SOMMAIRE

L'ILLUSTRATIONJOURNAL UNIVERSEL31e Année.--VOL. LXII.--Nº 1594SAMEDI 13 SEPTEMBRE. 1873DIRECTION, RÉDACTION, ADMINISTRATION22, RUE DE VERNEUIL, PARIS.31e Année.VOL. LXII. N° 1594SAMEDI 13 SEPTEMBRE 1873SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL60, RUE DE RICHELIEU, PARIS.Prix du numéro: 75 centimesLa collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr.Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.; 6 mois, 18 fr.; un an, 36 fr.;Étranger, le port en sus.PARIS.--Découverte de sépultures anciennes dans les fouilles du boulevard Saint-Marcel.SOMMAIRETexte: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand.--La Cage d'or, nouvelle, par M. G. de Cherville (suite).--Les Théâtres.--Bulletin bibliographique. Histoire de la Colonne (cinquième et dernier article).--Nos gravures.--Les mystères de la Bourse: le jeu de la Bourse:--Monument commémoratif élevé dans la cour de l'École forestière de Nancy.Gravures: Paris: découverte de sépultures anciennes dans les fouilles du boulevard Saint-Marcel.--Souvenirs de la captivité: les turcos.--Types et physionomies d'Irlande: un intérieur irlandais.--Un marchand de jouets à Pékin;--Un cordonnier ambulant à Pékin.--Cendrillon, d'après le tableau de M. James Bertrand (Salon de 1873).--Les pasteurs de Beni-Hassan (Haute-Égypte).--M. de Bourbon, se disant petit-fils de Louis XVI.--L'expédition de Khiva: un cimetière kirgisse;--Le lac Koundi.--Promenades archéologiques (3 gravures).--Monument commémoratif de la guerre élevé dans la cour de l'École forestière de Nancy.--Rébus.HISTOIRE DE LA SEMAINEFRANCENous ne savons s'il faut ranger dans la catégorie des nouvelles à sensation dont l'imagination des journalistes s'est montrée si prodigue depuis quelque temps, le bruit mis en circulation par un journal qui ne publie d'ordinaire ses informations qu'à bon escient: «On nous donne, dit leTemps, une nouvelle importante que les articles récents des journaux légitimistes faisaient déjà pressentir: le cabinet du 24 mai, reconnaissant que la restauration de la monarchie est impossible avec les prétentions bien connues du comte de Chambord et les dispositions également notoires de la majorité de l'Assemblée, serait résolu à proposer soit par lui-même, soit par l'intermédiaire de plusieurs députés, une prorogation des pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon pour cinq ans.«Quant aux lois constitutionnelles, le gouvernement les examinerait et les discuterait au même point de vue que MM. Thiers et Dufaure, c'est-à-dire au point de vue du fait républicain à maintenir à organiser.»Malgré une note de l'agence Havas, datée de Versailles et déclarant que jusqu'à présent le conseil des ministres n'avait pris aucune détermination au sujet de la prorogation des pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon, leTempspersiste dans ses affirmations; il ajoute même que le maréchal-président, dont les dispositions avaient d'abord paru douteuses, se serait déclaré prêt à accepter cette prorogation et que, dans la pensée du gouvernement, l'Assemblée se séparerait après avoir voté la loi électorale.Nous n'avons pas besoin d'insister sur la gravité du fait que signale leTemps, s'il est exact. Ce ne serait rien moins, en effet, que le cabinet de Broglie reprenant pour son compte la politique de M. Thiers. Resterait à savoir si la majorité suivrait le cabinet dans un pareil changement de front et si elle n'y répondrait pas par un nouveau 24 mai.En attendant, l'attention du conseil des ministres s'est portée sur les élections complémentaires destinées à pourvoir aux sièges vacants à l'Assemblée nationale et pour une partie desquelles les délais de convocation légaux vont expirer. Les journaux de la droite voient avec peine arriver cette échéance inévitable et s'efforcent de répondre par avance aux suggestions des feuilles républicaines, qui en escomptent les résultats.Nous n'entreprendrons pas de résumer les subtilités de toutes sortes auxquelles les journaux se laissent aller à ce sujet; qu'il nous suffise de citer, comme une des plus curieuses, cette théorie émise par leFrançais, et d'après laquelle il n'y aurait pas lieu de convoquer les électeurs dans un département lorsqu'une seule vacance se serait produite dans sa représentation.Nous n'avons pas parlé, jusqu'à présent, des troubles survenus en Algérie parce que leur importance avait été évidemment exagérée, et que d'ailleurs les renseignements positifs faisaient défaut. Une correspondance officieuse de l'agence Havas nous apprend qu'en effet, le calme est complètement rétabli dans notre colonie, mais que le général Chanzy, gouverneur général de l'Algérie, vient d'être appelé à Versailles pour conférer avec le conseil des ministres sur les mesures à prendre pour assurer le maintien de l'ordre, mesures parmi lesquelles il serait question de faire figurer la mise en état de siège de la province d'Alger. Des désordres d'une autre nature ont éclaté sur la frontière de notre colonie, mais cette fois parmi des tribus marocaines, et le général commandant la province d'Oran a dû prendre des mesures pour assurer l'inviolabilité de notre territoire, tout en observant la plus stricte neutralité dans un conflit qu'il n'appartient pas à l'autorité française de faire cesser.AUTRICHE.LaGazette de Viennevient de publier un rescrit impérial en vertu duquel la Chambre des députés est dissoute.Le rescrit ordonne en même temps des élections nouvelles et convoque le Reichsrath futur pour le 4 novembre. On sait qu'une loi votée il y a quelque temps a remplacé l'ancien système électoral par celui des élections à deux degrés au lieu de trois. Cette loi sera donc appliquée aujourd'hui pour la première fois. Le parti fédéraliste s'est préparé de longue date à la lutte qu'il va soutenir contre le parti constitutionnel, et de nombreux indices tendent à faire supposer qu'il a de grandes chances pour lui.ESPAGNE.La crise ministérielle que les nouvelles d'Espagne faisaient prévoir depuis quelques jours n'a pu être conjurée. M. Salmeron a déclaré aux Cortès qu'en présence du maintien par l'Assemblée de la peine de mort, il croyait devoir donner sa démission. M. Castelar a été élu président du pouvoir exécutif par 133 voix contre 67 données à M. Pi y Margall.M. Castelar a inauguré son pouvoir par des actes dont la vigueur a produit le meilleur effet, et les Cortès paraissent très-disposées à le seconder dans sa pénible tâche. Elles viennent de voter à l'unanimité l'urgence pour plusieurs mesures extraordinaires proposées par le gouvernement: appel de toute la réserve, amende de 5,000 pesetas contre les réfractaires, emprunt de 100 millions de pesetas (environ 108 millions de francs), et il n'est pas douteux que ces mesures ne soient adoptées. Le nouveau président du pouvoir exécutif peut compter sur l'appui de l'administration qui l'a précédé. M. Salmeron, qu'il remplace et qui n'a quitté ses fonctions que pour un dissentiment sur une question particulière, a accepté la présidence des Cortès qui ont été unanimes sur son élection. On assure, d'autre part, que le maréchal Serrano ne refusera pas le commandement de l'armée, du Nord qui lui est destiné. L'opinion publique est d'ailleurs favorable au gouvernement qui vient de se former, il peut compter sur l'appui de la nation.COURRIER DE PARISUn jour, Lamennais agité par l'esprit prophétique annonçait quinze ans d'avance la révolution de Février. Il disait dans un petit livre éloquent et terrible «Posez la main sur la terre et dites-moi pourquoi elle a tressailli.» Je ne suis pas prophète. Je ne viens pas, Dieu merci! vous prédire une révolution nouvelle; c'est bien assez de celles que nous avons déjà sur les bras. Pourtant j'ai à vous indiquer un grand événement: «Enfin, voici le moment du retour!» comme chante ou à peu près Eléazar dans laJuive, musique d'Halévy.Septembre touche déjà à la moitié de son cours. Les hirondelles commencent à se faire signe pour l'heure du départ. Tout mue dans le paysage. Sur les bords de la Loire et du Rhône, les pampres s'empourprent d'un rouge sang-de-bœuf. On reprend les pardessus ouatés, en vue des rhumatismes. Ceux qui ont dépassé la soixantaine arborent le cache-nez. Tout académicien ne se couche pas avant d'avoir, pris un lait de poule. On voit les auteurs dramatiques se frotter les mains d'aise, en ce que les recettes de théâtre sont sur le point de doubler. En province et à l'étranger on n'entend plus qu'un chœur: «Rentrons à Paris.»Ceux ou celles qui font mine de demeurer au pied des monts ou dans le creux d'un roc sont entraînés par l'exemple. Ne voyez-vous pas combien le soleil s'est attiédi? Il est des endroits où l'on ne le prendrait plus que pour un bec de gaz. Il est bien évident qu'on ne vit plus ou plutôt qu'on ne va plus vivre qu'à la ville. Quittez les plages, désertez les casinos. D'ailleurs les prévoyantes mamans sont là pour dire:--Ah! voilà l'automne qui nous touche déjà de sesailes humides(vieux style) soir et matin, le ciel est couleur d'ardoise. N'avez-vous pas ressenti le premier frisson de la mi-septembre? Voyez donc, mesdemoiselles, voyez donc! Les petites dentelles des mantilles sont remuées par le vent comme des feuilles jaunies. Partons, rentrons.Ainsi, à l'heure où je vous parle, sur toutes les lignes de chemin de fer, on ne rencontre que caravanes de revenants. Quatre mois de villégiature ou d'hydrothérapie ont heureusement vermillonné les joues des jeunes femmes. On a fait provision de santé. On s'est écarté pendant cent vingt jours, je devrais dire cent vingt nuits, de l'atmosphère des bals, des soupers, des thés, des concerts, des théâtres, des réceptions, de tout ce qui surmène l'esprit, brûle le sang, rougit les yeux et met des rides invisibles au cœur. On s'est rajeuni. On n'a plus voulu penser. On s'est engraissé. On est presque redevenu jeune. Ce serait une excellente métamorphose si l'on ne devait retomber dans la fournaise d'où l'on s'était échappé en juin, mais on y revient, je vous l'ai dit, et l'on y revient en toute hâte. Ah! ce Paris, toujours maudit, comme on le revoit avec plaisir!Mon Dieu, non, les déclamations à la J. J. Rousseau n'y feront rien. Tout ce beau monde sera toujours heureux de retrouver, après le riant exil des champs ou de la mer, la ville du bruit, du gaz, de la fumée, du lucre, du jeu, des disputes, du plaisir, de la poussière, de la gloire, de la mode, du scandale, du beau langage, de l'argot, du macadam, de l'élégance, du sans-gêne, de la tromperie, des clubs, de l'esprit, de la routine, de l'audace, des petites brochures et des petits bons mots. Durant l'été, on a marché sur le sable de Pornie, sur les sentiers creusés dans les Pyrénées, à Royan, à Vichy, à Trouville, sur les escarpements du mont Dore. Comme il va être agréable de reposer prosaïquement le pied sur cet asphalte des boulevards où l'on sait si bien causer!--Qu'est-ce qu'il y a de neuf?--Le dernier mariage?--Le dernier procès en séparation de corps?--La dernière faillite?--Le dernier duel?--Le dernier roman?--La dernière fourberie de biche se moquant d'un gommeux?--La dernière caricature?--Le dernier complot?--Le dernier succès, prose, vers, musique ou peinture?--Le dernier coup de sifflet?--Le dernier épisode du dernier bac?--Et puis, comme tout cela ressemble à cette manne qui tombe du ciel pour nourrir Israël dans le désert, fraîche le matin, déjà immangeable à midi; aussitôt que le chapelet est épuisé, on passe à la brochette des nouvelles de demain.Les bains de mer auront eu, cette année, un succès inusité; Bade, que nous bouderons longtemps, ne reçoit plus de visiteurs français; Aix, Ems, Spa, ne voient guère que nos têtes folles; mais je ne sais comment cela se fait, la mer entre chaque jour un peu plus dans le mouvement mondain. Il paraît qu'on y écorche un peu moins les baigneurs qu'on ne le fait dans les stations thermales en renom, et c'est bien déjà quelque chose. Nos médecins aussi y contribuent. C'est si vite fait d'écrire sur une ordonnance: «Allez à la mer!»Mais parlons de la rentrée dans Paris. Il y a une remarque à faire: Villégiature, voyages, promenades, séjour dans les villes d'eau, bals par-ci, concerts par-là, rencontres à la table d'hôte ou sur la marge verte des vallées, tout cela ne compte pas. Pour les heureux du jour, ce n'est qu'une échappée d'un instant dans la vie de bohème. Aussitôt qu'on est de retour, on s'entend vite à reprendre le train de ses habitudes. Une fois à la gare, on ne joue plus la comédie des politesses banales avec le premier venu qu'on avait eu pour voisin de robinet à Cauterets ou à Uriage. On ne salue plus personne, on ne donne plus de cigares à personne; on ne mange plus en face de personne, on nevoisineplus avec le premier venu; on est redevenu soi. On reprend sa liberté tout entière. On est à Paris.Un grand sujet d'étonnement chez les imbéciles, c'est de voir, après le rapatriement opéré, que ceux et celles qu'on avait rencontrés à cent cinquante lieues du boulevard ne vous connaissent plus. Pendant un mois et plus, on a vécu intimement sans doute, mais, que voulez-vous? C'était dans les gorges des Pyrénées, dans un pays d'ours. On se rendait à la source ensemble. On buvait presque dans le même verre. D'accord. On était à tu et à toi. Eh bien, ici, tout à coup, ni vu, ni connu. On jette à peine un regard embrouillé à cette silhouette à laquelle on se frottait tous les jours, et l'on se dit à demi-voix: «Où diable ai-je donc vu cettebinette-là?--Binetteest un mot très-usité dans le beau monde du présent. Il en est qui disenttrombine. «N'est-ce pas cettetrombineavec laquelle j'ai fait une partie d'ânes à la dernière saison de Plombières?»Quelques rencontres ont pourtant un contrecoup dans un certain monde.--Un jour, on était à cinq ou six à voir tomber une cascade, comme celle qu'on nomme, par exemple, le cirque de Gavarnie.--On ébranchait des plantes de la montagne.--On se parla d'abord des yeux et puis par gestes.--Et puis, en quelques minutes, à la dérobée, au détour du sentier, on a échangé une promesse ou une fleur.--Ah! les fleurs, quels complices des coups de canif dans le contrat!--Roses des haies, pervenches, violettes, œillets, gueules-de-loup, le grand Artisan qui vous a fait est toujours pour quelque chose dans les aventures qu'on vous reproche!--«Gardez cette églantine jusqu'au prochain bal de l'ambassade ottomane.--Rapportez-moi ce volubilis à la sauterie que le vieux général de N*** donne le samedi d'après la Toussaint.»Si les échos des Alpes et du Canigou se mettaient à être indiscrets, vous en entendriez de belles!Tandis que les uns reviennent, les autres s'apprêtent à partir. C'est ainsi que Pertuiset se dispose à nous quitter avec les deux cents chevaliers couverts de cottes de maille à la tête desquels il va aller à la conquête de la Terre-de-Feu. Heureux Pertuiset! L'intrépide tueur de lions ne demandait qu'une quarantaine de coopérateurs; il s'en est présenté douze cents. Il a fallu trier. Quand l'expédition arrivera au détroit de Magellan, elle se composera de deux cents Européens, plus le service de santé. Deux vapeurs chaufferont et l'on s'élancera sur l'île des Feugiens. A la fin de l'aventure chacun des soldats sera millionnaire ou mangé.Avant Pertuiset, d'autres jeunes hommes, se trouvant à l'étroit dans notre petite Europe, se sont jetés dans des entreprises de cette nature et y ont réussi. Aux États-Unis, en Angleterre et en Espagne, on vous racontera l'odyssée merveilleuse de MM. Arnous de Rivière et Diaz Gana. Il y a cinq ans, ces deux autres Jasons avaient organisé une expédition dans le désert d'Atacama, en Bolivie, pensant y rencontrer des mines d'argent. Personne ne voulait croire au succès. On objectait qu'il n'y avait par là ni eau, ni bois, ni fruits, ni gibier, ni poisson; que tout y était aride et que les voyageurs y crèveraient de faim. Tout cela ne découragea pas les organisateurs. Grâce à eux, quarante mineurs et soixante mules chargées d'eau et de vivres prirent la route du désert. Pendant trois mois, les explorateurs eurent à souffrir des fatigues et des privations sans nombre, mais ils n'en découvrirent pas moins de nombreux gisements argentifères. Quand ils revinrent on les croyait morts et enterrés. Ils retournèrent avec des ingénieurs; Diaz Gana vendit sa part de trouvailles un million et demi de piastres fortes (7,500,000 francs); M. Arnous de Rivière a cédé la sienne pour près du double. Mais que de misères ils avaient essuyées! Que de combats avec les éléments, ou avec les bêtes fauves, ou avec les sauvages! Que de privations! Jugez du fait par un seul détail. L'eau était plus rare que ne l'est chez nous le chambertin. Une mule en buvait pour quinze francs par jour. Les autres choses étaient à l'avenant. Mais voyez le résultat: une double fortune de nabab, et ce coin des Amériques désormais ouvert au commerce européen.Pertuiset veut appliquer la même énergie dans la conquête de la Terre-de-Feu. Là aussi il y a beaucoup de mines, du guano, du cobalt, du plomb, du charbon de terre, des fourrures. Oui, mais l'essentiel est de n'être pas mangé à la croque-au-sel par les naturels du pays, qui sont la fleur des anthropophages. L'an dernier, ces autochtones se sont emparés de deux jeunes officiers de la marine anglaise, ils les ont scalpés, découpés, salés, afin d'en faire un régal pour leurs jours de fête. Chacun des membres de la nouvelle expédition connaît ce détail. Il n'y aura donc pas à biaiser avec les indigènes. Il paraît que les ours de l'endroit ne sont pas non plus d'une bien vive tendresse. Il y a de même des morses, dit lions de mer, qui ne se piquent point davantage d'avoir la moindre mansuétude dans le caractère. Mais qui ne risque rien n'a rien. La vie de conquérant a des risques. Toutriflemandoit mettre sa peau en jeu cent fois par jour.Un sage ne manquera pas de traiter de folie au premier chef cet amour immodéré de l'or, qui pousse au delà des mers, sur des blocs de glace ou dans des déserts l'élégant qu'on a vu la veille, chez nous, se promener, le cigare à la bouche, sur le boulevard des Italiens. Sans doute c'est une folie, mais c'est celle de la fin de notre XIXe siècle. Ceux qui entraient dans la vie active il y a quarante ans obéissaient à d'autres tendances. Ils vivaient pour l'art, pour l'idéal, pour la gloire, trois mots sonores, brillants, peut-être vides de sens, que nous sommes en train d'expulser de notre vocabulaire usuel. Célestin Nanteuil était de ceux-là. Avez-vous jamais vu de près ce grand garçon, blanchi par l'âge, qui vient de mourir à Marlotte, en pleine forêt de Fontainebleau? Dès 1829, il suivait de près Victor Hugo et sa bande si hardie. Il fallait voir avec quelle bravoure il dirigeait les jeunes barbes de bouc à la première représentation d'Hernani!Il a fait partie de ce cénacle fantasque et si poétique de la rue du Doyenné, dont Gérard de Nerval a raconté l'histoire dans laBohème galante. Il y a aidé Théophile Gautier à mettre en scène une pièce de Scudéry, Édouard Ourliac à faire un costume de capitan et Arsène Houssaye a à faire cuire des œufs sur le plat, car ces demi-dieux mangeaient parfois de temps en temps comme de simples mortels. Le beau temps! La belle vie! Les amusants enfantillages! Mais ce n'étaient que des enfantillages.Célestin Nanteuil, voyant déjà quelques fils d'argent se mêler à sa barbe, comprit qu'il y avait pour l'homme social moderne autre chose que de la rêverie, l'amour des beaux vers, le culte de la forme; et de son crayon, qui n'avait jamais été remué que par le caprice, il fit un outil utile, un gagne-pain. Commençant par l'illustration, par l'approvisionnement de la boutique des imagiers, il dessina un peu plus en grand un jour. Il exposa plusieurs belles pages, d'après les maîtres, notamment leBaiser de Judas. Il y a quelques années, il était directeur du musée de Dijon. La mort l'a frappé, ainsi que je l'ai dit, en pleine forêt de Fontainebleau. Pour un artiste, c'était tomber sur le champ de bataille.Au reste, cette semaine a été plus nettement funèbre. Les deuils y sont nombreux. Désiré, des Bouffes-Parisiens, a succombé aussi. Comment! allez-vous dire, ce gros bonhomme si réjoui, toujours prêt à nous faire rire?--Eh bien, oui, Désiré est tombé bien prématurément. Vous le rappelez-vous dans le Jupiter d'Orphée aux enfers?Ne l'avez-vous pas entendu dans l'alcade desBavards?Rien qu'à sa vue la salle éclatait dans une incroyable explosion d'hilarité. Il y a eu aussi un jeune romancier, Louis Gondall, l'auteur duMartyr des Chaumelleset de quelques paysanneries. Il y a eu encore M. Charles Clément, auteur d'une comédie en vers intitulée: l'Oncle de Sycione. (Celui-ci est mort subitement, en mangeant une pêche, à peu près comme Anacréon en avalant un grain de raisin.) Il y a eu enfin un suicide, celui d'un jeune sculpteur, M. Hervé Desmonts, que la misère a effrayé, que l'insuccès a découragé. Des chasseurs l'ont trouvé pendu à un arbre de la forêt de Sénart, avec un billet dans lequel il disait «qu'il n'avait pas de place au soleil». Il n'a pas dit vrai. Une place au soleil, on en trouve toujours une quand on la mérite, quand on la gagne, quand on sait être patient. Mais il faut, pour l'avoir, faire quelque chose de plus difficile que de se tuer; il faut lutter, avoir foi en soi, endurer la faim, la soif, l'injure, l'oubli, l'injustice, il faut endurer ces mille morts qu'on appelle la vie d'artiste.Par bonheur, pour nous faire oublier tant de faits lugubres, voici qu'on annonce un livre tout plein de gaieté, d'esprit, de belle humeur. Ce sont lesMémoires de Paul de Kock, 400 pages de confidences intimes du plus joyeux des romanciers. Il m'a été donné de jeter un rapide coup d'œil sur cet ouvrage posthume de l'auteur deMonsieur Dupont.--Toute la vie de Paul de Kock est là, depuis la mort de son père, le banquier hollandais, tué par Sanson sur l'échafaud parce qu'il était l'ami d'Anacharsis Clootz, d'Hébert et aussi celui de Dumouriez, jusqu'à l'éducation du futur écrivain; depuis l'histoire d'un premier roman jusqu'à celle de son dernier conte. Je vous laisse à penser quels charmants et intéressants chapitres vous trouverez là-dedans. Henry de Kock, le fils de l'auteur, a ajouté vingt pages curieuses sur les derniers moments de son père; l'éditeur, E. Dentu, a voulu aussi qu'un beau portrait gravé sur un acier fût annexé à ce volume. Bref, lesMémoires de Paul de Kockont tout ce qu'il faut pour piquer vivement la curiosité.C'est par le pauvre Célestin Nanteuil que nous avons entendu un soir, il y a quinze uns de cela, la jolie histoire que voici:En ce temps-là, c'était au commencement du second empire, Horace Vernet habitait Versailles. Un matin, l'artiste voyait entrer dans son atelier un marchand de tableaux. L'industriel portait sous le bras gauche un sac, avec ces mots écrits sur la toile: mille francs.On ne voyait alors que des pièces de cent sous ou à peu près.L'homme avait l'air dégagé et vainqueur.--Mon Dieu, monsieur, dit-il à l'auteur de laSmalah d'Abd-el-Kaderen posant négligemment son sac, je viens vous demander un service, argent comptant, bien entendu. Je voudrais absolument avoir quelque chose de vous, la moindre pochade, moins que rien, ce que vous voudrez. Je vous en donne mille francs.--Mais je n'ai rien chez moi, monsieur, répondit le peintre.--Tenez, dit l'autre, ce petit croquis?Et il va décrocher une petite toile de quelques centimètres, représentant une scène de la vie de troupier, sujet toujours cher à Horace Vernet.--Donnez-moi ça, ajouta-t-il. Ça fera mon affaire. Mais vous y ajouterez quelques petites retouches.--Attendez, répondit le peintre. Voulez-vous me rendre un service à votre tour? Je n'ai personne chez moi et il faut que j'envoie deux mots à un ami qui demeure à côté. Portez-moi la lettre que je vais faire et vous me rapporterez la réponse.--Volontiers, dit l'autre.Quelque temps après, en effet, le marchand revint avec la suite du message. Horace Vernet décachette la réponse à sa lettre. Il en retire deux billets de mille francs; puis, les montrant au brocanteur:--Tenez, lui dit-il, on me donne deux mille francs du tableau dont vous me donniez mille seulement. J'ajoute qu'on ne me demande pas de retouches.Le marchand sortit furieux.--Ces artistes! disait-il, du jour où ils ont de la réputation, ils sont intraitables. Qu'il me tombe un jeune talent inconnu et il me paiera ça!Philibert Audebrand.SOUVENIRS DE LA CAPTIVITE.--Les turcos.TYPES ET PHYSIONOMIES D'IRLANDE.--Un intérieur Irlandais.LA CAGE D'ORNOUVELLE(Suite)C'était en vérité un peu trop d'audace à un homme à obrosk qui n'était encore ni trop jeune, ni trop beau, de souhaiter la rose de la Tverskaïa pour compagne; mais je l'aimais tant que j'espérais toujours que mon amour me tiendrait lieu de ce qui me manquait. Je me suis trompé, et bien que je t'en veuille un peu d'avoir dissimulé tes légitimes dédains sous le vain prétexte de l'horreur que le servage t'inspirait pour les enfants qui seraient venus de nous, je suis pour toi sans colère.--Pauvre Nicolas, murmura Alexandra de plus en plus attendrie.--Patiente donc davantage, continua le marchand, regagne ta demeure et attends à demain; demain, je te le jure, tu pourras revenir dans cette maison, sinon sans péché, du moins sans crime.--Que voulez-vous dire?--Je veux dire que si largement que Dieu m'ait mesuré la mansuétude et la résignation, le fardeau dont il charge mes épaules est encore trop lourd pour que je te supporte; je veux dire que si ma tendresse me donne le courage de te pardonner, ma douleur ne me laisse pas sans haine contre celui qui plus que toi l'a causée. L'amour dont je te parlais tout à l'heure m'avait inspiré le mépris de tout ce qui n'était pas toi: la liberté je ne la revendiquais que pour t'obéir. Mes richesses, si péniblement, si laborieusement conquises,--celui qui t'attend te le dira,--j'ai voulu les sacrifier tout à l'heure, peut-être avec quelque regret, mais du moins sans hésiter. J'avais alors une idole et une foi qui m'eussent tenu lieu de tout ce que j'aurais perdu. La foi est morte, l'idole est dans la boue; n'ayant plus rien à attendre, rien à espérer dans ce monde, je lui dirai adieu sans regret; mais avant de le quitter, le vermisseau va se redresser, entends-tu, femme, et s'il ne peut atteindre que le talon de celui qui l'écrase, il y laissera du moins l'empreinte de ses dents.--Il y a un mois, dit Alexandra avec amertume, votre résolution de révolte embrassait davantage; Dieu veuille que celle qui vous anime soit plus sincère que ne l'était celle-là.Nicolas comprit le reproche; mais il reprit sans hésitation et sans embarras:--Oui, je t'ai trompé, je t'ai menti, femme, lorsque j'ai feint de m'associer à des projets que condamnait ma raison. Je t'ai menti parce qu'ayant mesuré le degré d'avilissement auquel l'esclavage a réduit les nôtres, je savais que pour un bras qui m'eût promis son appui, j'aurais trouvé cent bouches pour vendre mon secret. Je t'ai trompé parce que j'avais conscience de l'impuissance du pauvre marchand dont tu avais rêvé de faire le chef d'une aussi gigantesque entreprise. Aujourd'hui encore, désespéré, disposé à faire bon marché de ma vie, je ne me laisserai point tenter par cette tâche au-dessus de mes forces. Ce ne sera point l'émancipation d'un peuple que je poursuivrai, ce sera ma vengeance; le but n'est pas éclatant sans doute, mais il est sûr. L'oppression séculaire dont j'aurai été une des victimes ne s'abîmera pas avec moi, mais j'entraînerai un des oppresseurs dans la tombe. Un noble m'a pris ton amour, tout à l'heure je le tuerai! Et maintenant, femme, sache-le bien, l'heure où tu pouvais douter de mes paroles est passée; quitte cette maison, pars, va-t'en sans prononcer une parole, sans tourner la tête; n'essaye pas de prévenir ton amant du sort qui l'attend, car le renard s'est changé en loup, et dans ce cas, deux victimes ne seraient pas de trop pour sa rage!Cette fois, il n'y avait plus à douter de la sincérité de Nicolas Makovlof; elle s'imposait non moins par les mouvements de sa physionomie que par l'accent qu'il avait mis dans ses menaces; cependant, loin d'être effrayée, la jeune femme paraissait heureuse de l'entendre parler de la sorte; elle l'écoutait avec une avidité singulière, et sans que son visage, traduisit d'autre sentiment que celui d'une émotion attendrie.--Ah! s'écria-t-elle enfin, puisqu'il fallait ce suprême outrage pour t'arracher à la lâche torpeur dans laquelle tu croupissais, Nicolas, je bénis Dieu pour m'avoir infligé la douleur de le subir.--Alexandra! je ne te comprends pas!--Maintenant du moins, poursuivit la jeune femme, dont les grands yeux devenus humides jetèrent un double éclair, s'il faut mourir, je descendrai dans la tombe la main dans la main de celui auquel j'appartiens, et sans être en reste avec lui d'estime et peut-être d'amour.--Tais-toi, tais-toi, par pitié! s'écria le marchand éperdu, de telles paroles achèvent d'égarer ce qui me reste de raison. D'ailleurs, pourquoi mentir? Cet ordre insolent que le seigneur a osé t'adresser et auquel tu as mis tant d'empressement à obéir, je l'ai lu et tu es chez lui.--Qui te dis que comme toi en ce moment ce ne sont point la haine et la vengeance qui m'y amènent. Oui, la haine, elle date de loin. Pour détester ceux auxquels nous appartenons comme un vil bétail, je n'avais pas attendu ce dernier témoignage du mépris dans lequel ils nous tiennent, tu le sais bien. Oui, la vengeance, car je ne suis pas moins jalouse de mon honneur que tu peux l'être de ma personne.--Et que comptais-tu faire, pauvre femme?--Frapper! répondit simplement Alexandra en montrant un couteau qu'elle avait caché dans sa poitrine.Le marchand tomba à genoux devant elle, lui prit les mains et les couvrit de ses baisers et de ses larmes.--Pardonne-moi d'avoir douté de toi, ma belle et noble Sacha, lui disait-il.Puis, cédant à une inspiration soudaine, il se releva, et saisissant sa femme entre ses bras:--Maintenant je ne veux plus mourir, s'écria-t-il; il faut fuir, ma bien-aimée, fuir sans perdre une minute. Nous prendrons de l'or; nous gagnerons la frontière, nous chercherons un asile sur quelque terre étrangère. La patrie n'est-elle pas partout où l'on s'aime.--On ne quitte point l'enfer sans la permission de celui qui y règne, répondit la jeune femme avec un douloureux sourire; pars si tu veux, ami; affronte le knout qui 'punit l'évasion de l'esclave, abandonne-moi, mais je reste. Je reste parce que l'homme qui depuis trois années nous torture m'a offensée et que la justice veut qu'il soit puni; je reste parce que tu m'as soupçonnée, parce que tes soupçons, je le reconnais, avaient une apparence de fondement, et que des paroles ne sont point à mes yeux une justification suffisante.Alexandra parlait avec une fermeté froide et calme qui devait faire comprendre à son mari qu'elle était inébranlable; cependant il ne renonça pas tout de suite à la ramener à des idées plus pacifiques et, prenant sa corbeille qu'il avait déposée sur la table, et la montrant à Alexandra:--Pourtant, dit-il, le seigneur a engagé sa parole qu'il m'affranchirait en échange de ce panier de fraises.--Le panier de fraises n'est que l'appoint; le prix du marché, pauvre fou, c'est l'honneur de ta femme.Le marchand ne se rendait pas encore; il n'avait pas besoin d'autres preuves pour rendre à la vertu de sa compagne le plus éclatant hommage; c'était presquein extremisque quelques paroles de tendresses étaient tombées des lèvres de celle-ci; mais il y avait si longtemps qu'il les attendait, qu'elles devaient avoir pour effet de le raccommoder quelque peu avec l'existence.--Pourquoi n'essaierais-je pas de le toucher, Sacha, lui dit-il; en y mettant quelque adresse, et ce n'est pas ce qui me manque, je parviendrai peut-être à lui arracher le mot qui nous ferait libres, et nous permettrait de braver désormais ses entreprises?Depuis quelques instants, la jeune femme subissait avec impatience la tiédeur qui avait subitement succédé aux ardeurs de vengeance dont son mari avait été animé; à ce dernier témoignage de son retour à des dispositions pacifiques, son irritation, jusqu'alors contenue, éclata.--Ah! s'écria-t-elle avec emportement, j'en étais sûre; et la consolation de te voir enfin partager mon exécration pour nos tyrans ne m'était point réservée! N'essaye plus de me tromper. Ta colère de tout à l'heure n'était que la suite de la comédie que tu as jouée vis-à-vis de moi pendant tant de mois; les résolutions de mort, d'implacable vengeance, des mensonges semblables aux mensonges qui m'ont si longtemps abusée. Insensible à l'ignominie de ta servitude, tu ne pouvais pas ressentir l'injure qui ne l'atteint que dans celle qui porte ton nom. Un homme a traité ta compagne comme une prostituée; qu'importe? Cet homme est un noble, ton seigneur et ton maître; il n'a point outrepassé son droit, et notre devoir nous commande de tendre le dos à de nouveaux outrages. Puisque tu le veux, puisque tu le peux, vis de cette vie d'opprobre! Quant à moi, c'est au-dessus de mes forces, et j'ai hâte de m'y soustraire. Je te montrerai tout à l'heure comment une Russe châtie celui qui s'attaque à son honneur, lorsque celui qui devait la protéger est un lâche!Alexandra s'était animée de plus en plus, et jusqu'à arriver à une exaltation farouche; elle parlait avec tant de véhémence qu'il était à craindre que les éclats de sa voix ne fussent entendus au dehors. Le pauvre marchand était si bouleversé qu'il n'accorda pas la moindre attention à ce détail. Il connaissait assez le caractère de sa femme pour être certain que dans la disposition d'esprit que révélait ces paroles, rien ne pouvait ébranler sa détermination; il renonçait à le tenter. Cette mort à laquelle il la voyait marcher avec une volonté si stoïque, il la redoutait bien plus pour elle que pour lui-même; ne pouvant l'arracher à sa destinée, et bien que la certitude qu'Alexandra n'avait pas manqué à ses devoirs eut dissipé ses rancunes, cette destinée il se décidait à la partager.--Tu te trompes, Sacha, lui dit-il d'une voix ferme, dans l'accent doux et humble qu'il avait pris, ton mari est tout simplement un pauvre homme qui a horreur de tout ce qui ressemble au meurtre et à la violence; mais cet homme il t'aime éperdument, par-dessus tout, plus que sa vie, sa raison et son salut éternel. Mais toi-même l'as dit, lorsque ce que l'on affirme est l'objet d'un doute, ce n'est plus par des paroles qu'il faut répondre, mais par des actes. Tu vas te cacher sous ce rideau où j'étais lorsque tu es entrée; le reste me regarde; et je demanderai encore à Dieu que le sang qui va couler ne retombe pas sur la tête de celle qui aura voulu qu'il fut versé.--Me cacher! s'écria Alexandra avec la fierté intrépide d'une Judith, non; l'insulte est à moi, la vengeance m'appartient aussi.--Sacha, mon adorée Sacha, songe aux dangers auxquels tu t'exposes; ton bras peut faiblir...--Quand le cœur est fort le bras l'est aussi. Non, tu ne me disputeras pas l'âpre joie de punir l'injure qui, depuis hier, fait bondir mon cœur et bouillonner mon sang dans mes veines. S'il est vrai que tu m'aimes, tu resteras l'invisible témoin du châtiment.En disant ces mots, Alexandra, de plus en plus sous l'influence de la surexcitation que nous avons décrite, poussait son mari dans l'angle de la fenêtre, et bon gré mal gré le recouvrait des draperies. Nicolas avait bien pu se résigner au sort que lui imposait sa fière et vindicative moitié, mais il ne lui était pas donné de pouvoir suivre celle-ci sur les hauteurs vertigineuses où l'élevait son héroïsme; plus mort que vif, perdant la faculté de la perception dans la confusion des pensées qui affluaient dans son cerveau, dominé par intervalles par les angoisses que lui causait le dénouement probable de cette scène étrange, il obéissait passivement, sans résister, sans protester.--Maintenant, dit la jeune femme en s'éloignant de la fenêtre, maintenant, Nicolas, invoque le Dieu de justice, demande-lui qu'il me fasse la grâce d'immoler d'un seul coup le vieillard immonde qui portera devant lui la double responsabilité de nos malheurs et du crime que je vais commettre.--Le vieillard! le vieillard! balbutia Nicolas du fond de sa retraite... Mais tu te trompes, Sacha. Le vieux comte...--On vient, tais-toi, tais-toi s'écria Alexandra à demi-voix, et sans avoir entendu ce que lui disait son mari.Une porte qui s'ouvrait sur les appartements intérieurs venait, en effet, de rouler sur ses gonds.Si la belle Moscovite possédait l'âme virile et fortement trempée des grandes meurtrières auxquelles nous la comparions tout à l'heure, elle n'avait ni la dissimulation ni la fermeté patiente qui permirent à celles-ci d'accomplir leurs célèbres attentats. Elle se tenait debout dans une attitude fière et hautaine qui était déjà une menace; de plus, ses yeux chargés d'éclairs, ses narines dilatées, sa bouche crispée indiquaient un peu trop clairement à celui qui allait venir l'accueil inattendu qui lui était réservé.Nicolas qui, de son asile, palpitant d'angoisse, en proie à des anxiétés beaucoup plus faciles à comprendre qu'à analyser, suivait avidement tous les mouvements, tous les gestes de l'héroïne du drame futur, Nicolas fut frappé de la maladresse de cette tenue; il eût voulu avertir Alexandra, mais c'eût été précipiter le funeste dénouement qu'il pressentait, il resta coi.Tout à coup, sur le visage de la jeune femme, l'expression de la surprise et du dépit succéda à celle de la reine irritée et menaçante que sa physionomie avait conservée jusqu'alors.Le jeune comte Laptioukine était entré.G. de Cherville.(La suite prochainement.)LES THÉÂTRESThéâtre de la Renaissance.--La Permission de dix heures, opérette en un acte de MM. Carmouche et Mélesville, musique de M. Offenbach.--Pomme d'api, opérette en un acte, paroles de MM. Ludovic Halévy et Busnach, musique de M. Offenbach.Théâtre du Palais-Royal.--Potage à la bisque,un acte de M. Abraham Dreyfus.Bâti tout exprès pour le drame, le charmant théâtre de la Renaissance chasse son premier locataire et fait un bail avec l'opérette. Le voici devenu théâtre de musique. C'est une rage depuis quelque temps que cet opéra-bouffe et cette opérette; cette innovation lyrique apportée depuis tantôt dix ans est en train d'envahir tout. L'opéra-bouffe a pour le moins dix scènes à lui sur le pavé de Paris. Comptez: et lesVariétés,et l'Athénée,et lesBouffes-Parisiens, et lesMenus-Plaisirs, lesFolies-Dramatiques,lesFolies-Marigny, laRenaissance, et laGaîtéqui se prépare à se mettre en musique; j'en passe évidemment. On chante partout, et lescafés-concerts, ces antagonistes des théâtres, regorgent de musiciens et de chanteurs. Et le grand art! qu'en disent donc messieurs les critiques, qui se sont faits ses fervents adeptes et qui ont réclamé à cor et à cris qu'une large part fut faîte dans nos théâtres à la musique, cette muse abandonnée jusqu'à eux. On les a écoutés. Ces musiciens si longtemps délaissés ont enfin pris leur place au soleil, et voilà que Paris appartient à l'opérette. Il est vrai que l'opéra et l'opéra-comique se meurent faute de compositeurs et de chanteurs, mais l'opéra-bouffe règne sur toute la ligne. Il a pour assurer sa vogue des maîtres du genre, et si les exécutants font défaut à la salle Pelletier et à la salle Favart, l'état travaille pour l'opérette. Savez-vous ce que notre conservatoire de musique, avec son illustre chef et ses excellents professeurs, a produit cette année? Un ténor, un seul; et ce ténor c'est l'Athénée qui l'a engagé.Un talent s'élève à l'horizon musical; ne croyez pas que j'aie à vous parler d'uneValentine, ou d'uneFidés, ou d'uneMargueritenous consolant des grandes chanteuses absentes de l'Opéra; non, il me faut signaler Mlle Théo, que quelques journaux appellent la grande Théo. Or, Mlle Théo est une étoile de l'Eldorado qui vient de faire son apparition à la Renaissance, dansPomme d'api, et qui nous était depuis longtemps annoncée comme la rivale de Mlle Schneider et de Mlle Judie. Mlle Théo est une jolie personne, d'un fort gracieux visage, dont le jeu a de l'esprit, de la finesse même, mais dont la voix est loin d'être agréable; elle s'est enrouée dans des concerts de café, elle s'est même un peu faussée, et il était temps que la jolie chanteuse passât à des exercices vocaux moins fatigants. On l'a fort applaudie dans cette petite opérette dePomme d'api, un sujet tout parisien, prestement et vivement traité par MM. Busnach et Halévy, et sur lequel Offenbach a écrit une gracieuse et aimable partition, qui nous a rappelé dans un duo particulièrement, duo ému et touchant, cette heureuseChanson de Fortuno, une des plus fraîches inspirations du musicien. Un rondo: «J'en prendrai un, deux, trois, quatre», est écrit avec une fougue endiablée.Ce joli petit acte dePomme d'apiétait précédé de laPermission de dix heures, un acte taillé par Mélesville et Carmouche sur le patron de l'opéra-comique. Cette bluette se joue à quatre personnages, le sergent Lanternick et son camarade Larose, Mme Jobin et sa nièce Nicolle. Or, le sergent et Larose sont amoureux de cette jeune Nicolle vouée au célibat, si Mme Jobin, sa tante, ne trouve pas à se consoler de la perte de défunt Jobin. Mais Larose, qui est un rusé malin, envoie à Mme Jobin un billet adressé par Lanternick à Nicolle, poulet par lequel le sergent sollicite de Nicolle un rendez-vous nocturne, Mme Jobin trompée prend la place de sa nièce, et Nicolle libre de toute surveillance saute par la fenêtre pour aller retrouver Larose. Si bien que le garde champêtre découvre à travers les blés deux couples que couronnera bientôt un double hymen. De jolis couplets, une valse, un duo, un charmant air de Mme Jobin:Non, monsieur, je n'irai pas, ont assuré le succès de ce petit acte fort bien joué par une ancienne danseuse de l'Opéra-Comique, Mme Dartaux, par Mme Grivot, une transfuge du Vaudeville, et par MM. Bonnet et Falchière.Le Potage à la bisque, au Palais-Royal, est une de ces gaillardises de cabinet particulier qui ont servi tant de fois de thème aux vaudevillistes. Cette fois l'auteur, qui est un jeune homme, s'est lancé dans le sujet sans trop savoir comment il arriverait à ses fins; aussi l'attaque de la pièce a-t-elle une vivacité, un entrain qui sentent leur homme d'esprit qui, pour ne pas se ménager au début, compromet un peu le succès de la pièce. Mais le petit acte que jouent Gil-Perez et Lhéritier est plein de promesses de l'avenir, et M. A. Dreyfus prendra certainement un jour une excellente place au théâtre.Le Théâtre-Français a convoqué la critique à la représentation de la reprise duGendre de M. Poirier. C'est dire toute l'importance que la Comédie met aux débuts de M. Pierre Berton et à la rentrée de Mlle Croizette dans cet ouvrage. Hélas! le temps a fait bien des vides dans cette excellente troupe; le moment de la retraite arrivera bientôt pour les artistes les plus en renom aujourd'hui; il faut y songer: il faut penser à «ce jeune premier rôle», à cet amoureux introuvable comme un ténor d'opéra. Voilà pourquoi le Théâtre-Français a demandé M. Pierre Berton au Théâtre de l'Odéon, et pourquoi M. Pierre Berton jouait l'autre soir le marquis de Presles duGendre de M. Poirier.J'ai regret de le dire, le choix de ce rôle n'était pas des plus heureux. Ce marquis veut de trop grands airs de gentilhomme, il a des tons de souveraine impertinence, des allures de noblesse insolente un peu trop marqués pour la nature de M. Berton; aussi le comédien, pour les atteindre, s'est-il vu forcé de grossir son jeu, et d'arriver même jusqu'à des éclats de voix en dehors de la justesse et de la vérité du rôle.Quant à Mlle Croizette, dont l'élégance et le charme font tout un succès à l'entrée en scène de la jeune comédienne, elle est bien séduisante. Elle a dit en quelques-unes de ses parties cet adorable rôle d'Antoinette d'une voix des plus attendries; mais elle manque encore d'autorité. Le personnage ne se dessine pas nettement dans ce jeu un peu hésitant, qui ne résume pas ses effets et les abandonne au petit bonheur de la grâce et de la beauté de l'actrice.M. Savigny.BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUEÉtude sur Moisant de Brieux (1614-1674), par M. René Delorme (Caen, 1 broc. in-octavo).--Moisant de Brieux, dont le nom paraîtra peut-être nouveau à plus d'un lecteur, est le fondateur de l'Académie de Caen, et il fut à son heure un poète de talent et un écrivain de valeur. Son principal titre, pour la postérité, est peut-être sa vive amitié pour M. de Montausier, le mari de Julie d'Argennes, et l'homme qui, dit-on, servit de modèle à Molière pour le type d'Alceste. Mais, Molière n'avait pas à chercher si loin un Misanthrope: il n'avait qu'à se regarder et à se peindre lui-même.«Ce sont les génies de premier ordre, dit M. René Delorme, l'auteur de cetteÉtude, ce sont les grands écrivains surtout qui d'ordinaire ont reçu ce don de représenter à eux seuls l'humanité tout entière. Cependant ou trouve encore quelquefois, parmi les talents d'un ordre plus modeste, cette même propriété appliquée à un cercle plus restreint. Moisant de Brieux est de ces derniers.»Et pour faire revivre ce personnage du XVIIe siècle de sa vie propre, M. Delorme évoque aussitôt avec beaucoup d'art et de couleur la vie même à cette époque de la ville de Caen, alors appelée l'Athènes normande. Voici les salons de Mmes de Tilly et de Erosmesnil, femmes charmantes sanspréciosité; voici Ménage et Segrais, les conseillers Sevin et Tibeuf, Moisant de Brieux, enfin, dont M. Delorme reconstitue la vie avec une fidélité qui me faisait croire que le biographe de Brieux était aussi son compatriote.Peu d'écrivains ont parlé; de Moisant de Brieux, et il a fallu à M. Delorme une singulière patience pour remettre en lumière cet auteur. Né à Caen en 1614, dans l'ancien hôtel d'Ecoville, Moisant de Brieux mourut en 1674, en répétant deux vers de sesMéditations morales et chrétiennes:

L'ILLUSTRATIONJOURNAL UNIVERSEL

31e Année.--VOL. LXII.--Nº 1594SAMEDI 13 SEPTEMBRE. 1873

PARIS.--Découverte de sépultures anciennes dans les fouilles du boulevard Saint-Marcel.

Texte: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand.--La Cage d'or, nouvelle, par M. G. de Cherville (suite).--Les Théâtres.--Bulletin bibliographique. Histoire de la Colonne (cinquième et dernier article).--Nos gravures.--Les mystères de la Bourse: le jeu de la Bourse:--Monument commémoratif élevé dans la cour de l'École forestière de Nancy.

Gravures: Paris: découverte de sépultures anciennes dans les fouilles du boulevard Saint-Marcel.--Souvenirs de la captivité: les turcos.--Types et physionomies d'Irlande: un intérieur irlandais.--Un marchand de jouets à Pékin;--Un cordonnier ambulant à Pékin.--Cendrillon, d'après le tableau de M. James Bertrand (Salon de 1873).--Les pasteurs de Beni-Hassan (Haute-Égypte).--M. de Bourbon, se disant petit-fils de Louis XVI.--L'expédition de Khiva: un cimetière kirgisse;--Le lac Koundi.--Promenades archéologiques (3 gravures).--Monument commémoratif de la guerre élevé dans la cour de l'École forestière de Nancy.--Rébus.

Nous ne savons s'il faut ranger dans la catégorie des nouvelles à sensation dont l'imagination des journalistes s'est montrée si prodigue depuis quelque temps, le bruit mis en circulation par un journal qui ne publie d'ordinaire ses informations qu'à bon escient: «On nous donne, dit leTemps, une nouvelle importante que les articles récents des journaux légitimistes faisaient déjà pressentir: le cabinet du 24 mai, reconnaissant que la restauration de la monarchie est impossible avec les prétentions bien connues du comte de Chambord et les dispositions également notoires de la majorité de l'Assemblée, serait résolu à proposer soit par lui-même, soit par l'intermédiaire de plusieurs députés, une prorogation des pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon pour cinq ans.

«Quant aux lois constitutionnelles, le gouvernement les examinerait et les discuterait au même point de vue que MM. Thiers et Dufaure, c'est-à-dire au point de vue du fait républicain à maintenir à organiser.»

Malgré une note de l'agence Havas, datée de Versailles et déclarant que jusqu'à présent le conseil des ministres n'avait pris aucune détermination au sujet de la prorogation des pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon, leTempspersiste dans ses affirmations; il ajoute même que le maréchal-président, dont les dispositions avaient d'abord paru douteuses, se serait déclaré prêt à accepter cette prorogation et que, dans la pensée du gouvernement, l'Assemblée se séparerait après avoir voté la loi électorale.

Nous n'avons pas besoin d'insister sur la gravité du fait que signale leTemps, s'il est exact. Ce ne serait rien moins, en effet, que le cabinet de Broglie reprenant pour son compte la politique de M. Thiers. Resterait à savoir si la majorité suivrait le cabinet dans un pareil changement de front et si elle n'y répondrait pas par un nouveau 24 mai.

En attendant, l'attention du conseil des ministres s'est portée sur les élections complémentaires destinées à pourvoir aux sièges vacants à l'Assemblée nationale et pour une partie desquelles les délais de convocation légaux vont expirer. Les journaux de la droite voient avec peine arriver cette échéance inévitable et s'efforcent de répondre par avance aux suggestions des feuilles républicaines, qui en escomptent les résultats.

Nous n'entreprendrons pas de résumer les subtilités de toutes sortes auxquelles les journaux se laissent aller à ce sujet; qu'il nous suffise de citer, comme une des plus curieuses, cette théorie émise par leFrançais, et d'après laquelle il n'y aurait pas lieu de convoquer les électeurs dans un département lorsqu'une seule vacance se serait produite dans sa représentation.

Nous n'avons pas parlé, jusqu'à présent, des troubles survenus en Algérie parce que leur importance avait été évidemment exagérée, et que d'ailleurs les renseignements positifs faisaient défaut. Une correspondance officieuse de l'agence Havas nous apprend qu'en effet, le calme est complètement rétabli dans notre colonie, mais que le général Chanzy, gouverneur général de l'Algérie, vient d'être appelé à Versailles pour conférer avec le conseil des ministres sur les mesures à prendre pour assurer le maintien de l'ordre, mesures parmi lesquelles il serait question de faire figurer la mise en état de siège de la province d'Alger. Des désordres d'une autre nature ont éclaté sur la frontière de notre colonie, mais cette fois parmi des tribus marocaines, et le général commandant la province d'Oran a dû prendre des mesures pour assurer l'inviolabilité de notre territoire, tout en observant la plus stricte neutralité dans un conflit qu'il n'appartient pas à l'autorité française de faire cesser.

LaGazette de Viennevient de publier un rescrit impérial en vertu duquel la Chambre des députés est dissoute.

Le rescrit ordonne en même temps des élections nouvelles et convoque le Reichsrath futur pour le 4 novembre. On sait qu'une loi votée il y a quelque temps a remplacé l'ancien système électoral par celui des élections à deux degrés au lieu de trois. Cette loi sera donc appliquée aujourd'hui pour la première fois. Le parti fédéraliste s'est préparé de longue date à la lutte qu'il va soutenir contre le parti constitutionnel, et de nombreux indices tendent à faire supposer qu'il a de grandes chances pour lui.

La crise ministérielle que les nouvelles d'Espagne faisaient prévoir depuis quelques jours n'a pu être conjurée. M. Salmeron a déclaré aux Cortès qu'en présence du maintien par l'Assemblée de la peine de mort, il croyait devoir donner sa démission. M. Castelar a été élu président du pouvoir exécutif par 133 voix contre 67 données à M. Pi y Margall.

M. Castelar a inauguré son pouvoir par des actes dont la vigueur a produit le meilleur effet, et les Cortès paraissent très-disposées à le seconder dans sa pénible tâche. Elles viennent de voter à l'unanimité l'urgence pour plusieurs mesures extraordinaires proposées par le gouvernement: appel de toute la réserve, amende de 5,000 pesetas contre les réfractaires, emprunt de 100 millions de pesetas (environ 108 millions de francs), et il n'est pas douteux que ces mesures ne soient adoptées. Le nouveau président du pouvoir exécutif peut compter sur l'appui de l'administration qui l'a précédé. M. Salmeron, qu'il remplace et qui n'a quitté ses fonctions que pour un dissentiment sur une question particulière, a accepté la présidence des Cortès qui ont été unanimes sur son élection. On assure, d'autre part, que le maréchal Serrano ne refusera pas le commandement de l'armée, du Nord qui lui est destiné. L'opinion publique est d'ailleurs favorable au gouvernement qui vient de se former, il peut compter sur l'appui de la nation.

Un jour, Lamennais agité par l'esprit prophétique annonçait quinze ans d'avance la révolution de Février. Il disait dans un petit livre éloquent et terrible «Posez la main sur la terre et dites-moi pourquoi elle a tressailli.» Je ne suis pas prophète. Je ne viens pas, Dieu merci! vous prédire une révolution nouvelle; c'est bien assez de celles que nous avons déjà sur les bras. Pourtant j'ai à vous indiquer un grand événement: «Enfin, voici le moment du retour!» comme chante ou à peu près Eléazar dans laJuive, musique d'Halévy.

Septembre touche déjà à la moitié de son cours. Les hirondelles commencent à se faire signe pour l'heure du départ. Tout mue dans le paysage. Sur les bords de la Loire et du Rhône, les pampres s'empourprent d'un rouge sang-de-bœuf. On reprend les pardessus ouatés, en vue des rhumatismes. Ceux qui ont dépassé la soixantaine arborent le cache-nez. Tout académicien ne se couche pas avant d'avoir, pris un lait de poule. On voit les auteurs dramatiques se frotter les mains d'aise, en ce que les recettes de théâtre sont sur le point de doubler. En province et à l'étranger on n'entend plus qu'un chœur: «Rentrons à Paris.»

Ceux ou celles qui font mine de demeurer au pied des monts ou dans le creux d'un roc sont entraînés par l'exemple. Ne voyez-vous pas combien le soleil s'est attiédi? Il est des endroits où l'on ne le prendrait plus que pour un bec de gaz. Il est bien évident qu'on ne vit plus ou plutôt qu'on ne va plus vivre qu'à la ville. Quittez les plages, désertez les casinos. D'ailleurs les prévoyantes mamans sont là pour dire:

--Ah! voilà l'automne qui nous touche déjà de sesailes humides(vieux style) soir et matin, le ciel est couleur d'ardoise. N'avez-vous pas ressenti le premier frisson de la mi-septembre? Voyez donc, mesdemoiselles, voyez donc! Les petites dentelles des mantilles sont remuées par le vent comme des feuilles jaunies. Partons, rentrons.

Ainsi, à l'heure où je vous parle, sur toutes les lignes de chemin de fer, on ne rencontre que caravanes de revenants. Quatre mois de villégiature ou d'hydrothérapie ont heureusement vermillonné les joues des jeunes femmes. On a fait provision de santé. On s'est écarté pendant cent vingt jours, je devrais dire cent vingt nuits, de l'atmosphère des bals, des soupers, des thés, des concerts, des théâtres, des réceptions, de tout ce qui surmène l'esprit, brûle le sang, rougit les yeux et met des rides invisibles au cœur. On s'est rajeuni. On n'a plus voulu penser. On s'est engraissé. On est presque redevenu jeune. Ce serait une excellente métamorphose si l'on ne devait retomber dans la fournaise d'où l'on s'était échappé en juin, mais on y revient, je vous l'ai dit, et l'on y revient en toute hâte. Ah! ce Paris, toujours maudit, comme on le revoit avec plaisir!

Mon Dieu, non, les déclamations à la J. J. Rousseau n'y feront rien. Tout ce beau monde sera toujours heureux de retrouver, après le riant exil des champs ou de la mer, la ville du bruit, du gaz, de la fumée, du lucre, du jeu, des disputes, du plaisir, de la poussière, de la gloire, de la mode, du scandale, du beau langage, de l'argot, du macadam, de l'élégance, du sans-gêne, de la tromperie, des clubs, de l'esprit, de la routine, de l'audace, des petites brochures et des petits bons mots. Durant l'été, on a marché sur le sable de Pornie, sur les sentiers creusés dans les Pyrénées, à Royan, à Vichy, à Trouville, sur les escarpements du mont Dore. Comme il va être agréable de reposer prosaïquement le pied sur cet asphalte des boulevards où l'on sait si bien causer!--Qu'est-ce qu'il y a de neuf?--Le dernier mariage?--Le dernier procès en séparation de corps?--La dernière faillite?--Le dernier duel?--Le dernier roman?--La dernière fourberie de biche se moquant d'un gommeux?--La dernière caricature?--Le dernier complot?--Le dernier succès, prose, vers, musique ou peinture?--Le dernier coup de sifflet?--Le dernier épisode du dernier bac?--Et puis, comme tout cela ressemble à cette manne qui tombe du ciel pour nourrir Israël dans le désert, fraîche le matin, déjà immangeable à midi; aussitôt que le chapelet est épuisé, on passe à la brochette des nouvelles de demain.

Les bains de mer auront eu, cette année, un succès inusité; Bade, que nous bouderons longtemps, ne reçoit plus de visiteurs français; Aix, Ems, Spa, ne voient guère que nos têtes folles; mais je ne sais comment cela se fait, la mer entre chaque jour un peu plus dans le mouvement mondain. Il paraît qu'on y écorche un peu moins les baigneurs qu'on ne le fait dans les stations thermales en renom, et c'est bien déjà quelque chose. Nos médecins aussi y contribuent. C'est si vite fait d'écrire sur une ordonnance: «Allez à la mer!»

Mais parlons de la rentrée dans Paris. Il y a une remarque à faire: Villégiature, voyages, promenades, séjour dans les villes d'eau, bals par-ci, concerts par-là, rencontres à la table d'hôte ou sur la marge verte des vallées, tout cela ne compte pas. Pour les heureux du jour, ce n'est qu'une échappée d'un instant dans la vie de bohème. Aussitôt qu'on est de retour, on s'entend vite à reprendre le train de ses habitudes. Une fois à la gare, on ne joue plus la comédie des politesses banales avec le premier venu qu'on avait eu pour voisin de robinet à Cauterets ou à Uriage. On ne salue plus personne, on ne donne plus de cigares à personne; on ne mange plus en face de personne, on nevoisineplus avec le premier venu; on est redevenu soi. On reprend sa liberté tout entière. On est à Paris.

Un grand sujet d'étonnement chez les imbéciles, c'est de voir, après le rapatriement opéré, que ceux et celles qu'on avait rencontrés à cent cinquante lieues du boulevard ne vous connaissent plus. Pendant un mois et plus, on a vécu intimement sans doute, mais, que voulez-vous? C'était dans les gorges des Pyrénées, dans un pays d'ours. On se rendait à la source ensemble. On buvait presque dans le même verre. D'accord. On était à tu et à toi. Eh bien, ici, tout à coup, ni vu, ni connu. On jette à peine un regard embrouillé à cette silhouette à laquelle on se frottait tous les jours, et l'on se dit à demi-voix: «Où diable ai-je donc vu cettebinette-là?--Binetteest un mot très-usité dans le beau monde du présent. Il en est qui disenttrombine. «N'est-ce pas cettetrombineavec laquelle j'ai fait une partie d'ânes à la dernière saison de Plombières?»

Quelques rencontres ont pourtant un contrecoup dans un certain monde.--Un jour, on était à cinq ou six à voir tomber une cascade, comme celle qu'on nomme, par exemple, le cirque de Gavarnie.--On ébranchait des plantes de la montagne.--On se parla d'abord des yeux et puis par gestes.--Et puis, en quelques minutes, à la dérobée, au détour du sentier, on a échangé une promesse ou une fleur.--Ah! les fleurs, quels complices des coups de canif dans le contrat!--Roses des haies, pervenches, violettes, œillets, gueules-de-loup, le grand Artisan qui vous a fait est toujours pour quelque chose dans les aventures qu'on vous reproche!--«Gardez cette églantine jusqu'au prochain bal de l'ambassade ottomane.--Rapportez-moi ce volubilis à la sauterie que le vieux général de N*** donne le samedi d'après la Toussaint.»

Si les échos des Alpes et du Canigou se mettaient à être indiscrets, vous en entendriez de belles!

Tandis que les uns reviennent, les autres s'apprêtent à partir. C'est ainsi que Pertuiset se dispose à nous quitter avec les deux cents chevaliers couverts de cottes de maille à la tête desquels il va aller à la conquête de la Terre-de-Feu. Heureux Pertuiset! L'intrépide tueur de lions ne demandait qu'une quarantaine de coopérateurs; il s'en est présenté douze cents. Il a fallu trier. Quand l'expédition arrivera au détroit de Magellan, elle se composera de deux cents Européens, plus le service de santé. Deux vapeurs chaufferont et l'on s'élancera sur l'île des Feugiens. A la fin de l'aventure chacun des soldats sera millionnaire ou mangé.

Avant Pertuiset, d'autres jeunes hommes, se trouvant à l'étroit dans notre petite Europe, se sont jetés dans des entreprises de cette nature et y ont réussi. Aux États-Unis, en Angleterre et en Espagne, on vous racontera l'odyssée merveilleuse de MM. Arnous de Rivière et Diaz Gana. Il y a cinq ans, ces deux autres Jasons avaient organisé une expédition dans le désert d'Atacama, en Bolivie, pensant y rencontrer des mines d'argent. Personne ne voulait croire au succès. On objectait qu'il n'y avait par là ni eau, ni bois, ni fruits, ni gibier, ni poisson; que tout y était aride et que les voyageurs y crèveraient de faim. Tout cela ne découragea pas les organisateurs. Grâce à eux, quarante mineurs et soixante mules chargées d'eau et de vivres prirent la route du désert. Pendant trois mois, les explorateurs eurent à souffrir des fatigues et des privations sans nombre, mais ils n'en découvrirent pas moins de nombreux gisements argentifères. Quand ils revinrent on les croyait morts et enterrés. Ils retournèrent avec des ingénieurs; Diaz Gana vendit sa part de trouvailles un million et demi de piastres fortes (7,500,000 francs); M. Arnous de Rivière a cédé la sienne pour près du double. Mais que de misères ils avaient essuyées! Que de combats avec les éléments, ou avec les bêtes fauves, ou avec les sauvages! Que de privations! Jugez du fait par un seul détail. L'eau était plus rare que ne l'est chez nous le chambertin. Une mule en buvait pour quinze francs par jour. Les autres choses étaient à l'avenant. Mais voyez le résultat: une double fortune de nabab, et ce coin des Amériques désormais ouvert au commerce européen.

Pertuiset veut appliquer la même énergie dans la conquête de la Terre-de-Feu. Là aussi il y a beaucoup de mines, du guano, du cobalt, du plomb, du charbon de terre, des fourrures. Oui, mais l'essentiel est de n'être pas mangé à la croque-au-sel par les naturels du pays, qui sont la fleur des anthropophages. L'an dernier, ces autochtones se sont emparés de deux jeunes officiers de la marine anglaise, ils les ont scalpés, découpés, salés, afin d'en faire un régal pour leurs jours de fête. Chacun des membres de la nouvelle expédition connaît ce détail. Il n'y aura donc pas à biaiser avec les indigènes. Il paraît que les ours de l'endroit ne sont pas non plus d'une bien vive tendresse. Il y a de même des morses, dit lions de mer, qui ne se piquent point davantage d'avoir la moindre mansuétude dans le caractère. Mais qui ne risque rien n'a rien. La vie de conquérant a des risques. Toutriflemandoit mettre sa peau en jeu cent fois par jour.

Un sage ne manquera pas de traiter de folie au premier chef cet amour immodéré de l'or, qui pousse au delà des mers, sur des blocs de glace ou dans des déserts l'élégant qu'on a vu la veille, chez nous, se promener, le cigare à la bouche, sur le boulevard des Italiens. Sans doute c'est une folie, mais c'est celle de la fin de notre XIXe siècle. Ceux qui entraient dans la vie active il y a quarante ans obéissaient à d'autres tendances. Ils vivaient pour l'art, pour l'idéal, pour la gloire, trois mots sonores, brillants, peut-être vides de sens, que nous sommes en train d'expulser de notre vocabulaire usuel. Célestin Nanteuil était de ceux-là. Avez-vous jamais vu de près ce grand garçon, blanchi par l'âge, qui vient de mourir à Marlotte, en pleine forêt de Fontainebleau? Dès 1829, il suivait de près Victor Hugo et sa bande si hardie. Il fallait voir avec quelle bravoure il dirigeait les jeunes barbes de bouc à la première représentation d'Hernani!Il a fait partie de ce cénacle fantasque et si poétique de la rue du Doyenné, dont Gérard de Nerval a raconté l'histoire dans laBohème galante. Il y a aidé Théophile Gautier à mettre en scène une pièce de Scudéry, Édouard Ourliac à faire un costume de capitan et Arsène Houssaye a à faire cuire des œufs sur le plat, car ces demi-dieux mangeaient parfois de temps en temps comme de simples mortels. Le beau temps! La belle vie! Les amusants enfantillages! Mais ce n'étaient que des enfantillages.

Célestin Nanteuil, voyant déjà quelques fils d'argent se mêler à sa barbe, comprit qu'il y avait pour l'homme social moderne autre chose que de la rêverie, l'amour des beaux vers, le culte de la forme; et de son crayon, qui n'avait jamais été remué que par le caprice, il fit un outil utile, un gagne-pain. Commençant par l'illustration, par l'approvisionnement de la boutique des imagiers, il dessina un peu plus en grand un jour. Il exposa plusieurs belles pages, d'après les maîtres, notamment leBaiser de Judas. Il y a quelques années, il était directeur du musée de Dijon. La mort l'a frappé, ainsi que je l'ai dit, en pleine forêt de Fontainebleau. Pour un artiste, c'était tomber sur le champ de bataille.

Au reste, cette semaine a été plus nettement funèbre. Les deuils y sont nombreux. Désiré, des Bouffes-Parisiens, a succombé aussi. Comment! allez-vous dire, ce gros bonhomme si réjoui, toujours prêt à nous faire rire?--Eh bien, oui, Désiré est tombé bien prématurément. Vous le rappelez-vous dans le Jupiter d'Orphée aux enfers?Ne l'avez-vous pas entendu dans l'alcade desBavards?Rien qu'à sa vue la salle éclatait dans une incroyable explosion d'hilarité. Il y a eu aussi un jeune romancier, Louis Gondall, l'auteur duMartyr des Chaumelleset de quelques paysanneries. Il y a eu encore M. Charles Clément, auteur d'une comédie en vers intitulée: l'Oncle de Sycione. (Celui-ci est mort subitement, en mangeant une pêche, à peu près comme Anacréon en avalant un grain de raisin.) Il y a eu enfin un suicide, celui d'un jeune sculpteur, M. Hervé Desmonts, que la misère a effrayé, que l'insuccès a découragé. Des chasseurs l'ont trouvé pendu à un arbre de la forêt de Sénart, avec un billet dans lequel il disait «qu'il n'avait pas de place au soleil». Il n'a pas dit vrai. Une place au soleil, on en trouve toujours une quand on la mérite, quand on la gagne, quand on sait être patient. Mais il faut, pour l'avoir, faire quelque chose de plus difficile que de se tuer; il faut lutter, avoir foi en soi, endurer la faim, la soif, l'injure, l'oubli, l'injustice, il faut endurer ces mille morts qu'on appelle la vie d'artiste.

Par bonheur, pour nous faire oublier tant de faits lugubres, voici qu'on annonce un livre tout plein de gaieté, d'esprit, de belle humeur. Ce sont lesMémoires de Paul de Kock, 400 pages de confidences intimes du plus joyeux des romanciers. Il m'a été donné de jeter un rapide coup d'œil sur cet ouvrage posthume de l'auteur deMonsieur Dupont.--Toute la vie de Paul de Kock est là, depuis la mort de son père, le banquier hollandais, tué par Sanson sur l'échafaud parce qu'il était l'ami d'Anacharsis Clootz, d'Hébert et aussi celui de Dumouriez, jusqu'à l'éducation du futur écrivain; depuis l'histoire d'un premier roman jusqu'à celle de son dernier conte. Je vous laisse à penser quels charmants et intéressants chapitres vous trouverez là-dedans. Henry de Kock, le fils de l'auteur, a ajouté vingt pages curieuses sur les derniers moments de son père; l'éditeur, E. Dentu, a voulu aussi qu'un beau portrait gravé sur un acier fût annexé à ce volume. Bref, lesMémoires de Paul de Kockont tout ce qu'il faut pour piquer vivement la curiosité.

C'est par le pauvre Célestin Nanteuil que nous avons entendu un soir, il y a quinze uns de cela, la jolie histoire que voici:

En ce temps-là, c'était au commencement du second empire, Horace Vernet habitait Versailles. Un matin, l'artiste voyait entrer dans son atelier un marchand de tableaux. L'industriel portait sous le bras gauche un sac, avec ces mots écrits sur la toile: mille francs.

On ne voyait alors que des pièces de cent sous ou à peu près.

L'homme avait l'air dégagé et vainqueur.

--Mon Dieu, monsieur, dit-il à l'auteur de laSmalah d'Abd-el-Kaderen posant négligemment son sac, je viens vous demander un service, argent comptant, bien entendu. Je voudrais absolument avoir quelque chose de vous, la moindre pochade, moins que rien, ce que vous voudrez. Je vous en donne mille francs.

--Mais je n'ai rien chez moi, monsieur, répondit le peintre.

--Tenez, dit l'autre, ce petit croquis?

Et il va décrocher une petite toile de quelques centimètres, représentant une scène de la vie de troupier, sujet toujours cher à Horace Vernet.

--Donnez-moi ça, ajouta-t-il. Ça fera mon affaire. Mais vous y ajouterez quelques petites retouches.

--Attendez, répondit le peintre. Voulez-vous me rendre un service à votre tour? Je n'ai personne chez moi et il faut que j'envoie deux mots à un ami qui demeure à côté. Portez-moi la lettre que je vais faire et vous me rapporterez la réponse.

--Volontiers, dit l'autre.

Quelque temps après, en effet, le marchand revint avec la suite du message. Horace Vernet décachette la réponse à sa lettre. Il en retire deux billets de mille francs; puis, les montrant au brocanteur:

--Tenez, lui dit-il, on me donne deux mille francs du tableau dont vous me donniez mille seulement. J'ajoute qu'on ne me demande pas de retouches.

Le marchand sortit furieux.

--Ces artistes! disait-il, du jour où ils ont de la réputation, ils sont intraitables. Qu'il me tombe un jeune talent inconnu et il me paiera ça!

Philibert Audebrand.

SOUVENIRS DE LA CAPTIVITE.--Les turcos.

TYPES ET PHYSIONOMIES D'IRLANDE.--Un intérieur Irlandais.

(Suite)

C'était en vérité un peu trop d'audace à un homme à obrosk qui n'était encore ni trop jeune, ni trop beau, de souhaiter la rose de la Tverskaïa pour compagne; mais je l'aimais tant que j'espérais toujours que mon amour me tiendrait lieu de ce qui me manquait. Je me suis trompé, et bien que je t'en veuille un peu d'avoir dissimulé tes légitimes dédains sous le vain prétexte de l'horreur que le servage t'inspirait pour les enfants qui seraient venus de nous, je suis pour toi sans colère.

--Pauvre Nicolas, murmura Alexandra de plus en plus attendrie.

--Patiente donc davantage, continua le marchand, regagne ta demeure et attends à demain; demain, je te le jure, tu pourras revenir dans cette maison, sinon sans péché, du moins sans crime.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire que si largement que Dieu m'ait mesuré la mansuétude et la résignation, le fardeau dont il charge mes épaules est encore trop lourd pour que je te supporte; je veux dire que si ma tendresse me donne le courage de te pardonner, ma douleur ne me laisse pas sans haine contre celui qui plus que toi l'a causée. L'amour dont je te parlais tout à l'heure m'avait inspiré le mépris de tout ce qui n'était pas toi: la liberté je ne la revendiquais que pour t'obéir. Mes richesses, si péniblement, si laborieusement conquises,--celui qui t'attend te le dira,--j'ai voulu les sacrifier tout à l'heure, peut-être avec quelque regret, mais du moins sans hésiter. J'avais alors une idole et une foi qui m'eussent tenu lieu de tout ce que j'aurais perdu. La foi est morte, l'idole est dans la boue; n'ayant plus rien à attendre, rien à espérer dans ce monde, je lui dirai adieu sans regret; mais avant de le quitter, le vermisseau va se redresser, entends-tu, femme, et s'il ne peut atteindre que le talon de celui qui l'écrase, il y laissera du moins l'empreinte de ses dents.

--Il y a un mois, dit Alexandra avec amertume, votre résolution de révolte embrassait davantage; Dieu veuille que celle qui vous anime soit plus sincère que ne l'était celle-là.

Nicolas comprit le reproche; mais il reprit sans hésitation et sans embarras:

--Oui, je t'ai trompé, je t'ai menti, femme, lorsque j'ai feint de m'associer à des projets que condamnait ma raison. Je t'ai menti parce qu'ayant mesuré le degré d'avilissement auquel l'esclavage a réduit les nôtres, je savais que pour un bras qui m'eût promis son appui, j'aurais trouvé cent bouches pour vendre mon secret. Je t'ai trompé parce que j'avais conscience de l'impuissance du pauvre marchand dont tu avais rêvé de faire le chef d'une aussi gigantesque entreprise. Aujourd'hui encore, désespéré, disposé à faire bon marché de ma vie, je ne me laisserai point tenter par cette tâche au-dessus de mes forces. Ce ne sera point l'émancipation d'un peuple que je poursuivrai, ce sera ma vengeance; le but n'est pas éclatant sans doute, mais il est sûr. L'oppression séculaire dont j'aurai été une des victimes ne s'abîmera pas avec moi, mais j'entraînerai un des oppresseurs dans la tombe. Un noble m'a pris ton amour, tout à l'heure je le tuerai! Et maintenant, femme, sache-le bien, l'heure où tu pouvais douter de mes paroles est passée; quitte cette maison, pars, va-t'en sans prononcer une parole, sans tourner la tête; n'essaye pas de prévenir ton amant du sort qui l'attend, car le renard s'est changé en loup, et dans ce cas, deux victimes ne seraient pas de trop pour sa rage!

Cette fois, il n'y avait plus à douter de la sincérité de Nicolas Makovlof; elle s'imposait non moins par les mouvements de sa physionomie que par l'accent qu'il avait mis dans ses menaces; cependant, loin d'être effrayée, la jeune femme paraissait heureuse de l'entendre parler de la sorte; elle l'écoutait avec une avidité singulière, et sans que son visage, traduisit d'autre sentiment que celui d'une émotion attendrie.

--Ah! s'écria-t-elle enfin, puisqu'il fallait ce suprême outrage pour t'arracher à la lâche torpeur dans laquelle tu croupissais, Nicolas, je bénis Dieu pour m'avoir infligé la douleur de le subir.

--Alexandra! je ne te comprends pas!

--Maintenant du moins, poursuivit la jeune femme, dont les grands yeux devenus humides jetèrent un double éclair, s'il faut mourir, je descendrai dans la tombe la main dans la main de celui auquel j'appartiens, et sans être en reste avec lui d'estime et peut-être d'amour.

--Tais-toi, tais-toi, par pitié! s'écria le marchand éperdu, de telles paroles achèvent d'égarer ce qui me reste de raison. D'ailleurs, pourquoi mentir? Cet ordre insolent que le seigneur a osé t'adresser et auquel tu as mis tant d'empressement à obéir, je l'ai lu et tu es chez lui.

--Qui te dis que comme toi en ce moment ce ne sont point la haine et la vengeance qui m'y amènent. Oui, la haine, elle date de loin. Pour détester ceux auxquels nous appartenons comme un vil bétail, je n'avais pas attendu ce dernier témoignage du mépris dans lequel ils nous tiennent, tu le sais bien. Oui, la vengeance, car je ne suis pas moins jalouse de mon honneur que tu peux l'être de ma personne.

--Et que comptais-tu faire, pauvre femme?

--Frapper! répondit simplement Alexandra en montrant un couteau qu'elle avait caché dans sa poitrine.

Le marchand tomba à genoux devant elle, lui prit les mains et les couvrit de ses baisers et de ses larmes.

--Pardonne-moi d'avoir douté de toi, ma belle et noble Sacha, lui disait-il.

Puis, cédant à une inspiration soudaine, il se releva, et saisissant sa femme entre ses bras:

--Maintenant je ne veux plus mourir, s'écria-t-il; il faut fuir, ma bien-aimée, fuir sans perdre une minute. Nous prendrons de l'or; nous gagnerons la frontière, nous chercherons un asile sur quelque terre étrangère. La patrie n'est-elle pas partout où l'on s'aime.

--On ne quitte point l'enfer sans la permission de celui qui y règne, répondit la jeune femme avec un douloureux sourire; pars si tu veux, ami; affronte le knout qui 'punit l'évasion de l'esclave, abandonne-moi, mais je reste. Je reste parce que l'homme qui depuis trois années nous torture m'a offensée et que la justice veut qu'il soit puni; je reste parce que tu m'as soupçonnée, parce que tes soupçons, je le reconnais, avaient une apparence de fondement, et que des paroles ne sont point à mes yeux une justification suffisante.

Alexandra parlait avec une fermeté froide et calme qui devait faire comprendre à son mari qu'elle était inébranlable; cependant il ne renonça pas tout de suite à la ramener à des idées plus pacifiques et, prenant sa corbeille qu'il avait déposée sur la table, et la montrant à Alexandra:

--Pourtant, dit-il, le seigneur a engagé sa parole qu'il m'affranchirait en échange de ce panier de fraises.

--Le panier de fraises n'est que l'appoint; le prix du marché, pauvre fou, c'est l'honneur de ta femme.

Le marchand ne se rendait pas encore; il n'avait pas besoin d'autres preuves pour rendre à la vertu de sa compagne le plus éclatant hommage; c'était presquein extremisque quelques paroles de tendresses étaient tombées des lèvres de celle-ci; mais il y avait si longtemps qu'il les attendait, qu'elles devaient avoir pour effet de le raccommoder quelque peu avec l'existence.

--Pourquoi n'essaierais-je pas de le toucher, Sacha, lui dit-il; en y mettant quelque adresse, et ce n'est pas ce qui me manque, je parviendrai peut-être à lui arracher le mot qui nous ferait libres, et nous permettrait de braver désormais ses entreprises?

Depuis quelques instants, la jeune femme subissait avec impatience la tiédeur qui avait subitement succédé aux ardeurs de vengeance dont son mari avait été animé; à ce dernier témoignage de son retour à des dispositions pacifiques, son irritation, jusqu'alors contenue, éclata.

--Ah! s'écria-t-elle avec emportement, j'en étais sûre; et la consolation de te voir enfin partager mon exécration pour nos tyrans ne m'était point réservée! N'essaye plus de me tromper. Ta colère de tout à l'heure n'était que la suite de la comédie que tu as jouée vis-à-vis de moi pendant tant de mois; les résolutions de mort, d'implacable vengeance, des mensonges semblables aux mensonges qui m'ont si longtemps abusée. Insensible à l'ignominie de ta servitude, tu ne pouvais pas ressentir l'injure qui ne l'atteint que dans celle qui porte ton nom. Un homme a traité ta compagne comme une prostituée; qu'importe? Cet homme est un noble, ton seigneur et ton maître; il n'a point outrepassé son droit, et notre devoir nous commande de tendre le dos à de nouveaux outrages. Puisque tu le veux, puisque tu le peux, vis de cette vie d'opprobre! Quant à moi, c'est au-dessus de mes forces, et j'ai hâte de m'y soustraire. Je te montrerai tout à l'heure comment une Russe châtie celui qui s'attaque à son honneur, lorsque celui qui devait la protéger est un lâche!

Alexandra s'était animée de plus en plus, et jusqu'à arriver à une exaltation farouche; elle parlait avec tant de véhémence qu'il était à craindre que les éclats de sa voix ne fussent entendus au dehors. Le pauvre marchand était si bouleversé qu'il n'accorda pas la moindre attention à ce détail. Il connaissait assez le caractère de sa femme pour être certain que dans la disposition d'esprit que révélait ces paroles, rien ne pouvait ébranler sa détermination; il renonçait à le tenter. Cette mort à laquelle il la voyait marcher avec une volonté si stoïque, il la redoutait bien plus pour elle que pour lui-même; ne pouvant l'arracher à sa destinée, et bien que la certitude qu'Alexandra n'avait pas manqué à ses devoirs eut dissipé ses rancunes, cette destinée il se décidait à la partager.

--Tu te trompes, Sacha, lui dit-il d'une voix ferme, dans l'accent doux et humble qu'il avait pris, ton mari est tout simplement un pauvre homme qui a horreur de tout ce qui ressemble au meurtre et à la violence; mais cet homme il t'aime éperdument, par-dessus tout, plus que sa vie, sa raison et son salut éternel. Mais toi-même l'as dit, lorsque ce que l'on affirme est l'objet d'un doute, ce n'est plus par des paroles qu'il faut répondre, mais par des actes. Tu vas te cacher sous ce rideau où j'étais lorsque tu es entrée; le reste me regarde; et je demanderai encore à Dieu que le sang qui va couler ne retombe pas sur la tête de celle qui aura voulu qu'il fut versé.

--Me cacher! s'écria Alexandra avec la fierté intrépide d'une Judith, non; l'insulte est à moi, la vengeance m'appartient aussi.

--Sacha, mon adorée Sacha, songe aux dangers auxquels tu t'exposes; ton bras peut faiblir...

--Quand le cœur est fort le bras l'est aussi. Non, tu ne me disputeras pas l'âpre joie de punir l'injure qui, depuis hier, fait bondir mon cœur et bouillonner mon sang dans mes veines. S'il est vrai que tu m'aimes, tu resteras l'invisible témoin du châtiment.

En disant ces mots, Alexandra, de plus en plus sous l'influence de la surexcitation que nous avons décrite, poussait son mari dans l'angle de la fenêtre, et bon gré mal gré le recouvrait des draperies. Nicolas avait bien pu se résigner au sort que lui imposait sa fière et vindicative moitié, mais il ne lui était pas donné de pouvoir suivre celle-ci sur les hauteurs vertigineuses où l'élevait son héroïsme; plus mort que vif, perdant la faculté de la perception dans la confusion des pensées qui affluaient dans son cerveau, dominé par intervalles par les angoisses que lui causait le dénouement probable de cette scène étrange, il obéissait passivement, sans résister, sans protester.

--Maintenant, dit la jeune femme en s'éloignant de la fenêtre, maintenant, Nicolas, invoque le Dieu de justice, demande-lui qu'il me fasse la grâce d'immoler d'un seul coup le vieillard immonde qui portera devant lui la double responsabilité de nos malheurs et du crime que je vais commettre.

--Le vieillard! le vieillard! balbutia Nicolas du fond de sa retraite... Mais tu te trompes, Sacha. Le vieux comte...

--On vient, tais-toi, tais-toi s'écria Alexandra à demi-voix, et sans avoir entendu ce que lui disait son mari.

Une porte qui s'ouvrait sur les appartements intérieurs venait, en effet, de rouler sur ses gonds.

Si la belle Moscovite possédait l'âme virile et fortement trempée des grandes meurtrières auxquelles nous la comparions tout à l'heure, elle n'avait ni la dissimulation ni la fermeté patiente qui permirent à celles-ci d'accomplir leurs célèbres attentats. Elle se tenait debout dans une attitude fière et hautaine qui était déjà une menace; de plus, ses yeux chargés d'éclairs, ses narines dilatées, sa bouche crispée indiquaient un peu trop clairement à celui qui allait venir l'accueil inattendu qui lui était réservé.

Nicolas qui, de son asile, palpitant d'angoisse, en proie à des anxiétés beaucoup plus faciles à comprendre qu'à analyser, suivait avidement tous les mouvements, tous les gestes de l'héroïne du drame futur, Nicolas fut frappé de la maladresse de cette tenue; il eût voulu avertir Alexandra, mais c'eût été précipiter le funeste dénouement qu'il pressentait, il resta coi.

Tout à coup, sur le visage de la jeune femme, l'expression de la surprise et du dépit succéda à celle de la reine irritée et menaçante que sa physionomie avait conservée jusqu'alors.

Le jeune comte Laptioukine était entré.

G. de Cherville.

(La suite prochainement.)

Théâtre de la Renaissance.--La Permission de dix heures, opérette en un acte de MM. Carmouche et Mélesville, musique de M. Offenbach.--Pomme d'api, opérette en un acte, paroles de MM. Ludovic Halévy et Busnach, musique de M. Offenbach.

Théâtre du Palais-Royal.--Potage à la bisque,un acte de M. Abraham Dreyfus.

Bâti tout exprès pour le drame, le charmant théâtre de la Renaissance chasse son premier locataire et fait un bail avec l'opérette. Le voici devenu théâtre de musique. C'est une rage depuis quelque temps que cet opéra-bouffe et cette opérette; cette innovation lyrique apportée depuis tantôt dix ans est en train d'envahir tout. L'opéra-bouffe a pour le moins dix scènes à lui sur le pavé de Paris. Comptez: et lesVariétés,et l'Athénée,et lesBouffes-Parisiens, et lesMenus-Plaisirs, lesFolies-Dramatiques,lesFolies-Marigny, laRenaissance, et laGaîtéqui se prépare à se mettre en musique; j'en passe évidemment. On chante partout, et lescafés-concerts, ces antagonistes des théâtres, regorgent de musiciens et de chanteurs. Et le grand art! qu'en disent donc messieurs les critiques, qui se sont faits ses fervents adeptes et qui ont réclamé à cor et à cris qu'une large part fut faîte dans nos théâtres à la musique, cette muse abandonnée jusqu'à eux. On les a écoutés. Ces musiciens si longtemps délaissés ont enfin pris leur place au soleil, et voilà que Paris appartient à l'opérette. Il est vrai que l'opéra et l'opéra-comique se meurent faute de compositeurs et de chanteurs, mais l'opéra-bouffe règne sur toute la ligne. Il a pour assurer sa vogue des maîtres du genre, et si les exécutants font défaut à la salle Pelletier et à la salle Favart, l'état travaille pour l'opérette. Savez-vous ce que notre conservatoire de musique, avec son illustre chef et ses excellents professeurs, a produit cette année? Un ténor, un seul; et ce ténor c'est l'Athénée qui l'a engagé.

Un talent s'élève à l'horizon musical; ne croyez pas que j'aie à vous parler d'uneValentine, ou d'uneFidés, ou d'uneMargueritenous consolant des grandes chanteuses absentes de l'Opéra; non, il me faut signaler Mlle Théo, que quelques journaux appellent la grande Théo. Or, Mlle Théo est une étoile de l'Eldorado qui vient de faire son apparition à la Renaissance, dansPomme d'api, et qui nous était depuis longtemps annoncée comme la rivale de Mlle Schneider et de Mlle Judie. Mlle Théo est une jolie personne, d'un fort gracieux visage, dont le jeu a de l'esprit, de la finesse même, mais dont la voix est loin d'être agréable; elle s'est enrouée dans des concerts de café, elle s'est même un peu faussée, et il était temps que la jolie chanteuse passât à des exercices vocaux moins fatigants. On l'a fort applaudie dans cette petite opérette dePomme d'api, un sujet tout parisien, prestement et vivement traité par MM. Busnach et Halévy, et sur lequel Offenbach a écrit une gracieuse et aimable partition, qui nous a rappelé dans un duo particulièrement, duo ému et touchant, cette heureuseChanson de Fortuno, une des plus fraîches inspirations du musicien. Un rondo: «J'en prendrai un, deux, trois, quatre», est écrit avec une fougue endiablée.

Ce joli petit acte dePomme d'apiétait précédé de laPermission de dix heures, un acte taillé par Mélesville et Carmouche sur le patron de l'opéra-comique. Cette bluette se joue à quatre personnages, le sergent Lanternick et son camarade Larose, Mme Jobin et sa nièce Nicolle. Or, le sergent et Larose sont amoureux de cette jeune Nicolle vouée au célibat, si Mme Jobin, sa tante, ne trouve pas à se consoler de la perte de défunt Jobin. Mais Larose, qui est un rusé malin, envoie à Mme Jobin un billet adressé par Lanternick à Nicolle, poulet par lequel le sergent sollicite de Nicolle un rendez-vous nocturne, Mme Jobin trompée prend la place de sa nièce, et Nicolle libre de toute surveillance saute par la fenêtre pour aller retrouver Larose. Si bien que le garde champêtre découvre à travers les blés deux couples que couronnera bientôt un double hymen. De jolis couplets, une valse, un duo, un charmant air de Mme Jobin:Non, monsieur, je n'irai pas, ont assuré le succès de ce petit acte fort bien joué par une ancienne danseuse de l'Opéra-Comique, Mme Dartaux, par Mme Grivot, une transfuge du Vaudeville, et par MM. Bonnet et Falchière.

Le Potage à la bisque, au Palais-Royal, est une de ces gaillardises de cabinet particulier qui ont servi tant de fois de thème aux vaudevillistes. Cette fois l'auteur, qui est un jeune homme, s'est lancé dans le sujet sans trop savoir comment il arriverait à ses fins; aussi l'attaque de la pièce a-t-elle une vivacité, un entrain qui sentent leur homme d'esprit qui, pour ne pas se ménager au début, compromet un peu le succès de la pièce. Mais le petit acte que jouent Gil-Perez et Lhéritier est plein de promesses de l'avenir, et M. A. Dreyfus prendra certainement un jour une excellente place au théâtre.

Le Théâtre-Français a convoqué la critique à la représentation de la reprise duGendre de M. Poirier. C'est dire toute l'importance que la Comédie met aux débuts de M. Pierre Berton et à la rentrée de Mlle Croizette dans cet ouvrage. Hélas! le temps a fait bien des vides dans cette excellente troupe; le moment de la retraite arrivera bientôt pour les artistes les plus en renom aujourd'hui; il faut y songer: il faut penser à «ce jeune premier rôle», à cet amoureux introuvable comme un ténor d'opéra. Voilà pourquoi le Théâtre-Français a demandé M. Pierre Berton au Théâtre de l'Odéon, et pourquoi M. Pierre Berton jouait l'autre soir le marquis de Presles duGendre de M. Poirier.

J'ai regret de le dire, le choix de ce rôle n'était pas des plus heureux. Ce marquis veut de trop grands airs de gentilhomme, il a des tons de souveraine impertinence, des allures de noblesse insolente un peu trop marqués pour la nature de M. Berton; aussi le comédien, pour les atteindre, s'est-il vu forcé de grossir son jeu, et d'arriver même jusqu'à des éclats de voix en dehors de la justesse et de la vérité du rôle.

Quant à Mlle Croizette, dont l'élégance et le charme font tout un succès à l'entrée en scène de la jeune comédienne, elle est bien séduisante. Elle a dit en quelques-unes de ses parties cet adorable rôle d'Antoinette d'une voix des plus attendries; mais elle manque encore d'autorité. Le personnage ne se dessine pas nettement dans ce jeu un peu hésitant, qui ne résume pas ses effets et les abandonne au petit bonheur de la grâce et de la beauté de l'actrice.

M. Savigny.

Étude sur Moisant de Brieux (1614-1674), par M. René Delorme (Caen, 1 broc. in-octavo).--Moisant de Brieux, dont le nom paraîtra peut-être nouveau à plus d'un lecteur, est le fondateur de l'Académie de Caen, et il fut à son heure un poète de talent et un écrivain de valeur. Son principal titre, pour la postérité, est peut-être sa vive amitié pour M. de Montausier, le mari de Julie d'Argennes, et l'homme qui, dit-on, servit de modèle à Molière pour le type d'Alceste. Mais, Molière n'avait pas à chercher si loin un Misanthrope: il n'avait qu'à se regarder et à se peindre lui-même.

«Ce sont les génies de premier ordre, dit M. René Delorme, l'auteur de cetteÉtude, ce sont les grands écrivains surtout qui d'ordinaire ont reçu ce don de représenter à eux seuls l'humanité tout entière. Cependant ou trouve encore quelquefois, parmi les talents d'un ordre plus modeste, cette même propriété appliquée à un cercle plus restreint. Moisant de Brieux est de ces derniers.»

Et pour faire revivre ce personnage du XVIIe siècle de sa vie propre, M. Delorme évoque aussitôt avec beaucoup d'art et de couleur la vie même à cette époque de la ville de Caen, alors appelée l'Athènes normande. Voici les salons de Mmes de Tilly et de Erosmesnil, femmes charmantes sanspréciosité; voici Ménage et Segrais, les conseillers Sevin et Tibeuf, Moisant de Brieux, enfin, dont M. Delorme reconstitue la vie avec une fidélité qui me faisait croire que le biographe de Brieux était aussi son compatriote.

Peu d'écrivains ont parlé; de Moisant de Brieux, et il a fallu à M. Delorme une singulière patience pour remettre en lumière cet auteur. Né à Caen en 1614, dans l'ancien hôtel d'Ecoville, Moisant de Brieux mourut en 1674, en répétant deux vers de sesMéditations morales et chrétiennes:


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