Après la somptueuse collation quelques uns des convives se retirèrent, d'autres revinrent au salon, pour entendre la musique et le chant, d'autres encore, les nonchalants fumeurs, se retirèrent dans la petite salle consacrée à la pipe. Ils avaient l'air, ces derniers, de dieux ou de diables siégeant dans les nuages.
Une des jolies femmes venait de chanter en regardant au plafond avec des yeux éveillés qui voulaient paraître rêveurs, elle aborda le jeune ministre.
--Je sais, dit-elle, monsieur le ministre, que vous mettez bravement à exécution votre programme... comment dirai-je? d'économe?... d'économie?... d'économiste?... Je m'y perds dans ces mots-là, et dans cette chose-là aussi. Pourtant, il faut que vous m'accordiez une faveur.
Le ministre la regarda franc dans les yeux.
--Regardez-moi si vous voulez, mais il faut que j'obtienne cette faveur.
--Vous êtes bien impatientes, vous autres, mesdames, quand vous voulez une chose.
--Et vous donc, messieurs, temporisez-vous beaucoup d'ordinaire?
--Vous nous laissez longtemps parfois dans l'antichambre.
--On ne peut pas toujours recevoir.
--On doit toujours recevoir ceux qui nous aiment....
--Non, ceux que l'on aime, peut-être....
--Eh bien! que vous faut-il donc pour être heureuse?
--Mon mari se trouve sans position.... Voyons, ne prenez pas cet air désagréable.
--Ne prenez pas cette adorable figure, vous, madame,... c'est de l'influence indue.
--Mon mari est sans position. Ce n'est point sa faute. Il faut vivre cependant; vous comprenez-ça, M. le ministre. S'il ne trouve rien à faire, il faudra prendre le chemin de l'exil.... J'appelle cela l'exil, moi, l'existence à l'étranger.
--Il serait vraiment regrettable de voir disparaître une des étoiles qui rayonnent sur notre ville.
--Etoile, comète ou planète, elle disparaîtrait bien sûr.
--Je ne puis, cependant, malgré l'extrême envie que j'en aie, vous accorder madame, tout de suite du moins, ce que vous me demandez. La chose est grave. Je m'en occuperai.
--Sérieusement? Vous ne l'oublierez pas?
--Comment l'oublier puisqu'il faudrait vous oublier en même temps?
--Que je serais heureuse!
--D'être oubliée?
--Non, que mon mari ne le fût pas.
Le reste de la nuit s'écoula rapidement, et quand les premières lueurs de l'aube, perçant les vitres des fenêtres, vinrent colorer d'un doux éclat les grands rideaux de damas, la dernière danse déroula ses gracieuses figures et l'orchestre laissa mourir ses accords. La fatigue commençait à éteindre le feu des regards et la pâleur succédait aux teintes roses sur les frais visages de la jeunesse.
Chacun reprit frileusement le chemin de sa maison, trottinant sur les trottoirs glacés.
L'honorable M. Le Pêcheur s'en allait seul, et des paroles sans suite tombaient de ses lèvres serrées par la colère.
--Me préférer un va-nu-pieds!... Elle m'aimera!... Il faut que je l'épouse.... S'il n'était pas riche comme on dit.... Tout de même elle est bien belle.
Quelqu'un le suivait de près, mais il ne s'en apercevait point, tant il était absorbé dans la pensée de mademoiselle Léontine. Il la croyait riche héritière et l'aspect de l'or qu'il voyait scintiller dans ses rêves, l'aiguillonnait comme un éperon, les flancs d'un coursier. La lutte ne lui faisait point peur; au contraire.
Il se trompait cependant. D'Aucheron s'était dit riche et le monde l'avait cru très riche. Sa fortune idéale faisait boule de neige dans le champ de l'imagination.
--Je demande pardon à mon frère l'honorable ministre, dit tout-à-coup l'individu qui le suivait, je demande pardon à mon frère si j'ose lui adresser la parole.
Le Pêcheur se retourna tout surpris et reconnut la Langue muette. Il l'interrogea sans lui parler, d'un mouvement de la tête.
--Je sais, continua l'indien que l'homme illustre à qui je parle veut épouser une belle jeune fille qui pleurait en écoutant le récit de la Longue chevelure, et j'ai bien vu que la jeune fille aimait un autre homme. Plus on persécute l'amour et plus il grandit, c'est comme un feu de la prairie que le vent attise.
--Où veux-tu en venir? demanda Le Pêcheur d'un ton brusque.
--Mon frère l'honorable ministre veut-il me dire s'il épouserait mademoiselle Léontine, quand même elle ne l'aimerait point.
--Pourquoi cette demande?
--L'indien peut être d'un grand secours à l'honorable ministre.
--Comment cela?
--C'est un secret et jamais la Langue muette ne le révélera... mais avant que huit jours soient écoulés, mon frère l'honorable ministre remarquera un changement dans les manières de la jeune demoiselle, s'il a confiance en l'homme des bois et le prend à son service.
--Es-tu sorcier?
--Mieux que cela.
--C'est bien, travaille, agis, va.
--La Langue muette est pauvre et n'est point couvert de diamants comme la Longue chevelure; il aurait besoin de quelques dollars.
--Je te comprends, mon vieux, tu fais dans le chantage.... Au large! Il fit mine de repousser l'indien et continua son chemin.
--Mon frère l'honorable ministre me juge mal, dit la Langue muette.... Je sais un secret terrible, moi, et je pourrai tenir ce que je promettrai.
--Ces sauvages, pensa le ministre, ça parle au diable. Qui sait? Combien te faut-il, face de cuivre?
--Peu de chose; dix piastres pour commencer.
--Pour commencer? Tu promets de bien finir.
--Cela dépendra du succès.
--Viens ici.
Il lui glissa dans la main un billet de dix piastres de la banque de Montréal.
--C'est toujours cela, murmura l'Indien en s'éloignant.
Le notaire Vilbertin, assis devant son bureau chargé de papiers, écrivait d'une façon distraite les paroles sacramentelles d'un acte de vente. Il se dictait tout haut.
Affaire de routine, car sa pensée n'était pas avec lui. Il s'arrêta tout à coup.
--Après tout je suis encore jeune, pensa-t-il.... Et puis, l'âge, qu'est-ce que cela fait? Il y a des jeunes gens qui sont vieux et des vieillards qui sont jeunes. Affaire de tempérament.... C'est un fait, je n'ai pas vieilli depuis dix ans.... Je suis comme à vingt-cinq.
Il se remit à écrire:
«Et le dit acquéreur déclare bien connaître la dite propriété et en être satisfait....
La plume resta le bec dans l'encre.
--Elle est belle, murmura-t-il, oui, elle est belle. C'est drôle comme je me sens troublé....
Il écrivit encore:
«Cette vente est faite à la charge par l'acquéreur de payer, à compter de ce jour et à l'avenir....
--L'avenir!.... l'avenir!.... On fera des objections, je le sais bien. Monsieur Le Pêcheur est entré en guerre lui aussi. Un ministre contre un notaire, c'est le pot de fer contre le pot de terre. N'importe! si l'on entre en danse on dansera.... Vilbertin, tu as deux rivaux devant toi.... Tu n'es ni très jeune, ni très beau, mais tu as de l'argent; l'avantage est de ton côté. Si tu sais manoeuvrer, mon vieux, tu gagneras la partie.... Oui, l'idée de la lutte me réveille.... Comment se fait-il que je l'aie vue tant de fois cette jeune fille et que je ne me sois pas aperçu plus tôt que je l'aimais? Vieux sot! attendre si longtemps. La rose s'est entourée d'épines. On pourrait s'y piquer. N'importe, elle la vaut bien la piqûre.... Allons! soyons âpre à la curée, mais prudent. Pas de bêtise. Mettons nos adversaires sous nos pieds en les comblant de faveurs. L'idée est ingénieuse. Vilbertin, ne fais pas les choses à demi. Elle a voulu former avec moi une société de bienveillance, exploitons la société. Il va m'en coûter cher, mais si l'on ne se refait pas en espèces sonnantes, on se refera d'une autre façon. La petite sera mon obligée et la famille qu'elle protège ne pourra pas prendre les armes contre un bienfaiteur.
Il essuya sa plume, plia ses papiers, les serra dans un casier et se mit à marcher à grands pas dans son bureau. Le sang lui montait à la tête et ses joues rouges paraissaient s'arrondir encore sous leur fiévreuse ardeur.
Il sortit.
--Que l'air est bon! pensa-t-il; je ne vivrais pas dans les climats brûlants. C'est absurde de vivre là. À moins que l'on n'aime point.
Au coin de la rue du Palais il rencontra la Longue chevelure.
--L'amour aveugle, se dit-il en lui-même! Depuis hier, je n'ai songé qu'à elle.... Et pourtant j'ai des intérêts à sauvegarder. Le salut avant tout. Pas l'éternel, l'autre. Sa peau avant sa chemise; c'est vulgaire, mais c'est juste. Au reste, les deux affaires peuvent marcher de front. Donnons notre amour, mais gardons notre argent.
Il monta la rue de la Fabrique, suivit la rue Buade, descendit l'escalier qui conduit à la rue Champlain, puis entra dans le bureau de monsieur D'Aucheron, rue St. Pierre.
D'Aucheron tenait un bureau où l'on transigeait toutes sortes d'affaires. Les deux pieds sur les chenets, il lisait son journal.
--Est-ce que l'on parle de ta soirée? demanda Vilbertin.
--Un excellent compte rendu. Toute une colonne.
--De fait, le succès à dépassé ce que l'on pouvait raisonnablement attendre. L'apparition des sauvages et l'histoire du sioux principalement, ont marqué cette fête d'un cachet tout particulier.
--Cela me pose, Vilbertin, oui cela me pose.
--Certaines gens prétendent que tu n'as pas les moyens de donner ces grands bals, sais-tu ce qu'à ta place je ferais pour leur imposer silence? J'achèterais une maison sur la Grande Allée. C'est le lieu le plus en vogue aujourd'hui. Notre aristocratie y bâtit des palais. Il y a là une superbe demeure à vendre. Je te fournis l'argent. Il faut aller de l'avant ou reculer. Ne recule pas, ce serait perdre tout ce que tu as gagné depuis dix ans.
--Je te dois beaucoup déjà, et si j'allais manquer mon contrat avec le gouvernement.
--Tu ne saurais le manquer avec les influences qui militent en ta faveur.
--Tant que Léontine montrera de la froideur au ministre qui l'adore les spéculations n'avanceront guère.
La causerie fut longue entre les deux amis. D'Aucheron était vaniteux. Il savait que l'on éblouit facilement le monde et que les sots--qui comptent pour un très grand nombre--n'ont d'estime et de respect que pour les choses ou les hommes qui jettent de l'éclat. Le conseil de Vilbertin ne lui déplaisait point. Il disait qu'il songerait, qu'il en parlerait à sa femme. Le notaire, ne voulant pas avoir l'air de le pousser, lui recommanda, de ne pas se hâter et de faire de sérieuses réflexions avant de se décider. Après avoir éveillé des désirs de luxe il faisait semblant de les combattre. C'était une ruse. Toutes les passions se révoltent contre les obstacles. Il lui suggéra aussi d'acheter cette propriété au nom de mademoiselle Léontine, Quand on est dans les affaires on ne saurait être trop prudent.
En sortant de chez son ami, Vilbertin se dit en lui-même.
--Il va mordre à l'hameçon.
Il revint à la haute ville par la côte de la Montagne et malgré le froid, il avait des sueurs au front.
--Il est toujours malaisé de monter, pensait-il.
Rodolphe, grâce à la scène que lui avait faite monsieur D'Aucheron, était rentré de bonne heure chez lui. Il habitait une petite chambre bien éclairée, mais peu chauffée, dans les mansardes d'une haute maison de la rue St. George, près du grand escalier. Il n'avait pas reposé de la nuit. Le dépit, l'inquiétude, l'amour tourmentèrent son âme pendant de longues heures. Le souvenir de Léontine le consolait cependant, et les injures des D'Aucheron ne pesaient guère quand il les mettait en regard de cet ineffable délice. Les D'Aucheron, que pouvaient-ils lui faire? Il s'en moquait bien. C'est vrai; mais ils s'irriteraient contre leur fille à cause de ses résistances, et peut-être, pousseraient-ils la vilenie jusqu'à la maltraiter. Voilà ce qu'il faudrait empêcher. Comment l'enlever à son existence fastueuse cependant?... Est-ce aimer véritablement une personne que de l'obliger à renoncer à ses habitudes de bien-être? Il ne pourrait pas, lui, satisfaire toutes ses exigences, et qui sait? elle finirait peut-être par se lasser des privations qu'elle aurait à subir. N'est-ce pas une folie pour un garçon pauvre de se faire aimer d'une jeune fille riche?... Pourtant elle était si bonne!... On pouvait avoir confiance.
Toutes ces pensées le tenaient éveillé. Il s'endormit à l'heure où le jour se levait.
Les incidents de la soirée de madame D'Aucheron furent cause de bien des émotions, la plus surprise, la plus troublée, la plus inquiète de toutes les personnes qui s'y trouvaient fut bien madame D'Aucheron elle même. Elle avait fait un grand effort pour reprendre une apparente tranquillité, mais l'orage grondait toujours au fond de son coeur, et rien ne pouvait dissiper le sombre nuage qui l'enveloppait.
--Ces récits d'enlèvement, de brigandage, d'assassinat, disait-elle à son mari, me font une impression des plus douloureuses; J'aurais mieux aimé que ces indiens ne fussent pas venus. Rien que les voir me fait peur maintenant.... Sont ils partis?
Monsieur D'Aucheron se moqua de ses vaines frayeurs et prétendit que ce n'était qu'un jeu des nerfs.
Léontine, s'étant mise au piano, jouait des motifs aimés de Rodolphe et chantait des vers pleins de tristesse et d'amour. Le chant et la musique sont les expressions de la douleur comme de la joie.
Madame D'Aucheron pensait:
--Elle ne l'oubliera pas aisément son Rodolphe. Il faut qu'elle l'oublie cependant. Plus que jamais son mariage avec monsieur Le Pêcheur est nécessaire. On ne touche pas à la belle mère d'un ministre.
--Ma Léontine, dit-elle, tu vas être raisonnable, n'est-ce pas? tu vas obéir aux voeux de ton excellent père, de ta petite mère qui t'aiment tant; tu vas consentir à devenir madame Le Pêcheur.... Voyons, sois soumise et le bon Dieu te bénira....
La pauvre enfant ne répondit pas, mais ses doigts tremblants s'arrêtèrent sur les touches d'ivoire et la douce romance finit dans un soupir.
Madame D'Aucheron allait continuer quand la servante lui dit qu'un indien désirait la voir.
--Un indien! fit-elle avec terreur, non, je ne reçois point; je suis malade.... Dites que je suis malade, et que je ne puis voir personne....
La servante obéit.
--Mon Dieu! comme vous voilà pâle, petite mère, qu'avez-vous donc? demanda Léontine....
--Rien, ce ne sera rien.... Je vais me reposer un peu.
Elle se leva pour sortir du salon. La servante apparut de nouveau.
--L'indien insiste, madame. Il dit qu'il reviendra tantôt, demain, tous les jours s'il le faut.
--Est-ce la Longue chevelure, demanda Léontine? Vous savez? ce beau sauvage avec de grands cheveux noirs et des diamants.
--Non, mademoiselle, ce n'est pas celui-là.
--Ce n'est pas la Longue chevelure?... répéta madame D'Aucheron, qui se remit un peu.
--Non, madame, j'en suis bien certaine.
--Peut-être, après tout, que je pourrais recevoir. Pourvu qu'il ne demeure pas trop longtemps.... Eh bien! faites-le entrer.
Des pas retentirent dans l'escalier. Un individu que nous connaissons déjà se présenta dans le salon. C'était la Langue muette.
--Tiens! pensa madame D'Aucheron, mon indien. Il vient me présenter ses hommages. Il a vraiment du goût et il est bien élevé.
La Langue muette salua poliment. On lui indiqua un siège. Il s'assit en roulant dans ses mains dont il ne savait que faire, soncasquede chat sauvage. Il avait l'air abasourdi. C'était bien la première fois qu'il se trouvait seul dans un salon aussi somptueux. Il demeura quelques instants sans parler.
--J'espère que vous ne regrettez pas d'être venu à notre soirée, demanda madame D'Aucheron.
--A ta soirée? oh non! l'on ne le regrette pas.
--Pourtant, reprit Léontine, il me semble que vous ne vous être guère amusé....
--Guère amusé...? Oh! oui, l'on s'est bien amusé.
--Laissez-vous bientôt Québec?
--Laisser bientôt Québec? l'on ne sait pas.
--Il est assez laconique, pensa la jeune fille. Il est bien nommé Langue muette.
--La Longue chevelure est-il parti? demanda madame D'Aucheron.
--La Longue chevelure? oh! non, pas encore parti, oh! non.
--Quand part-il?
--La semaine qui vient.... ou plus tard.
--Ne serait-il pas aussi intelligent que je croyais, se dit-elle? C'est sans doute la gêne.
Après une vingtaine de minutes d'une conversation par questions et par réponses, l'indien se leva pour sortir. Madame D'Aucheron, tout à fait remise de ses terreurs, s'avança vers la porte du salon pour le reconduire.
--Vous reviendrez nous voir avant de partir? dit-elle.
--Avant de partir? oh! oui. On reviendra demain, après demain, et encore....
Elle fit un pas en arrière et parut surprise.
--L'indien voudrait te voir seule, ajouta Sougraine....
--Pourquoi?
--Parce qu'il a bien des choses à te dire, vois-tu.
--Vous? mais qui êtes-vous? Je ne vous ai jamais vu.
Elle s'était remise à craindre.
--Demain l'indien te fera souvenir. L'indien n'oublie pas, lui. Il est comme l'oiseau qui revient à son nid quand la neige s'en va.
Le piano remplissait le salon de ses accords et Léontine n'entendait rien. La Langue muette sortit et madame D'Aucheron rentra dans sa chambre en proie aux plus vives inquiétudes.
Quand Rodolphe se fut rasé, lavé, peigné, cravaté, il était bien près de midi.
--Quelle absurdité, pensa-t-il, que de transformer le jour en nuit! On y perd son temps et sa santé. Heureusement que cela ne m'arrive pas souvent..... Je vais dîner avec ma tante et ma cousine, pour les voir d'abord, ces deux charmantes personnes, et pour savoir comment a fini cette soirée....
Il fit comme il disait.
--O mon cher cousin, s'écria la jeune Ida, quand elle le vit entrer, quel dommage que tu sois parti si tôt! tu aurais entendu un récit bien intéressant! La Longue chevelure est cet indien sioux qui sauva la vie à ton père et à ses compagnons, dans les Montagnes Rocheuses, il y a vingt ans.
Quelqu'un frappa; le silence se fit. C'était le notaire qui entrait. Madame Villor ne le connaissait pas. Ce n'est pas elle qui s'occupait de chercher des logements ou d'aller payer les termes. Elle était d'une santé fort délicate et ne sortait guère. Ida, sa fille, et l'instituteur se mettaient de bon coeur à son service et géraient fort bien les petites affaires de la maison.
--Je vous demande pardon si je suis indiscret, madame, fit Vilbertin en saluant profondément, mais j'ai cru vous faire plaisir en vous apportant cette quittance.
Il tendait à sa locataire un papier soigneusement plié.
Madame Villor prit le papier et le parcourut des yeux.
--Mon loyer est payé jusqu'au premier de mai! dit-elle, toute surprise.
--Jusqu'au premier de mai, madame.
--Est-ce M. Duplessis?...
--Non, non, c'est moi... que diable! il faut faire un peu de bien si l'on veut se sauver...... C'est peu, mais c'est cela. Et plus tard..... on verra. Je ne dis rien; cela dépendra....
Il essayait de rire, le notaire; l'effort était visible.
Madame Villor, les larmes aux yeux, se confondait en remerciements. Rodolphe se joignit à elle pour féliciter le généreux notaire. Ida pensait qu'il était bien bon, ce gros homme dont on avait tant peur.
--Vous n'étiez donc pas sérieux, l'autre jour monsieur le notaire, quand vous nous menaciez de nous mettre dehors? demanda cette dernière.
Le gros Vilbertin, un peu décontenancé, répondit cependant:
--Bah! un moment d'humeur, une parole sans réflexion. J'ai comme cela des mouvements brusques, mais c'est l'écorce qui est rude. Le coeur n'est pas mauvais. Tenez, pour vous prouver que je ne déteste point mes semblables, et que je fais ma petite somme de bien comme les autres, j'ai cherché comment je pourrais venir en aide à monsieur Rodolphe que voici, votre neveu, madame, et l'objet de votre plus tendre affection, après mademoiselle votre fille, cela se comprend.
--Et puis, qu'avez-vous trouvé? demanda Rodolphe un peu sceptique?
--Aimeriez-vous à vivre à la campagne?
--Je me plais beaucoup à la campagne. La vie des champs a ses délices. C'est une vie calme comme la nature qui vous entoure. Les pensées y sont douces, les passions, tendres. On y est plus ignoré, moins envié par conséquent. On y vit de peu. Le luxe insensé des villes n'a pas encore pénétré partout. Pour celui qui n'a point trop d'ambition, qui ne recherche point les plaisirs enivrants, qui sait lire dans les oeuvres de Dieu, il y a vraiment du bonheur à demeurer loin des villes.
--Vous avez la sagesse d'un vieillard, docteur, répliqua le notaire, et vos goûts révèlent un jeune homme vertueux. Un de mes amis qui demeure à Notre-Dame-des-Anges, tout en m'annonçant, hier, la mort du médecin de l'endroit, me demanda si je ne connaissais pas quelqu'un qui pût le remplacer. La clientèle serait considérable. Je vous engage à prendre la chose en considération.
--Notre-Dame-des-Anges ou ailleurs, cela importe peu. La campagne est à peu près la même partout. Au reste, il y a, comme distraction, la pêche et la chasse. J'avoue que je suis du nombre de ces imbéciles qui se tiennent avec patience au bout d'une perche de ligne, pendant des heures entières, pour attendre qu'un innocent poisson vienne s'accrocher à l'hameçon. Ce qui fait que la chose est agréable, c'est qu'on ignore le butin que le lac ou la rivière nous réserve. L'homme est ainsi fait que rien ne l'amuse comme d'ignorer ce qui l'attend et de pouvoir espérer toujours ce qu'il n'aura jamais.
--Alors je vous conseillerais d'aller vous établir en ces lieux. Vous aurez un vaste champ pour exercer votre art et vos talents, et vous recueillerez, j'en suis sûr, une excellente moisson de dollars.
--Et tu pourras te marier bientôt, Rodolphe, ajouta madame Villor.
Le notaire fit une grimace dont personne ne comprit la signification.
--Il est bon, continua-t-il, de ne point se hâter trop en ces matières. C'est pour longtemps qu'on se marie. Je crois, du reste, qu'il est important de mettre le pain sur la planche avant d'aller chercher des marmots pour le manger.
--A Notre-Dames-des-Anges, reprit madame Villor, c'est là que demeuraient Sougraine et Elmire Audet dont la fuite, il y a vingt trois ans, fit joliment du bruit.
--J'étais jeune alors, dit le notaire, et je ne me souviens guère de cela. Est-ce que réellement cette affaire fit beaucoup de bruit?
--Beaucoup. Vous comprenez? un enlèvement et un meurtre....
--Un meurtre? êtes-vous bien sûre qu'il y eut un meurtre?
--La rumeur le disait.... Il est vrai qu'on doit ne se fier que peu à la rumeur.
--Avez-vous connu Sougraine, vous, madame Villor?
--Oui! il a passé deux ans à Lotbinière. Sa femme était d'une extrême habileté, et nulle part on n'a vu rien de joli comme les chapeaux qu'elle façonnait. Avec des écorces de frêne teintes des plus belles couleurs, elle imitait toutes les fleurs de la nature. Ils avaient deux enfants, deux petits garçons.
--Vous avez demeuré à Lotbinière, madame Villor? reprit le notaire, sans avoir l'air d'attacher d'importance à la réponse.
--Oui, monsieur; ma famille restait près du domaine. La famille Houde. Je suis la soeur de Léon Houde qui se trouvait au nombre des voyageurs surpris par les sioux dans les Montagnes Rocheuses. Pauvre Léon! il est mort des suites des blessures qu'il reçut alors.... Rodolphe est son fils.
--Vraiment! Ah! mais.... savez-vous que cela m'intéresse fort....
Votre mère vit-elle encore? monsieur Rodolphe?
--Non, elle n'a pu survivre à son malheur, reprit Rodolphe, et ma bonne tante a pris soin de moi; je suis devenu son fils....
--J'aurais bien voulu, dit madame Villor, prendre aussi la petite fille, mais je n'étais pas riche et j'ai dû conseiller à ma belle-soeur de la placer à l'hospice, avant de mourir.
--Ah! il y avait une petite fille? vous avez donc une soeur, M. Rodolphe?
--Pas du tout, monsieur le notaire, c'est une petite fille indienne que mon père avait apportée, l'enfant de son sauveur.... paraît-il....
--Mais je ne savais pas cela, moi! exclama Ida....
--Tu l'as sans doute oublié, car j'ai dû en parler devant toi, répondit madame Villor.
Trois petits coups furent alors frappés à la porte, et un beau vieillard entra. C'était le curé.
On le connaissait bien et il connaissait tout le monde, les pauvres surtout. Il prit le siége qu'on lui présentait et s'assit sans dire un mot, lui qui abondait en paroles gaies et détestait le silence en dehors de son oratoire. Il éprouvait certainement une surprise. Madame Villor, en femme d'esprit, se hâta d'ouvrir un champ à la conversation.
--C'est en vérité une bonne journée pour moi, fit-elle: la visite de mon neveu qui m'apporte toujours un rayon de joie, la visite de mon propriétaire qui me remet gracieusement le prix de mon loyer, la visite de mon curé qui, j'en suis certaine, va me dire de bonnes paroles.
Le curé se tourna vers le notaire.
--Comment, monsieur Vilbertin, vous êtes assez bon pour remettre à madame Villor le prix de son loyer.
--Jusqu'au premier de mai prochain, répondit le notaire en s'inclinant respectueusement.
--Ecoutez maintenant les rumeurs de la rue et fiez-vous donc aux gens, continua le curé! J'avais appris que madame Villor allait être mise sur le pavé et je venais lui offrir des consolations.
--Monsieur le curé, répondit l'excellente femme, si vous ne m'aidez pas à pleurer, vous m'aiderez à bénir la Providence et à remercier comme il le mérite ce bon M. Vilbertin.
--Non, ce n'est pas la peine, dit Vilbertin, l'air tout confus, ce que je fais n'est pas grand'chose.
--Monsieur le notaire, dit le curé, vous avez comme le prêtre, par votre état, de nombreux moyens de faire du bien aux malheureux.
--Oui, monsieur le curé, vous avez raison, cent fois raison, et je commence à voir le meilleur côté de ma profession, le côté qui en fait une espèce de sacerdoce.
--Monsieur le curé, dit Rodolphe, je vais peut-être aller me fixer à Notre-Dames-des-Anges.
--Notre-Dame-des-Anges, c'est dans le comté de Portneuf, sur la rivière Batiscan, ah! je connais parfaitement cette paroisse. J'ai été à la pêche maintes fois dans les lacs et les rivières d'alentour... le lac des sables, le lac Français, la rivière à Pierre, la rivière Tawachiche. La plus belle truite que j'aie prise en ma vie, ça été dans le lac Masketsy. On péchait sur uncajeu, à la mouche....Quelle belle pêche! C'est le malheureux Sougraine qui nous avait conduits. Nous sommes entrés dans sa cabane, au bord de la rivière, à deux milles de l'église. Il pêchait bien la truite, le malheureux! c'est dommage qu'il se soit mis à faire une pêche moins innocente. J'ai vu aussi cette jeune fille, Elmire Audet, dont l'enlèvement a fait tant de bruit! et Clarisse Naptanne, la femme de Sougraine, une grande et grosse micmacque, laide, sale, hargneuse, toujours la pipe à la bouche, souvent le verre à la main... Et, comme ça, tu vas aller demeurer à Notre-Dame-des-Anges?
--C'est M. Vilbertin qui me le conseille.
--Il ne faudrait pas tarder, ajouta Vilbertin, les bonnes paroisses sans médecin se font rares.
La conversation roula pendant quelque temps sur différents sujets, et le notaire, prétextant des affaires pressantes, reprit le chemin de son bureau. En s'en allant il songeait:
--Trente piastres de perdues.... pour le moment, du moins, mais plus tard, on ne sait pas. Il est bon d'obliger des gens qui peuvent devenir vos juges ou vos accusateurs.... Trente piastres... Dans tous les cas, on peut fort bien élever le prix des loyers, au printemps, et reprendre sur dix locataires ce que l'on donne à l'un deux. Vilbertin, tu n'es pas un sot.... Et puis, il faut qu'il s'éloigne mon rival.... mon rival! C'est la première fois de ma vie que je prononce ce mot menaçant.... L'absence tue l'amitié. On a beau dire, il faut se voir souvent pour s'aimer longtemps. Les amoureux sont unis par une chaîne quand ils sont près l'un de l'autre, par un fil quand ils sont éloignés. Je vais peut-être me fourrer dans un guêpier. Attention! Tout de même le bien trouve toujours sa récompense. Je viens de faire une bonne action.... et me voilà dédommagé au centuple. Tu as su des choses qui te regardent de près, mon brave Vilbertin. Qui m'aurait dit que j'avais pour locataire la soeur de Léon Houde?.... Elle me paraît avoir bonne mémoire....
Et le gros notaire, allant à pas courts et drus sur les trottoirs glissants, s'entretenait ainsi avec lui-même, parlant parfois tout haut comme pour se mieux entendre.
Le curé ne pouvait comprendre quelle grâce efficace avait touché l'avare notaire. Il admirait les voies mystérieuses que le Seigneur connaît pour aller aux âmes les plus endurcies, et trouvait un nouveau motif de publier sa bonté. Le Seigneur ne lui garda pas rancune de sa méprise.
Rodolphe se livrait aux espérances les plus douces. Il se voyait avec sa jeune amie, dans une charmante maisonnette, sous les grands arbres chargés de chants et de murmures, loin du tumulte de la ville, loin des regards jaloux. Et qui sait? plus tard il descendra peut-être, à son tour, dans l'arène politique. Mais, par exemple, jamais il ne transigera avec sa conscience. Ce n'est pas lui qui vendrait ses convictions pour les deniers de Judas. Il était trop profondément chrétien. Or les hommes d'une foi vive sont les seuls qui ne se heurtent point à ces pierres d'achoppement que la politique sème sur tous les chemins.
Il partirait dans quelques jours pour aller visiter cette paroisse où son existence allait peut-être s'écouler. Il voulait revoir Léontine, d'abord, pour lui demander conseil, et s'assurer que cette vie nouvelle au milieu de la solitude ne lui serait point trop désagréable.
Ida fut chargée de porter un billet à son amie. C'est elle qui était la messagère de leurs amours. Les rencontres des jeunes fiancés se faisaient d'ordinaire à la promenade, sur la rue St-Jean, à quatre heures de l'après-midi. La rue St-Jean, si elle pouvait parler!.... Ne craignez rien, amoureux de tous les âges, de toutes les formes, de tous les genres et de toutes les conditions, elle ne redira jamais les secrets qu'elle entend alors que vous marchez serrés l'un contre l'autre, par couples interminables, depuis la porte jusqu'à la barrière, et au delà, sous les arbres épais de la banlieue; elle ne dira jamais rien, si ce n'est au poète qui, du reste, devine tout, et au romancier qui a le droit de tout savoir.
Le vieil instituteur et sa femme, assis à la porte du poèle bourdonnant, causèrent aussi de la brillante soirée de madame D'Aucheron.
--O quel étalage de luxe! disait le père Duplessis, quelle dépense! "Mais bah!Savonne bien:le savon a été pris à crédit." Voilà comment va le monde: Pendant que les uns gaspillent dans de vains plaisirs l'argent qu'ils amassent facilement, les autres mendient un morceau de pain; pendant que les uns chantent, dansent, se divertissent, les autres pleurent et grelottent près d'un foyer sans chaleur. Il est bon d'être témoin de la folie des riches, cela nous fait aimer les pauvres. Je me demande parfois, disait-il encore, ce qu'il en adviendrait de tous ces gens heureux si les déshérités de la terre n'avaient pas pour se consoler les promesses de la religion. L'esprit de révolte germerait dans les coeurs, la haine soufflerait sur le monde, l'envie relèverait sa tête de vipère, et, le moment favorable venu, toute l'armée des misérables se précipiterait sur les classes aisées. Ce serait le partage du butin après la bataille du luxe et de la vanité contre l'indigence incrédule ou impie. Cette bataille et ce partage épouvantables arriveront bientôt si les apôtres de la libre pensée continuent leur oeuvre diabolique.
--Le croirais-tu? ajouta le vieux professeur à sa femme, Madame D'Aucheron m'a refusé, pour les pauvres de la St. Vincent de Paul, les restes de son festin de Sardanapale.--Amenez-ici quelques affamés, m'a-t-elle répondu, et je leur donnerai à manger.--Comme s'il était bien aisé de transporter ainsi des gens qui n'ont pas même de vêtements pour se protéger contre le froid. N'importe, je vais lui en amener, et plus qu'elle ne voudrait.
Le renard est bien fin, mais celui qui le prend est encore plus fin.
Les indiens s'étaient rendus auprès des ministres. Ils voulaient de nouveau vivre en bourgade, à leur guise. Ils auraient leur conseil, régleraient leurs affaires sans l'intervention des blancs. Ils demandaient aussi une réserve assez considérable. La chose était prise en sérieuse considération.
Après l'entrevue, l'honorable Le Pêcheur avait accosté la Langue muette.
--Eh bien! as-tu agi? qu'as-tu fait?
--On n'a pas pu voir madame D'Aucheron seule; sa fille était là, l'indien ne pouvait pas lui dire de s'en aller.
--Prends garde à toi; si tu m'as trompé pour avoir de l'argent, tu ne m'échapperas pas.
--On le sait bien. Un ministre, c'est tout puissant.
--Quand retournes-tu chez monsieur D'Aucheron?
--On y va, là, tantôt.
Une heure ne s'était pas écoulée qu'il se dirigeait vers le haut de la rue St. Jean. Il pensait, la tête basse:
--Il ne faut pas que l'indien se prenne dans son piège.... Allons avec prudence et sans bruit. Le serpent qui rampe est plus à craindre que le serpent qui relève la tête.... Si le moyen ne réussissait pas comme on l'espère!... Elle est riche, elle a de puissants amis.... L'indien est pauvre et personne ne le protégera. Il sera poursuivi partout; on n'aura point pitié de lui. Quelle vie misérable il mène! Comme elle est heureuse, elle! Non, cela n'est pas juste, cela ne peut pas durer plus longtemps. Il faut qu'on ait de l'argent, que l'on vive à l'aise. Si elle ne veut pas tendre la main à l'indien son frère, elle verra ce qu'il peut faire.
Il rencontra, sans les voir, Rodolphe et Léontine qui marchaient lestement épaule contre épaule, l'air tout joyeux. Ils se vengeaient des souffrances de l'autre jour et bâtissaient avec des rayons leur château de Notre-Dame-des-Anges.
Il entra. Madame recevait, bien malgré elle cependant.
Le préambule fut court.
--Le sioux a raconté, l'autre soir, commença-t-il, une histoire qui t'a bien impressionnée, hein?
--C'est vrai. Je suis sensible, voyez-vous, très sensible, et nerveuse, oh! très nerveuse, répondit, avec assez d'assurance, madame D'Aucheron.
--Avais-tu peur que la jeune fille fût dévorée par le feu de la prairie?
Madame D'Aucheron ne répondit pas immédiatement.
--Le danger était grand, dit-elle enfin, et son lâche compagnon n'avait pas le courage de mourir avec elle,... avec elle qui avait tout trahi, tout abandonné pour le suivre.
A son tour l'indien resta muet. Après un assez long silence il reprit.
--On serait curieux de savoir où elle est cette jeune fille.
Madame D'Aucheron fit un mouvement des épaules.
--Tu ne pourrais pas le dire? recommença-t-il.
--Moi?... comment voulez-vous?... Est-ce que je l'ai connue?...
--Ecoute donc! cette jeune fille qui est ici avec toi, ce n'est pas la fille de ton mari, hein?
Madame D'Aucheron fut un peu surprise de cette question brutale. Elle crut cependant que l'indien ne voulait pas dire ce qu'il disait.... Il n'était pas familier avec la langue française. Elle répondit:
--Ni la fille de mon mari ni la mienne....
--Oh! elle doit être la tienne, affirma le sauvage.
--Vous oubliez que vous êtes chez une femme respectable et que vous n'avez pas le droit de la questionner, fit madame D'Aucheron avec dignité.
--L'Indien, va! ne connaît pas beaucoup les usages du monde.
--Eh bien! apprenez que vous faites là un vilain métier.
--L'indien peut bien te demander, il me semble, si ta fille est la fille de ton mari.
--C'est de l'insolence!
Elle se leva; Sougraine aussi. Il s'approcha d'elle.
--Voyons! dit-il, la jeune fille qui suivit Sougraine avouait qu'elle serait mère, hein?
--Vos paroles sont inconvenantes; retirez-vous.
--Elle s'est séparée de l'Abénaqui aux Montagnes Rocheuses? continua Sougraine.
--Demandez à ceux qui le savent.... Sortez, vous dis-je.
--Elle est revenue, le sioux l'a dit, et son enfant doit être quelque part, hein?
--Qu'est-ce que cela me fait?
--Si cela ne te fait rien, cela fait quelque chose à l'indien.
Et de la main il se touchait la poitrine afin qu'elle comprît bien qu'il s'agissait de lui même.
--A vous? balbutia-t-elle.
--Ah! oui... à moi.
Il tendit la main comme pour l'arrêter, car elle se retirait.
--Ne me touchez pas! dit-elle.
Elle tremblait. Elle pressentait un coup de foudre et n'osait plus parler. Elle sentait que chaque mot hâtait un fatal dénoûment.
--Je suis fatiguée, reprit-elle; je vous laisse.
--Attends donc, répliqua l'indien, on va parler de Sougraine.
Un frisson parcourut tout le corps de la jolie femme.
--De grâce, laissez-moi; vous reviendrez.
--Tu l'as connu?
Elle le regarda fixement pendant une seconde et devint blanche comme le marbre.
--Regarde bien, va! continua Sougraine, et dis si tu ne reconnais plus sous la vieillesse ridée de l'indien, la jeunesse de l'homme que tu as aimé l'autrefois?...
Madame D'Aucheron jeta un cri et tombant à genoux les mains jointes....
--Pour l'amour de Dieu, supplia-t-elle, Sougraine, ne me perdez point! ne trahissez point la femme qui fut coupable pour vous plaire! Oh! pitié! pitié!...
Sougraine la regardait d'un oeil curieux et un sourire méchant plissait le coin de sa bouche.
--Ne dites rien, mon bon Sougraine, je vous en conjure, ne dites rien à personne. On ne sait pas qui je suis, voyez-vous. J'ai changé mon nom autrefois.... Mon mari ignore tout. S'il allait savoir! Oh! de grâce! soyez bon, Sougraine, et souvenez-vous de notre amour passé.... Montrez-vous généreux; vous aurez votre récompense, oui vous l'aurez grande, je vous le promets.
--On va faire des conditions, répondit l'indien, avec un flegme désolant.
--Quelles conditions voulez-vous faire? Parlez! parlez vite, je serai généreuse. Vous verrez que je serai généreuse.
--Sougraine est pauvre et tu es riche, toi....
--Je ne suis pas aussi riche qu'on le dit; non je ne suis pas riche, mais je te donnerai de l'argent, Sougraine; oui je t'en donnerai, et tu vivras sans travailler le reste de tes jours; mais tu t'en iras, n'est-ce pas? tu iras loin, vivre tranquille... vivre heureux..... Ici, tu ne serais pas à l'abri toi-même. Tu sais, la justice veille toujours.
--Oh! oui, on le sait, mais on veille aussi. Sougraine n'est pas coupable après tout. Et puis, il n'a rien à perdre... qu'une vie de peines et de misères.
--Combien faut-il que je vous donne pour que vous partiez?
--Oh! l'on n'est pas prêt à partir. En attendant, il lui faudrait bien cent dollars.
--Cent dollars! c'est beaucoup.... comment les trouverai-je, moi?... Je vendrai des bijoux, s'il le faut.... Vous les aurez, mais, partez, allez loin.
--Partir? aller loin? Ecoute, il faut que ta fille... qui est peut-être la fille de l'indien....
Madame D'Aucheron fit un geste solennel.
--Il faut qu'elle épouse le ministre, tu sais. L'indien a promis cela,... et, tu comprends, il y tient; cela peut le sauver, et toi aussi.
--Je le désire de tout mon coeur, répondit madame D'Aucheron... mais elle aime un jeune médecin et ne veut entendre parler de nul autre.
--A toi de lui faire comprendre cela, écoute! sinon....
Il sortit, emportant un bon à compte sur les premiers cent dollars, et tout fier du succès de ses démarches.