XI

«Et puis il y a un fléau à la Spezzia: ce sont les moustiques engendrés par les eaux stagnantes d'un petit lac voisin et des immenses marécages que la culture dispute aux eaux de la mer. Ici, ce n'est pas l'eau des terres qui nous gêne: nous n'avons que la mer et le rocher, pas d'insectes par conséquent, pas un brin d'herbe; mais quels nuages d'or et de pourpre, quelles tempêtes sublimes, quels calmes solennels! La mer est un tableau qui change de couleur et de sentiment à chaque minute du jour et de la nuit. Il y a ici des gouffres remplis de clameurs dont vous ne pouvez vous représenter l'effroyable variété; tous les sanglots du désespoir, toutes les imprécations de l'enfer s'y sont donné rendez-vous, et, de ma petite fenêtre, j'entends dans la nuit ces voix de l'abîme qui tantôt rugissent une bacchanale sans nom, tantôt chantent des hymnes sauvages encore redoutables dans leur plus grand apaisement.

«Eh bien, j'aime tout cela maintenant, moi qui avais les goûts champêtres et l'amour des petits coins verts et tranquilles. Est-ce parce que j'ai pris dans ce fatal amour l'habitude des orages et le besoin du bruit? Peut-être! Nous sommes de si étranges créatures, nous autres femmes! Il faut que je vous le confesse, ma bien-aimée, j'ai passé bien des jours avant de m'habituer à me passer de mon supplice, je ne savais que faire de moi, n'ayant plus personne à servir et à soigner. Il eût fallu que Palmer fût un peu insupportable; mais, voyez l'injustice, dès qu'il a fait mine de l'être, je me suis révoltée, et, à présent qu'il est redevenu bon comme un ange, je ne sais plus à qui m'en prendre de l'épouvantable ennui qui m'envahit par moments. Hélas! oui, c'est comme cela!… Dois-je vous le dire? Non, je ferais mieux de ne pas le savoir moi-même, ou, si je le sais, de ne pas vous affliger de ma folie. Je voulais ne vous parler que du pays, de mes promenades, de mes occupations, de ma triste chambre sous les toits, ou plutôt sur les toits, et où je me plais à être seule, ignorée, oubliée du monde, sans devoirs, sans clients, sans affaires, sans autre travail que celui qui me plaît. Je fais poser des petits enfants, et je m'amuse à composer des groupes; mais tout cela ne vous suffit pas, et, si je ne vous dis pas où j'en suis de mon coeur et de ma volonté, vous serez encore plus inquiète. Eh bien, sachez-le, je suis bien décidée à épouser Palmer et je l'aime; mais je n'ai pas encore pu me résoudre à fixer l'époque du mariage, je crains pour lui et pour moi-même le lendemain de cette union indissoluble. Je ne suis plus dans l'âge des illusions, et, après une vie comme la mienne, on a cent ans d'expérience et, par conséquent, de terreurs! Je me suis crue absolument détachée de Laurent, je l'étais absolument en effet à Gênes, le jour où il me dit que j'étais son fléau, l'assassin de son génie et de sa gloire. A présent, je ne me sens plus si indépendante de lui; depuis sa maladie, son repentir et les lettres adorables de douceur et d'abnégation qu'il m'a écrites pendant ces deux derniers mois, je sens qu'un grand devoir m'attache encore à ce malheureux enfant, et je ne voudrais pas le froisser par un abandon complet. C'est pourtant ce qui peut arriver au lendemain de mon mariage. Palmer a eu un moment de jalousie, et ce moment peut revenir le jour où il aura le droit de me dire:Je veux!Je n'aime plus Laurent, ma bien-aimée, je vous le jure, j'aimerais mieux mourir que d'avoir de l'amour pour lui; mais, le jour où Palmer voudra briser l'amitié qui a survécu en moi à cette malheureuse passion, peut-être n'aimerai-je plus Palmer.

«Tout cela, je le lui ai dit; il le comprend, car il se pique d'être un grand philosophe, et il persiste à croire que ce qui lui paraît juste et bon aujourd'hui ne changera jamais d'aspect à ses yeux. Moi aussi, je le crois, et cependant je lui demande de laisser couler les jours, sans les compter, sur la situation calme et douce où nous voici. J'ai des accès de spleen, il est vrai; mais, par nature, Palmer n'est pas très-clairvoyant et je peux les lui cacher. Je peux avoir devant lui ce que Laurent appelait ma figure d'oiseau malade, sans qu'il en soit effarouché. Si le mal futur se borne à ceci, que je pourrai avoir les nerfs irrités et l'esprit assombri sans qu'il s'en aperçoive et s'en affecte, nous pourrons vivre ensemble aussi heureux que possible. S'il se mettait à scruter mes regards distraits, à vouloir percer le voile de mes rêveries, à faire enfin tous les cruels enfantillages dont m'accablait Laurent dans mes heures de défaillance morale, je ne me sens plus de force à lutter, et j'aimerais mieux que l'on me tuât tout de suite, ce serait plus tôt fait.»

Thérèse reçut de Laurent à la même époque une lettre si ardente, qu'elle en fut inquiète. Ce n'était plus l'enthousiasme de l'amitié, c'était celui de l'amour. Le silence que Thérèse avait gardé sur ses relations avec Palmer avait rendu à l'artiste l'espoir de renouer avec elle. Il ne pouvait plus vivre sans elle; il avait fait de vains efforts pour retourner à la vie de plaisir. Le dégoût l'avait saisi à la gorge.

«Ah! Thérèse, lui disait-il, je t'ai reproché autrefois d'aimer trop chastement et d'être plus faite pour le couvent que pour l'amour. Comment ai-je pu blasphémer ainsi? Depuis que je cherche à me rattacher au vice, c'est moi qui me sens redevenir chaste comme l'enfance, et les femmes que je vois me disent que je suis bon à faire un moine. Non, non, je n'oublierai jamais ce qu'il y avait entre nous de plus que l'amour, cette douceur maternelle qui me couvait durant des heures entières d'un sourire attendri et placide, ces épanchements du coeur, ces aspirations de l'intelligence, ce poème à deux dont nous étions les auteurs et les personnages sans y songer. Thérèse, si tu n'es pas à Palmer, tu ne peux être qu'à moi! Avec quel autre retrouveras-tu ces émotions ardentes, ces attendrissements profonds? Tous nos jours ont-ils donc été mauvais? N'y en a-t-il pas eu de beaux? Et, d'ailleurs, est-ce le bonheur que tu cherches, toi, la femme dévouée? Peux-tu te passer de souffrir pour quelqu'un, et ne m'as-tu pas appelé quelquefois, quand tu me pardonnais mes folies, ton cher supplice et ton tourment nécessaire? Souviens-toi, souviens-toi, Thérèse! Tu as souffert, et tu vis. Moi, je t'ai fait souffrir, et j'en meurs! N'ai-je pas assez expié? Voilà trois mois d'agonie pour mon âme!…»

Puis venaient des reproches. Thérèse lui en avait dit trop ou trop peu. Les expressions de son amitié étaient trop vives si ce n'était que de l'amitié, trop froides et trop prudentes si c'était de l'amour. Il fallait qu'elle eût le courage de le faire vivre ou mourir.

Thérèse se décida à lui répondre qu'elle aimait Palmer, et qu'elle comptait l'aimer toujours, sans pourtant parler du projet de mariage qu'elle ne pouvait se résoudre à regarder comme une résolution arrêtée. Elle adoucit autant qu'elle put le coup que cet aveu devait porter à l'orgueil de Laurent.

«Sache bien, lui dit-elle, que ce n'est pas, comme tu le prétendais, pour te punir, que j'ai donné mon coeur et ma vie à un autre. Non, tu étais pleinement pardonné le jour où j'ai répondu à l'affection de Palmer, et la preuve, c'est que j'ai couru à Florence avec lui. Crois-tu donc, mon pauvre enfant, qu'en te soignant comme j'ai fait durant ta maladie, je ne fusse réellement là qu'une soeur de charité»? Non, non, ce n'était pas le devoir, qui m'enchaînait à ton chevet, c'était la tendresse d'une mère. Est-ce qu'une mère ne pardonne pas toujours? Eh bien, il en sera toujours ainsi, vois-tu! Toutes les fois que, sans manquer à ce que je dois à Palmer, je pourrai te servir, te soigner et te consoler, tu me retrouveras. C'est parce que Palmer ne s'y oppose pas que j'ai pu l'aimer, et que je l'aime. S'il m'eût fallu passer de tes bras dans ceux de ton ennemi, j'aurais eu horreur de moi; mais ç'a été le contraire. C'est en nous jurant l'un à l'autre de veiller toujours sur toi, de ne t'abandonner jamais, que nos mains se sont unies.»

Thérèse montra cette lettre à Palmer, qui en fut vivement ému et voulut écrire de son côté, à Laurent, pour lui faire les mêmes promesses de sollicitude constante et d'affection vraie.

Laurent fit attendre une nouvelle lettre de lui. Il avait recommencé un rêve qu'il voyait s'envoler sans retour. Il s'en affecta vivement d'abord; mais il résolut de secouer ce chagrin qu'il ne se sentait pas la force de porter. Il se fit en lui une de ces révolutions soudaines et complètes qui étaient tantôt le fléau, tantôt le salut de sa vie, et il écrivit à Thérèse:

«Sois bénie, ma soeur adorée; je suis heureux, je suis fier de ton amitié fidèle, et celle de Palmer m'a touché jusqu'aux larmes. Que ne parlais-tu plus tôt, méchante? je n'aurais pas tant souffert. Que me fallait-il, en effet? Te savoir heureuse, et rien de plus. C'est parce que je t'ai crue seule et triste que je revenais me mettre à tes pieds pour te dire: «Eh bien, puisque tu souffres, souffrons ensemble. Je veux partager tes tristesses, tes ennuis et ta solitude.» N'était-ce pas mon devoir et mon droit?—Mais tu es heureuse, Thérèse, et moi aussi par conséquent! Je te bénis de me l'avoir dit. Me voilà donc enfin délivré des remords qui me rongeaient le coeur! Je veux marcher la tête haute, aspirer l'air à pleine poitrine et me dire que je n'ai pas souillé et gâté la vie de la meilleure des amies? Ah! je suis plein d'orgueil de sentir en moi cette joie généreuse, au lieu de l'affreuse jalousie qui me torturait autrefois!

«Ma chère Thérèse, mon cher Palmer, vous êtes mes deux anges gardiens. Vous m'avez porté bonheur. Grâce à vous enfin, je sens que j'étais né pour autre chose que la vie que j'ai menée. Je renais, je sens l'air du ciel descendre dans mes poumons, avides d'une pure atmosphère. Mon être se transforme. Je vais aimer!

«Oui, je vais aimer, j'aime déjà!… J'aime une belle et pure enfant qui n'en sait rien encore, et auprès de qui je trouve un plaisir mystérieux à garder le secret de mon coeur, et à paraître et à me faire aussi naïf, aussi gai, aussi enfant qu'elle-même.—Ah! qu'ils sont beaux, ces premiers jours d'une émotion naissante! N'y a-t-il pas quelque chose de sublime et d'effrayant dans cette idée: je vais me trahir, c'est-à-dire je vais me donner! demain, ce soir peut-être, je ne m'appartiendrai plus?

«Réjouis-toi, ma Thérèse, de ce dénouement de la triste et folle jeunesse de ton pauvre enfant. Dis-toi que ce renouvellement d'un être qui semblait perdu et qui, au lieu de ramper dans la fange, ouvre ses ailes comme un oiseau, est l'ouvrage de ton amour, de ta douceur, de ta patience, de ta colère, de ta rigueur, de ton pardon et de ton amitié! Oui, il a fallu toutes les péripéties d'un drame intime où j'ai été vaincu pour m'amener à ouvrir les yeux. Je suis ton oeuvre, ton fils, ton travail et ta récompense, ton martyre et ta couronne. Bénissez-moi tous les deux, mes amis, et priez pour moi, je vais aimer!»

Tout le reste de la lettre était ainsi. En recevant cet hymne de joie et de reconnaissance, Thérèse sentit pour la première fois son propre bonheur complet et assuré. Elle tendit les deux mains à Palmer et lui dit:

—Ah ça! où et quand nous marions-nous?

Il fut décidé que le mariage aurait lieu en Amérique. Palmer se faisait une joie suprême de présenter Thérèse à sa mère et de recevoir sous les yeux de celle-ci la bénédiction nuptiale. La mère de Thérèse ne pouvait se promettre le bonheur d'y assister, quand même la cérémonie aurait lieu en France. Elle en était dédommagée par la joie qu'elle éprouvait à voir sa fille engagée à un homme raisonnable et dévoué. Elle ne pouvait souffrir Laurent, et elle avait toujours tremblé que Thérèse ne retombât sous son joug.

L'Unionfaisait ses apprêts de départ. Le capitaine Lawson offrait d'emmener Palmer et sa fiancée. C'était une fête à bord, de penser qu'on ferait la traversée avec ce couple aimé. Le jeune enseigne réparait son impertinente entreprise par l'attitude la plus respectueuse et par l'estime la plus sincère pour Thérèse.

Thérèse, ayant tout préparé pour s'embarquer le 18 août, reçut une lettre de sa mère, qui la suppliait de venir d'abord à Paris, ne fût-ce que pour vingt-quatre heures. Elle devait y venir elle-même pour des affaires de famille. Qui savait quand Thérèse pourrait revenir d'Amérique? Cette pauvre mère n'était pas heureuse par ses autres enfants, que l'exemple d'un père défiant et irrité rendait insoumis et froids envers elle. Aussi elle adorait Thérèse, qui seule avait été vraiment pour elle une fille tendre et une amie dévouée. Elle voulait la bénir et l'embrasser, peut-être pour la dernière fois, car elle se sentait vieille avant l'âge, malade et fatiguée d'une vie sans sécurité et sans expansion.

Palmer fut plus contrarié de cette lettre qu'il ne voulut l'avouer. Bien qu'il eût toujours admis avec une apparente satisfaction la certitude d'une amitié durable entre lui et Laurent, il n'avait pas cessé d'être inquiet malgré lui des sentiments qui pouvaient se réveiller dans le coeur de Thérèse lorsqu'elle le reverrait. A coup sûr, il ne s'en rendait pas compte quand il proclamait le contraire; mais il s'en aperçut quand le canon du navire américain fit retentir les échos du golfe de la Spezzia de ses adieux répétés durant toute la journée du 18 août.

Chacune de ces explosions le faisait tressaillir, et, à la dernière, il se tordit les mains jusqu'à les faire craquer.

Thérèse s'en étonna. Elle n'avait plus rien pressenti des anxiétés de Palmer depuis l'explication qu'ils avaient eue ensemble au commencement de leur séjour en ce pays.

—Mon Dieu, qu'est-ce donc? s'écria-t-elle en le regardant avec attention.Quel pressentiment avez-vous?

—Oui! c'est cela, répondit Palmer à la hâte. C'est un pressentiment… pour Lawson, mon ami d'enfance. Je ne sais pourquoi… Oui, oui, c'est un pressentiment!

—Vous croyez qu'un malheur lui arrivera en mer?

—Peut-être? Qui sait? Enfin vous n'y serez pas exposée, grâce au ciel, puisque nous allons à Paris.

—L'Unionpasse à Brest et s'y arrête quinze jours. C'est là que nous irons nous embarquer?

—Oui, oui, sans doute, si d'ici là il n'arrive pas une catastrophe.

Et Palmer resta triste et accablé, sans que Thérèse devinât ce qui se passait en lui. Comment l'eût-elle deviné? Laurent était aux eaux de Baden. Palmer le savait bien, et Laurent était occupé aussi de projets de mariage, comme il l'avait écrit.

Ils partirent le lendemain en poste, et, sans s'arrêter nulle part, ils rentrèrent en France par Turin et le mont Cenis.

Ce voyage fut d'une tristesse extraordinaire. Palmer voyait partout des signes de malheur; il avouait des superstitions et des faiblesses d'esprit qui n'étaient nullement dans son caractère. Lui, si calme et si facile à servir, il s'abandonnait à des colères inouïes contre les postillons, contre les routes, contre les douaniers, contre les passants. Thérèse ne l'avait jamais vu ainsi. Elle ne put se défendre de le lui dire. Il lui répondit un mot insignifiant, mais avec une expression de visage si sombre et un accent de dépit si marqué, qu'elle eut peur de lui, de l'avenir par conséquent.

Il y a une destinée implacable pour certaines existences. Pendant que Thérèse et Palmer rentraient en France par le mont Cenis, Laurent y rentrait par Genève. Il arriva à Paris quelques heures avant eux, préoccupé d'un vif souci. Il avait enfin découvert que, pour le faire voyager pendant quelques mois, Thérèse s'était dépouillée en Italie de tout ce qu'elle possédait alors, et il avait appris (car tout se découvre tôt ou tard), d'une personne qui avait passé à la Spezzia à cette époque, que mademoiselle Jacques vivait à Porto-Venere dans un état de gêne extraordinaire, et faisait de la dentelle pour payer un logement de six livres par mois.

Humilié et repentant, irrité et désolé, il voulait savoir à quoi s'en tenir sur la situation présente de Thérèse. Il la savait trop fière pour vouloir rien accepter de Palmer, et il se disait avec vraisemblance que, si elle n'avait pas été payée de ses travaux à Gênes, elle avait dû faire vendre ses meubles à Paris.

Il courut aux Champs-Elysées, frémissant de trouver des inconnus installés dans cette chère petite maison dont il n'approchait qu'avec un violent battement de coeur. Comme il n'y avait pas de portier, il dut sonner à la grille du jardin, sans savoir quelle figure allait venir lui répondre. Il ignorait le prochain mariage de Thérèse, il ignorait même qu'elle fût libre de se marier. Une dernière lettre qu'elle lui avait écrite à ce sujet était arrivée à Baden le lendemain de son départ.

Sa joie fut extrême de voir la porte ouverte par la vieille Catherine. Il lui sauta au cou; mais tout aussitôt il devint triste en voyant la figure consternée de cette bonne femme.

—Et que venez-vous faire ici? lui dit-elle avec humeur. Vous savez donc que mademoiselle arrive aujourd'hui? Ne pouvez-vous la laisser tranquille? Venez-vous encore faire son malheur? On m'avait dit que vous vous étiez quittés, et j'en étais contente; car, après vous avoir aimé, je vous détestais. Je voyais bien que vous étiez l'auteurde ses embarras et de ses peines. Allons, allons, ne restez pas ici à l'attendre, à moins que vous n'ayez juré de la faire mourir!

—Vous dites qu'elle arrive aujourd'hui! s'écria Laurent à plusieurs reprises.

C'est tout ce qu'il avait entendu de la mercuriale de la vieille servante. Il entra dans l'atelier de Thérèse, dans le petit salon lilas et jusque dans la chambre à coucher, soulevant les toiles grises que Catherine avait étendues partout pour garantir les meubles. Il les regardait un à un, tous ces petits meubles curieux et charmants, objets d'art et de goût que Thérèse avait payés de son travail; aucun ne manquait. Rien ne paraissait changé dans la situation que Thérèse s'était faite à Paris, et Laurent répétait d'un air un peu égaré en regardant Catherine, qui le suivait pas à pas d'un air soucieux:

—Elle arrive aujourd'hui!

En disant qu'il aimait une belle enfant d'un amour pur et blond comme elle, Laurent s'était vanté. Il avait pensé dire la vérité en écrivant à Thérèse avec l'exaltation à laquelle il s'abandonnait pour lui parler de lui-même, et qui contrastait si étrangement avec le ton moqueur et froid qu'il se croyait obligé de porter dans le monde. La déclaration qu'il avait dû faire à la jeune fille objet de ses rêves, il ne l'avait pas faite. Un oiseau ou un nuage qui avait passé le soir dans le ciel avait suffi pour déranger le fragile édifice de bonheur et d'expansion éclos le matin dans cette imagination d'enfant et de poëte. La peur d'être ridicule s'était emparée de lui, ou bien la crainte de guérir de son invincible et fatale passion pour Thérèse.

Il était là, ne répondant rien à Catherine, qui, pressée de tout préparer pour l'arrivée de sa chère maîtresse, se décida à le laisser seul. Laurent était en proie à une agitation inouïe. Il se demandait pourquoi Thérèse revenait à Paris sans l'en avoir averti. Y venait-elle en secret avec Palmer, ou bien avait-elle fait comme Laurent lui-même? Lui avait-elle annoncé un bonheur qui n'existait pas encore, et dont la pensée était déjà évanouie? Ce brusque et mystérieux retour ne cachait-il pas une rupture avec Dick?

Laurent s'en réjouissait et s'en effrayait à la fois. Mille idées, mille émotions se contrariaient dans sa tête et dans ses nerfs. Il y eut un moment où il oublia insensiblement la réalité et se persuada que ces meubles couverts de toile grise étaient des tombes dans un cimetière. Il avait toujours eu horreur de la mort, et, malgré lui, il y pensait sans cesse. Il la voyait autour de lui sous toutes les formes. Il se crut entouré de linceuls, et se leva avec effroi en s'écriant:

—Qui est donc mort? Est-ce Thérèse? est-ce Palmer? Je le vois, je le sens, quelqu'un est mort dans la région où je viens de rentrer!… Non, c'est toi, répondit-il en se parlant à lui-même, c'est toi qui as vécu dans cette maison les seuls jours de ta vie, et qui y rentres inerte, abandonné, oublié comme un cadavre!

Catherine revint sans qu'il y fit attention, enleva les toiles, épousseta les meubles, ouvrit toutes grandes les croisées, qui étaient fermées, ainsi que les persiennes, et mit des fleurs dans les grands vases de Chine posés sur les consoles dorées. Puis elle s'approcha de lui et lui dit:

—Eh bien, voyons, que faites-vous ici?

Laurent sortit de son rêve, et, regardant autour de lui avec égarement, il vit les fleurs répétées dans les glaces, les meubles de Boule brillant au soleil, et tout cet air de fête qui avait succédé, comme par magie, à l'aspect funèbre de l'absence, qui ressemble tant en effet à la mort.

Son hallucination prit un autre cours.

—Ce que je fais ici? dit-il en souriant d'un air sombre; oui, qu'est-ce que je fais ici? C'est fête aujourd'hui chez Thérèse, c'est un jour d'ivresse et d'oubli. C'est un rendez-vous d'amour que la maîtresse du logis a donné, et certes ce n'est pas moi qu'elle attend, moi, un mort! Qu'est-ce qu'un cadavre a à voir dans cette chambre de noces? Aussi que va-t-elle dire en me voyant là? Elle dira comme toi, pauvre vieille, elle me dira: «Va-t'en! ta place est dans un cercueil!»

Laurent parlait comme dans la fièvre. Catherine eut pitié de lui.

—Il est fou, pensa-t-elle, il l'a toujours été.

Et, comme elle songeait à ce qu'elle lui dirait pour le renvoyer avec douceur, elle entendit qu'une voiture s'arrêtait dans la rue. Dans sa joie de revoir Thérèse, elle oublia Laurent et courut ouvrir.

Palmer était à la porte avec Thérèse; mais, pressé de se débarrasser de la poussière du voyage et ne voulant pas laisser à Thérèse l'ennui de faire décharger la chaise de poste chez elle, il y remonta aussitôt, et donna l'ordre qu'on le conduisît à l'hôtel Meurice, en disant à Thérèse qu'il lui apporterait ses malles dans deux heures et viendrait dîner avec elle.

Thérèse embrassa sa bonne Catherine, et, tout en lui demandant comment elle s'était portée en son absence, elle entra dans la maison avec cette curiosité impatiente, inquiète ou joyeuse, que l'on éprouve instinctivement à revoir un lieu où l'on a longtemps vécu, si bien que Catherine n'eut pas le loisir de lui dire que Laurent était là, et qu'elle le surprit pâle, absorbé et comme pétrifié sur le sofa du salon. Il n'avait entendu ni la voiture, ni le bruit des portes ouvertes précipitamment. Il était encore plongé dans ses rêveries lugubres, quand il la vit devant lui. Il poussa un cri terrible, s'élança vers elle pour l'embrasser, et tomba suffoqué, presque évanoui à ses pieds.

Il fallut lui ôter sa cravate, et lui faire respirer de l'éther; il étouffait, et les battements de son coeur étaient si violents, que tout son corps en était ébranlé comme de commotions électriques. Thérèse, effrayée de le voir ainsi, crut qu'il était retombé malade. Cependant la fraîcheur de la jeunesse lui revint bientôt, et elle remarqua qu'il avait engraissé. Il lui jura mille fois qu'il ne s'était jamais mieux porté, et qu'il était heureux de la voir embellie et de lui retrouver l'oeil pur comme elle l'avait le premier jour de leur amour. Il se mit à genoux devant elle et lui baisa les pieds pour lui témoigner son respect et son adoration. Ses effusions étaient si vives, que Thérèse en fut inquiète et crut devoir se hâter de lui rappeler son prochain départ et son prochain mariage avec Palmer.

—Quoi? qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que tu dis? s'écria Laurent, pâle comme si la foudre lui tombée à ses pieds. Départ! mariage!… Comment? pourquoi? Est-ce que je rêve encore? est-ce que tu as dit ces mots-là?

—Oui, répondit-elle, je te les dis. Je te les avais écrits; tu n'as donc pas reçu ma lettre?

—Départ! mariage! répétait Laurent; mais tu disais autrefois que c'était impossible! Souviens toi! Il y a eu des jours où je regrettais de ne pouvoir faire taire les gens qui te déchiraient, en te donnant mon nom et ma vie entière. Et toi, tu disais: «Jamais, jamais, tant que cet homme vivra!» Il est donc mort? ou bien tu aimes Palmer comme tu ne m'as jamais aimé, puisque tu braves pour lui des scrupules que je trouvais fondés et un scandale affreux que je crois inévitable?

—Le comte de *** n'est plus, et je suis libre.

Laurent fut si étourdi de cette révélation, qu'il oublia tous ses projets d'amitié fraternelle et désintéressée. Ce que Thérèse avait prévu à Gênes se réalisa dans les conditions les plus singulièrement déchirantes. Laurent se fit une idée exaltée du bonheur qu'il eût pu goûter en devenant le mari de Thérèse, et il versa des torrents de larmes sans qu'aucune parole de raison et de remontrance eût prise sur son âme troublée et désespérée. Sa douleur était si énergiquement exprimée et ses larmes si vraies, que Thérèse ne put se soustraire à l'émotion d'une scène pathétique et navrante. Elle n'avait jamais pu voir souffrir Laurent sans ressentir toutes les pitiés de la maternité grondeuse, mais vaincue. Elle essaya en vain de retenir ses propres larmes.

Ce n'étaient pas des larmes de regret, elle ne s'abusait pas sur ce vertige que Laurent éprouvait, et qui n'était autre chose qu'un vertige; mais il agissait sur ses nerfs, et les nerfs d'une femme comme elle, c'étaient les propres fibres de son coeur, froissées par une souffrance qu'elle ne s'expliquait pas.

Elle réussit enfin à le calmer, et, en lui parlant avec douceur et tendresse, à lui faire accepter son mariage comme la plus sage et la meilleure solution pour elle et pour lui-même. Laurent en convenait avec un triste sourire.

—Oui, certes, disait-il, j'eusse fait un mari détestable, etlui, il te rendra heureuse! Le ciel te devait cette récompense et ce dédommagement. Tu as bien raison de l'en remercier et de trouver que cela nous préserve, toi d'une existence misérable, moi de remords pires que les anciens. C'est parce que tout cela est si vrai, si sage, si logique et si bien arrangé que je suis si malheureux!

Et il recommençait à sangloter.

Palmer rentra sans qu'on l'eût entendu venir. Il était, en effet, sous le coup d'un pressentiment terrible, et, sans rien préméditer, il venait comme un jaloux en défiance, sonnant à peine et marchant sans faire crier les parquets. Il s'arrêta à la porte du salon et reconnut la voix de Laurent.

—Ah! j'en étais bien sûr! se dit-il en déchirant le gant qu'il s'était réservé de mettre justement à cette porte, apparemment pour se donner le temps de la réflexion avant d'entrer. Il crut devoir frapper.

—Entrez! cria vivement Thérèse, étonnée que quelqu'un lui fit cette insulte de frapper à la porte de son salon.

En voyant que c'était Palmer, elle pâlit. Ce qu'il venait de faire était plus éloquent que bien des paroles, il la soupçonnait.

Palmer vit cette pâleur, et n'en put comprendre la véritable cause. Il vit aussi que Thérèse avait pleuré, et la physionomie décomposée de Laurent acheva de le troubler lui-même. Le premier regard qu'échangèrent involontairement ces deux hommes fut un regard de haine et de provocation; puis ils marchèrent l'un sur l'autre, incertains s'ils se tendraient la main ou s'ils s'étrangleraient.

Laurent fut en ce moment le meilleur et le plus sincère des deux, car il avait des mouvements spontanés qui rachetaient toutes ses fautes. Il ouvrit les bras et embrassa Palmer avec effusion, sans lui cacher ses larmes, qui recommençaient à l'étouffer.

—Qu'est-ce donc? lui dit Palmer en regardant Thérèse.

—Je ne sais, répondit-elle avec fermeté; je viens de lui dire que nous partons pour nous marier. Il en prend du chagrin. Il croit apparemment que nous allons l'oublier. Dites-lui, Palmer, que, de loin comme de près, nous l'aimerons toujours.

—C'est un enfant gâté! reprit Palmer. Il devrait savoir que je n'ai qu'une parole, et que je veux votre bonheur avant tout. Faudra-t-il donc que nous l'emmenions en Amérique pour qu'il cesse de s'affliger et de vous faire pleurer, Thérèse?

Ces paroles furent dites d'un ton indéfinissable. C'était l'accent de l'amitié paternelle, mêlé de je ne sais quelle aigreur profonde et invincible.

Thérèse comprit. Elle demanda son châle et son chapeau en disant à Palmer:

—Nous allons dînerau cabaret. Catherine n'attendait que moi, et il n'y aurait pas ici de quoi dîner pour nous deux.

—Vous voulez dire pour nous trois, reprit Palmer, toujours moitié amer, moitié tendre.

—Mais, moi, je ne dîne pas avec vous, répondit Laurent, qui comprit enfin ce qui se passait dans l'esprit de Palmer. Je vous quitte; je reviendrai vous dire adieu. Quel jour partez-vous?

—Dans quatre jours, dit Thérèse.

—Au moins! ajouta Palmer en la regardant d'une manière étrange; mais ce n'est pas une raison pour que nous ne dînions pas tous trois ensemble aujourd'hui. Laurent, faites-moi ce plaisir. Nous irons auxFrères-Provençaux, et, de là, nous ferons un tour en voiture au bois de Boulogne. Cela nous rappellera Florence et lesCascine. Voyons, je vous prie.

—Je suis engagé, dit Laurent.

—Eh bien, dégagez-vous, reprit Palmer. Voilà du papier et des plumes!Écrivez, écrivez, je vous prie!

Palmer parlait d'un ton si décidé, qu'il en était absolu. Laurent crut se rappeler que c'était son accent de rondeur accoutumé. Thérèse eût voulu qu'il refusât, et d'un regard elle eût pu le lui faire comprendre; mais Palmer ne la perdait pas de vue, et il paraissait en train d'interpréter toutes choses d'une manière funeste.

Laurent était très-sincère. Quand il mentait, il était sa première dupe. Il se crut assez fort pour braver cette situation délicate, et il eut l'intention droite et généreuse de rendre à Palmer sa confiance d'autrefois. Malheureusement, lorsque l'esprit humain, emporté par de grandes aspirations, a gravi de certains sommets, s'il est pris de vertige, il ne descend plus, il se précipite. C'est ce qui arrivait à Palmer. Homme de coeur et de loyauté entre tous, il avait eu l'ambition de vouloir dominer les émotions intérieures d'une situation trop délicate. Ses forces le trahissaient; qui pourrait l'en blâmer? Et il s'élançait dans l'abîme, entraînant Thérèse et Laurent lui-même avec lui. Qui ne les plaindrait tous trois? Tous trois avaient rêvé d'escalader le ciel et d'atteindre ces régions sereines où les passions n'ont plus rien de terrestre; mais cela n'est pas donné à l'homme: c'est déjà beaucoup pour lui de se croire un instant capable d'aimer sans trouble et sans méfiance.

Le dîner fut d'une tristesse mortelle; bien que Palmer, qui s'était emparé du rôle d'amphitryon, prît à coeur de faire servir à ses convives les mets et les vins les plus recherchés, tout leur parut amer, et Laurent, après de vains efforts pour se trouver dans la situation d'esprit qu'il avait savourée doucement à Florence au lendemain de sa maladie entre ces deux personnes, refusa de les suivre au bois de Boulogne. Palmer, qui, pour s'étourdir, avait bu un peu plus que de coutume, insista d'une manière impatientante pour Thérèse.

—Voyons, dit-elle, ne vous obstinez pas ainsi. Laurent a raison de refuser; au bois de Boulogne, dans votre calèche découverte, nous serons en vue, et nous pouvons rencontrer des gens qui nous connaissent. Ils ne sont pas obligés de savoir dans quelle position exceptionnelle nous nous trouvons tous les trois, et pourraient bien penser, sur le compte de chacun de nous, des choses assez fâcheuses.

—Eh bien, rentrons chez vous, dit Palmer; j'irai ensuite me promener seul, j'ai besoin de prendre l'air.

Laurent s'esquiva en voyant que c'était comme un parti pris chez Palmer de le laisser seul avec Thérèse, apparemment pour les surveiller ou les surprendre. Il rentra chez lui fort triste, en se disant que Thérèse n'était peut-être pas heureuse, et un peu content aussi malgré lui de pouvoir se dire que Palmer n'était pas au-dessus de la nature humaine, comme il se l'était imaginé, et comme Thérèse le lui avait dépeint dans ses lettres.

Nous passerons rapidement sur les huit jours qui suivirent, huit jours qui firent, d'heure en heure, tomber plus bas l'héroïque roman rêvé plus ou moins fortement par ces trois malheureux amis. La plus illusionnée avait été Thérèse, puisque, après des craintes et des prévisions assez sages, elle s'était résolue à engager sa vie, et que, quelles que fussent désormais les injustices de Palmer, elle devait et voulait lui tenir parole.

Palmer l'en dégagea tout d'un coup, après une série de soupçons plus outrageants par le silence que ne l'avaient été toutes les injures de Laurent. Un matin, Palmer, après avoir passé la nuit caché dans le jardin de Thérèse, allait se retirer lorsqu'elle parut auprès de la grille, et l'arrêta.

—Eh bien, lui dit-elle, vous avez veillé là pendant six heures, et je vous voyais de ma chambre. Êtes-vous bien convaincu que personne n'est venu chez moi cette nuit?

Thérèse était irritée, et cependant, en provoquant l'explication que lui refusait Palmer, elle espérait encore le ramener à la confiance; mais il en jugea autrement.

—Je vois, Thérèse, lui dit-il, que vous êtes lasse de moi, puisque vous exigez une confession après laquelle je serai méprisable à vos yeux. Il ne vous en eût pas coûté beaucoup cependant de les fermer sur une faiblesse dont je ne vous ai pas beaucoup importunée. Que ne me laissiez-vous souffrir en silence? Vous ai-je injuriée et obsédée de sarcasmes amers, moi? Vous ai-je écrit des volumes d'outrages pour venir le lendemain pleurer à vos pieds et vous faire des protestations délirantes, sauf à recommencer à vous torturer le lendemain? Vous ai-je seulement adressé une question indiscrète? Que ne dormiez-vous tranquillement cette nuit, pendant que j'étais assis sur ce banc sans troubler votre repos par des cris et des larmes? Ne pouvez-vous me pardonner une souffrance dont je rougis peut-être, et que j'ai du moins l'orgueil de vouloir et de savoir cacher? Vous avez pardonné bien plus à quelqu'un qui n'avait pas le même courage.

—Je ne lui ai rien pardonné, Palmer, puisque je l'ai quitté sans retour. Quant à cette souffrance, que vous avouez, et que vous croyez cacher si bien, sachez qu'elle est claire comme le jour à mes yeux, et que j'en souffre plus que vous-même. Sachez qu'elle m'humilie profondément, et que, venant d'un homme fort et réfléchi comme vous, elle me blesse cent fois plus que les outrages d'un enfant en délire.

—Oui, oui, c'est vrai, reprit Palmer. Ainsi vous voilà froissée par ma faute et à jamais irritée contre moi! Eh bien, Thérèse, tout est fini entre nous. Faites pour moi ce que vous avez fait pour Laurent: gardez-moi votre amitié.

—Ainsi vous me quittez?

—Oui, Thérèse; mais je n'oublie pas que, quand vous avez daigné vous engager à moi, j'avais mis mon nom, ma fortune et ma considération à vos pieds. Je n'ai qu'une parole, et je tiendrai ce que je vous ai promis; marions-nous ici, sans bruit et sans joie, acceptez mon nom et la moitié de mes revenus, et après…

—Après? dit Thérèse.

—Après, je partirai, j'irai embrasser ma mère… et vous serez libre!

—Est-ce une menace de suicide que vous me faites là?

—Non, sur l'honneur! Le suicide est une lâcheté, surtout quand on a une mère comme la mienne. Je voyagerai, je recommencerai le tour du monde, et vous n'entendrez plus parler de moi!

Thérèse fut révoltée d'une telle proposition.

—Ceci, Palmer, lui dit-elle, me paraîtrait une mauvaise plaisanterie, si je ne vous connaissais pour un homme sérieux. J'aime à croire que vous ne me jugez pas capable d'accepter ce nom et cet argent que vous m'offrez comme la solution d'un cas de conscience. Ne revenez jamais sur une pareille proposition, j'en serais offensée.

—Thérèse! Thérèse! s'écria Palmer avec violence en lui serrant le bras jusqu'à le meurtrir, jurez-moi, sur le souvenir de l'enfant que vous avez perdu, que vous n'aimez plus Laurent, et je tombe à vos pieds pour vous supplier de me pardonner mon injustice.

Thérèse retira son bras meurtri et le regarda en silence. Elle était offensée jusqu'au fond de l'âme du serment qu'on lui demandait, et elle en trouvait la formule plus cruelle et plus brutale encore que le mal physique qu'elle venait de subir.

—Mon enfant, s'écria-t-elle enfin avec des sanglots étouffés, je te jure, à toi qui es dans le ciel, qu'aucun homme n'avilira plus ta pauvre mère!

Elle se leva et rentra dans sa chambre, où elle s'enferma. Elle se sentait tellement innocente envers Palmer, qu'elle ne pouvait accepter de descendre à une justification, comme une femme coupable. Et puis elle voyait un avenir horrible avec un homme qui savait si bien couver une jalousie profonde, et qui, après avoir par deux fois provoqué ce qu'il croyait être un danger pour elle, lui faisait un crime de sa propre imprudence. Elle songeait à l'affreuse existence de sa mère avec un mari jaloux du passé, et elle se disait avec raison qu'après le malheur d'avoir subi une passion comme celle de Laurent, elle avait été insensée de croire au bonheur avec un autre homme.

Palmer avait un fonds de raison et de fierté qui ne lui permettait pas non plus d'espérer de rendre Thérèse heureuse après une scène comme celle qui venait de se passer. Il sentait que sa jalousie ne guérirait pas, et il persistait à la croire fondée. Il écrivit à Thérèse:

«Mon amie, pardonnez-moi si je vous ai affligée; mais il m'est impossible de ne pas reconnaître que j'allais vous entraîner dans un abîme de désespoir. Vous aimez Laurent, vous l'avez toujours aimé malgré vous, et vous l'aimerez peut-être toujours. C'est votre destinée. J'ai voulu vous y soustraire, vous le vouliez aussi. Je reconnais encore qu'en acceptant mon amour vous étiez sincère, et que vous avez fait tout votre possible pour y répondre. Je me suis fait, moi, beaucoup d'illusions; mais, chaque jour, depuis Florence, je les sentais s'échapper. S'il eût persisté à être ingrat, j'étais sauvé; mais son repentir et sa reconnaissance vous ont attendrie. Moi-même, j'en ai été touché, et je me suis pourtant efforcé de me croire tranquille. C'était en vain. Il y a eu dès lors entre vous deux, à cause de moi, des douleurs que vous ne m'avez jamais racontées, mais que j'ai bien devinées. Il reprenait son ancien amour pour vous, et vous, tout en vous défendant, vous regrettiez de m'appartenir. Hélas! Thérèse, c'est alors pourtant que vous eussiez dû reprendre votre parole. J'étais prêt à vous la rendre. Je vous laissais libre de partir avec lui de la Spezzia: que ne l'avez vous fait?

«Pardonnez-moi, je vous reproche d'avoir beaucoup souffert pour me rendre heureux et pour vous rattacher à moi. J'ai bien lutté aussi, je vous jure! Et à présent, si vous voulez encore accepter mon dévouement, je suis prêt à lutter et à souffrir encore. Voyez si vous voulez souffrir vous-même, et si, en me suivant en Amérique, vous espérez guérir de cette malheureuse passion qui vous menace d'un avenir déplorable. Je suis prêt à vous emmener; mais ne parlons plus de Laurent, je vous en supplie, et ne me faites pas un crime d'avoir deviné la vérité. Restons amis, venez demeurer chez ma mère, et si, dans quelques années, vous ne me trouvez pas indigne de vous, acceptez mon nom et le séjour de l'Amérique, sans aucune pensée de revenir jamais en France.

» J'attendrai votre réponse huit jours à Paris.

Thérèse rejeta une offre qui blessait sa fierté. Elle aimait encore Palmer, et cependant elle se sentait si offensée d'être reçue à merci sans avoir rien à se reprocher, qu'elle lui cacha le déchirement de son âme. Elle sentait aussi qu'elle ne pouvait reprendre aucune espèce de lien avec lui sans faire durer un supplice qu'il n'avait plus la force de dissimuler, et que leur vie serait désormais une lutte ou une amertume de tous les instants. Elle quitta Paris avec Catherine sans dire à personne où elle allait, et s'enferma dans une petite maison de campagne qu'elle loua, pour trois mois, en province.

Palmer partit pour l'Amérique, emportant avec dignité une blessure profonde, mais ne pouvant admettre qu'il se fût trompé. Il avait dans l'esprit une obstination qui réagissait parfois sur son caractère, mais seulement pour lui faire accomplir résolument tel ou tel acte, et non pour persister dans une voie douloureuse et vraiment difficile. Il s'était cru capable de guérir Thérèse de son fatal amour, et, par sa foi exaltée, imprudente si l'on veut, il avait fait ce miracle; mais voilà qu'il en perdait le fruit au moment de le recueillir, parce qu'au ciment de la dernière épreuve la foi lui manquait.

Il faut bien dire aussi que la plus mauvaise circonstance possible pour établir un lien sérieux, c'est de vouloir trop vite posséder une âme qui vient d'être brisée. L'aurore d'une pareille union se présente avec des illusions généreuses; mais la jalousie rétrospective est un mal incurable et engendre des orages que la vieillesse même ne dissipe pas toujours.

Si Palmer eût été un homme vraiment fort, ou si sa force eût été plus calme et mieux raisonnée, il eût pu sauver Thérèse des désastres qu'il pressentait pour elle. Il l'eût dû peut-être, car elle s'était confiée à lui avec une sincérité et un désintéressement dignes de sollicitude et de respect; mais beaucoup d'hommes qui ont l'aspiration et l'illusion de la force n'ont que de l'énergie, et Palmer était de ceux sur lesquels on peut se tromper longtemps. Tel qu'il était, il méritait à coup sûr les regrets de Thérèse. On verra bientôt qu'il était capable des mouvements les plus nobles et des actions les plus courageuses. Tout son tort était d'avoir cru à la durée inébranlable de ce qui était chez lui un effort spontané de la volonté.

Laurent ignora d'abord le départ de Palmer pour l'Amérique; il fut consterné de trouver Thérèse partie aussi sans recevoir ses adieux. Il n'avait reçu d'elle que trois lignes:

«Vous avez été le seul confident en France de mon mariage projeté avecPalmer. Ce mariage est rompu. Gardez-nous-en le secret. Je pars.»

En écrivant ce peu de mots glacés à Laurent, Thérèse éprouvait une sorte d'amertume contre lui. Ce fatal entant n'était-il pas la cause de tous les malheurs et de tous les chagrins de sa vie?

Elle sentit pourtant bientôt que cette fois son dépit était injuste. Laurent s'était admirablement conduit avec Palmer et avec elle durant ces malheureux huit jours qui avaient tout perdu. Après la première émotion, il avait accepté la situation avec une grande candeur, et il avait fait tout son possible pour ne pas porter ombrage à Palmer. Il n'avait pas cherché une seule fois à tirer parti auprès de Thérèse des injustices de son fiancé. Il n'avait cessé de parler de lui avec respect et amitié. Par un bizarre concours de circonstances morales, c'est lui qui cette fois avait eu le beau rôle. Et puis Thérèse ne pouvait s'empêcher de reconnaître que, si Laurent était parfois insensé jusqu'à en être atroce, rien de petit et de bas ne pouvait approcher de sa pensée.

Durant les trois mois qui suivirent le départ de Palmer, Laurent continua à se montrer digne de l'amitié de Thérèse. Il avait su découvrir sa retraite, et il ne fit rien pour l'y troubler. Il lui écrivit pour se plaindre doucement de la froideur de son adieu, pour lui reprocher de n'avoir pas eu confiance en lui dans ses chagrins, de ne l'avoir pas traité comme son frère; «n'était-il pas créé et mis au monde pour la servir, la consoler, la venger au besoin?» Puis venaient des questions auxquelles Thérèse était bien forcée de répondre. Palmer l'avait-il outragée? Fallait-il aller lui en demander raison?

«Ai-je fait quelque imprudence qui t'ait blessée? as-tu quelque chose à me reprocher? Je ne le croyais pas, mon Dieu! Si je suis la cause de ta douleur, gronde-moi, et, si je n'y suis pour rien, dis-moi que tu me permets de pleurer avec toi.»

Thérèse justifia Richard sans vouloir rien expliquer. Elle défendit à Laurent de lui parler de Palmer. Dans sa généreuse résolution de ne pas laisser une tache sur le souvenir de son fiancé, elle laissa croire que la rupture venait d'elle seule. C'était peut-être rendre à Laurent des espérances qu'elle n'avait jamais voulu lui laisser; mais il est des situations où, quoi qu'on fasse, on commet des maladresses, et où l'on court fatalement à sa perte.

Les lettres de Laurent furent d'une douceur et d'une tendresse infinies. Laurent écrivait sans art, sans prétention, et souvent sans goût et sans correction. Il était tantôt emphatique de bonne foi et tantôt trivial sans pruderie. Avec tous leurs défauts, ses lettres étaient dictées par une conviction qui les rendait irrésistiblement persuasives, et on y sentait à chaque mot le feu de la jeunesse et la sève bouillante d'un artiste de génie.

En outre, Laurent se remit à travailler avec ardeur, avec la résolution de ne jamais retomber dans le désordre. Son coeur saignait des privations que Thérèse avait souffertes pour lui donner le mouvement, le bon air et la santé du voyage en Suisse. Il était résolu à s'acquitter au plus vite.

Thérèse sentit bientôt que l'affection de sonpauvre enfant, comme il s'intitulait toujours, lui était douce, et que, si elle pouvait continuer ainsi, elle serait le plus pur et le meilleur sentiment de sa vie.

Elle l'encouragea par des réponses toutes maternelles à persévérer dans la voie de travail où il se disait rentré pour toujours. Ces lettres furent douces, résignées et d'une tendresse chaste; mais Laurent y vit percer une tristesse mortelle. Thérèse avouait être un peu malade, et il lui venait des idées de mort dont elle riait avec une mélancolie navrante. Elle était réellement malade. Sans amour et sans travail, l'ennui la dévorait. Elle avait emporté une petite somme qui était le reste de ce qu'elle avait gagné à Gênes, et elle l'économisait strictement pour rester à la campagne le plus longtemps possible. Elle avait pris Paris en horreur. Et puis peut-être avait-elle senti peu à peu quelque désir et en même temps quelque frayeur de revoir Laurent changé, soumis et amendé de toutes façons, comme il se montrait dans ses lettres.

Elle espérait qu'il se marierait; puisqu'il en avait eu une fois la velléité, cette bonne pensée pouvait revenir. Elle l'y encourageait. Il disait tantôt oui et tantôt non. Thérèse attendait toujours qu'aucune trace de l'ancien amour ne reparût dans les lettres de Laurent: il revenait bien toujours un peu, mais c'était avec une délicatesse exquise désormais, et ce qui dominait ces retours à un sentiment mal étouffé, c'était une tendresse suave, une sensibilité expansive, une sorte de piété filiale enthousiaste.

Quand l'hiver fut venu, Thérèse, se voyant au bout de ses ressources, fut forcée de revenir à Paris, où étaient sa clientèle et ses devoirs vis-à-vis d'elle-même. Elle cacha son retour à Laurent, ne voulant pas le revoir trop vite; mais, par je ne sais quelle divination, il passa dans la rue peu fréquentée où était sa petite maison. Il vit les contrevents ouverts et entra, ivre de joie. C'était une joie naïve et presque enfantine, qui eût rendu ridicule etbégueuletoute attitude de méfiance et de réserve. Il laissa dîner Thérèse, en la suppliant de venir le soir chez lui pour voir un tableau qu'il venait de finir et sur lequel il voulait absolument son avis avant de le livrer. C'était vendu et payé; mais, si elle lui faisait quelque critique, il y travaillerait encore quelques jours. Ce n'était plus le temps déplorable où Thérèse «ne s'y connaissait pas, où elle avait le jugement étroit et réaliste des peintres de portrait, où elle était incapable de comprendre une oeuvre d'imagination,»etc. Elle était maintenant «sa muse et sa puissance inspiratrice. Sans le secours de son divin souffle, il ne pouvait rien. Avec ses conseils et ses encouragements, son talent, à lui, tiendrait toutes ses promesses.»

Thérèse oublia le passé, et, sans être trop enivrée du présent, elle ne crut pas devoir refuser ce qu'un artiste ne refuse jamais à un confrère. Elle prit une voiture après son dîner et alla chez Laurent.

Elle trouva l'atelier illuminé et le tableau magnifiquement éclairé. C'était une belle et bonne chose que ce tableau. Cet étrange génie avait la faculté de faire, en se reposant, des progrès rapides que ne font pas toujours ceux qui travaillent avec persévérance. Il y avait eu, par suite de ses voyages et de sa maladie, une lacune d'un an dans son travail, et il semblait que, par la seule réflexion, il se fût débarrassé des défauts de sa première exubérance. En même temps, il avait acquis des qualités nouvelles qu'on n'eût pas cru appartenir à sa nature, la correction du dessin, la suavité des types, le charme de l'exécution, tout ce qui devait plaire désormais au public sans démériter auprès des artistes.

Thérèse fut attendrie et ravie. Elle lui exprima vivement son admiration. Elle lui dit tout ce qu'elle jugea propre à faire dominer chez lui le noble orgueil du talent sur tous les mauvais entraînements du passé. Elle ne trouva aucune critique à faire et lui défendit même de rien retoucher.

Laurent, modeste en ses manières et en son langage, avait plus d'orgueil que Thérèse ne voulait lui en donner. Il était, au fond du coeur, enivré de ses éloges. Il sentait bien que, de toutes les personnes capables de l'apprécier, elle était la plus ingénieuse et la plus attentive. Il sentait aussi revenir impérieusement ce besoin qu'il avait d'elle pour partager ses tourments et ses joies d'artiste, et cet espoir de devenir un maître, c'est-à-dire un homme, qu'elle seule pouvait lui rendre dans ses défaillances.

Quand Thérèse eut longtemps contemplé le tableau, elle se retourna pour voir une figure que Laurent la priait de regarder, en lui disant qu'elle en serait encore plus contente; mais, au lieu d'une toile, Thérèse vit sa mère debout et souriante sur le seuil de la chambre de Laurent.

Madame C…. était venue à Paris, ne sachant pas au juste le jour où Thérèse y reviendrait. Cette fois elle y était attirée par des affaires sérieuses: son fils se mariait, et M. C…. était lui-même à Paris depuis quelque temps. La mère de Thérèse, sachant par elle qu'elle avait renoué sa correspondance avec Laurent et craignant l'avenir, était venue le surprendre pour lui dire tout ce qu'une mère peut dire à un homme pour l'empêcher de faire le malheur de sa fille.

Laurent était doué de l'éloquence du coeur. Il avait rassuré cette pauvre mère, et il l'avait retenue en lui disant:

—Thérèse va venir, c'est à vos pieds que je veux lui jurer d'être toujours pour elle ce qu'elle voudra, son frère ou son mari, mais, dans tous les cas, son esclave.

Ce fut une bien douce surprise pour Thérèse de trouver là sa mère, qu'elle ne s'attendait pas à voir sitôt. Elles s'embrassèrent en pleurant de joie. Laurent les conduisit dans un petit salon rempli de fleurs, où le thé était servi avec luxe. Laurent était riche, il venait de gagner dix mille francs. Il était heureux et fier de pouvoir restituer à Thérèse tout ce qu'elle avait dépensé pour lui. Il fut adorable dans cette soirée; il gagna le coeur de la fille et la confiance de la mère, et il eut pourtant la délicatesse de ne pas dire un mot d'amour à Thérèse. Loin de là, en baisant les mains unies ensemble de ces deux femmes, il s'écria avec sincérité que c'était là le plus beau jour de sa vie, et que jamais, en tête-à-tête avec Thérèse, il ne s'était senti si heureux et si content de lui-même.

Ce fut madame C… la première qui, au bout de quelques jours, parla de mariage à Thérèse. Cette pauvre femme, qui avait tout sacrifié à la considération extérieure, qui, malgré ses chagrins domestiques, croyait avoir bien fait, ne pouvait supporter l'idée de voir sa fille délaissée par Palmer, et elle pensait que désormais Thérèse devait avoir raison du monde en faisant un autre choix. Laurent était tout à fait célèbre et en vogue. Jamais mariage n'avait paru mieux assorti. Le jeune et grand artiste était corrigé de ses travers. Thérèse avait sur lui une influence qui avait dominé les plus grandes crises de sa pénible transformation. Il avait pour elle un attachement invincible. C'était devenu un devoir pour tous deux de renouer pour toujours une chaîne qui n'avait jamais été complétement brisée, et qui, quelque effort qu'ils fissent désormais, ne pouvait jamais l'être.

Laurent excusait ses torts dans le passé par un raisonnement très-spécieux. Thérèse, disait-il, l'avait gâté dans le principe par trop de douceur et de résignation. Si, dès sa première ingratitude, elle se fût montrée offensée, elle l'eût corrigé de la mauvaise habitude, contractée avec les mauvaises femmes, de céder à ses emportements et à ses caprices. Elle lui eût enseigné le respect que l'on doit à la femme qui s'est donnée par amour.

Et puis une autre considération que faisait encore valoir Laurent pour se disculper, et qui semblait plus sérieuse, était celle-ci, que déjà il avait fait entrevoir dans ses lettres:

—Probablement, lui disait-il, j'étais malade sans le savoir quand, pour la première fois, j'ai été coupable envers toi. Une fièvre cérébrale, cela semble tomber sur vous comme la foudre, et pourtant il n'est pas possible de croire que, chez un homme jeune et fort, il ne se soit pas opéré, peut-être longtemps à l'avance, une crise terrible où sa raison ait été déjà troublée, et contre laquelle sa volonté n'ait pas pu réagir. N'est-ce pas ce qui s'est passé en moi, ma pauvre Thérèse, à l'approche de cette maladie où j'ai failli succomber? Ni toi ni moi ne pouvions nous en rendre compte, et, quant à moi, il m'arrivait souvent de m'éveiller le matin et de songer à tes douleurs de la veille sans pouvoir distinguer la réalité de mes rêves de la nuit. Tu sais bien que je ne pouvais pas travailler, que le lieu où nous étions m'inspirait une aversion maladive, que déjà, dans la forêt de ***, j'avais eu une hallucination extraordinaire; enfin que, quand tu me reprochais doucement certains mots cruels et certaines accusations injustes, je t'écoutais d'un air hébété, croyant que c'était toi-même qui avais rêvé tout cela. Pauvre femme! c'est moi qui t'accusais d'être folle! Tu vois bien que j'étais fou, et ne peux-tu pardonner des torts involontaires? Compare ma conduite après ma maladie avec ce qu'elle était auparavant! N'était-ce pas comme un réveil de mon âme? Ne m'as-tu pas trouvé tout à coup aussi confiant, aussi soumis, aussi dévoué que j'étais sceptique, irascible, égoïste, avant cette crise qui me rendait à moi-même? Et, depuis ce moment, as-tu quelque chose à me reprocher? N'avais-je pas accepté ton mariage avec Palmer comme un châtiment qui m'était bien dû? Tu m'as vu mourir de douleur à l'idée de te perdre pour toujours: t'ai-je dit un mot contre ton fiancé? Si tu m'eusses ordonné de courir après lui et même de me brûler la cervelle pour te le ramener, je l'eusse fait, tant mon âme et ma vie t'appartiennent! Est-ce là ce que tu veux encore? Dis un mot, et, si mon existence te gêne et te perd, je suis prêt à la supprimer. Dis un mot, Thérèse, et tu n'entendras plus jamais parler de ce malheureux qui n'a rien à faire au monde que de vivre ou de mourir pour toi.

Le caractère de Thérèse s'était affaibli dans ce double amour, qui, en somme, n'avait été que deux actes du même drame; sans cet amour froissé et brisé, jamais Palmer n'eût songé à l'épouser, et l'effort qu'elle avait fait pour s'engager à lui n'était peut-être qu'une réaction du désespoir. Laurent n'avait jamais disparu de sa vie, puisque le thème de persuasion que Palmer avait dû employer pour la convaincre était un retour perpétuel sur cette funeste liaison qu'il voulait lui faire oublier, et qu'il était fatalement entraîné à lui rappeler sans cesse.

Et puis le retour à l'amitié après la rupture avait été pour Laurent un véritable retour à la passion, tandis que, pour Thérèse, ç'avait été une nouvelle phase de dévouement plus délicat et plus tendre que l'amour même. Elle avait souffert de l'abandon de Palmer, mais sans lâcheté. Elle avait encore de la force contre l'injustice, et l'on peut même dire que toute sa force était là. Elle n'était pas la femme éternellement souffrante et plaintive des inutiles regrets et des incurables désirs. Il se faisait en elle de puissantes réactions, et son intelligence, qui était assez développée, l'y aidait naturellement. Elle se faisait une haute idée de la liberté morale, et, quand l'amour et la foi d'autrui lui faisaient banqueroute, elle avait le juste orgueil de ne pas disputer lambeau par lambeau le pacte déchiré. Elle se plaisait même alors à l'idée de rendre généreusement et sans reproche l'indépendance et le repos à qui les réclamait.

Mais elle était devenue beaucoup moins forte que dans sa première jeunesse, en ce sens qu'elle avait recouvré le besoin d'aimer et de croire, longtemps assoupi en elle par un désastre exceptionnel. Elle s'était longtemps imaginé qu'elle vivrait ainsi, et que l'art serait son unique passion. Elle s'était trompée, et elle ne pouvait plus se faire d'illusions sur l'avenir. Il lui fallait aimer, et son plus grand malheur, c'est qu'il lui fallait aimer avec douceur, avec abnégation, et satisfaire à tout prix cet élan maternel qui était comme une fatalité de sa nature et de sa vie. Elle avait pris l'habitude de souffrir pour quelqu'un, elle avait besoin de souffrir encore et, si ce besoin étrange, mais bien caractérisé chez certaines femmes et même chez certains hommes, ne l'avait pas rendue aussi miséricordieuse envers Palmer qu'envers Laurent, c'est parce que Palmer lui avait semblé trop fort pour avoir besoin lui-même de son dévouement. Palmer s'était donc trompé en lui offrant un appui et une consolation. Il avait manqué à Thérèse de se croire nécessaire à cet homme, qui voulait qu'elle ne songât qu'à elle-même.

Laurent, plus naïf, avait ce charme particulier dont elle était fatalement éprise, la faiblesse! Il ne s'en cachait pas, il proclamait cette touchante infirmité de son génie avec des transports de sincérité et des attendrissements inépuisables. Hélas! il se trompait aussi. Il n'était pas plus réellement faible que Palmer n'était réellement fort. Il avait ses heures, il parlait toujours comme un enfant du ciel, et, dès que sa faiblesse avait vaincu, il reprenait sa force pour faire souffrir, comme font tous les enfants que l'on adore.

Laurent était voué à une fatalité inexorable. Il le disait lui-même dans ses moments de lucidité. Il semblait que, né du commerce de deux anges, il eût sucé le lait d'une furie, et qu'il lui en fût resté dans le sang un levain de rage et de désespoir. Il était de ces natures plus répandues qu'on ne pense dans l'espèce humaine et dans les deux sexes, qui, avec toutes les sublimités de l'idée et tous les élans du coeur, ne peuvent arriver à l'apogée de leurs facultés sans tomber aussitôt dans une sorte d'épilepsie intellectuelle.

Et puis, tout aussi bien que Palmer, il voulait entreprendre l'impossible, qui est de prétendre greffer le bonheur sur le désespoir et de goûter les joies célestes de la foi conjugale et de l'amitié sainte sur les ruines d'un passé fraîchement dévasté. Il eût fallu du repos à ces deux âmes saignantes des blessures qu'elles avaient reçues: Thérèse en demandait avec l'angoisse d'un affreux pressentiment; mais Laurent croyait avoir vécu dix siècles durant les dix mois de leur séparation, et il devenait malade de l'excès d'un désir de l'âme, qui eût dû effrayer Thérèse plus qu'un désir des sens.

C'est par la nature de ce désir que malheureusement elle se laissa rassurer. Laurent semblait être régénéré au point d'avoir réintégré l'amour moral à la place qu'il doit occuper en première ligne, et il se retrouvait seul avec Thérèse, sans l'inquiéter comme autrefois de ses transports. Il savait, durant des heures entières, lui parler avec l'affection la plus sublime, lui qui s'était cru longtemps muet, disait-il, et qui sentait enfin son génie se dilater et prendre son vol dans une région supérieure! Il s'imposait à l'avenir de Thérèse en lui montrant sans cesse qu'elle avait à remplir envers lui une tâche sacrée, celle de le soustraire aux entraînements de la jeunesse, aux mauvaises ambitions de l'âge mûr et à l'égoïsme dépravé de la vieillesse. Il lui parlait de lui-même et toujours de lui-même: pourquoi non? Il en parlait si bien! Par elle, il serait un grand artiste, un grand coeur, un grand homme; elle lui devait cela, parce qu'elle lui avait sauvé la vie! Et Thérèse, avec la fatale simplicité des coeurs aimants, arrivait à trouver ce raisonnement irréfutable et à se faire un devoir de ce qui avait été d'abord imploré comme un pardon.

Thérèse arriva donc à renouer cette fatale chaîne; elle eut seulement l'heureuse inspiration d'ajourner le mariage, voulant éprouver la résolution de Laurent sur ce point, et craignant pour lui seul l'engagement irrévocable. S'il ne se fût agi que d'elle, l'imprudente se fût liée sans retour.

Le premier bonheur de Thérèse n'avait pas durétoute une semaine, comme dit tristement une chanson gaie; le second ne dura pas vingt-quatre heures. Les réactions de Laurent étaient soudaines et violentes, en raison de la vivacité de ses joies. Nous disons ses réactions, Thérèse disait sesrétractations, et c'était le mot véritable. Il obéissait à cet inexorable besoin que certains adolescents éprouvent de tuer ou de détruire ce qui leur plaît jusqu'à la passion. On a remarqué ces cruels instincts chez des hommes de caractères très-différents, et l'histoire les a qualifiés d'instincts pervers: il serait plus juste de les qualifier d'instincts pervertis soit par une maladie du cerveau contractée dans le milieu où ces hommes sont nés, soit par l'impunité, mortelle à la raison, que certaines situations leur ont assurée dès leurs premiers pas dans la vie. On a vu de jeunes rois égorger des biches qu'ils semblaient chérir, pour le seul plaisir de voir palpiter leurs entrailles. Les hommes de génie sont aussi des rois dans le milieu où ils se développent; ce sont même des rois très-absolus, et que leur pouvoir enivre. Il en est que la soif de dominer torture, et que la joie d'une domination assurée exalte jusqu'à la fureur.

Tel était Laurent, en qui certes deux hommes bien distincts se combattaient. L'on eût dit que deux âmes, s'étant disputé le soin d'animer son corps, se livraient une lutte acharnée pour se chasser l'une l'autre. Au milieu de ces souffles contraires, l'infortuné perdait son libre arbitre, et tombait épuisé chaque jour sur la victoire de l'ange ou du démon qui se l'arrachaient.

Et, quand il s'analysait lui-même, il semblait parfois lire dans un livre de magie et donner avec une effrayante et magnifique lucidité la clef de ces mystérieuses conjurations dont il était la proie.

—Oui, disait-il à Thérèse, je subis le phénomène que les thaumaturges appelaient la possession. Deux esprits se sont emparés de moi. Y en a-t-il réellement un bon et un mauvais? Non, je ne le crois pas: celui qui t'effraye, le sceptique, le violent, le terrible, ne fait le mal que parce qu'il n'est pas le maître de faire le bien comme il l'entendrait. Il voudrait être calme, philosophe, enjoué, tolérant;l'autrene veut pas qu'il en soit ainsi. Il veut faire son état de bon ange: il veut être ardent, enthousiaste, exclusif, dévoué, et, comme son contraire le raille, le nie et le blesse, il devient sombre et cruel à son tour, si bien que deux anges qui sont en moi arrivent à enfanter un démon.

Et Laurent disait et écrivait à Thérèse sur ce bizarre sujet des choses aussi belles qu'effrayantes, qui paraissaient être vraies et ajouter de nouveaux droits à l'impunité qu'il semblait s'être réservée vis-à-vis d'elle.

Tout ce que Thérèse avait craint de souffrir à cause de Laurent en devenant la femme de Palmer, elle eut à le souffrir à cause de Palmer en redevenant la compagne de Laurent. L'horrible jalousie rétrospective, la pire de toutes, parce qu'elle se prend à tout sans pouvoir s'assurer de rien, rongea le coeur et brisa le cerveau du malheureux artiste. Le souvenir de Palmer devint pour lui un spectre, un vampire. Sa pensée s'acharna à vouloir que Thérèse lui rendit compte de tous les détails de sa vie à Gênes et à Porto-Venere, et, comme elle s'y refusait, il l'accusa d'avoir cherché dès lors à letromper. Oubliant qu'à cette époque Thérèse lui avait écrit:J'aime Palmer, et qu'un peu plus tard elle lui avait écrit:Je l'épouse, il lui reprochait d'avoir toujours tenu d'une main sûre et perfide la chaîne d'espoir et de désir qui l'attachait à elle. Thérèse lui remit sous les yeux toute leur correspondance, et il reconnut qu'elle lui avait dit en temps et lieu tout ce que la loyauté lui prescrivait de dire pour le détacher d'elle. Il s'apaisa et convint qu'elle avait ménager sa passion mal éteinte avec une excessive délicatesse, lui disant peu à peu toute la vérité à mesure qu'il se montrait disposé à la recevoir sans douleur, et aussi à mesure qu'elle-même avait pu prendre confiance dans l'avenir où Palmer l'entraînait. Il reconnut qu'elle ne lui avait jamais fait l'ombre d'un mensonge, même lorsqu'elle avait refusé de s'expliquer, et qu'au lendemain de sa maladie, lorsqu'il se faisait encore illusion sur une réconciliation impossible, elle lui avait dit: «Tout est fini entre nous. Ce que j'ai résolu et accepté pour moi-même est mon secret, et tu n'as pas le droit de m'interroger.»

—0ui, oui, tu as raison, s'écria Laurent. J'étais injuste, et ma fatale curiosité est une torture que je suis vraiment criminel de vouloir te faire partager: Oui, pauvre Thérèse, je te fais subir d'humiliants interrogatoires, à toi qui ne me devais que l'oubli, et qui m'accordes un pardon généreux! Je change les rôles: j'instruis ton procès, et j'oublie que c'est moi le coupable et le condamné! Je cherche d'une main impie à arracher les voiles de pudeur dont ton âme a le droit et sans doute aussi le devoir de s'envelopper pour tout ce qui tient à tes relations avec Palmer! Eh bien, je te remercie de ton fier silence. Je t'en estime d'autant plus. Il me prouve que jamais tu n'as laissé Palmer t'interroger sur les mystères de nos douleurs et de nos joies. Et je le comprends maintenant: non-seulement une femme ne doit pas ces confidences intimes à son amant, mais encore elle se doit de les lui refuser. L'homme qui les demande avilit celle qu'il aime. Il exige d'elle une lâcheté, en même temps qu'il la souille dans sa pensée, en associant son image à celle de tous les fantômes qui l'obsèdent. Oui, Thérèse, tu as raison: il faut travailler soi-même à entretenir la pureté de son idéal, et, moi, je m'évertue sans cesse à le profaner et à l'arracher du temple que je lui avais bâti!

Il semblait qu'après de telles explications, et lorsque Laurent se disait prêt à le signer de son sang et de ses larmes, le calme dût renaître et le bonheur commencer. Il n'en était pas ainsi. Laurent, dévoré d'une secrète rage, revenait le lendemain à ses questions, à ses outrages, à ses sarcasmes. Des nuits entières se passaient en discussions déplorables, où il semblait qu'il eût absolument besoin de travailler son propre génie à coups de fouet, de le blesser, de le torturer pour le rendre fécond en malédictions d'une effroyable éloquence, et pour faire atteindre à Thérèse et à lui les dernières limites du désespoir. Après ces orages, il semblait qu'il n'y eût plus qu'à se tuer ensemble. Thérèse s'y attendait toujours et se tenait prête, car elle prenait la vie en horreur; mais Laurent n'avait pas encore cette pensée. Accablé de lassitude, il s'endormait, et son bon ange semblait revenir pour bercer son sommeil et mettre sur ses traits le divin sourire des visions célestes.

Règle invariable, inouïe, mais absolue dans cette étrange organisation: le sommeil changeait toutes ses résolutions. S'il s'endormait le coeur plein de tendresse, il s'éveillait l'esprit avide de combat et de meurtre, et réciproquement, s'il était parti la veille en maudissant, il accourait le lendemain pour bénir.

Trois fois Thérèse le quitta et s'enfuit loin de Paris; trois fois il courut après elle et la força de pardonner à son désespoir, car aussitôt qu'il l'avait perdue, il l'adorait et recommençait à l'implorer avec toutes les larmes d'un repentir exalté.

Thérèse fut à la fois misérable et sublime dans cet enfer où elle s'était replongée en fermant les yeux et en faisant le sacrifice de sa vie. Elle poussa le dévouement jusqu'à des immolations qui faisaient frémir ses amis, et qui lui valurent quelquefois le blâme, presque le mépris des gens fiers et sages, qui ne savent pas ce que c'est que d'aimer.

Et, d'ailleurs, cet amour de Thérèse pour Laurent était incompréhensible pour elle-même. Elle n'y était pas entraînée par les sens, car Laurent, souillé par la débauche où il se replongeait pour tuer un amour qu'il ne pouvait éteindre par sa volonté, lui était devenu un objet de dégoût pire qu'un cadavre. Elle n'avait plus de caresses pour lui, et il n'osait plus lui en demander. Elle n'était plus vaincue et dominée par le charme de son éloquence et par les grâces enfantines de ses repentirs. Elle ne pouvait plus croire au lendemain; et les attendrissements splendides qui les avaient tant de fois réconciliés n'étaient plus pour elle que les effrayants symptômes de la tempête et du naufrage.

Ce qui l'attachait à lui, c'était cette immense pitié dont on contracte l'impérieuse habitude avec les êtres à qui l'on a beaucoup pardonné. Il semble que le pardon engendre le pardon jusqu'à la satiété, jusqu'à la faiblesse imbécile. Quand une mère s'est dit que son enfant est incorrigible, et qu'il faut qu'il meure ou qu'il tue, elle n'a plus rien à faire qu'à l'abandonner ou à tout accepter. Thérèse s'était trompée toutes les fois qu'elle avait cru guérir Laurent par l'abandon. Il est bien vrai qu'alors il redevenait meilleur, mais c'était à la condition d'espérer son pardon. Quand il ne l'espérait plus, il se jetait à corps perdu dans la paresse et le désordre. Elle revenait alors pour l'en tirer, et elle réussissait à le faire travailler pendant quelques jours. Mais combien elle payait cher ce peu de bien qu'elle parvenait à lui faire! Quand il revenait au dégoût d'une vie normale, il n'avait pas assez d'invectives pour lui reprocher de vouloir faire de lui «ce quesa patronne Thérèse Levasseuravait fait de Jean-Jacques,» c'est-à-dire, selon lui, «un idiot et un maniaque.»


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