Chapter 4

--N'a-t-il pas fait des recherchés, une enquête?--Après vingt ans! Sur un pareil sujet! Il est certain cependant qu'il a dû recueillir tous les renseignements qui pouvaient l'éclairer. Mais il est certain aussi qu'ils n'ont pas été assez probants puisque la reconnaissance n'a pas eu lieu. Les choses continuèrent ainsi sans que ma femme et moi nous osions décider qu'elle se ferait ou ne se ferait pas; penchant tantôt pour la négative, tantôt pour l'affirmative. Valentin, en quittant Saint-Cyr, devint officier de dragons et entra plus tard à l'École de guerre d'où il sortit le troisième. Gaston, fier de lui, avait son nom sans cesse sur les lèvres, et, toutes les fois que Valentin obtenait un congé, il venait le passer au château; un père n'eût pas été plus tendre pour son fils; un fils plus affectueux pour son père. Cependant ce fut à ce moment même que j'acquis la certitude que jamais Gaston ne le reconnaîtrait, et voici comment elle se forma dans mon esprit. Tu me trouves sans doute bien décousu, bien incohérent?--Je te trouve d'une lucidité parfaite.--Alors je continue. Un jour Gaston me chargea de lui dresser un modèle de testament qu'il copierait. Si réservé que je dusse être avec un client défiant qui avait toujours peur qu'on l'amenât à dire ce qu'il voulait tenir secret, je fus cependant obligé de lui adresser quelques questions. Il me répondit évasivement en se tenant dans des généralités, si bien qu'au lieu d'un seul modèle je lui en fis quatre ou cinq, répondant aux divers cas qui, me semblait-il, pouvaient se présenter pour lui. Quatre jours après, il m'apporta son testament dans une enveloppe scellée de cinq cachets et me demanda de le garder.--Alors, il a fait un testament?--Il en a fait un à ce moment; mais, il y a un mois, il me l'a repris pour le modifier, peut-être même pour le détruire, et je ne sais pas s'il en a fait un autre; ce qu'il y a de certain, c'est que je ne suis dépositaire d'aucun, de sorte qu'aujourd'hui tu es le seul héritier légitime de ton frère; ce qui ne veut pas dire, tu dois le comprendre, que tu recueilleras cet héritage.--Je comprends qu'on peut trouver un testament dans les papiers de Gaston.--Parfaitement. Cela dit, je remonte à la conviction qui s'est établie en moi que Gaston ne reconnaîtrait pas le capitaine, le jour même où il m'a demandé un modèle de testament. Et cette conviction est, il me semble, basée sur la logique. Tu sais, n'est-ce pas, que l'enfant naturel reconnu n'a pas sur les biens de son père les mêmes droits que l'enfant légitime? dans l'espèce, le capitaine, fils légitime de Gaston, hérite de la totalité de la fortune de son père, fils naturel reconnu il n'hérite que de la moitié de cette fortune, puisque ce père laisse un frère qui est toi. Pour qu'il recueille cette fortune entière, il faut qu'elle lui soit léguée par testament, et ce testament n'est possible en sa faveur que s'il est un étranger et non un enfant naturel reconnu.--Je ne savais pas cela du tout.--N'en sois pas surpris; quand la loi s'occupe des enfants naturels, adultérins ou incestueux, elle est pleine d'obscurité, de lacunes, de trous ou de traquenards, au milieu desquels ceux dont c'est le métier d'interpréter le Code ont souvent bien du mal à se débrouiller. Donc, selon moi, ton frère, faisant son testament, renonçait à reconnaître le capitaine pour son fils.--Et la conclusion de ton raisonnement était que le désir de laisser toute sa fortune au capitaine le guidait.--En effet, la logique conduisait à cette conclusion.--Soupçonnes-tu les raisons pour lesquelles il t'a repris son testament?--Elles sont de plusieurs sortes, mais les unes comme les autres ne reposent que sur des hypothèses.--Puisque tu les as examinées, trouves-tu quelque inconvénient à me les dire?--Nullement.--Tu admets, n'est-ce pas? qu'elles nous intéressent assez pour que je te les demande?--Je crois bien.--Depuis longtemps j'étais habitué à l'idée que Gaston laisserait sa fortune au capitaine, mais ce que tu viens de m'apprendre me montre que les choses ne sont pas telles que je les imaginais, notamment pour la paternité, que je croyais certaine; les conditions sont donc changées.--Après avoir été trop loin dans un sens, ne va pas trop vite maintenant dans un sens opposé.--Je n'irai que jusqu'où tu me diras d'aller. La fortune m'a été trop dure pour que je me laisse emballer; et je puis t'affirmer, avec une entière sincérité, qu'en ce moment même je suis plus profondément ému par le chagrin que me cause la mort de Gaston, que je ne suis troublé par la pensée de son héritage. Certainement je ne suis pas indifférent à cet héritage, sur lequel j'ai bien quelques droits, quand ce ne serait que ceux auxquels j'ai renoncé, mais enfin je suis frère beaucoup plus qu'héritier; fais-moi l'honneur de le croire.--C'est justement sur ces droits dont tu parles que repose une des hypothèses auxquelles je suis arrivé, quand je me suis demandé pourquoi Gaston me reprenait son testament. Je puis te dire que depuis votre rupture je ne suis pas resté sans parler de toi avec ton frère. Dans les premières années cela était difficile, je t'ai expliqué pourquoi: colère encore vivante, rancune exaspérée par les embarras d'argent, échéances des sommes à payer. Mais quand tout a été payé, quand le souvenir des embarras d'argent s'est effacé, ton nom n'a plus produit le même effet d'exaspération, j'ai pu le prononcer, ainsi que celui de ta fille, et représenter incidemment, sans appuyer, bien entendu, qu'il serait fâcheux qu'elle ne pût pas se marier uniquement parce qu'elle n'avait pas de dot.--Tu as agi en ami, et je t'en remercie de tout cœur.--En honnête homme, en honnête notaire qui doit éclairer ses clients, même lorsqu'ils ne lui demandent pas, et les guider dans la bonne voie, vers le vrai et le juste. Or pour moi la justice voulait que vous ne fussiez pas entièrement frustrés d'un héritage sur lequel vous aviez des droits incontestables. Est-ce pour modifier son testament dans ce sens que Gaston me l'a repris? Cela est possible.--Évidemment.--Sans doute; et j'aime d'autant plus à m'arrêter à cette hypothèse qu'elle est consolante, et que sa réalisation serait honorable pour la mémoire de ton frère en même temps qu'elle vous serait favorable. Mais il faut bien se dire qu'elle n'est pas la seule. Si ton frère a voulu modifier son testament, qui sous sa première forme n'était pas en ta faveur, je le crains, et y ajouter de nouvelles dispositions pour te donner à toi ou à ta fille ce qu'il vous devait, il peut aussi l'avoir modifié dans un sens tout opposé, comme il peut aussi l'avoir tout simplement supprimé.--Y a-t-il dans ses relations avec le capitaine quelque chose qui puisse te faire croire à cette suppression?--Rien du tout, et même je dois dire que ces relations sont devenues plus suivies qu'elles n'étaient, quand Sixte a été nommé officier d'ordonnance du général Harraca qui commande à Bayonne, ce qui lui a permis de venir à Ourteau très souvent; j'ajoute encore que ce choix a été inspiré par Gaston qui avait été l'ami du général.(A suivre)Hector Malot.

--N'a-t-il pas fait des recherchés, une enquête?

--Après vingt ans! Sur un pareil sujet! Il est certain cependant qu'il a dû recueillir tous les renseignements qui pouvaient l'éclairer. Mais il est certain aussi qu'ils n'ont pas été assez probants puisque la reconnaissance n'a pas eu lieu. Les choses continuèrent ainsi sans que ma femme et moi nous osions décider qu'elle se ferait ou ne se ferait pas; penchant tantôt pour la négative, tantôt pour l'affirmative. Valentin, en quittant Saint-Cyr, devint officier de dragons et entra plus tard à l'École de guerre d'où il sortit le troisième. Gaston, fier de lui, avait son nom sans cesse sur les lèvres, et, toutes les fois que Valentin obtenait un congé, il venait le passer au château; un père n'eût pas été plus tendre pour son fils; un fils plus affectueux pour son père. Cependant ce fut à ce moment même que j'acquis la certitude que jamais Gaston ne le reconnaîtrait, et voici comment elle se forma dans mon esprit. Tu me trouves sans doute bien décousu, bien incohérent?

--Je te trouve d'une lucidité parfaite.

--Alors je continue. Un jour Gaston me chargea de lui dresser un modèle de testament qu'il copierait. Si réservé que je dusse être avec un client défiant qui avait toujours peur qu'on l'amenât à dire ce qu'il voulait tenir secret, je fus cependant obligé de lui adresser quelques questions. Il me répondit évasivement en se tenant dans des généralités, si bien qu'au lieu d'un seul modèle je lui en fis quatre ou cinq, répondant aux divers cas qui, me semblait-il, pouvaient se présenter pour lui. Quatre jours après, il m'apporta son testament dans une enveloppe scellée de cinq cachets et me demanda de le garder.

--Alors, il a fait un testament?

--Il en a fait un à ce moment; mais, il y a un mois, il me l'a repris pour le modifier, peut-être même pour le détruire, et je ne sais pas s'il en a fait un autre; ce qu'il y a de certain, c'est que je ne suis dépositaire d'aucun, de sorte qu'aujourd'hui tu es le seul héritier légitime de ton frère; ce qui ne veut pas dire, tu dois le comprendre, que tu recueilleras cet héritage.

--Je comprends qu'on peut trouver un testament dans les papiers de Gaston.

--Parfaitement. Cela dit, je remonte à la conviction qui s'est établie en moi que Gaston ne reconnaîtrait pas le capitaine, le jour même où il m'a demandé un modèle de testament. Et cette conviction est, il me semble, basée sur la logique. Tu sais, n'est-ce pas, que l'enfant naturel reconnu n'a pas sur les biens de son père les mêmes droits que l'enfant légitime? dans l'espèce, le capitaine, fils légitime de Gaston, hérite de la totalité de la fortune de son père, fils naturel reconnu il n'hérite que de la moitié de cette fortune, puisque ce père laisse un frère qui est toi. Pour qu'il recueille cette fortune entière, il faut qu'elle lui soit léguée par testament, et ce testament n'est possible en sa faveur que s'il est un étranger et non un enfant naturel reconnu.

--Je ne savais pas cela du tout.

--N'en sois pas surpris; quand la loi s'occupe des enfants naturels, adultérins ou incestueux, elle est pleine d'obscurité, de lacunes, de trous ou de traquenards, au milieu desquels ceux dont c'est le métier d'interpréter le Code ont souvent bien du mal à se débrouiller. Donc, selon moi, ton frère, faisant son testament, renonçait à reconnaître le capitaine pour son fils.

--Et la conclusion de ton raisonnement était que le désir de laisser toute sa fortune au capitaine le guidait.

--En effet, la logique conduisait à cette conclusion.

--Soupçonnes-tu les raisons pour lesquelles il t'a repris son testament?

--Elles sont de plusieurs sortes, mais les unes comme les autres ne reposent que sur des hypothèses.

--Puisque tu les as examinées, trouves-tu quelque inconvénient à me les dire?

--Nullement.

--Tu admets, n'est-ce pas? qu'elles nous intéressent assez pour que je te les demande?

--Je crois bien.

--Depuis longtemps j'étais habitué à l'idée que Gaston laisserait sa fortune au capitaine, mais ce que tu viens de m'apprendre me montre que les choses ne sont pas telles que je les imaginais, notamment pour la paternité, que je croyais certaine; les conditions sont donc changées.

--Après avoir été trop loin dans un sens, ne va pas trop vite maintenant dans un sens opposé.

--Je n'irai que jusqu'où tu me diras d'aller. La fortune m'a été trop dure pour que je me laisse emballer; et je puis t'affirmer, avec une entière sincérité, qu'en ce moment même je suis plus profondément ému par le chagrin que me cause la mort de Gaston, que je ne suis troublé par la pensée de son héritage. Certainement je ne suis pas indifférent à cet héritage, sur lequel j'ai bien quelques droits, quand ce ne serait que ceux auxquels j'ai renoncé, mais enfin je suis frère beaucoup plus qu'héritier; fais-moi l'honneur de le croire.

--C'est justement sur ces droits dont tu parles que repose une des hypothèses auxquelles je suis arrivé, quand je me suis demandé pourquoi Gaston me reprenait son testament. Je puis te dire que depuis votre rupture je ne suis pas resté sans parler de toi avec ton frère. Dans les premières années cela était difficile, je t'ai expliqué pourquoi: colère encore vivante, rancune exaspérée par les embarras d'argent, échéances des sommes à payer. Mais quand tout a été payé, quand le souvenir des embarras d'argent s'est effacé, ton nom n'a plus produit le même effet d'exaspération, j'ai pu le prononcer, ainsi que celui de ta fille, et représenter incidemment, sans appuyer, bien entendu, qu'il serait fâcheux qu'elle ne pût pas se marier uniquement parce qu'elle n'avait pas de dot.

--Tu as agi en ami, et je t'en remercie de tout cœur.

--En honnête homme, en honnête notaire qui doit éclairer ses clients, même lorsqu'ils ne lui demandent pas, et les guider dans la bonne voie, vers le vrai et le juste. Or pour moi la justice voulait que vous ne fussiez pas entièrement frustrés d'un héritage sur lequel vous aviez des droits incontestables. Est-ce pour modifier son testament dans ce sens que Gaston me l'a repris? Cela est possible.

--Évidemment.

--Sans doute; et j'aime d'autant plus à m'arrêter à cette hypothèse qu'elle est consolante, et que sa réalisation serait honorable pour la mémoire de ton frère en même temps qu'elle vous serait favorable. Mais il faut bien se dire qu'elle n'est pas la seule. Si ton frère a voulu modifier son testament, qui sous sa première forme n'était pas en ta faveur, je le crains, et y ajouter de nouvelles dispositions pour te donner à toi ou à ta fille ce qu'il vous devait, il peut aussi l'avoir modifié dans un sens tout opposé, comme il peut aussi l'avoir tout simplement supprimé.

--Y a-t-il dans ses relations avec le capitaine quelque chose qui puisse te faire croire à cette suppression?

--Rien du tout, et même je dois dire que ces relations sont devenues plus suivies qu'elles n'étaient, quand Sixte a été nommé officier d'ordonnance du général Harraca qui commande à Bayonne, ce qui lui a permis de venir à Ourteau très souvent; j'ajoute encore que ce choix a été inspiré par Gaston qui avait été l'ami du général.

(A suivre)

Hector Malot.


Back to IndexNext