Tout le grand charme poignant de la vie vient peut-être de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d’attachement.
Il y a de grandes nuances dans le ciel de la durée : le Passé est rose, le Présent gris, l’Avenir bleu. Au delà de ce bleu qui tremble, s’ouvre le gouffre sans limite et sans nom, le gouffre des transformations pour l’éternelle vie.
Oui, la notion utile d’un départ forcé et définitif suffit, en certaines âmes, pour donner aux choses de la vie un charme déchirant.
Les lieux où l’on a aimé et où l’on a souffert, où l’on a pensé et rêvé, surtout, les pays quittés sans espoir de jamais les revoir, nous apparaissent plus beaux par le souvenir qu’ils le furent en réalité.
Dans l’espace et dans le temps, le Regret est le grand charmeur qui pénètre toutes les ombres.
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Ainsi, en son âme élue, lors de ses lointains et successifs exils, il lui suffisait d’une parole aux consonances arabes, d’une musique d’Orient, même d’une simple sonnerie de clairon derrière le mur d’une caserne quelconque, d’un parfum, pour évoquer, avec une netteté voluptueuse, si intense qu’elle touchait à la douleur, tout un monde de souvenirs de la terre d’Afrique, assoupis, point défunts, demeurés cachés en la silencieuse nécropole de son âme, telle une funèbre et inutile momie au fond d’un sarcophage qui, soudain, sous l’influence de quelque fluide inconnu, se soulèverait et sourirait comme la « Prêtresse de Carthage ».
Chaque heure de sa vie ne lui était chère que par cette angoisse grisante des anéantissements passés et imminents. En mettant, pour la première fois, le pied sur une terre étrangère, il escomptait déjà d’avance toutes les sensations, toutes les voluptés dont elle lui serait le théâtre, et surtout celle, attristée, du départ certain et de la nostalgie à venir.
C’est qu’il n’arrêtait pas le contour des choses et la forme des êtres au présent, au visible. Il aimait à les prolonger et à les colorer. Son imagination s’associait à son cœur…
Assis sur une barrique vide, parmi les choses chaotiques du grand quai de la Joliette, il contemplait la splendeur naissante du pâle soleil hivernal, et il se souvenait d’un matin d’automne, très lointain, antérieur aux grands anéantissements qui avaient fait de lui un nomade et un errant…
C’était à Annèba (Bône), sur cette côte barbaresque qu’il adorait — pour l’avoir tant de fois quittée — et qu’il n’osait plus espérer.
Il était sorti, très tôt, pour se rendre à la gare, et il longeait la mer, en cette campagne suburbaine si vaste et si mélancolique. Derrière le cap Rosa, le soleil se levait, inondant tout le beau golfe de lueurs sanglantes et dorées. Les grands eucalyptus, roussis par les vents d’automne, se balançaient doucement dans la fraîcheur matinale. Quelques frileux oiseaux s’éveillaient et chantaient, timidement.
Ce matin-là , il s’était souvenu, avec un intime frisson, des levers de soleil de son adolescence et de ses premières années d’enfant précocement sensible et rêveur — des années qu’il n’avait bien comprises qu’à distance.
Maintenant, sur le quai de Marseille, à l’ombre de la grande cathédrale qui ne jetait en lui aucune douceur d’espérance, l’aurore aussi n’était belle que d’un autre jour. Il se revoyait ailleurs :
Monté sur son cheval saharien, marchant au pas, très loin devant ses guides, il gravissait une colline nue et pelée, dans l’immensité vide du désert africain. Derrière lui, les solitudes salées et inhospitalières de l’Oued-Rir’; devant lui, les petites murailles en terre rougeâtre, enchevêtrées, les dattiers ombreux et légers d’El-Moggar, l’oasis où il devait passer la journée, après toute une nuit de marche. Vers sa gauche, au-dessus du lac desséché par la fournaise de l’été saharien, le soleil se levait.
Le chott s’étendait à perte de vue, route solide et sûre pendant l’été, que traversent sans cesse ces longues « quafila » de chameaux, où galopent les rapides méhara des Chaamba — abîme de boue et de fange dès les premières pluies hivernales — route meurtrière pour l’imprudent qui s’y aventurerait.
« Le Grand Chott l’a bu », lui avait dit un guide Chaambi, en lui parlant de son frère. Et, avec un frisson d’angoisse, il se souvint de cette phrase dite dans une nuit funèbre de tempête et de détresse, au milieu même des solitudes maudites de ce grand chott Melghir, perfide et homicide.
Or, ce matin-là , le soleil paisible se levait au-dessus de la plaine morte, d’où la bénédiction de Dieu devait s’être retirée dès les origines lointaines, car aucun vestige de vie n’y apparaissait, rien, sauf la mystérieuse végétation minérale des cristaux.
Quelle paix radieuse et souriante !
Sur le fond gris rougeâtre du chott d’une platitude absolue, seules des efflorescences laiteuses de sel cristallisé se montraient, tristes poussées qui répandaient d’âpres et nauséeuses senteurs marines, effluves de fièvre et de mort.
Et le chott, ennemi de la vie, souriait pourtant de toutes ces blancheurs comme aucune aurore n’avait souri…
— Nostalgies ! nostalgies éparses dans Marseille, égarées comme de grands oiseaux qui vont repartir, qui se posent seulement !
Une autre fois, par un soir triste, la pluie battait furieusement les vitres de sa fenêtre, il était resté seul jusque soir, sans bouger de sa chambre, à revoir une chose impressionnante qui « revenait ».
Autour de lui, l’immensité moutonnante des grandes dunes de l’Ouady-Souf, les mêmes dos de bêtes monstrueuses, d’un beige décoloré par trop de lumière à l’infini, singulier océan figé en pleine tempête, solidifié, et dont seule la surface, participant de la vie des vents, coule sans cesse dans le silence des siècles monotones. Parfois, de petites vallées. Là , sur le sable tout blanc, d’une finesse presque impalpable, des arbustes rabougris, comme rampants, sèment une étrange glanure de rameaux morts, d’un noir d’ébène. Puis, de loin en loin, bornes milliaires de cette route mouvante du Souf, les « gmira » grises, petites pyramides de pierre bâties sur la crête des grandes dunes, pour indiquer la route à suivre.
Dans le ciel sans un nuage, d’une infinie transparence azurée, le soleil à son déclin s’abaissait vers l’horizon, et l’on voyait encore, dans l’immensité rosée des sables, poindre les maisons grises et les dattiers sombres de Kasr-Kouïnine.
… Soudain, d’un brusque effort, d’un galop haletant, son cheval atteignit le sommet de la grande dune qui sépare Kouïnine d’Eloued.
Devant ses yeux émerveillés, il vit passer alors un spectacle unique, inoubliable, une vision du vieil Orient fabuleux.
Au milieu d’une plaine immense, d’un blanc qui passait au mauve, une grande ville blanche se dressait parmi les végétations obscures des jardins. Et la ville immaculée, au sein de cette plaine achromatique, semblait immatérielle et translucide, dans l’immensité fluidique de la terre et du ciel. Sans un toit gris, sans une cheminée fumeuse, Eloued lui apparut pour la première fois, telle une ville enchantée des siècles envolés de l’Islam primitif, comme une perle laiteuse, enchâssée dans cet écrin de satin vaguement nacré qu’était le désert…
Aucunes paroles ne lui eussent suffi pour exprimer la splendeur enivrante de ce spectacle — enivrante parce qu’éphémère et d’une infinie mélancolie en son essence.
Doucement il approchait, longeant maintenant une vague étendue où une infinité de petites dalles grises, caduques et penchées dans le sable, attestaient le lieu de repos éternel des Croyants.
Et voilà que, dans l’immense silence de cette cité qui semblait morte et inhabitée, des voix descendirent, comme du haut des montagnes, pensives et solennelles, des voix qui, en ce même instant, sur ce même air de tristesse supra-terrestre, retentissaient des confins du Soudan noir aux immensités du Pacifique, à travers tant de continents et de mers, pour rappeler un immortel souvenir sacré à tant d’hommes de races si opposées, si dissemblables…
Mais une autre voix, plus lente et plus cadencée, monta d’une rue tortueuse et ensablée. Là -bas, visible, une longue théorie d’hommes en burnous blancs ou noirs, en rouges manteaux de spahis, sortit, très doucement, recueillie et triste, de l’enceinte. D’abord, des vieillards vénérables, de vieilles têtes enturbannées où jamais une seule pensée de doute ou de révolte contre la volonté divine n’avait germé…
Puis, porté sur les épaules robustes de six « souafa » bronzés, presque noirs, une chose allongée apparut, sur la civière voilée d’un drap blanc, immobilisée dans la rigidité froide de la mort. Puis, encore et encore, des formes blanches et noires.
Du groupe des vieillards, une psalmodie lente s’élevait, proclamant l’inéluctable Destinée, la vanité des biens éphémères de ce monde et l’excellence de la mort, qui est l’entrée triomphale de l’Éternité :
« Voici, Seigneur, ton serviteur, fils de tes serviteurs, qui a quitté en ce jour la face de ce monde, où il laisse ceux qui l’aimèrent, pour les ténèbres du tombeau… Et il attestait qu’il n’est pas d’autre Dieu que toi et que Mohammed est ton prophète… Or tu es le Dispensateur du pardon et le Miséricordieux. »
Dans la vallée funéraire, deux hommes creusaient une fosse profonde dans le sable desséché.
— Et, quand le corps fut déposé dans la terre, la face tournée vers la plage de la terre où est la sainte Mekka, et recouvert de palmes vertes, le sable blanc coula doucement, recouvrant pour l’éternité ce qui avait enfermé une âme musulmane, l’âme de quelque humble cultivateur soufi, homme de peu de savoir et de beaucoup de foi.
Puis, paisiblement, remportant le brancard vide, la blanche théorie reprit le chemin de la ville, dans l’attente absolument résignée en chacun de revenir, à l’heure fixée par le « mektoub », sur ce même brancard, accompagné par les mêmes gestes millénaires et les mêmes litanies d’inébranlable certitude.
Et ce passage d’un enterrement, dont aucune ombre lugubre n’entachait la douceur ineffable, avait fait descendre en son cœur étranger une paix profonde.
D’autres ombres, drapées de vêtements bleu sombre, s’avançaient vers un puits, dont l’armature primitive — un tronc de palmier attaché sur une traverse supportée par deux montants — faisait jouer une « oumara », grande corbeille en cuir équilibrée d’une pierre. C’étaient les femmes d’Eloued qui allaient à l’aiguade, portant, d’un geste antique, une amphore sur l’épaule droite.
Sur la muraille en terre battue d’une maison soufi, compliquée et chaotique, encombrée de petites terrasses, de petites voûtes, un jeune homme était venu s’asseoir et s’était mis à jouer d’une petite flûte en roseau aux trous enchantés.
Oh, alors, quel n’avait pas été pour lui le charme sans bornes de cette arrivée, sa douceur intensément mélancolique, inoubliable à jamais…
— Une rafale glacée vint secouer le châssis et les vitres de sa fenêtre de Marseille. Il tressaillit, comme sortant d’un rêve. La nuit froide et obscure était descendue sur cette ville, où il se sentait plus seul et plus étranger. Il alluma une lampe, voulut travailler.
Ses regards tombèrent par hasard sur la quatrième page d’un journal, portant un horaire maritime. Alors, brusquement, il éprouva un désir intense, presque douloureux, de repartir, d’aller revivre son rêve d’un été de grande liberté jeune. Mais, après un instant de réflexion, il se dégagea :
« A quoi bon ?… Ce charme passé, je ne le retrouverais pas. Il n’est point de plus irréalisable chimère que d’aller, en des lieux jadis aimés, à la recherche des sensations mortes. Non ! au hasard de la vie mystérieuse, cherchons plutôt, sur d’autres terres, d’autres joies, d’autres tristesses et d’autres nostalgies. »
Le lendemain, il partait enfiévré, ardent de voir et de sentir, pour une autre région de cette Afrique qui l’attirait invinciblement et qui devait être son tombeau prématuré !
Et le chercheur de voluptés nostalgiques n’est jamais revenu…