres de considérations sont également étrangers, par leur nature, au vrai domaine philosophique de la biologie proprement dite. En effet, celle-ci doit toujours se borner à l'étude essentielle de l'état normal, en concevant l'analyse pathologique comme un simple moyen d'exploration, ainsi que je l'ai expliqué. De même, quoique les observations d'histoire naturelle puissent fournir à l'anatomie et à la physiologie de très précieuses indications, la vraie biologie n'en doit pas moins, tout en se servant d'un tel moyen, décomposer toujours l'étude, soit statique, soit dynamique, de chaque organisme dans celles de ses diverses parties constituantes, sur lesquelles seules peuvent immédiatement porter les lois biologiques fondamentales; tandis qu'une telle décomposition est, au contraire, directement opposée au véritable esprit de l'histoire naturelle, où l'être vivant est constamment envisagé dans l'ensemble indivisible de toutes ses différentes conditions d'existence. Si, d'une part, il est évident que l'analyse rationnelle de l'état pathologique suppose nécessairement la connaissance préalable des lois relatives à l'état normal, dont elle constitue un simple corollaire universel; d'une autre part, il n'est pas moins incontestable que l'établissement des saines théories générales de la biologie proprement dite, où tous les élémens de l'organisation et de la vie ont été ramenés à des lois uniformes et abstraites, doit spontanément conduire à l'étude concrète de leurs diverses combinaisons effectives dans chaque être particulier. Aucune autre catégorie de phénomènes ne fait ressortir d'une manière aussi prononcée la réalité et la nécessité de cette grande division philosophique entre la science abstraite, générale, et par suite fondamentale, et la science concrète, particulière, et par suite secondaire. En rapprochant ici cette division de la précédente; il convient de remarquer enfin que chacune des deux branches essentielles de la biologie concrète est plus spécialement en harmonie avec une des deux branches principales de l'art biologique, l'histoire naturelle, avec l'art de l'éducation; la pathologie, avec l'art médical. Tel est le vrai système philosophique des différentes parties générales de l'étude positive des corps vivans qui doivent être soigneusement écartées de la science biologique proprement dite, d'où elles dérivent d'une manière plus ou moins directe, désormais suffisamment caractérisée.
Ainsi, quoique la philosophie positive puisse quelquefois éprouver le besoin d'employer la dénomination debiologiepour désigner sommairement l'ensemble de l'étude réelle des corps vivans, envisagés sous tous les divers aspects généraux qui leur sont propres; on doit cependant réserver soigneusement cette importante expression comme titre spécial de la partie vraiment fondamentale de cette immense étude, où les recherches sont à la fois spéculatives et abstraites, conformément aux explications précédentes. Suivant l'esprit invariable de cet ouvrage, indiqué dès l'origine, cette partie doit seule être ici le sujet direct et permanent de notre examen philosophique, et je n'ai signalé les autres qu'afin de mieux caractériser sa véritable nature distinctive, qui se trouve ainsi très nettement prononcée. Considérons maintenant la principale distribution intérieure de cette biologie proprement dite.
On conçoit aisément d'avance qu'une telle division ne saurait être, à beaucoup près, ni aussi tranchée ni aussi importante que celles qui viennent d'être examinées, puisqu'il s'agit ici d'un sujet philosophique toujours strictement identique, dont les divers aspects spéculatifs et abstraits s'éclairent mutuellement, et sont réellement inséparables. Nous pouvons imaginer sans peine un biologiste très éminent qui ne se serait jamais sérieusement occupé d'histoire naturelle proprement dite, surtout de pathologie, et à plus forte raison de thérapeutique; à peu près comme un astronome resté étranger à l'art nautique. De tels exemples commencent heureusement à devenir aujourd'hui très marqués; et le développement ultérieur de l'étude positive des corps vivans tendra naturellement à les multiplier sans cesse et à les caractériser davantage, en y perfectionnant la saine répartition du travail intellectuel. Au contraire, nous ne saurions comprendre désormais un vrai physiologiste qui ne serait point en même temps anatomiste, ni même réciproquement: et, depuis l'établissement de ce qu'on appelle la méthode naturelle en zoologie ou en botanique, les purs classificateurs, étrangers aux spéculations anatomiques et physiologiques, ont radicalement cessé d'être possibles; comme les anatomistes et les physiologistes, à leur tour, ne peuvent plus demeurer étrangers à la théorie des classifications. Je ne doute même nullement que ces trois ordres de travaux ne soient, dans la suite, beaucoup plus simultanément cultivés que nous ne le voyons aujourd'hui, quoique chaque biologiste puisse d'ailleurs accorder à l'un d'eux une préférence spéciale, ainsi qu'on l'observe à l'égard de toute autre science fondamentale. En un mot, la division qui nous reste à considérer ne peut plus exister entre des sciences vraiment distinctes, mais seulement entre les divers élémens essentiels d'une science nécessairement unique. Tel est le principe qui doit ici distinguer une indispensable distribution des travaux d'une stérile dispersion des efforts intellectuels.
Quoiqu'il ne faille point attacher, à la division intérieure de la biologie proprement dite, une importance ni même une réalité exagérées, cette division n'en conserve pas moins une haute valeur philosophique, pour faire mieux concevoir l'ensemble rationnel de cette science fondamentale, et, par suite, pour en diriger l'exposition systématique. Une telle division consiste d'abord à décomposer, en général, l'étude spéculative et abstraite de l'organisme en statique et dynamique, suivant qu'on recherche les lois de l'organisation ou celles de la vie. En second lieu, la biologie statique doit être ensuite subdivisée en deux parties essentielles, suivant qu'on étudie isolément la structure et la composition de chaque organisme particulier, ou que l'on construit la grande hiérarchie biologique qui résulte de la comparaison rationnelle de tous les organismes connus; ces deux branches ont été fort heureusement désignées, à l'égard des animaux, par M. de Blainville, à l'aide des noms dezootomiepour la première, et dezootaxiepour la seconde, qu'il serait aisé de modifier commodément de manière à les rendre communs aux animaux et aux végétaux. La biologie dynamique, à laquelle pourrait être spécialement réservé le nom debionomie, comme au but final de l'ensemble de ces études, ne comporte évidemment aucune subdivision analogue. Telles sont donc les trois branches générales de la science biologique: la biotomie, la biotaxie, et enfin la bionomie pure ou physiologie proprement dite; le nom de biologie étant consacré à désigner leur ensemble total.
La seule définition de ces trois parties explique suffisamment leur vraie dépendance nécessaire, et par suite, détermine, sans aucune incertitude, leur coordination philosophique. Il serait heureusement inutile aujourd'hui de démontrer que les études physiologiques supposent préalablement des notions anatomiques; personne ne conteste plus qu'il soit indispensable de connaître la structure d'un appareil avant d'en étudier le jeu. Mais la subordination générale de la bionomie envers la biotaxie est jusqu'ici beaucoup moins profondément sentie. On ne saurait douter, néanmoins, que l'exacte connaissance du véritable rang qu'occupe chaque être vivant dans la hiérarchie biologique ne constitue, par sa nature, le premier fondement nécessaire de l'étude directe de l'ensemble de ses phénomènes, dont une telle position présente immédiatement l'aperçu le plus général, comme elle en sera plus tard le résumé le plus fidèle. Nous avons d'ailleurs suffisamment constaté déjà que la considération habituelle de cette hiérarchie est rigoureusement indispensable à l'usage rationnel du plus puissant moyen d'investigation que puissent admettre les recherches physiologiques, c'est-à -dire la méthode comparative proprement dite. Ainsi, la double relation nécessaire de la biologie dynamique à la biologie statique demeure également irrécusable sous quelque aspect qu'on l'envisage.
Quant aux deux parties essentielles de la biologie statique, leur distinction doit naturellement être encore moins prononcée que celle qui les sépare l'une et l'autre de la physiologie proprement dite; et, par suite, leur vraie subordination respective est nécessairement moins sensible. Il semble même que, dans quelque ordre qu'on les place, on ne saurait éviter un véritable cercle vicieux général. Car, si, d'un côté, la classification rationnelle des êtres vivans exige la connaissance préalable de leur organisation, il est certain, d'une autre part, que l'anatomie elle-même, comme la physiologie, ne peut être convenablement étudiée, à l'égard de tous les organismes, sans se diriger toujours d'après une judicieuse institution préliminaire de la hiérarchie biologique. Aussi faut-il reconnaître, entre les études biotomiques et les études biotaxiques, une intime connexité mutuelle, qui rendra toujours solidaires leurs perfectionnemens respectifs, comme le développement de la science l'a constamment montré jusqu'ici. Néanmoins, une séparation nette et une coordination déterminée étant philosophiquement indispensables à notre intelligence, on ne saurait hésiter, ce me semble, à placer dogmatiquement la théorie de l'organisation avant celle de la classification. Car, celle-ci, à moins d'être réduite à un simple artifice mnémonique, a un besoin vraiment fondamental de la première; tandis qu'elle ne lui fournit, au contraire, qu'un important moyen de perfectionnement, dont l'absence ne s'opposerait même pas entièrement, comme nous l'avons reconnu, à un certain usage de la méthode comparative en anatomie, quoique son développement y fût, par cela même, beaucoup plus restreint. En un mot, on ne peut rationnellement classer que des organismes préalablement connus; au lieu que chacun d'eux peut et même doit être étudié, à un premier degré, sans être comparé aux autres. Rien ne s'oppose d'ailleurs à ce que, dans une exposition systématique de la philosophie anatomique, on emprunte directement à la biotaxie sa construction effective de la hiérarchie organique, afin d'éviter de scinder l'étude complète de la structure, ce qui constituerait un inconvénient beaucoup plus grave que n'en peut produire une semblable anticipation. Du reste, il faut reconnaître, à ce sujet, pour trancher toute difficulté philosophique, que, d'après un ordre quelconque, une première exposition du système des connaissances biologiques ne saurait jamais être pleinement satisfaisante, si elle n'est point conçue, dès l'origine, comme devant être ultérieurement complétée par une judicieuse révision générale, destinée à faire directement ressortir les relations essentielles de chaque partie avec les autres. Cette règle ne convient pas seulement aux deux grandes sections de la biologie statique, comparées l'une à l'autre; on doit également l'appliquer à l'harmonie fondamentale entre l'ensemble de la biologie statique et celui de la biologie dynamique. En effet, si le jeu d'un appareil quelconque ne saurait être convenablement étudié sans que sa structure soit d'abord connue, il n'est pas moins incontestable, en sens inverse, que cette structure elle-même sera bien mieux appréciée lorsqu'on pourra reprendre son analyse en considérant la fonction spéciale de chaque organe. Ainsi, ces questions de priorité, entre les diverses parties constituantes d'un sujet unique, ne peuvent avoir, par leur nature, l'importance exagérée qu'on y a trop souvent attachée, même sous le point de vue didactique. Il est d'ailleurs nécessaire d'ajouter qu'une telle nécessité de révision philosophique n'est nullement particulière au système des connaissances biologiques, où elle apparaît seulement avec un caractère plus prononcé, en vertu du consensus plus profond de ces diverses études. Nous avons déjà reconnu, dans la 36º leçon, l'existence d'une nécessité analogue, quoique moins tranchée, pour l'ensemble des études chimiques. Elle se manifeste aussi, comme je l'ai remarqué, à un degré plus ou moins sensible, envers toutes les autres sciences fondamentales, dont l'exposition rationnelle serait toujours notablement perfectionnée par l'usage systématique de ce double enseignement.
La coordination philosophique des trois branches fondamentales de la biologie étant ainsi nettement caractérisée, la principale distribution intérieure de chacune d'elles, ne saurait maintenant présenter aucune difficulté essentielle. Nous pouvons la déduire, en effet, du principe universel qui a constamment dirigé jusqu'ici toutes nos distinctions encyclopédiques, et qui préside évidemment à la subordination que nous venons d'examiner, le principe du degré de généralité et d'abstraction des diverses études, d'où résulte leur vraie dépendance mutuelle. Ce principe conduit directement ici à placer la théorie, soit statique, soit dynamique, de la vie organique proprement dite avant celle de la vie animale, puisque celle-ci, en même temps qu'elle est plus spéciale et plus compliquée, repose nécessairement sur la première, qui, au contraire, en est indépendante dans ses élémens les plus essentiels. La même règle suffit aussi à établir une disposition rationnelle entre les diverses études relatives à l'une ou à l'autre vie, en plaçant toujours après les autres celles dont le sujet propre devient plus spécial et plus compliqué, et qui, par cela même, dépendent constamment des précédentes. De cette manière, la théorie des fonctions et des organes les plus élevés de l'homme termine naturellement le système biologique; et les moyens s'accumulent graduellement à mesure que les difficultés s'accroissent, comme l'exige toute judicieuse organisation des recherches scientifiques.
On a souvent agité la question si, en étudiant chaque organe ou chaque fonction dans toute la série biologique, il convient de préférer l'ordre naturel de la formation de cette série, qui commence nécessairement par l'homme, ou bien l'ordre inverse, qui présente l'avantage d'une complication croissant peu à peu. Cette question de philosophie biologique n'a pas l'importance démesurée qu'on lui a trop fréquemment attribuée, puisque tous les bons esprits reconnaissent d'ailleurs la nécessité et la possibilité d'employer tour à tour les deux ordres à l'égard d'une recherche quelconque, quel que soit celui qu'on ait d'abord adopté. Néanmoins, il faudrait ce me semble, distinguer, à ce sujet, entre l'étude de la vie organique et celle de la vie animale. Pour les fonctions fondamentales de la première, qui sont essentiellement chimiques, il est beaucoup moins nécessaire de commencer par l'homme, en descendant toujours la hiérarchie biologique. Je conçois même que l'on pourrait, sous ce point de vue, trouver un grand avantage scientifique à procéder en sens inverse, en considérant d'abord l'organisme végétal, où, comme je l'ai déjà remarqué, ces fonctions sont à la fois plus pures et plus prononcées, et comportent, à ce titre, une étude plus facile et plus complète. Du reste, il n'en serait pas moins utile de se représenter ensuite l'enchaînement opposé, afin de mieux saisir l'influence capitale exercée, dans les êtres supérieurs, par les actions animales sur les phénomènes purement végétatifs. Mais, au contraire, toute recherche, soit anatomique, soit physiologique, relative à la vie animale elle-même, serait essentiellement obscure si elle ne commençait par la considération de l'homme, seul être où un tel ordre de phénomènes soit jamais immédiatement intelligible. C'est nécessairement l'état évident de l'homme, de plus en plus dégradé, et non l'état indécis de l'éponge, de plus en plus perfectionné, que nous pouvons poursuivre dans toute la série animale, quand nous y analysons l'un quelconque des caractères constitutifs de l'animalité. Dans ce cas, les mêmes motifs qui président inévitablement à la construction de l'échelle biologique doivent aussi en diriger essentiellement l'application rationnelle, ce qui est loin d'être indispensable à l'égard des autres questions. Si nous paraissons ici nous écarter de la marche ordinaire, où nous procédions toujours du sujet le plus général et le plus simple au plus particulier et au plus complexe, c'est uniquement afin de nous mieux conformer, sans aucune puérile affectation de symétrie scientifique, au vrai principe philosophique qui nous a d'abord prescrit cette marche générale, et qui consiste à passer constamment du plus connu au moins connu. C'est, du reste, la seule classe de recherches pour laquelle une telle marche cesse d'être la plus convenable aux études biologiques.
Telles sont les considérations principales que je devais actuellement indiquer sur la division nécessaire du système des connaissances biologiques et sur la coordination rationnelle de ses vrais élémens généraux. Ainsi se trouve complété l'examen philosophique de l'ensemble de la science biologique, directement envisagée sous tous les divers aspects fondamentaux qui lui sont propres, comme je devais ici le faire. Si l'étendue de ce discours a beaucoup excédé les bornes ordinaires dans lesquelles j'avais pu renfermer jusqu'à présent l'exécution d'une telle opération philosophique à l'égard des autres sciences fondamentales, il faut l'attribuer surtout à un concours spécial et nécessaire de nouvelles difficultés capitales. Une science beaucoup plus récente, et dont le vrai caractère spéculatif, jusqu'ici plus imparfaitement apprécié, est toutefois plus important à établir avec une scrupuleuse exactitude philosophique; une destination générale moins bien connue, et néanmoins plus spécialement indispensable à définir rigoureusement; des moyens essentiels d'investigation plus variés et plus étendus, et, en même temps moins exactement jugés; des relations encyclopédiques plus multipliées et plus profondes, et cependant plus mal conçues; des propriétés philosophiques plus étendues et plus capitales, et toutefois confusément senties; enfin, des aspects élémentaires plus nombreux et mieux prononcés, et pourtant moins bien séparés et coordonnés; tous ces motifs réunis expliquent assez, sans doute, le développement inusité de cet indispensable examen. Du reste, ce grand travail préliminaire nous permettra d'exécuter maintenant, d'une manière beaucoup plus rapide, quoique suffisante à la destination de ce traité, l'appréciation philosophique plus spéciale de cette belle science fondamentale, dont les détails, d'ailleurs si peu satisfaisans jusqu'ici, ne doivent nullement nous occuper, et dont il nous reste seulement à mieux caractériser le véritable esprit, dans les leçons suivantes, par le jugement séparé de chacune de ses diverses parties essentielles, coordonnées entre elles suivant le plan général ci-dessus indiqué, depuis les simples considérations de pure anatomie jusqu'à cette étude positive des phénomènes intellectuels et effectifs les plus élevés de la nature humaine, d'où résultera ensuite la transition spontanée de la biologie à la physique sociale, objet final de cet ouvrage.