LE DRAME DES HEURES

Voyager, ce n’est pas penser, mais voir se succéder des choses, avoir le sens de sa vie dans la mesure de l’espace. La monotonie des paysages, qui se déploient lentement, contribue à nous délasser des plis pris sur nous-mêmes, à nous pénétrer d’un sentiment de légèreté et de quiétude, que les déplacements à la vapeur ne sauraient apporter au voyageur fiévreux. Au pas calmé des chevaux que la chaleur accable, les moindres accidents de la route conservent à mes yeux leur beauté de tableaux. Ce ne sont pas des situations agitées, c’est un état d’esprit calme et vital, qui fut celui de toutes les races humaines et qui s’éternise encore près de nous dans le sang des nomades.

A Alger, en voyant tous les Européens se porter, aux mêmes heures, du même côté des arcades, pour se donner l’illusion d’être une foule, ou tourner en rond autour de la musique du square, j’éprouvais une déprimante impression de troupeau, qui s’est dissipée ici. Je sens qu’il vaut mieux pousser des moutons que de faire corps avec une foule, et je ne mets certainement aucun orgueil, aucun romantisme dans cette constatation.

Je vis cette vie du désert aussi simplement que les sokhar, conducteurs de chameaux, et les mokhazni.

J’ai toujours été simple. Dans cette simplicité j’ai trouvé des jouissances fortes, que je ne me flatte pas d’exprimer.

Quand j’ai dormi à la belle étoile, sous ces ciels du Sud-Oranais qui sont d’une profondeur religieuse, je me sens pénétrée des énergies de la terre, une sorte de brutalité est en moi avec le besoin d’enfourcher ma jument et de pousser tout droit devant, sans faire aucune réflexion. Je ne veux rien imaginer ; je vois les étapes de la route et je les compte à des détails insignifiants. Dans ce pays sans verdure, dans ce pays de pierre, quelque chose existe : les heures. Les aurores et les crépuscules sont des drames.

Le Bédouin au haïk terreux comprend cela et ne le dit pas, mais il chante… Djilali ne m’a jamais expliqué pourquoi il n’achevait pas ses chansons.


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