Quoique notre grande démonstration sociologique se trouve ainsi essentiellement terminée désormais, je crois cependant, afin de n'omettre, autant que possible, sur un sujet aussi capital et aussi difficile, aucune indication essentielle, devoir ici recommander directement au lecteur la nécessité d'avoir continuellement égard à ma théorie préliminaire de la vraie hiérarchie scientifique, dans toute considération quelconque de cette grande loi de la triple évolution intellectuelle, soit pour l'appliquer, soit même pour l'apprécier. Dès le début de ce Traité (voyezla 2º leçon), j'ai présenté cette hiérarchie fondamentale comme la suite naturelle et l'indispensable complément de ma loi des trois états: l'usage spontané que j'en ai fait depuis successivement, envers tous les ordres de phénomènes, a dû faire suffisamment ressortir cette intime connexité philosophique. Néanmoins, il n'est pas inutile de la rappeler formellement ici, soit pour prévenir les seules objections spécieuses qu'une irrationnelle érudition scientifique pourrait inspirer contre la loi d'évolution que je viens d'établir directement, soit pour faire acquérir aux diverses vérifications spéciales toute leur portée logique, en les disposant ainsi de manière à s'éclairer et à se fortifier mutuellement. Sous le premier aspect, je puis affirmer n'avoir jamais trouvé d'argumentation sérieuse en opposition à cette loi, depuis dix-sept ans que j'ai eu le bonheur de la découvrir, si ce n'est celle que l'on fondait sur la considération de la simultanéité, jusqu'ici nécessairement très commune, des trois philosophies chez les mêmes intelligences. Or, un tel ordre d'objections ne peut être convenablement résolu que par l'usage rationnel de notre hiérarchie scientifique, qui, disposant les diverses parties essentielles de la philosophie naturelle selon leur complication et leur spécialité croissantes, conformément à l'ensemble de leurs vraies affinités, fait aussitôt comprendre que leur essor graduel a dû nécessairement suivre la même succession; en sorte qu'une seule phase de l'évolution totale a pu faire provisoirement coïncider l'état théologique de l'une d'elles avec l'état métaphysique et même avec l'état positif d'une partie antérieure, à la fois plus simple et plus générale, malgré la tendance continue de l'esprit humain à l'unité de méthode. Ces anomalies apparentes étant ainsi pleinement régularisées, la difficulté ne serait vraiment insoluble que si la simultanéité pouvait présenter un caractère inverse; ce dont je défie qu'on puisse indiquer un seul exemple réel, qui d'ailleurs ne saurait prouver que la nécessité de perfectionner, ou tout au plus de rectifier, notre théorie hiérarchique, sans qu'il en dût rejaillir aucune incertitude légitime sur la loi d'évolution elle-même. En second lieu, les secours réciproques qui peuvent ainsi s'établir spontanément entre les études spéciales des divers développemens spéculatifs n'ont pas une moindre importance sociologique. Car, il en résulte la faculté fondamentale de suppléer heureusement, en beaucoup de cas, à l'insuffisance de l'exploration directe. Quand une telle hiérarchie a été d'abord bien comprise et pleinement reconnue, elle doit, en effet, souvent permettre de déterminer d'avance, à une époque quelconque, avec une pleine rationnalité, le caractère général d'un certain ordre de spéculations humaines, d'après une suffisante connaissance préalable de l'état réel de la catégorie antérieure, ou même, en sens inverse, quoique avec moins de précision, de celui de la catégorie postérieure. Un pareil concours spontané se rattache directement au principe logique établi dans la quarante-huitième leçon, sur les lumières indispensables que l'étude des harmonies peut fournir à celle des successions, par la nature des recherches sociologiques. La suite entière de ce volume montrera naturellement, en effet, quoique d'une manière implicite et indirecte, mais avec une évidence toujours croissante, que cette théorie de la hiérarchie scientifique, d'après le degré de généralité des divers phénomènes, constitue la principale base de toute la statique sociale, au moins en ce qui concerne l'ordre intellectuel, et même, comme conséquence, envers l'ordre matériel, de manière à embrasser finalement l'ensemble de l'ordre politique. Je n'ai pas besoin maintenant d'insister davantage sur l'importance sociologique d'une théorie aussi indispensable, sans laquelle l'histoire de l'esprit humain devrait rester, j'ose le garantir, essentiellement inintelligible, et dont le lecteur a déjà graduellement acquis, dans le cours successif des trois volumes précédens, une notion exacte et familière: je devais seulement caractériser ici, d'une manière spéciale, l'indispensable obligation de ne jamais la négliger, soit en établissant, soit en développant la saine philosophie historique, dont nous venons de poser enfin le premier fondement nécessaire, par cette grande loi relative à la triple évolution intellectuelle de l'humanité.
Afin que cette loi puisse convenablement remplir une telle destination scientifique, il ne me reste plus actuellement, pour compléter et confirmer cette longue et difficile démonstration, qu'à établir sommairement, en principe, que l'ensemble du développement matériel doit suivre inévitablement une marche, non-seulement analogue, mais même parfaitement correspondante, à celle que nous venons de prouver d'après le seul développement intellectuel, auquel le système entier de la progression sociale devait être, par sa nature, profondément subordonné, comme je l'ai expliqué dans la première partie de ce chapitre. Cette étude supplémentaire étant aujourd'hui beaucoup mieux conçue que la théorie principale, je n'aurai besoin, après une rapide appréciation totale de l'évolution matérielle, que d'insister ici convenablement sur sa co-relation, fort mal entendue jusqu'ici, avec l'évolution intellectuelle, qui se trouvera dès-lors aussi pleinement caractérisée dans l'ordre actif qu'elle l'est déjà dans l'ordre spéculatif, quoique la simplicité bien plus grande de cette opération subsidiaire nous permette heureusement de l'abréger beaucoup, sans nuire aucunement à sa destination scientifique. Il s'agira surtout d'expliquer l'intime connexité qui lie nécessairement les deux termes extrêmes et le terme transitoire du développement temporel des sociétés humaines aux phases correspondantes dont nous venons de démontrer la succession fondamentale pour leur développement spirituel39.
Note 39:(retour)Ces qualifications politiques detemporeletspiritueldevant être naturellement d'un fréquent usage, dans les six chapitres suivans, pour l'ensemble de notre analyse historique, je dois ici directement avertir, en général, que je leur conserverai toujours exactement la destination régulière à laquelle la philosophie catholique les a consacrées depuis des siècles. Outre l'indispensable besoin, en philosophie politique, de ces deux termes importans, qui ne peuvent être encore constamment remplacés par des expressions plus rationnelles, il n'est pas inutile d'ailleurs de rattacher, autant que possible, sans aucune vaine affectation, les formules actuelles aux anciennes habitudes, afin de mieux rappeler le sentiment fondamental de la continuité sociale, qu'on est aujourd'hui si vicieusement disposé à dédaigner.
Tous les divers moyens généraux d'exploration rationnelle applicables aux recherches politiques, ont déjà spontanément concouru à constater, d'une manière également décisive, l'inévitable tendance primitive de l'humanité à une vie principalement militaire, et sa destination finale, non moins irrésistible, à une existence essentiellement industrielle. Aussi aucune intelligence un peu avancée ne refuse-t-elle désormais de reconnaître, plus ou moins explicitement, le décroissement continu de l'esprit militaire et l'ascendant graduel de l'esprit industriel, comme une double conséquence nécessaire de notre évolution progressive, qui a été, de nos jours, assez judicieusement appréciée, à cet égard, par la plupart de ceux qui s'occupent convenablement de philosophie politique. En un temps d'ailleurs où se manifeste continuellement, sous des formes de plus en plus variées, et avec une énergie toujours croissante, même au sein des armées, la répugnance caractéristique des sociétés modernes pour la vie guerrière; quand, par exemple, l'insuffisance totale des vocations militaires est partout devenue de plus en plus irrécusable d'après l'obligation de plus en plus indispensable du recrutement forcé, rarement suivi d'une persistance volontaire; l'expérience journalière dispenserait, sans doute, de toute démonstration directe, au sujet d'une notion ainsi graduellement tombée dans le domaine public. Malgré l'immense développement exceptionnel de l'activité militaire, momentanément déterminé, au commencement de ce siècle, par l'inévitable entraînement qui a dû succéder à d'irrésistibles circonstances anomales, notre instinct industriel et pacifique n'a pas tardé à reprendre, d'une manière plus rapide, le cours régulier de son développement prépondérant, de façon à assurer réellement, sous ce rapport, le repos fondamental du monde civilisé, quoique l'harmonie européenne doive fréquemment sembler compromise, en conséquence du défaut provisoire de toute organisation systématique des relations internationales; ce qui, sans pouvoir vraiment produire la guerre, suffit toutefois pour inspirer souvent de dangereuses inquiétudes. Il ne saurait donc être ici nullement question de constater, par une discussion heureusement superflue, ni le premier terme, ni surtout le dernier de la progression sociale, relativement au caractère général de l'existence temporelle, dont l'appréciation directe ressortira d'ailleurs, dans les six chapitres suivans, de l'ensemble de notre analyse historique. Seulement, une telle marche n'ayant jamais été suffisamment rattachée aux lois essentielles de la nature humaine et aux indispensables conditions du développement social, il nous reste à signaler, en principe, sa participation nécessaire à l'évolution fondamentale de l'humanité.
L'invincible antipathie de l'homme primitif pour tout travail régulier, ne lui laisse évidemment à exercer d'autre activité soutenue que celle de la vie guerrière, la seule à laquelle il puisse alors être essentiellement propre, et qui constitue d'ailleurs, à l'origine, le moyen le plus simple de se procurer sa subsistance, même indépendamment d'une trop fréquente antropophagie: la marche générale de l'individu est, à cet égard, pleinement conforme à celle de l'espèce. Quelque déplorable que doive sembler d'abord une telle nécessité, son universalité caractéristique et son développement continu, en des temps même assez avancés pour que l'existence matérielle pût reposer sur d'autres bases, doivent faire sentir à tous les vrais philosophes que ce régime militaire, auquel la société a été si long-temps et si complétement assujétie, doit avoir rempli un éminent et indispensable office, du moins provisoire, dans la progression générale de l'humanité. Il est aisé de concevoir, en effet, quelle que soit maintenant la prépondérance sociale de l'esprit industriel, que l'évolution matérielle des sociétés humaines a dû, au contraire, long-temps exiger l'ascendant exclusif de l'esprit militaire, sous le seul empire duquel l'industrie humaine pouvait se développer convenablement. Les motifs généraux de cette indispensable tutelle sont essentiellement analogues à ceux de la semblable fonction provisoire accomplie par l'esprit religieux pour préparer l'essor ultérieur de l'esprit scientifique, d'après les explications précédentes. Car, elle tient surtout à ce que l'esprit industriel, bien loin de pouvoir diriger d'abord la société temporelle, y supposait, au contraire, par sa nature, l'existence préalable d'un développement déjà considérable, qui ne pouvait donc s'être opéré que sous l'influence nécessaire de l'esprit militaire, sans l'heureuse spontanéité duquel les diverses familles seraient demeurées essentiellement isolées, de manière à empêcher toute importante division de l'ensemble du travail humain, et par suite tout progrès régulier et continu de notre industrie. Les propriétés sociales, et surtout politiques, de l'activité militaire, quoique ne devant exercer qu'une prépondérance provisoire dans l'évolution fondamentale de l'humanité, sont, à l'origine, parfaitement nettes et décisives, en un mot, pleinement conformes à la haute fonction civilisatrice qu'elles doivent alors remplir. Plusieurs philosophes ont déjà suffisamment reconnu, à ce sujet, l'aptitude spontanée d'un tel mode d'existence à développer des habitudes de régularité et de discipline, qui n'auraient pu d'abord être autrement produites, et sans lesquelles aucun vrai régime politique ne pouvait, évidemment, s'organiser. Nul autre but suffisamment énergique n'aurait pu, en effet, établir une association durable et un peu étendue entre les familles humaines que l'impérieux besoin de se réunir, d'après une inévitable subordination quelconque, pour une expédition guerrière, ou même pour la simple défense commune. Jamais l'objet de l'association ne peut être plus sensible ni plus urgent, jamais les conditions élémentaires du concours ne sauraient devenir plus irrésistibles. Tout cet ensemble d'attributs se trouve admirablement adapté à la nature et aux besoins des sociétés primitives, qui ne pouvaient, sans doute, apprendre réellement l'ordre à aucune autre école qu'à celle de la guerre, comme on peut, même aujourd'hui, s'en former une faible idée à l'égard des individus exceptionnels que la discipline industrielle ne peut suffisamment assouplir, et qui, sous ce rapport, nous représentent, autant que possible, l'ancien type humain. Ainsi, malgré de vaines rêveries poétiques sur l'institution primordiale des pouvoirs politiques, on ne saurait douter que les premiers gouvernemens n'aient dû être, de toute nécessité, essentiellement militaires, quand on se borne à n'y envisager que les simples considérations temporelles, de même que l'autorité spirituelle ne pouvait y être d'abord que purement théologique. Cet ascendant naturel de l'esprit guerrier n'a pas été seulement indispensable à la consolidation originaire des sociétés politiques; il a surtout présidé à leur agrandissement continu, qui ne pouvait s'opérer autrement sans une excessive lenteur, comme nous le montrera clairement l'ensemble de l'analyse historique: et cependant, une telle extension était préalablement indispensable, à un certain degré, au développement final de l'industrie humaine. La marche temporelle de l'humanité présente donc, par sa nature, à sa première période, un cercle vicieux parfaitement analogue à celui que nous avons reconnu dans la marche spirituelle, et dont la seule issue possible résulte, en l'un et l'autre cas, de l'heureux essor spontané d'une tendance préliminaire. À la vérité, ce régime militaire a dû avoir partout, pour base politique indispensable, l'esclavage individuel des producteurs, afin de permettre aux guerriers le libre et plein développement de leur activité caractéristique. Sans cette condition nécessaire, la grande opération sociale qui devait être accomplie, en temps convenable, par la progression continue d'un système militaire fortement conçu et sagement poursuivi, eût été, dans l'antiquité, radicalement manquée, ainsi que je l'expliquerai bientôt. Quoique toute discussion à ce sujet fût ici prématurée, j'y dois cependant indiquer, d'une autre part, cette institution fondamentale de l'esclavage ancien comme destinée à organiser une indispensable préparation graduelle à la plénitude ultérieure de la vie industrielle, ainsi irrésistiblement et exclusivement imposée, malgré notre native aversion du travail, à la majeure partie de l'humanité, dont une laborieuse persévérance devenait dès lors la première condition finale. En se reportant, autant que notre pensée peut le faire, à une telle situation primitive, on ne saurait méconnaître la nécessité correspondante de cette énergique stimulation, en ayant convenablement égard à l'ensemble des conditions réelles du développement humain. La juste horreur que nous inspire aujourd'hui cette institution si long-temps universelle tient surtout à ce que nous devons être spontanément disposés à l'apprécier d'après l'esclavage moderne, celui de nos colonies, qui constitue, par sa nature, une véritable monstruosité politique, l'esclavage organisé, au sein même de l'industrie, de l'ouvrier au capitaliste, d'une manière également dégradante pour tous deux; tandis que l'esclavage ancien, assujétissant le producteur au militaire, tendait à développer pareillement leurs activités opposées, de manière à déterminer finalement leur concours spontané à une même progression sociale, comme je l'établirai spécialement dans la cinquante-troisième leçon.
Quelque irrécusable que doive ainsi devenir l'universelle nécessité politique, pour l'évolution primitive de l'humanité, d'un exercice long-temps prépondérant de l'activité militaire, aussi indispensable qu'inévitable, les principes même que je viens d'indiquer nous expliqueront plus tard, avec non moins d'évidence, la nature essentiellement provisoire d'une telle destination sociale, dont l'importance a dû constamment décroître, à mesure que la vie industrielle a pu poursuivre son développement graduel. Tandis que l'activité industrielle présente spontanément cette admirable propriété de pouvoir être simultanément stimulée chez tous les individus et chez tous les peuples, sans que l'essor des uns soit inconciliable avec celui des autres, il est clair, au contraire, que la plénitude de la vie militaire dans une partie notable de l'humanité suppose et détermine finalement, en tout le reste, une inévitable compression, qui constitue même le principal office social d'un tel régime, en considérant l'ensemble du monde civilisé. Aussi, pendant que l'époque industrielle ne comporte d'autre terme général que celui, encore indéterminé, assigné à l'existence progressive de notre espèce par le système des lois naturelles, l'époque militaire a dû être, de toute nécessité, essentiellement limitée aux temps d'un suffisant accomplissement graduel des conditions préalables qu'elle était destinée à réaliser. Ce but principal a été atteint lorsque la majeure partie du monde civilisé s'est trouvée enfin réunie sous une même domination, comme l'ont opéré, dans notre série européenne, les conquêtes progressives de Rome. Dès lors, l'activité militaire a dû, évidemment, manquer à la fois d'objet et d'aliment: aussi sa prépondérance est-elle, depuis ce terme inévitable, devenue constamment décroissante, de manière à ne plus dissimuler l'ascension graduelle de l'esprit industriel, dont l'avénement progressif était ainsi désormais convenablement préparé, comme je l'expliquerai bientôt, d'une manière directe, dans la partie historique de ce volume. Mais, malgré cet enchaînement nécessaire, l'état industriel diffère si radicalement de l'état militaire, que le passage général de l'un à l'autre régime social ne comportait certainement pas davantage un accomplissement immédiat que la succession correspondante, dans l'ordre spirituel, entre l'esprit théologique et l'esprit positif. De là résulte enfin, avec une pleine évidence, l'indispensable intervention générale d'une situation intermédiaire, parfaitement semblable à l'état métaphysique de l'évolution intellectuelle, où l'humanité a pu se dégager de plus en plus de la vie militaire et préparer toujours davantage la prépondérance finale de la vie industrielle. Le caractère, nécessairement équivoque et flottant, d'une telle phase sociale, où les diverses classes de légistes devaient surtout occuper, en apparence, la scène politique, a dû d'abord essentiellement consister, comme je l'expliquerai au cinquante-cinquième chapitre, dans la substitution habituelle de l'organisation militaire défensive à la première organisation offensive, et ensuite même dans l'involontaire subordination générale, de plus en plus prononcée, de l'esprit guerrier à l'instinct producteur. Cette phase transitoire n'étant pas encore totalement accomplie, sa nature propre, quoique éminemment vague, peut aujourd'hui être appréciée par intuition directe.
Telle est donc, en principe, la triple évolution temporelle que devra successivement nous manifester, dans l'ensemble du passé, le développement fondamental de l'humanité. Quelque sommaire que dût être ici cette indication générale, il est, sans doute, impossible à tout esprit philosophique de n'être point d'abord vivement frappé de l'analogie essentielle que présente spontanément cette irrécusable progression avec notre loi primordiale sur la succession nécessaire des trois états principaux de l'esprit humain. Mais, outre cette évidente similitude, il importe surtout à la grande démonstration sociologique dont nous ébauchons ainsi le complément politique, de reconnaître directement la connexité fondamentale des deux évolutions, en caractérisant suffisamment l'affinité naturelle qui a dû toujours régner, d'abord entre l'esprit théologique et l'esprit militaire, ensuite entre l'esprit scientifique et l'esprit industriel, et, par conséquent aussi, entre les deux fonctions transitoires des métaphysiciens et des légistes. Un tel éclaircissement complémentaire doit porter notre démonstration à son dernier degré de précision et de consistance, de manière à la rendre pleinement susceptible de servir immédiatement de base rationnelle à l'ensemble ultérieur de notre analyse historique. Comme l'expérience universelle témoigne, sans doute, assez hautement de l'évidente réalité de cette remarquable concordance, il suffit essentiellement à notre but d'en exposer ici sommairement le principe nécessaire.
La rivalité plus ou moins prononcée qui a si souvent troublé l'harmonie générale entre le pouvoir théologique et le pouvoir militaire, a quelquefois dissimulé, aux yeux des philosophes, leur affinité fondamentale. Mais, en principe, il ne saurait, évidemment, exister de rivalité véritable que parmi les divers élémens d'un même système politique, par suite de cette émulation spontanée qui, en tout concours humain, doit ordinairement prendre d'autant plus d'extension et d'intensité que le but devient plus important et plus indirect, et que, par suite, les moyens sont plus distincts et plus indépendans, sans jamais empêcher cependant une inévitable participation, volontaire ou instinctive, à la destination commune. Quand deux pouvoirs, toujours également énergiques, naissent, grandissent, et déclinent simultanément, malgré la différence de leurs natures, on peut être assuré qu'ils appartiennent nécessairement à un régime unique, quelles que puissent être leurs contestations habituelles: la lutte continue ne prouverait, par elle-même, une incompatibilité radicale, que si elle avait lieu, au contraire, entre deux élémens appelés à des fonctions analogues, et qu'elle fît constamment coïncider l'accroissement graduel de l'un avec la décadence continue de l'autre. Dans le cas actuel, il est surtout évident que, en un système politique quelconque, il doit y avoir sans cesse une profonde rivalité entre la puissance spéculative et la puissance active, qui, par la faiblesse de notre nature, doivent être si fréquemment disposées à méconnaître leur coordination nécessaire, et à dédaigner les limites générales de leurs attributions réciproques. Quelle que soit même, parmi les élémens du régime moderne, l'irrécusable affinité sociale entre la science et l'industrie, il faut pareillement s'attendre, de leur part, à d'inévitables conflits ultérieurs, à mesure que leur commun ascendant politique deviendra plus prononcé: ils sont déjà clairement annoncés, soit par l'intime antipathie, à la fois intellectuelle et morale, qu'inspire à l'une la subalternité naturelle des travaux de l'autre, combinée cependant avec une inévitable supériorité de richesse, soit aussi par la répugnance instinctive de celle-ci pour l'abstraction caractéristique des recherches de la première, et pour le juste orgueil qui l'anime.
Ces objections préliminaires étant ainsi écartées, rien n'empêche plus d'apercevoir d'abord, d'une manière directe, le lien fondamental qui unit spontanément, avec tant d'énergie, la puissance théologique et la puissance militaire, et qui, à une époque quelconque, a toujours été vivement senti et dignement respecté par tous les hommes d'une haute portée qui ont réellement participé à l'une ou à l'autre, malgré l'entraînement des rivalités politiques. On conçoit, en effet, qu'aucun régime militaire ne saurait s'établir et surtout durer qu'en reposant préalablement sur une suffisante consécration théologique, sans laquelle l'intime subordination qu'il exige ne pourrait être ni assez complète ni assez prolongée. Chaque époque impose, à cet égard, par des voies spéciales, des exigences équivalentes: à l'origine, où la restriction et la proximité du but ne prescrivent point une soumission d'esprit aussi absolue, le peu d'énergie ordinaire de liens sociaux encore imparfaits ne permet point d'assurer un concours permanent, autrement que par l'autorité religieuse dont les chefs de guerre se trouvent alors naturellement investis; en des temps plus avancés, le but devient tellement vaste et lointain et la participation tellement indirecte, que, malgré les habitudes de discipline déjà profondément contractées, la coopération continue resterait insuffisante et précaire si elle n'était garantie par de convenables convictions théologiques, déterminant spontanément, envers les supérieurs militaires, une confiance aveugle et involontaire, d'ailleurs trop souvent confondue avec une abjecte servilité, qui n'a jamais pu être qu'exceptionnelle. Sans cette intime co-relation à l'esprit théologique, il est évident que l'esprit militaire n'aurait jamais pu remplir la haute destination sociale qui lui était réservée pour l'ensemble de l'évolution humaine; aussi son principal ascendant n'a-t-il pu être pleinement réalisé que dans l'antiquité, où les deux pouvoirs se trouvaient nécessairement concentrés, en général, chez les mêmes chefs. Il importe d'ailleurs de noter qu'une autorité spirituelle quelconque n'aurait pu suffisamment convenir à la fondation et à la consolidation du gouvernement militaire, qui exigeait spécialement, par sa nature, l'indispensable concours de la philosophie théologique, et non d'aucune autre. Quels que soient, par exemple, les incontestables et éminens services que, dans les temps modernes, la philosophie naturelle a rendus à l'art de la guerre, l'esprit scientifique, par les habitudes de discussion rationnelle qu'il tend nécessairement à propager, n'en est pas moins naturellement incompatible avec l'esprit militaire: on sait assez, en effet, que cet assujétissement graduel d'un tel art aux prescriptions de la science réelle a toujours été amèrement déploré, par les guerriers les mieux caractérisés, comme constituant une décadence croissante du vrai régime militaire, à l'origine successive de chaque modification principale. L'affinité spéciale des pouvoirs temporels militaires pour les pouvoirs spirituels théologiques est donc ici, en principe, suffisamment expliquée. On peut d'abord croire qu'une telle coordination, est au fond, moins indispensable, en sens inverse, à l'ascendant politique de l'esprit théologique, puisqu'il a existé des sociétés purement théocratiques, tandis qu'on n'en connaît aucune exclusivement militaire, quoique les sociétés anciennes aient dû presque toujours manifester à la fois l'une et l'autre nature, à des degrés plus ou moins également prononcés. Mais un examen plus approfondi fera constamment apercevoir l'efficacité nécessaire du régime militaire pour consolider et surtout pour étendre l'autorité théologique, ainsi développée par une continuelle application politique, comme l'instinct sacerdotal l'a toujours radicalement senti. Nous allons d'ailleurs reconnaître que l'esprit religieux n'est pas, à sa manière, moins antipathique que l'esprit militaire lui-même à l'essor prépondérant de l'esprit industriel. Ainsi, outre la mutuelle affinité radicale des deux élémens essentiels du système politique primitif, on voit que des répugnances et des sympathies communes, aussi bien que de semblables intérêts généraux, se réunissent nécessairement pour établir toujours une indispensable combinaison, non moins intime que spontanée, entre deux pouvoirs qui partout devaient concourir, dans l'ensemble de l'évolution humaine, à une même destination fondamentale, inévitable quoique provisoire. Il serait inutile d'insister ici davantage sur le principe sociologique de cette solidarité nécessaire de deux puissances politiques que l'analyse historique nous représentera bientôt, avec tant d'évidence, constamment appelées à se consolider et à se corriger réciproquement.
Le dualisme fondamental de la politique moderne est, par sa nature, encore plus irrécusable que celui qui vient d'être caractérisé. Nous sommes aujourd'hui très convenablement placés pour le mieux apprécier, précisément parce que les deux élémens n'en sont pas encore investis de leur ascendant politique définitif, quoique déjà leur développement social soit suffisamment prononcé. Quand la puissance scientifique et la puissance industrielle auront pu acquérir ultérieurement tout l'essor politique qui leur est réservé, et que, par suite, leur rivalité radicale se sera pareillement prononcée, la philosophie éprouvera peut-être plus d'obstacles à leur faire reconnaître une similitude d'origine et de destination, une conformité de principes et d'intérêts, qui ne sauraient être gravement contestées tant qu'une lutte commune contre l'ancien système politique doit spontanément contenir d'inévitables divergences. Sans nous arrêter ici spécialement au principe fondamental, déjà implicitement établi par l'ensemble de ce Traité, et qui subordonne profondément l'une à l'autre, d'une manière aussi directe qu'évidente, la connaissance réelle des lois de la nature et l'action de l'homme sur le monde extérieur, il convient surtout, pour mieux préparer notre analyse historique, de signaler maintenant l'éminent concours nécessaire de chacune de ces deux puissances sociales au triomphe politique de l'autre, en secondant radicalement ses efforts propres contre son principal antagoniste. J'ai déjà indiqué ci-dessus, à une autre intention, la secrète incompatibilité entre l'esprit scientifique et l'esprit militaire. On ne saurait contester davantage l'antipathie naturelle de l'esprit industriel, développé à un degré suffisant, contre l'ascendant général de l'esprit théologique. Du point de vue pleinement religieux, dont nos plus zélés conservateurs sont habituellement fort éloignés aujourd'hui, la modification volontaire des phénomènes, d'après les règles d'une sagesse purement humaine, ne doit pas sembler, au fond, moins impie que leur immédiate prévision rationnelle; car, l'une et l'autre supposent pareillement des lois invariables, finalement inconciliables avec des volontés quelconques, comme je l'ai expliqué, à tant d'égards importans, dans les diverses parties de ce Traité. Suivant la logique, barbare mais rigoureuse, des peuples arriérés, toute intervention active de l'homme pour améliorer à son profit l'économie générale de la nature, doit certainement constituer une sorte d'injurieux attentat au gouvernement providentiel. Il n'est pas douteux, en effet, qu'une prépondérance trop absolue de l'esprit religieux tend nécessairement, en elle-même, à engourdir l'essor industriel de l'humanité, par le sentiment exagéré d'un stupide optimisme, comme on peut le vérifier en tant d'occasions décisives. Si cette désastreuse conséquence n'a pas été plus souvent et surtout plus complétement réalisée, cela tient uniquement à la sagesse sacerdotale, qui a su manier, avec une convenable habileté, un pouvoir aussi dangereux, de manière à développer son heureuse influence civilisatrice, en neutralisant, autant que possible, par une indispensable continuité de prudens efforts, son action spontanément délétère, ainsi que je l'expliquerai historiquement dans les trois chapitres suivans. On ne saurait donc méconnaître, en général, la haute influence politique par laquelle l'essor graduel de l'industrie humaine doit naturellement seconder l'ascendant progressif de l'esprit scientifique dans son inévitable antagonisme envers l'esprit religieux, sans compter l'importante stimulation journalière par laquelle l'industrie et la science s'alimentent mutuellement, quand elles sont l'une et l'autre convenablement préparées. Le passé politique de ces deux élémens fondamentaux du système moderne ayant dû jusqu'ici principalement consister dans leur commune substitution graduelle à la puissance sociale des élémens correspondans du système ancien, il faut bien que notre attention soit surtout fixée sur l'assistance nécessaire qu'ils se sont réciproquement fournie pour une telle opération préliminaire. Mais ce concours critique peut aisément faire entrevoir quelle force et quelle efficacité devront spontanément acquérir ces liens généraux, quand ce grand dualisme politique aura pu enfin recevoir le caractère directement organique qui lui manque essentiellement jusqu'ici, afin de diriger convenablement la réorganisation finale des sociétés modernes, comme je l'expliquerai spécialement dans la cinquante-septième leçon, en résultat de notre analyse historique.
Ayant ainsi suffisamment caractérisé, pour notre objet actuel, la double affinité politique qui unit profondément l'un à l'autre les deux élémens principaux de chacun des deux états extrêmes propres à l'évolution fondamentale de l'humanité, il serait inutile d'accomplir expressément la même opération philosophique envers l'état intermédiaire. La solidarité spontanée des deux puissances convergentes, spirituelle et temporelle, qui constituent le régime transitoire, est d'ailleurs une suite nécessaire de celle dont nous venons d'apprécier sommairement le principe à l'égard du régime initial et du régime définitif. Sa réalité est, du reste, aujourd'hui tellement irrécusable, qu'elle ne saurait exiger ici aucune indication directe: ce n'est pas en voyant à l'oeuvre les métaphysiciens et les légistes qu'on pourrait jamais méconnaître, malgré d'inévitables rivalités, leur affinité fondamentale, qui ne saurait permettre d'éteindre réellement la prépondérance politique des uns sans dissiper à la fois l'ascendant philosophique des autres. Nous pouvons donc regarder maintenant comme essentiellement terminée l'indispensable explication complémentaire qu'exigeait d'abord, par sa nature, notre loi fondamentale de l'évolution humaine, avant de pouvoir être convenablement appliquée, d'une manière directe, à l'étude générale de ce grand phénomène, qui sera toujours dominée, dans les leçons suivantes, par la considération préalable de ce triple dualisme successif, base nécessaire, à mes yeux, de la saine philosophique historique. Il ne sera pas inutile, en terminant, de signaler la conformité implicite d'une telle loi de succession, à la fois intellectuelle et matérielle, ainsi que sociale et politique, avec la coordination spontanée que l'instinct ordinaire de la raison publique a toujours communément établie dans l'ensemble du passé social, en y distinguant le monde ancien et le monde moderne, séparés et réunis par le moyen-âge. Sans engager aucune vaine discussion d'époques sur un rapprochement qui, en lui-même, ne saurait être précis, on ne peut certainement méconnaître une véritable analogie entre cet aperçu vulgaire et la loi sociologique que je me suis efforcé de démontrer ici, et qui, sous ce rapport, peut être regardée comme surtout destinée à rendre rationnelle et féconde, par une exacte conception scientifique, une vague notion empirique, demeurée jusqu'à présent essentiellement stérile. Bien loin de craindre qu'une telle coïncidence, d'ailleurs évidemment spontanée, puisse aucunement diminuer le mérite philosophique de mes travaux spéculatifs, je dois, au contraire, m'en prévaloir directement, à titre de haute confirmation générale du système total de mes recherches, en vertu de cet aphorisme capital de philosophie positive, si souvent reproduit dans les diverses parties de ce Traité, qui impose, en principe, à toutes les saines théories scientifiques, l'indispensable obligation d'un point de départ suffisamment conforme aux indications spontanées de la raison publique, dont la science réelle ne saurait constituer à tous égards, qu'un simple prolongement spécial.
La suite des considérations de dynamique sociale indiquées dans ce long et important chapitre, ayant désormais assez établi la loi fondamentale de l'évolution humaine, et, par conséquent, les bases essentielles de la vraie philosophie historique, dont la quarante-huitième leçon avait déjà convenablement caractérisé l'esprit et la méthode, nous devons maintenant appliquer directement cette grande conception sociologique à l'appréciation effective de l'ensemble du passé humain. Tel sera le principal objet successif des six chapitres suivans, conformément au tableau synoptique annexé, en 1850, au premier volume de ce Traité.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DU TOME QUATRIÈME.