Pendant quelques minutes, Lise demeura interdite, se demandant si elle n'était pas la proie d'un songe.
Mais non, elle sentait encore sur son front la chaleur de ce baiser. Et c'étaient bien aussi les lèvres de Serge qui avaient prononcé ces paroles si inattendues.
Que signifiait cela? De plus en plus, il était pour elle l'énigme.Fallait-il penser que cette âme de marbre s'amollissait quelque peu?
Oh! si Dieu permettait ce miracle!
Un frémissement d'émotion agitait la jeune femme. Son regard tomba sur le livre d'heures posé sur la table à côté d'elle, un vieux volume dans lequel avant elle avaient prié plusieurs dames de Subrans. Elle l'ouvrit et prit entre ses doigts une image peinte pour elle par Gabriel des Forcils. Au verso étaient inscrits ces mots: "A ma chère petite amie Lise de Subrans. — Son tout dévoué en Notre-Seigneur: Gabriel."
Au recto, sous une croix lumineuse entourée de lis et de violettes, de fines lettres d'or redisaient la parole consolatrice: "Qui sème dans les larmes moissonnera dans l'allégresse."
— Gabriel, priez pour que le Seigneur miséricordieux fasse retomber mes larmes sur cette âme, pour l'adoucir et l'amener à lui!" murmura la jeune femme.
A ce moment, on frappa à la porte. Lise ne put réprimer un sursaut en voyant apparaître Varvara.
— Pardonnez-moi de vous déranger! Mais un malheureux sollicite votre présence. Voici de quoi il s'agit: Ivan Borgueff, le sommelier, s'étant enivré hier, le fait a été porté à la connaissance du prince Ormanoff, qui lui a fait signifier son congé immédiat. Le pauvre homme — un très ancien serviteur — s'en est trouvé si saisi qu'il a été frappé d'une congestion. D'après le docteur Vaguédine, il n'a guère que deux ou trois jours à vivre. J'ai été le voir tout à l'heure. Sa langue est embarrassée, mais il a pu m'expliquer qu'il souhaitait vous parler.
— A moi! dit Lise avec surprise. Je ne connais pas du tout ce pauvre homme, cependant.
— Il prétend avoir un fait de grande importance à vous révéler. Agissez, du reste, comme bon vous semblera. Mais il me semble que la charité exigerait que vous répondissiez à l'appel de ce malheureux.
— En effet. Voulez-vous me montrer le chemin, Varvara?
Tout en suivant Mlle Dougloff, Lise se sentait fort intriguée. Que pouvait donc lui vouloir ce serviteur, qu'elle ne se souvenait pas même avoir aperçu, la domesticité étant si nombreuse à Kultow?
Varvara la laissa à la porte de la chambre d'Ivan. Le sommelier, un septuagénaire la veille encore alerte et vigoureux, était étendu sans mouvement sur son lit. A l'entrée de la jeune princesse, ses yeux voilés parurent reprendre un peu de vie, une de ses mains, moins atteinte que l'autre par la paralysée, se leva légèrement…
— Vous désirez me parler? dit doucement Lise en se penchant vers lui.
— Oui, Altesse… On m'a dit que je devais vous révéler… que vous deviez savoir…
Sa langue se mouvait difficilement, déjà gagnée par la paralysie.
— …Je sais qui a essayé de tuer la mère de Votre Altesse. J'ai vu desceller les vieilles pierres des marches de la tour, en haut de laquelle était montée la princesse Xénia… Après l'accident, je le dis au prince Cyrille et au prince Serge. Ils m'ordonnèrent le secret… Mais on m'a assuré que je devais vous apprendre, avant de mourir…
— Quoi! ma mère a été victime d'une tentative criminelle? s'écria Lise avec effroi.
— Oui… La comtesse Catherine était jalouse de sa cousine, parce qu'elle aussi aimait M. de Subrans…
— La comtesse Catherine? bégaya Lise.
— C'est elle qui descella les pierres… je l'ai vue. Je le jure sur les saintes images!
Lise chancela et se retint au lit pour ne pas tomber.
— Ce n'est pas possible!… Oh! non! non!
— Si, c'est vrai… Oh! j'ai eu de la peine à ne pas parler!…
Il balbutia encore quelques mots indistincts, puis se tut. Sa langue semblait lui refuser tout à coup le service.
Varvara entra à ce moment, et, tout en jetant un coup d'oeil de côté sur le visage bouleversé de la jeune femme, se pencha sur Ivan dont elle essuya le front moite.
— Reposez-vous, Ivan. Vous avez tenu à parler, malgré la défense du docteur Vaguédine, mais c'est assez, c'est trop.
Lise, incapable de prononcer une parole, sortit de la pièce et se réfugia dans sa chambre. Là, glacée d'horreur, elle se jeta à genoux devant son crucifix.
Etait-il possible que cette chose épouvantable fût vraie?… Que sa belle-mère?…
Oh! non, non, cet homme avait menti, ou plutôt sa raison s'égarait!… Oui, c'était cela certainement! Les ravages produits par la congestion le faisaient divaguer…
Et d'ailleurs, elle avait un moyen bien simple de savoir la vérité: c'était d'aller trouver le prince Ormanoff et de lui rapporter les paroles du sommelier.
— Dès les premiers mots, il me dira que je suis folle d'y avoir accordé seulement un instant d'attention! pensa-t-elle.
Elle se leva… Mais alors, mille faits jusque-là insignifiants pour elle surgirent à sa mémoire: l'émoi de Mme de Subrans à l'apparition du prince Ormanoff à la chasse des Cérigny, l'attitude si froide, tout juste polie de Serge, la gêne extrême que semblait éprouver devant lui sa cousine… Elle avait un peu en ces moments-là l'attitude d'une coupable…
Lise se rappelait tout à coup que jamais elle n'avait vu se rencontrer les mains de Serge et de Catherine.
— Non! non!… Oh! c'est trop épouvantable de m'arrêter seulement à cette idée! murmura-t-elle en se tordant les mains.
Le bruit d'une porte qui s'ouvrait dans le salon voisin se fit entendre à ce moment. Qui venait là? Il n'y avait que Serge pour entrer ainsi sans s'annoncer…
Que lui voulait-il? Le souvenir des paroles et du baiser de tout à l'heure, éloigné par l'affreuse révélation qui venait de lui être faite, reparut et fit battre un peu plus vite son coeur.
Et il arrivait si bien! Elle allait lui parler aussitôt de la confidence du sommelier…
Elle s'avança vivement et entra dans le salon.
Serge était débout, près de la petite table sur laquelle demeurait ouvert le livre d'heures… Et, entre ses doigts, il tenait l'image de Gabriel.
Il leva les yeux, et Lise s'immobilisa, frissonnante, sous ce regard sombre.
— Approchez, Lise… Et dites-moi comment vous avez osé conserver ceci, après l'injonction que je vous ai faite d'avoir à oublier tout votre passé.
Un frémissement inaccoutumé courait sur sa physionomie, toujours si impassible à l'ordinaire, et les vibrations irritées de sa voix n'avaient pas la glaciale froideur habituelle dans ses colères elles-mêmes.
Comme la jeune femme demeurait immobile, saisie par cette apostrophe, il s'avança de quelques pas.
— Répondez! Pourquoi avez-vous conservé cette image? Vous pensez encore à cet étranger?
Elle reprenait un peu possession d'elle-même, et le ton dur de Serge éveilla en elle une soudaine impression de révolte.
— Certes, j'y pense! dit-elle d'un ton vibrant. Je n'ai pas coutume d'oublier mes amis, ceux qui m'ont aimée et que j'ai aimés!
Jamais encore Lise n'avait vu dans les yeux de son mari cette expression de sombre violence qui, tout à coup, transformait la physionomie de Serge. Il s'avança encore, et, posant sa main sur l'épaule de la jeune femme, qui chancela presque sous le choc, il approcha son visage du sien.
— Vous l'avez aimé? Et ceci est un souvenir de lui?… un cher souvenir? Eh bien? voici ce que j'en fais.
D'un geste violent, il déchira l'image et en jeta au loin les morceaux.
— Voilà le sort de tout ce qui vous rappellera le passé! dit-il d'une voix qui sifflait entre ses dents serrées. Vous devez m'aimer à l'exclusion de tous, parents ou amis, et sans qu'aucun retour de l'autrefois vienne s'insinuer dans votre coeur, où je dois régner seul.
— Vous aimer!… Vous, vous, mon bourreau!… Vous qui me faites tant souffrir, et qui imaginez même, après m'avoir privée des consolations de la religion, de m'interdire le souvenir sacré de l'amitié d'un saint, — d'un saint qui a quitté ce monde!
Elle se redressait devant lui, grandie soudain par l'indignation et la douleur, les yeux étincelants, belle d'une surnaturelle beauté de chrétienne intrépide. Elle n'était plus en ce moment l'enfant craintive, mais une femme révoltée devant l'injustice, devant la tyrannie morale qui prétendait s'exercer sur elle.
— … Vous pouvez exiger bien des choses, mais il en est trois que vous ne m'imposerez pas: l'abandon de mes croyances, l'oubli de mes affections de famille et d'amitié… et l'amour pour celui qui n'a voulu considérer en moi qu'une pauvre chose sans âme, bonne à pétrir selon sa fantaisie!
Elle se détourna brusquement et se dirigea vers sa chambre. Elle sentait que ses forces allaient la trahir, et elle ne voulait pas défaillir devant lui.
Il fit un mouvement en avant, comme pour la rejoindre. Mais il tourna tout à coup les talons, et, le visage raidi, les yeux durs, il sorti du salon.
Stépanek, qui ouvrit devant lui la porte du cabinet de travail, songea avec un petit frisson d'inquiétude:
— Gare à qui bronchera aujourd'hui!
Pendant quelques instants, Serge arpenta d'un pas saccadé la vaste pièce. Il s'arrêta tout à coup, en écrasant de son talon le magnifique tapis d'Orient.
— Lâche!… lâche que je suis! murmura-t-il d'un ton de sourde fureur. Si mon aïeul me voit de sa tombe, il doit se demander quel misérable sang coule maintenant dans mes veines! Dire que j'ai été au moment de me jeter aux pieds de cette enfant qui me bravait!… moi, son mari, son maître! Elle me rend fou! Mais je saurai me vaincre… et la réduire à la soumission complète.
Il se remit en marche, puis s'arrêta de nouveau, le front contracté.
— La faire souffrir encore!… Non, je ne puis plus! murmura-t-il d'une voix étranglée. Déjà, tout à l'heure… C'est la faute de ce Gabriel… de cet ami qu'elle n'oublie pas, qui l'a aimée, qu'elle a aimé… qu'elle aime peut-être encore, et que je hais, moi! Comme elle a défendu le droit à son souvenir!… Et moi, elle me déteste…
Il s'interrompit en laissant échapper une sorte de ricanement.
— Que m'importe! pourvu qu'elle me craigne et m'obéisse. Un Ormanoff se soucie peu d'être aimé… Allons, il convient de faire trêve à ces rêvasseries indignes d'un cerveau masculin. J'ai une exécution à accomplir ce soir.
Il sonna et donna l'ordre à Stépanek de prévenir Mlle Dougloff qu'il désirait lui parler.
Quand Varvara entra, Serge se tenait débout près de son bureau. Il inclina légèrement la tête en réponse au salut toujours humble de sa cousine et dit froidement:
— Je voulais vous informer moi-même qu'un petit colis à votre adresse s'est égaré, a été ouvert par mégarde… et que j'y ai trouvé ceci.
Il prit sur le bureau une revue jaune pâle, zébrée de rouge, et la tendit à Varvara.
Une pâleur cendreuse couvrit le visage de Mlle Dougloff, un tremblement subit agita ses mains.
— C'est bien à vous, n'est-ce pas?
Elle répondit d'une voix un peu sourde:
— Oui, c'est à moi, Serge Wladimirowitch.
— Mes compliments! Vous vous abreuvez à des sources quelque peu… volcaniques, Varvara Petrowna. J'ai même pu constater, en feuilletant cette publication légèrement incendiaire, que vous preniez à sa rédaction une part active. N'ayant aucun droit légal sur vous, je ne puis que constater votre entière liberté à ce sujet. Mais, tant que je serai le maître ici, Kultow n'abritera jamais de révolutionnaires, — et surtout des révolutionnaires en jupon, les pires qui existent. Vous voudrez bien vous organiser pour trouver, avant la fin du mois, et hors de mes domaines, un autre toit où vous pourrez élaborer en paix le programme des sociétés futures.
Elle l'écoutait sans faire un mouvement, comme médusée. Ses longues et molles paupières cachaient son regard, mais les cils battaient fébrilement, et, sur la revue qu'elle avait prise des mains de Serge, ses doigts se crispaient, froissant la couverture étrange.
Aux derniers mots du prince, elle laissa échapper une sorte de gémissement:
— Vous me chassez!
Elle glissa à genoux, en levant vers Serge ses yeux à demi découverts qui suppliaient.
— Serge, par pitié… Pardonnez-moi ces folles idées, cette sympathie déjà évanouie pour des doctrines que vous réprouvez! Jamais vous ne les retrouverez en moi! Ce sont des divagations de cerveau en délire, auxquelles, pauvre isolée, j'ai pu me laisser prendre un instant… Serge, pardonnez-moi! Ne me chassez pas de votre demeure, de votre présence. Ma vie est ici, dans l'ombre de celui que l'humble Varvara vénère comme un dieu, et qu'elle voudrait servir à genoux!
Elle parlait d'une voix basse et tremblante, en courbant la tête et en joignant les mains.
— Je n'ai vraiment que faire d'un aussi ardent dévouement! dit la voix mordante de Serge. Vous pourrez trouver à l'employer plus utilement ailleurs, Varvara Petrowna… pour la cause de la révolution, par exemple. Vraiment, qui se serait douté que vous cachiez de telles flammes sous une aussi paisible apparence! Je ne parle pas pour moi, naturellement, car depuis longtemps je vous avais devinée. Les yeux baissés ne m'ont jamais trompé.
Varvara leva la tête, et cette fois, les prunelles jaunes apparurent tout entières, étincelèrent sous l'ombre légère des cils pâles.
— Vous savez alors que, si vous m'aviez choisie, vous auriez trouvé en moi l'esclave de vos rêves, dont vous auriez possédé l'âme tout entière, et qui ne vous aurait pas disputé une bribe de sa conscience, elle!
Un regard d'indicible mépris tomba sur elle.
— Une âme d'esclave? Avec de l'or, j'en achèterais. Mais une belle âme pure et intrépide, que l'attrait du luxe et de la vanité ne peut réduire, qui résiste à la force toute-puissante et préférerait mourir que de céder à ce que sa conscience réprouve, voilà ce que j'admire, ce que je respecte, ce que je vénère au-dessus de tout.
Varvara se releva brusquement, le visage blêmi.
— Cette âme-là ne vous aime pas, Serge Ormanoff! dit-elle d'une voix rauque.
Le front de Serge eut une imperceptible contraction.
— Qu'en savez-vous? riposta-t-il d'un ton hautain. Mais, du reste, cela vous importe peu, j'imagine? Vous vous êtes égarée là dans des sentiers qui nous éloignent de notre sujet, — c'est-à-dire de votre départ. Réflexion faite, je crois que vous pourriez être prête à quitter Kultow dans huit jours. Vous trouverez bien un couvent pour vous recevoir provisoirement, — à moins que quelque soeur en révolution ne vous offre l'abri de son toit.
Un sursaut secoua Varvara. Sur son teint blanc, une pâleur livide s'étendit, gagnant jusqu'aux lèvres. Lentement, les paupières s'abaissèrent sur les yeux où venait de passer une lueur étrange, — désespoir, — fureur ou haine, tout cela ensemble peut-être.
— Je partirai avant, Serge Vladimirowitch, dit-elle d'un ton calme.
Elle se détourna, gagna la porte… mais, au moment de l'ouvrir, elle se détourna de nouveau…
— Vous êtes vaincu cette fois, prince Ormanoff!
Elle sortit sur ces mots, jetés d'un ton d'ironie mauvaise qui fit tressaillir Serge.
— Vaincu! vaincu!… et par une enfant! murmura-t-il en retombant sur son fauteuil. Un Ormanoff!… Elle l'a deviné, cette vipère! Ah! mes aïeux doivent s'agiter dans leurs tombes, devant la lâcheté de leur descendant! C'est son âme qui m'attire, qui m'émeut jusqu'au fond du coeur! et je la martyrise! En ce moment, elle pleure sans doute, elle souffre… Et un mot de moi — ce que je brûle de lui dire — sécherait les larmes de ces yeux admirables que j'aime plus que tout, parce qu'ils reflètent son âme. Je la verrais sourire peut-être! — non du sourire contraint et timide qu'elle a toujours devant moi, mais du sourire de la femme confiante et aimée…
Il se leva si brusquement que son lourd fauteuil tomba à terre, réveillant en sursaut Fricka et Ali.
— Je divague! Elle me fait perdre la tête!… Stépanek!… Ramasse ce fauteuil et préviens qu'on me serve à dîner ici, ce soir.
Il ouvrit la porte, s'engagea dans un escalier couvert d'un épais tapis et gagna la bibliothèque, où il s'absorba dans l'examen des vieilles paperasses.
La tempête de neige avait cessé le lendemain, et le ciel était si pur, le soleil si doux que Lise se décida vers dix heures à faire une courte promenade dans le parc, pour remettre un peu son visage défait par une nuit d'insomnie.
Sacha ayant une bronchite, elle ne pouvait demander sa compagnie. Et d'ailleurs, aujourd'hui, elle préférait être seule. Une lourde tristesse pesait sur son coeur. La scène de la veille l'avait bouleversée profondément, et d'autant plus que l'attitude du prince Ormanoff, depuis quelque temps, avait pu lui donner un très léger espoir de le voir s'adoucir quelque peu. Rien n'était changé: il était toujours l'implacable despote qui prétendait annihiler en elle toute liberté morale; il était toujours l'être sans pitié et sans justice qui se jouait de la souffrance d'une jeune femme sans défense, le maître ombrageux qui ne craignait pas de s'attaquer au souvenir d'un mort.
Qu'allait-il faire aujourd'hui? Comment punirait-il l'enfant audacieuse qui avait osé, hier, lui lancer au visage de telles paroles?
En se les rappelant, Lise se demandait comment elle avait pu les prononcer… et comment surtout il ne l'en avait pas châtiée sur l'heure.
Elle ne perdrait rien pour attendre. Mais après tout, un peu plus, un peu moins de souffrance!… La douleur silencieuse serait le lot de son existence, près du tyran au coeur impitoyable qui la tiendrait en son pouvoir jusqu'au jour où Dieu la délivrerait par la mort.
Elle marchait lentement, les yeux fixés droit devant elle, l'esprit tout occupé de ses tristes pensées. Un bruit de pas derrière elle lui fit pourtant tourner la tête. C'était Varvara enveloppée dans sa pelisse fourrée.
— Vous vous promenez, princesse? dit-elle en serrant la main que lui tendait la jeune femme. Moi, je vais voir une pauvre famille misérable, tout près d'ici.
— Vous vous occupez des pauvres?
— Un peu, oui, autant que me le permettent mes faibles moyens.
— Je voudrais bien le faire aussi! dit Lise avec un soupir. Mais je crois bien inutile d'y songer.
— Oh! certainement! le prince Ormanoff ne vous le permettrait jamais. Il ne se soucie guère des malheureux, du reste… Ceux que je vais visiter ont été jetés dans la misère par ses ordres, pour une peccadille.
Le coeur de Lise eut un sursaut d'indignation. Ah! comme elle le connaissait bien là!
Lentement, Varvara se remettait en marche, et elle la suivait, écoutant la voix apitoyée qui disait avec une pathétique émotion les souffrances de ces pauvres gens…
— Mais je vais trop loin! dit-elle tout à coup. Il faut que je retourne…
— Ne voulez-vous pas venir jusque chez ces malheureux? C'est si près maintenant! Et ce serait une telle consolation pour eux!
Lise hésita un instant… Mais, après tout, pourquoi pas? Elle essaierait ainsi de réparer quelque peu, par sa compassion, la dureté du prince Ormanoff.
Elle suivit donc Varvara, cette fois hors du parc. Mlle Dougloff marchait d'un pas sûr, en personne qui connaît son but.
Tout à coup, un hurlement retentit.
Lise s'arrêta brusquement.
— Qu'est-ce que cela?
— Les loups, dit tranquillement Varvara.
— Les loups! balbutia Lise en pâlissant d'effroi.
— La tempête les avait confinés dans la forêt; ils sortent aujourd'hui et se rapprochent des lieux habités pour trouver une proie. Mais ne vous tourmentez pas, nous avons le temps d'atteindre une isba toute proche.
Rassurée par ce calme, Lise suivit sa compagne, qui marchait hâtivement. En quelques minutes elles arrivaient à une isba de minable apparence.
— Elle est déserte, mais nous pourrons nous y enfermer, dit Varvara.
Au même moment, des hurlements se firent entendre, tout près cette fois.
Lise et Varvara s'élancèrent à l'intérieur et refermèrent soigneusement la porte.
— Les voilà! dit Mlle Dougloff, qui s'était approchée de l'étroite petite fenêtre.
Lise s'avança à son tour et réprima un cri de terreur. Il y avait là sept ou huit loups de forte taille, qui dardaient leurs yeux jaunes sur cette demeure où se cachait la proie convoitée.
— Oh! Varvara, comment allons-nous faire?
— Mais simplement attendre qu'on vienne nous délivrer. S'il n'y avait que moi, ce pourrait être plus long, car Varvara Dougloff est un personnage de si petite importance qu'on ne s'apercevrait pas très vite de son absence. Mais il n'en est pas de même de la précieuse petite princesse dont la mort jetterait dans le désespoir ce pauvre Serge… Pourquoi me regardez-vous comme cela? Ignorez-vous qu'il vous aime comme un fou?
— Vous divaguez, je pense, Varvara? balbutia la jeune femme.
Un léger ricanement s'échappa des lèvres de Varvara.
— Ah! pauvre innocente! Je le connais, moi, voyez-vous. A force d'hypnotiser mon regard et ma pensée sur lui, je sais discerner toutes les impressions sur cette physionomie qui est pour les autres une énigme. J'y ai lu son secret dès le jour de votre arrivée à Cannes… et j'avais prévu d'avance quel serait le vaincu dans la lutte soutenue entre son orgueil et son coeur. Je le connais, vous dis-je! Un jour, je l'ai vu ramasser une fleur tombée de votre ceinture, la porter à ses lèvres, puis la jeter au loin avec colère. Vous comprenez, Serge Ormanoff obligé de s'incliner devant une femme, devant une enfant de seize ans qui lui a tenu tête, c'est dur, et la résistance est terrible… Mais la victoire n'en aurait été que plus enivrante, n'est-ce pas, princesse?
Lise, les yeux un peu dilatés par la stupéfaction, l'écoutait, interdite et troublée par l'étrange regard qui l'enveloppait. Au dehors, les loups hurlaient…
— … Et, pendant ce temps, un autre coeur endurait tous les tourments. Il y a treize ans, une fillette arrivait avec sa mère à Kultow, et était présentée au prince Ormanoff, un tout jeune homme alors, mais aussi orgueilleux, impénétrable et dédaigneux qu'aujourd'hui. Un regard empreint de la plus indifférente froideur tomba sur l'enfant… Et pourtant, ces yeux, qui avaient la teinte changeante et mystérieuse de nos lacs du Nord, ces yeux fascinants par leur froideur même enchaînèrent à jamais Varvara Dougloff. Au fond de son coeur, elle dressa un autel à celui qui ne daigna jamais s'apercevoir de ce culte silencieux. Le jour où il épousa Olga Serkine, elle pensa sérieusement à se donner la mort. Pourtant elle continua à vivre, trouvant malgré tout une âpre jouissance à le contempler, à entendre sa voix, à suivre de loin le sillage de son existence. Mais elle détestait Olga, naturellement… Et, un jour, une occasion favorable se présentant, elle "aida" l'accident qui coûta la vie à la femme et au fils de Serge Ormanoff.
Lise eut un cri d'horreur, en reculant brusquement.
— Varvara!… Quelle épouvantable histoire me racontez-vous là? bégaya-t-elle.
Une lueur satanique brilla dans les yeux de Varvara.
— Oh! c'est une histoire vraie! La pauvre dédaignée espérait que, peut-être, son cousin, veuf, s'aviserait de s'apercevoir qu'une créature était là, près de lui, qui ne demandait qu'à prendre la chaîne dont son despotisme avait chargé sa première femme, et qui, mieux encore que celle-ci, lui aurait livré son âme tout entière pour qu'il la pétrît, qu'il la transformât selon sa volonté. Hélas! il vous vit!… Et, cette fois, ce n'était pas Olga, cette créature insignifiante qui n'avait pour elle que sa beauté, mais qui n'était qu'une pâte molle, une jolie statue sans intelligence que Serge n'avait jamais réellement aimée. Vous étiez une âme, vous, et c'est votre âme qui l'a vaincu. Par votre résistance à ses volontés, vous avez conquis l'amour de ce coeur orgueilleux. Triomphez donc, princesse!… Hâtez-vous de savourer ce secret que je vous livre, car la méprisée va se venger.
Un frisson de terreur secoua Lise. Une atroce expression de haine se lisait sur la physionomie de Varvara, convulsée par la passion… Et elle était seule avec cette femme, plus forte qu'elle certainement, malgré sa petite taille…
— … Je veux me venger de Serge, qui m'a chassée hier, et de vous que je hais. Il y aura tout à l'heure une criminelle de plus dans la famille… Qu'est-ce que vous dites de la manière dont votre belle-mère cherchait à se débarrasser de sa cousine? Cela vous a fait plaisir de connaître ce petit secret, n'est-ce pas? Je le pensais bien, c'est pourquoi j'ai engagé Ivan Borgueff, que j'avais entendu parler en un de ses moments d'ivrognerie, à vous l'apprendre. Elle était aussi jalouse, Catherine… Mais son moyen ne me plaît pas. Je préfère agir plus franchement. Tout d'abord, j'avais préparé ceci…
Elle sortait de dessous ses vêtements un long poignard.
— … Mais les circonstances viennent de me faire trouver mieux. Je vois d'ici les terribles nuits que passera Serge, en se représentant sa Lise bien-aimée déchirée toute vivante par la dent des fauves, en croyant entendre ses appels et ses cris de douleur. Ah! quelle douce chose que la vengeance, princesse!
Elle approchait son visage, hideusement contracté, de celui de la jeune femme qui reculait en frissonnant de terreur sous ce regard semblable à celui des fauves qui hurlaient, dehors, en réclamant leur proie. Déjà, les mains de Varvara saisissaient les siennes, y enfonçaient leurs ongles aigus…
Lise comprit qu'elle était perdue, si un miracle ne la sauvait. A la pensée de la mort atroce qui se préparait, elle se sentit défaillir d'horreur, et du fond de son coeur, un appel éperdu jaillit vers le ciel…
Varvara l'enlaça, l'entraîna vers la porte. Elle essaya de lutter. Mais comme elle l'avait pensé, Mlle Dougloff était douée d'une extrême force nerveuse, décuplée en ce moment par la passion furieuse.
Serrant d'une main contre elle la jeune femme à demi évanouie, Varvara ouvrit rapidement la porte et poussa au dehors sa victime qui tomba sur le sol.
Les fauves, étonnés, eurent un mouvement de recul. Puis ils se ruèrent sur cette proie si inopinément offerte à leurs convoitises…
Plusieurs coups de feu retentirent. Trois loups tombèrent… Les autres s'arrêtèrent… Seul l'un d'eux, plus affamé ou moins peureux que les autres, s'élança sur Lise et saisit le bras de la jeune femme entre ses dents aiguës.
Mais une balle le coucha à terre… Et plusieurs hommes surgissant, le fusil à la main, eurent promptement raison des autres carnassiers, dont deux, seulement blessés, réussirent à s'enfuir.
Un de ces hommes — c'était le garde forestier naguère châtié par le prince Ormanoff — s'approcha et se pencha vers la jeune femme.
— Mais c'est la princesse! dit-il avec stupéfaction.
Il l'enleva entre ses bras et voulut ouvrir la porte. Mais celle-ci était fermée de l'intérieur.
— Qu'est-ce que ça veut dire?… Piotre, enfonce-moi cela!
Piotre, un hercule, appuya son épaule contre la porte, qui craqua et céda.
Alors, au fond de la petite salle, les hommes aperçurent Varvara, pâle, les yeux étincelants de rage…
— Sauvée!… Ah! quelle malédiction est sur moi! murmura-t-elle.
D'un geste prompt, elle sortit son poignard, l'enfonça dans sa poitrine et tomba sur le sol.
Quand Piotre se pencha sur elle, ses yeux étaient vitreux et son sang s'échappait à flots.
— Je crois que c'est fini, par là… Mais, dis donc, Michel, comprends-tu?…
— Ce n'est pas le moment de chercher à comprendre. La pauvre princesse est blessée au bras et elle ne bouge pas plus que si elle était morte. Je vais vite l'emporter au château. Quant à celle-ci, elle n'a plus besoin de rien. Le maître dira ce qu'on doit en faire. Mais le plus pressé est de soigner la princesse.
Et Michel, avec l'aide d'un de ses compagnons, emporta la jeune femme inanimée, dont le bras, atteint par les crocs du carnassier, saignait abondamment.
Comme ils s'engageaient dans le parc, ils aperçurent le prince Serge qui arrivait d'un pas rapide. A la vue du fardeau porté par ces hommes, il s'élança, et les gardes s'arrêtèrent instinctivement, stupéfaits devant cette physionomie bouleversée.
— Qu'est-il arrivé? dit-il d'une voix rauque.
— La princesse allait être dévorée par les loups… Nous sommes arrivés à temps…
Déjà, Serge enlevait entre ses bras la jeune femme. Seul, il l'emporta au château. Il courait presque, comme si ce fardeau n'eût rien pesé pour lui.
Tandis que sur un ordre bref jeté au passage, des domestiques allaient en hâte chercher le docteur Vaguédine, il gagna l'appartement de sa femme et déposa Lise sur une chaise longue. Dâcha, pâle et tremblante, enleva les vêtements fourrés et mit à nu le joli bras blanc atteint par les dents du fauve.
— Et ses mains, ses pauvres petites mains, qui donc les lui a mises en cet état? balbutia la femme de chambre d'un air navré.
Elle recula tout à coup, tandis que sa physionomie exprimait l'ahurissement le plus complet. Le prince Ormanoff s'agenouillait près de la chaise longue et couvrait de baisers les mains déchirées par les ongles aigus de Varvara.
Jamais Dâcha, ainsi qu'elle le déclara plus tard, n'aurait pu penser que cette physionomie fût susceptible d'exprimer à un tel degré l'angoisse et la douleur.
Le docteur Vaguédine apparut presque aussitôt. Il banda le bras, puis s'occupa de mettre fin à l'évanouissement qui se prolongeait.
Toujours agenouillé, Serge entourait de son bras le cou de Lise et appuyait sur sa poitrine la tête inerte. Quand la jeune femme ouvrit les yeux, ce fut son visage qu'elle aperçut d'abord.
Et, dans la demi-inconscience où elle se trouvait encore, elle eut un instinctif mouvement d'effroi.
Une voix tendre murmura à son oreille:
— Ne crains rien, ma Lise, ma petite reine! Je t'aime, et tu feras de moi ce que tu voudras.
Un effarement s'exprima dans les grands yeux noirs. Mais le regard qui s'attachait sur Lise complétait éloquemment les paroles inattendues. Le teint livide se rosa légèrement, les longs cils noirs frémirent, toute la physionomie de la jeune femme parut s'éclairer d'un reflet de bonheur.
— Serge!
Elle ne put dire que ce mot, car sa faiblesse était telle qu'elle se sentait presque dans l'impossibilité de parler. Mais tandis qu'il la serrait plus étroitement contre son coeur, elle appuya son front sur son épaule en un mouvement d'enfant confiante qui s'abandonne à une puissante protection.
— Il faut que la princesse soit mise tout de suite au lit, dit le docteur Vaguédine. Pendant ce temps, j'irai préparer les médicaments nécessaires.
Sans doute, à ce moment, le souvenir de la scène affreuse reparut-il dans le cerveau de Lise, qui se dégageait des brumes dont l'avait enveloppé l'évanouissement. Elle tressaillit et une expression d'horreur bouleversa sa physionomie.
— Oh… ces yeux!… C'est un loup! Serge, chassez-le!
Tremblante des pieds à la tête, elle se cramponnait au cou de son mari.
— Il n'y a rien, ma chérie! Tu es dans ta chambre, vois donc, et je suis là, près de toi. Ne crains rien, ma colombe!
Sous les caresses, sa frayeur parut s'apaiser. Mais elle s'aperçut alors que son bras était blessé, et, du regard, interrogea son mari et le docteur.
— Tu t'es fait un peu mal en tombant, et on t'a mis un petit bandage.Mais ce ne sera rien du tout, expliqua Serge.
Maintenant, elle regardait ses mains… Et, de nouveau, son visage exprima la terreur…
— Varvara! Ses ongles!… Voyez!…
Elle étendait ses mains lacérées, ses petites mains si blanches et si délicatement jolies sur lesquelles Varvara s'était acharnée en la traînant vers la porte.
Serge eut un tressaillement.
— Varvara?… Que veux-tu dire?
Mais un geste du médecin lui ferma la bouche.
— Allons, allons, princesse, oubliez tout cela pour le moment! dit le docteur Vaguédine en prenant doucement ses mains meurtries entre les siennes. Vous êtes ici bien tranquille, près de votre mari, près de nous qui vous sommes tout dévoués. Vous n'avez qu'à vous laisser soigner…
— Et aimer, ajouta Serge en l'embrassant. Maintenant, Dâcha et Sonia vont te coucher, et, pendant ce temps, je vais mettre ordre à quelques affaires pressantes. Puis je reviendrai près de toi, ma Lise.
Quand le prince fut hors de la chambre, il interrogea avec angoisse:
— Eh bien, Vaguédine?
— Je ne puis trop me prononcer encore, prince. J'espère qu'il ne s'agit que d'un ébranlement nerveux. Mais d'abord, qu'est-il arrivé?
— Je n'en sais rien moi-même. En m'en allant au-devant d'elle dans le parc, vers lequel des domestiques l'avaient vue se diriger, j'ai rencontré deux gardes qui la rapportaient évanouie. L'un d'eux m'a parlé de loups. Mais ce n'était pas moment d'interroger. Bien vite, je l'ai ramenée ici. Maintenant, je vais prendre des informations.
— Elle a prononcé le nom de Mlle Dougloff, murmura le docteur.
— Oui… Je vais savoir si ces hommes ont connaissance de quelque chose.
Michel et Piotre, prévoyant qu'ils seraient interrogés, étaient venus jusqu'au château où les avaient rejoints leurs camarades, pour faire leur rapport sur le tragique événement. Appelés en présence de leur maître, ils racontèrent en peu de mots, par l'organe de Michel, ce qu'ils avaient vu.
— C'est bien… Je vous remercie et je n'oublierai pas que c'est vous qui l'avez sauvée, dit le prince en les congédiant avec une bienveillance qui les abasourdit quelque peu.
Serge rejoignit le docteur Vaguédine et lui rapporta brièvement le récit des gardes.
— Voici, selon moi, ce qui s'est passé, ajouta-t-il. Cette misérable Varvara jalousait et haïssait ma femme. Je m'en étais aperçu et hier, trouvant un prétexte valable, je lui avais fait comprendre qu'elle eût à quitter mon toit. Cette âme trouble et mauvaise a, sans doute, combiné alors quelque atroce vengeance… Mais Lise seule, quand elle sera complètement remise, pourra nous apprendre toute la vérité, que je devine épouvantable.
— Ce doit être cette femme qui lui a abîmé les mains, fit observer le docteur. Ses ongles étaient de véritables griffes.
Une lueur effrayante s'alluma dans les yeux de Serge.
— Oh! si elle n'était pas morte! si je pouvais la tenir vivante entre mes mains! dit-il avec violence.
"Peste! je crois qu'il la traiterait bien, en effet! songea le docteur. Et ce n'est pas moi qui lui donnerais tort, car vraiment, s'attaquer à un ange comme la princesse Lise!…"
Quand Serge et le médecin revinrent chez Lise, la jeune femme reposait dans son grand lit Louis XV. Un tremblement l'agitait. Mais l'effroi que le souvenir affreux mettait encore dans son regard disparut quand Serge fut assis près d'elle, qu'il tint entre ses mains les petites mains déchirées que Dâcha avait couvertes d'un onguent rafraîchissant et enveloppées d'une bande de fine toile.
Le docteur fit prendre à Lise un calmant, s'assura que la fièvre n'était pas très forte, puis il s'éloigna en disant que la malade n'avait besoin que de repos.
— Me permets-tu de rester près de toi, Lise? demanda Serge d'un ton de prière. Je ne bougerai pas, pour ne pas t'empêcher de reposer.
— Oh! oui, restez! J'ai peur quand vous n'êtes pas là! dit-elle en frissonnant.
— Alors, tu ne me crains plus?… Et tu me pardonneras peut-être un jour ma tyrannie, ma cruauté envers toi, petite âme angélique que j'ai fait souffrir? Et cette scène, hier! Oh! combien donnerais-je pour pouvoir l'effacer de ton souvenir! Pourras-tu me pardonner, dis, mon amour?
— Oui, oh! oui, puisque vous regrettez… puisque vous m'aimez, dit la voix affaiblie de Lise.
— Merci, ma bien-aimée! Mais j'ai à réparer maintenant. Désormais, c'est toi qui régneras, et je ne serai que le premier de tes serviteurs.
Elle eut un geste de protestation.
— Non, Serge! Je vous dois obéissance pour tout ce qui est juste…
— Petite sainte! dit-il en la couvrant d'un regard de tendresse émue. Sais-tu à dater de quel moment je t'ai le plus aimée? C'est quand tu m'as résisté pour conserver ta religion. Ce jour-là, j'ai compris que tu étais une âme, — une vraie. Et dans ma colère, je t'admirais, Lise… Mais, ô ma pauvre chérie, combien je t'ai fait souffrir!
— Il ne faut pas parler de cela! murmura-t-elle en mettant sa main sur la bouche de son mari.
— Non, ma petite âme, je n'en parlerai pas, mais j'y penserai toujours. Maintenant, tu seras libre, et tu pratiqueras ta religion comme tu l'entendras. Et un jour, peut-être, en voyant mon repentir et mon amour, tu m'aimeras un peu, enfant chérie dont je fus l'odieux tyran?
Doucement, elle inclina sa tête sur l'épaule de Serge en murmurant:
— Vous êtes mon cher mari.
Comme l'avait prévu le docteur Vaguédine, les nerfs de la jeune princesse avaient été fortement ébranlés. Aussitôt qu'elle fut un peu moins faible, Serge l'emmena hors de ce Kultow qui lui rappelait un si triste souvenir; ils regagnèrent Cannes, où les accueillirent un soleil radieux et une température tiède, qui, dès les premiers jours, amena une amélioration notable dans la santé de Lise.
Les Rühlberg les avaient suivis. Aux yeux de Serge, Sacha, si espiègle et si gai, était précieux pour distraire sa jeune tante… Car maintenant, le prince Ormanoff ne voyait au monde que le bien-être, la satisfaction de Lise.
Tous ceux qui vivaient sous sa dépendance, depuis sa soeur et Hermann jusqu'au dernier des marmitons, savaient maintenant qu'une douce et toute-puissante autorité faisait courber sa tête altière. Le sceptre avait changé de mains: il reposait entre celles, toutes bienfaisantes, de la jeune femme que le prince Serge entourait d'un culte passionné, dont il épiait tous les désirs pour les satisfaire aussitôt, se plaignant seulement, moitié souriant et moitié sérieux, qu'elle n'eût jamais de caprices.
— Tu es trop bonne, ma Lise, lui dit-il un jour. Une autre, à ta place, se vengerait un peu en me tyrannisant à mon tour.
— Me venger! Oh! le vilain mot! riposta-t-elle avec le joli sourire qu'elle avait souvent maintenant. Ou bien, si, je me vengerai en te rendant heureux le plus que je pourrai, mon Serge.
A mesure qu'il pénétrait mieux en cette âme délicate, si aimante, si loyale, et d'une bonté exquise, l'admiration et le respect croissaient dans le coeur de Serge. Ce coeur, endurci par les leçons de son aïeul, sortait enfin de sa prison de glace, de cette armure d'airain derrière laquelle le prince Ormanoff l'avait comprimé jusqu'au jour où une enfant l'avait conquis par son courage et la pure lumière de ses yeux.
Ce n'était pas sans un retour en arrière. Plus d'une fois, Lise dut intervenir pour réprimer ou réparer des actes de dureté envers ses neveux, — Hermann surtout, qu'il n'aimait pas, — ou ses serviteurs. Mais, personnellement, elle ne trouvait chez lui que la plus tendre bonté, sans le plus lointain rappel de cette tyrannie d'autrefois, qu'il appelait "ma criminelle folie".
Maintenant, Lise avait toute liberté pour sa correspondance. Une longue lettre était partie à l'adresse de Mme des Forcils, mettant sur le compte de la maladie le silence si longtemps gardé et parlant en termes élogieux et pleins d'affection du prince Serge. Même à cette amie très chère, Lise ne voulait pas faire connaître les souffrances que l'amour de son mari réparait si bien maintenant.
Mais il ne pouvait être question d'écrire à Mme de Subrans. Etant encore à Kultow, Lise avait un jour posé à Serge l'interrogation anxieuse qui était depuis longtemps sur ses lèvres, et il n'avait pu lui cacher qu'Ivan Borgueff avait dit la vérité.
— Mon grand-père et moi avions gardé le silence, d'autant plus facilement que Xénia parut se remettre assez vite, ajouta-t-il. Mais jamais, depuis lors, je n'eus aucun rapport avec Catherine. Il fallut cette rencontre chez les Cérigny pour me décider à renouer accidentellement les relations de parenté, à cause de toi, Lise.
Il lui avait raconté alors comment il avait obligé Mme de Subrans à lui accorder la main de sa belle-fille et avait avoué loyalement qu'il s'était fort mal conduit en cette circonstance, suivant la terrible devise de ses ancêtres: "Périsse la terre entière et l'honneur même des miens, pourvu que ma volonté s'accomplisse!"
La pensée que cette femme, aimée et respectée jadis par elle, avait tué sa mère, et l'avait livrée elle-même, enfant confiante et sans expérience, à ce parent dont elle n'ignorait pas les idées et le terrible despotisme, tourmentait toujours douloureusement le coeur de Lise. Mais les enfants n'étaient pas responsables des fautes de la mère, et, en arrivant à Cannes, elle avait écrit à Anouchka, en lui demandant des nouvelles de la Bardonnaye.
La petite fille répondit en exprimant toute sa joie d'avoir enfin une lettre de cette soeur que tout le monde, à Péroulac, croyait perdue à jamais pour sa famille. Elle disait que sa mère était fort malade et qu'elle se montrait d'une tristesse impossible à vaincre.
Lise savait, hélas! quel souvenir tourmentait cette âme!
…Un matin d'avril, la jeune princesse, assise sur la grande terrasse de marbre merveilleusement fleurie, lisait un ouvrage historique récemment paru — car elle avait maintenant toute licence pour compléter son instruction, et Serge lui-même se faisait le professeur de cette jeune intelligence, qu'il proclamait supérieure, tout comme M. Babille.
Elle était aujourd'hui tout à fait remise de la terrible secousse. Elle grandissait, se fortifiait, ses traits admirables se formaient complètement. L'enfant devenait femme. Mais ses grands yeux veloutés gardaient leur candide et fière douceur et leur profondeur pleine de lumière.
— Voilà le courrier, ma tante, annonça Sacha, qui apprenait une leçon à l'autre extrémité de la terrasse tout en caressant un minuscule chien anglais que Lise lui avait donné pour son anniversaire.
Un domestique apparaissait, tenant à la main un plateau qu'il posa près de la princesse.
Lise, écartant les lettres et revues destinées à son mari, prit une enveloppe à son adresse.
— C'est d'Anouchka. Qu'y a-t-il? songea-t-elle, tout en la fendant rapidement.
"Je t'écris à la hâte un petit mot, soeur chérie, disait la petite fille. Maman est très, très mal, le docteur croit qu'elle peut nous quitter d'un moment à l'autre. Elle sait qu'elle est perdue, et, tout à l'heure, elle m'a dit de t'écrire, de te supplier de venir si cela t'était possible, parce qu'elle voudrait t'apprendre quelque chose, pour pouvoir mourir tranquille. Elle était si agitée en disant cela!… Essaye de venir, ma Lise! Mais j'ai bien peur que ton mari ne te permette pas! Il doit être si terrible! Te rappelles-tu comme nous en avions peur, Albéric et moi?… et toi aussi, je l'ai bien compris. Pourquoi donc l'as-tu épousé? Sans cela, tu serais encore aujourd'hui avec nous.
"Voilà ma pauvre maman qui m'appelle. Bien vite, je t'embrasse. Viens, ma chérie, nous sommes si malheureux! Ne fais pas attention aux taches qui sont sur le papier, c'est parce que j'ai pleuré en pensant à maman.
"Ta pauvre petite soeur,
— Y a-t-il des lettres pour moi, chérie?
C'était Serge qui apparaissait sur la terrasse, revenant d'une promenade à cheval.
— Mais qu'as-tu, ma très chère? s'écria-t-il avec inquiétude, en voyant les larmes qui remplissaient les yeux de sa femme.
Sans parler, elle lui tendit la lettre d'Anouchka, qu'il parcourut rapidement.
— Elle veut te faire sa confession, Lise. Evidemment, le remords doit être terrible… Mais tu ne peux songer à répondre à cet appel.
— Je ne le peux! Oh! Serge, je veux le faire, au contraire!
— Tu veux t'en aller là-bas?… risquer de compromettre ta santé par de nouvelles émotions?
— Ma santé est très bonne, je n'ai vraiment aucune raison de ne pas me rendre à l'appel de cette malheureuse.
— Une malheureuse qui a tué ta mère et qui a risqué de faire le malheur de toute ta vie!
Les lèvres de Lise frémirent.
— C'est justement parce que j'ai beaucoup à lui pardonner que je dois me rendre près d'elle, dit-elle d'une voix tremblante.
Serge se pencha et prit ses mains qu'il porta à ses lèvres.
— Mon cher ange, tu sais que je ne puis rien te refuser! Mais, vraiment, cela est tellement peu raisonnable!… Et quand veux-tu partir?
— Ce soir, si c'est possible. Songe qu'elle est tout à fait mal, qu'elle peut être enlevée d'un moment à l'autre, avec une maladie de ce genre surtout. Puis ces pauvres enfants sont si seuls, dans de pareils moments!
— Allons, nous partirons ce soir!… Mais je pense qu'après cela Anouchka ne trouvera plus que je suis si terrible? ajouta-t-il, avec un sourire tendre qui donnait maintenant un charme tout particulier à sa hautaine physionomie et un rayonnement très doux à ses yeux, toujours bleus quand ils se posaient sur Lise.
Elle se leva et glissa son bras sous le sien.
— Elle dira que tu es très bon… Et elle ne se doutera pas encore jusqu'à quel point tu l'es.
— Il faut que ce soit toi pour trouver cela, ma sainte petite Lise, riposta-t-il avec émotion.
Maître Sacha, en les regardant s'éloigner appuyés l'un sur l'autre, se fit cette judicieuse réflexion:
— C'est tout de même autrement agréable ici, depuis que c'est ma jolie tante qui commande! Mon oncle est bien plus aimable, maman et Hermann n'osent plus me tracasser, tout le monde a l'air beaucoup plus heureux… Quand je me marierai, c'est ma femme qui commandera aussi, vois-tu, mon petit Tip! conclut-il en mettant un baiser sur le mignon museau noir de son chien, qui se mit à japper, ce que Sacha considéra comme un signe d'approbation.
* * *
Le prince Ormanoff et sa femme arrivèrent à la nuit à Péroulac. La voiture de la Bardonnaye les emmena jusqu'à la vieille demeure, de laquelle Lise était partie naguère sans que son mari lui permît un dernier adieu.
Anouchka et Albéric se jetèrent tout en larmes au cou de leur soeur. La mourante avait toute sa connaissance, mais le dénouement fatal était attendu à tout instant. La dépêche envoyée la veille par Lise l'avait à la fois agitée et légèrement galvanisée. Elle avait recommandé que l'on fît monter sa belle-fille aussitôt son arrivée, et l'attendait avec une fiévreuse impatience.
Tandis qu'Albéric introduisait le prince au salon, Lise gagna rapidement la chambre de Mme de Subrans. A sa vie, le visage ravagé parut se décomposer encore. Elle étendit les mains vers la jeune femme qui s'avançait, tandis que la garde-malade s'éclipsait discrètement.
— Lise, il faut que je te dise, vite… car je vais mourir…
— Ne me dites rien, je sais tout, murmura Lise en prenant doucement entre les siennes ces mains brûlantes, qui tremblaient convulsivement.
— Tu sais?… Serge t'a dit?
— Non, ce n'est pas lui. Mais peu importe, je le sais.
— Et tu viens quand même?
— Oui, parce que, ayant compris que vous vous repentiez, je voulais vous apporter mon pardon.
— Merci! merci! Ah? si tu savais ce que le remords m'a fait endurer!… Mais dis-moi encore, lise!… Es-tu très malheureuse?
— Très heureuse, voulez-vous dire. Serge est le meilleur et le plus tendre des maris.
— Est-ce possible? Oh! quel poids tu m'ôtes! Combien de fois, dans mes insomnies, me suis-je représenté ta vie près de lui sous les plus sombres couleurs! Dieu est bon de m'épargner ce nouveau remords… Maintenant, je suis prête à mourir. J'ai vu un prêtre ce matin, Lise…
Elle s'interrompit en portant la main à sa poitrine. Un spasme affreux la tordit… Lise se précipita pour appeler. Quand Serge, la religieuse et les enfants pénétrèrent dans la chambre, Catherine de Subrans avait cessé de vivre.
. . . . . . . . . . . . . .
Le prince et la princesse Ormanoff prolongèrent quelque peu leur séjour à la Bardonnaye, après les funérailles. Il y avait différentes affaires à régler, Serge, sur le désir de sa femme, ayant demandé la tutelle d'Albéric et d'Anouchka.
Lise ne s'en plaignait pas, heureuse de se retrouver dans ce pays qu'elle aimait, dans cette vieille demeure dont la simplicité ne lui faisait pas regretter le luxe qui l'entourait chez elle, et au-dessus duquel planait son âme sérieuse. Le contentement de sa femme primant tout à ses yeux, Serge s'accommodait avec la meilleure grâce du monde de la privation de ses habituels raffinements de confortable et d'élégance, dont il se souciait moins d'ailleurs depuis que l'influence de Lise s'exerçait sur lui.
Un matin tout ensoleillé, ils sortirent de la Bardonnaye et de dirigèrent vers le village. Lise voulait entendre la messe, et Serge l'accompagnait, selon sa coutume. Ainsi qu'il l'avait déclaré naguère à Mme de Subrans, sa religion était toute de surface. Il la considérait simplement comme une obligation de son rang. Elevé par un aïeul sceptique, il l'était lui-même, et absorbé dans l'orgueil de son intelligence et de sa domination, se croyant de bonne foi, selon les leçons reçues autrefois du prince Cyrille, d'une essence très supérieure au commun des mortels, il n'avait jamais eu l'idée de rechercher la vérité, de se préoccuper des pensées surnaturelles. Maintenant encore, il y songeait peu. Son amour l'occupait tout entier. Mais Lise était de ces êtres d'élite, de ces âmes saintes dont Dieu se sert parfois pour élever des âmes païennes, par l'attrait d'un sentiment tout humain, jusqu'au surnaturel, jusqu'à la divine vérité. Ce que Serge admirait le plus en elle, ce qu'il entourait d'un religieux respect, c'étaient précisément cette fraîcheur d'âme et cette douce énergie dans le devoir, dans la fidélité à sa foi, qu'elle tenait de ses croyances bien mises en pratique. L'éducation si étrange donnée par son grand-père avait pu faire du prince Ormanoff un orgueilleux, un impitoyable despote, lui endurcir le coeur et l'aveugler même sur l'injustice profonde de certains de ses actes, elle n'avait pu détruire en lui un fonds de loyauté et un vague attrait vers l'idéal, lequel attrait, se précisant peu à peu, l'inclinerait sous l'influence de Lise vers Celui qui, déjà, n'était plus tout à fait pour lui le Dieu inconnu.
Et aujourd'hui, dans cette vieille église assombrie par d'antiques vitraux, une impression inaccoutumée pénétrait en lui. Cependant, chez un homme épris, comme lui, de la beauté, cette petite église de village, pauvre et presque laide, privée de toute valeur artistique, ne semblait pas devoir éveiller une émotion quelconque. Mais une ambiance de grave ferveur flottait dans ce modeste sanctuaire, un parfum de foi et d'amour divin s'exhalait des prières liturgiques, des coeurs de ses fidèles prosternés, et pénétrait jusqu'à l'âme incrédule, mais déjà ébranlée, de Serge Ormanoff.
La messe finie, le prince et sa femme sortirent par la petite porte conduisant au cimetière. Ils s'engagèrent dans une des étroites allées, sur laquelle le soleil traçait quelques bandes lumineuses. En cet espace resserré, ses rayons pénétraient difficilement, et pour peu de temps, de telle sorte que le cimetière de Péroulac semblait toujours sombre, même un jour ensoleillé comme aujourd'hui.
Lise pria quelques instants sur le tombeau de sa famille. Comme elle se relevait, le bras de Serge entoura ses épaules.
— Viens, maintenant, ma colombe, je veux te conduire moi-même "sa" tombe, murmura à son oreille une voix émue.
Et tandis que Lise, agenouillée, priait devant la pierre sous laquelle reposaient les restes mortels de Gabriel des Forcils, il songeait avec un profond remords à sa conduite odieuse envers l'enfant aimante et si délicatement sensible dont il avait naguère, ici même, fait couler les larmes par sa froide violence. Il songeait qu'il avait été assez fou pour se laisser envahir par la jalousie.
Oui, il avait été jaloux d'un mort, et de l'affection tout angélique qui avait existé entre ces deux enfants.
Il mit tout à coup un genou en terre, sur la marche de pierre, près deLise, et, se penchant, cueillit une touffe de muguet.
— Tiens, ma Lise, prends ces fleurs, dit-il à voix basse. J'ai détruit deux souvenirs de "lui": garde celui-ci comme une réparation, et pense souvent à lui, qui t'a aidée à devenir ce que tu es.
Elle prit les fleurs et y posa ses lèvres.
— Il me sera doublement cher, venant de toi, mon mari bien aimé. La sainte âme de Gabriel a prié pour nous, c'est elle qui a obtenu de Dieu l'union de nos coeurs. Qu'elle nous protège du haut du ciel, où nous la retrouverons un jour!
Un rayon de soleil descendait sur la tête penchée de Serge et de Lise, une brise fraîche, se parfumant au passage sur les muguets et les jacinthes blanches, vint caresser leurs fronts. L'âme angélique, répondant à l'invocation de Lise, semblait bénir l'époux revenu de ses erreurs et la jeune femme dont l'intrépidenon licetavait vaincu le prince Ormanoff.
8, rue Garancière