Eloued, 18 Janvier 1901.
Malade depuis quelque temps, souffrant de douleurs intolérables dans tous les membres et d’une inappétence absolue, je me demande parfois si je dois rester ici. Cette idée ne m’effraye pas… Je ne désire, en tous cas, aucun changement d’existence.
Je me suis attachée à ce pays — cependant l’un des plus désolés et des plus violents qui soient. Si je dois jamais quitter la ville grise aux innombrables petites voûtes et coupoles, perdue dans l’immensité grise des dunes stériles, j’emporterai partout l’intense nostalgie du coin de terre perdu où j’ai tant pensé et tant souffert, et où, aussi, j’ai rencontré, enfin, l’affection simple, naïve et profonde, qui, seule, éclaire en ce moment ma triste vie d’une lueur de soleil.
Il y a trop longtemps que je suis ici, et le pays est trop prenant, trop simple, en ses lignes d’une menaçante monotonie, pour que ce sentiment d’attachement soit une illusion passagère et d’esthétique. Non, certes, jamais, aucun autre site de la terre ne m’a ensorcelée, charmée autant que les solitudes mouvantes du grand océan desséché qui, des plaines pierreuses de Guémar et des bas-fonds maudits du Chott Mel’riri, mène aux déserts sans eau de Sinaoun et de Ghadamès.
Souvent, au coucher du soleil, accoudée au parapet en ruine de ma terrasse fruste, attendant l’heure où le mueddine voisin annonce que le soleil a disparu à l’horizon et que le jeûne est rompu, en contemplant les dunes fauves, sanglantes ou violettes, ou livides sous le ciel bas et noir de l’hiver de plus en plus glacial, je sens une grande tristesse m’envahir, une sorte d’angoisse sombre : on dirait qu’à cette heure plus que jamais, par un réveil soudain de mon esprit, je sens l’isolement profond de cette ville inscrite dans l’infranchissable — me semble-t-il — derrière les dunes, à six jours du chemin de fer et de la vie d’Europe… Et il me semble alors que, sous la grande nuit violette, les énormes dunes, en bêtes monstrueuses, se rapprochent et s’élèvent, qu’elles enserrent de plus près la ville et ma demeure, la dernière du quartier des Ouled-Ahmed, pour nous garder plus jalousement, et à jamais.
Par moments je me mets à mâchonner du Loti :
« Il aimait son Sénégal, le malheureux ! »
Oui, j’aime mon Sahara, et d’un amour obscur, mystérieux, profond, inexplicable, mais bien réel et indestructible.
Maintenant il me semble même que je ne pourrai plus vivre loin de ces pays du Sud.
Il me faudrait pourtant la force d’en partir, de m’arracher à cet enveloppement… Mais où trouver cette force de réaction contraire à ma nature ?