Madame D'Aucheron rentra chez elle en chantant. Léontine qui attendait son retour à la maison, se leva vivement et courut au devant d'elle. Elle crut d'abord que tout avait tourné pour le mieux, et que sa mère était véritablement au comble de la joie. Elle reconnut bientôt son erreur.
La malheureuse femme fit quelques pas en cadence, puis éclata de rire. Elle rit longtemps de ce rire nerveux, hébété qui fait tant de mal à entendre.
Alors Léontine se mit à pleurer. Elle devinait un nouveau malheur. La pauvre folle se regarda dans une glace et, après avoir salué son image, se mit à lui parler.
--C'est toi qui es Elmire Audet, dit-elle; une belle coureuse, en vérité, une belle fille, oui, qui rougit de sa mère et ne veut pas la faire manger à sa table. Tu seras punie, un jour, et c'est moi, madame D'Aucheron, moi la riche, la belle madame D'Aucheron, qui t'apprendrai à courir les bois... Ne raisonne pas! Insolente, tu te moques de moi! tu répètes mes paroles, comme un perroquet, tiens! attrape!...
Et, du revers de sa main, elle frappa d'un vigoureux coup la glace qui tomba en éclats sur le tapis soyeux.
Léontine tout effrayée appela.
Monsieur D'Aucheron qui se trouvait dans une pièce retirée n'avait rien entendu. En entendant la cri poussé par Léontine il se précipita vers le salon. Sa femme ne le reconnut point. Elle regardait sa main ensanglantée. Elle s'était blessée en frappant la glace.
--C'est vous, monsieur qui m'avez mordu, dit-elle, et elle se précipita sur lui.
Il voulut lui parler avec douceur pour la calmer. Rien n'y fit: elle s'irritait de plus en plus et vociférait des paroles incohérentes. Il tenta de l'intimider et la poussa violemment sur un fauteuil. Elle se releva comme une tigresse et, ne pouvant l'atteindre parce qu'il se mettait à l'abri derrière les meubles, elle déchira ses vêtements en lambeaux. Alors, un sentiment de pudeur, le dernier qui meurt chez la femme, lui revint tout à coup et elle se cacha derrière une porte.
La servante avait couru chercher du secours. Des voisins arrivèrent. Ils triomphaient peut-être au fond du coeur, mais ils paraissaient fort touchés de ce qui se passait. Madame D'Aucheron fut enfermée, les mains solidement liées, et des Soeurs de Charité vinrent en prendre soin, en attendant qu'on la conduisît à l'hospice des aliénés.
Les jurés avaient répondu "non coupable" et Sougraine, mis en liberté, était sorti au milieu des applaudissements de la foule. Le peuple, naturellement honnête et droit, a toujours peur de voir la justice humaine faire fausse route, et l'innocent subir la peine due au coupable. Il veut que l'accusé soit élargi lorsque le crime n'est pas irrévocablement attesté.
Sougraine fut pendant quelques jours comme abasourdi par la commotion qu'il avait éprouvée.
A la prostration succéda je ne sais quel réveil joyeux, comme un rayon de soleil après l'orage. Il est si bon de se sentir plein de vie après avoir vu le fossoyeur chercher l'endroit où il creuserait notre fosse! de n'avoir plus rien à redouter de ceux-là mêmes qui pouvaient nous perdre d'une seule parole! de dire que l'on a, comme les autres, sa place au soleil, et que personne n'osera nous déranger.
Il reparut donc, le vieil abénaqui, heureux et triomphant, dans nos rues encore pleines de rumeurs. Tout la monde le regardait avec curiosité. On se détournait pour le voir marcher de son pas lent et mesuré, le corps légèrement penché en avant, avec ce balancement léger commun à l'homme des bois et à l'homme de la mer. Lui, il élaborait un nouveau projet. Il voulait avoir sa fille, mademoiselle Léontine, car il la croyait bien son enfant. Il la donnerait ensuite à qui il voudrait. Rien n'appelle le succès comme le succès. Il venait d'échapper à l'échafaud, il ne devait pas s'arrêter en si beau chemin; la fortune allait devenir son esclave. Il se le promettait. La chance grise comme la déveine, et fait faire les mêmes folies.
Le notaire paraissait d'une gaieté folle depuis quelques jours. Il fredonnait, chantait presque sans cesse dans son étude ordinairement si calme. Il serrait la main à ses clients, leur racontait des anecdotes pour les faire rire, les laissait sortir sans les faire payer plus que de raison. Et puis, par moments il s'arrêtait, la figure enflammée, l'oeil ardent, la bouche entr'ouverte voluptueusement. Il voyait quelque chose de divin, que personne ne pouvait deviner. Une forme svelte, gracieuse, pleine d'amoureuses provocations, se balançait dans un rayon de lumière devant lui, comme une feuille de rose sur le souffle qu'elle parfume. Il voyait Léontine.
Qui l'empêcherait d'être à lui, maintenant? La Longue chevelure n'était plus à craindre; le jeune ministre jouait le rôle d'un ennemi, presque d'un persécuteur; le médecin Rodolphe ne serait pas de force à lutter, le voulût-il; mais il n'oserait pas, ce jeune homme sans fortune, affronter le scandale et se marier avec une fille élevée par une coureuse de sauvages. Il triomphait de cet effondrement pitoyable de la famille D'Aucheron; il allait édifier son bonheur, sur ces ruines qu'il avait désirées.
Il frémissait, et ses lèvres charnues jetaient des souffles de feu...
--Dès qu'ils apprirent le malheur qui était venu fondre sur Léontine, leur amie, Rodolphe et sa cousine se hâtèrent d'accourir. L'entrevue fut des plus touchantes et des plus douloureuses. Les deux jeunes fiancés, dans cette immense affliction, ressentirent le besoin de se rapprocher davantage, de s'unir plus intimement. Quand l'ouragan se déchaîne sur la prairie, les petits oiseaux cherchent un refuge dans l'arbre voisin et se serrent l'un contre l'autre, sur la branche feuillue que le souffle impétueux agite et dépouille.
Vilbertin tout à sa passion, fit de nouvelles ouvertures à son ami D'Aucheron. Mais celui-ci, depuis qu'il s'était agenouillé dans l'église, sous la main de Dieu qui le châtiait, ne voyait plus le monde comme auparavant. Toute chose lui paraissait vaine et rien ne le touchait plus. Il se reposait dans l'indifférence, en attendant peut-être qu'il se lançât avec une nouvelle ardeur dans une autre direction.
Il ne se souciait plus d'imposer ses volontés à la jeune fille ni d'intervenir dans ses amours. Vilbertin le menaça.
--Tout m'est égal, maintenant, répondit D'Aucheron. La ruine matérielle n'est rien à côté de l'autre.
Vilbertin ne lâcha point prise. Rien n'est tenace comme un jeune amour dans un coeur vieux. Il imagina un moyen qu'il crut irrésistible pour obtenir la jeune fille et devenir le maître de ses destinées. Il dit à Sougraine son père.
--Mademoiselle Léontine est votre fille, n'est-ce pas?
--Je n'ai pas de preuves certaines, mais madame D'Aucheron me l'a donné à entendre:
--Vous allez la réclamer; je paierai les frais. Adressez-vous aux tribunaux. Allez trouver D'Aucheron d'abord, et demandez-lui d'être raisonnable. S'il refuse pas de pitié. Je le ruine. Il me doit tout ce qu'il possède. Quand il n'aura plus d'argent, et en conséquence plus d'amis, il ne sera plus en état de supporter les frais d'un procès et sera condamné d'avance.
Sougraine, sans se demander pourquoi, fit comme le voulait le notaire, son fils.
Mais il rencontra une résistance absolue de la part de M. D'Aucheron.
Alors il revendiqua publiquement mademoiselle Léontine comme sa fille. Ce fut un nouvel appât jeté à la curiosité publique. Les journaux promirent à leurs lecteurs de les tenir au courant de l'intéressant procès. On se disait cependant:
--Comment cela se fait-il? madame D'Aucheron, dans son témoignage, a parlé d'un garçon, et non pas d'une fille.... Il est vrai que la folie commençait....
Mademoiselle Léontine était tombée dans une profonde mélancolie. Elle n'osait plus sortir car la honte de celle qui lui avait servi de mère retombait sur sa tête. Elle songeait à mourir. Oh! la, mort, comme elle est douce et bien venue parfois!.... Elle songeait aussi à entrer au couvent. Une autre mort. La mort au monde et à ses plaisirs.... mais aussi à ses amertumes et à ses déceptions. Elle rentrerait au couvent pour s'y enterrer sous les voûtes saintes où l'on chante des cantiques à la louange du Seigneur, où l'on prie avec ferveur, où l'on pleure sans amertume. Il n'était pas raisonnable qu'elle fît porter à un homme aimé, le poids de ses chagrins et de ses humiliations.... Non, cela serait un crime.... Le procès lui avait révélé une chose étonnante, mais qui la réjouissait un peu: Le notaire Vilbertin était peut-être son frère.... Il ne la poursuivrait plus de ses amoureuses instances....
Elle fut effrayée de cette autre persécution qui la trouvait sans défense. L'homme en qui elle avait instinctivement placé une confiance absolue, sans savoir trop pourquoi, la Longue chevelure, paraissait lui-même sans espérance et sans ressources. Les armes dont il comptait se servir pour frapper les ennemis de sa jeune protégée, venaient de se rompre dans ses mains, et la victoire lui échappait. Le vieil instituteur et sa pieuse femme conseillaient le couvent, comme le refuge naturel des âmes aimantes que le monde persécute et que le sauveur appelle à lui. D'Aucheron qui se trouvait seul et sentait le besoin d'être aimé, soutenu, encouragé, la suppliait de ne point l'abandonner. Au milieu de ces cruelles perplexités, battue comme une algue légère par la fureur des flots, la jeune fille tournait souvent les yeux vers la retraite de l'amour pur et des âmes chastes. Le couvent lui envoyait des rayonnements mystiques qui l'éblouissaient, des bouffées de parfums célestes qui l'enivraient. Elle y devinait une paix complète, inaltérable. C'était le port calme et sûr après la tempête. Elle y verserait des larmes silencieuses en songeant à celui qu'elle aime... qu'elle aimera toujours... Dieu le permettrait, car il a aimé lui-même jusqu'à la mort. Bien des âmes vont à Dieu par la voie douloureuse; c'est la plus sûre. Elle irait à lui par cette voie.
Elle demanda son entrée chez les soeurs de la Charité. Ses premières années s'étaient écoulées dans cette maison; elle y avait puisé les germes de ces douces vertus qui s'épanouirent ensuite au milieu des plaisirs du monde. Son retour sous le toit sacré fut salué avec joie. Ses adieux à Rodolphe furent longs, pénibles, douloureux. Elle faillit un instant faiblir dans sa décision devant les vives instances du jeune homme.
Cependant Sougraine faisait des recherches, sérieuses pour prouver qu'il était le père de Léontine. Il avait parfois des doutes dans la réussite, mais comme le résultat du procès ne pouvait le mettre dans une condition pire, il donnait tête baissée dans l'aventure.
Le notaire intenta une poursuite contre son ex-ami D'Aucheron, et la fortune surfaite du brasseur d'affaires s'écroula en un jour aux yeux du public ébahi.
Le Pêcheur se dit en apprenant cela:
--Sapristi! je l'ai échappé belle...
Le jour ne se faisait pas sur la légitimité des prétentions de Sougraine, et Vilbertin commençait à craindre qu'il ne fût plus possible de faire sortir la jeune fille du couvent où elle venait de se réfugier. Il entrait dans des fureurs subites à la pensée de cette proie tant convoitée qui lui échappait. Son mécontentement se manifestait de mille manières, et les malheureux, qui avaient affaire à lui, se retiraient fort rudoyés. Il se vengeait en multipliant les ruines autour de lui. Il voulait que tout le monde souffrît, et le métier de bourreau lui révélait des délices qu'il ne soupçonnait pas auparavant.
Cependant la jeune postulante fut amenée devant la cour pour rendre témoignage de ce qu'elle connaissait. Elle était plus belle encore avec sa capeline blanche et sa robe de bure. Ses yeux toujours baissés ne laissaient guère apercevoir la rougeur que les pleurs avaient laissée après la perte de son bonheur. Elle dut avouer que madame D'Aucheron, un jour, avait fait comprendre à Sougraine qu'elle, Léontine, était leur fille à tous les deux.
Après cet important témoignage, on crut que Sougraine avait gagné sa cause.
Un vieux prêtre d'une paroisse éloignée se présenta alors devant le juge.
--J'ai vu par les journaux, dit-il, que l'on serait heureux d'avoir des renseignements sur un enfant né l'on ne sait où, d'une fille nommée Elmire Audet, il y a vingt trois ans. J'ai baptisé un enfant dont la mère portait ce nom, et dont le père était un indien du nom de Sougraine. Voici le registre.
Il y eut un grand murmure de surprise dans le palais d'audience.
Le vieux prêtre fut assermenté comme témoin et l'extrait de baptême fut alors lu comme suit:
Nous soussigné prêtre, curé de la paroisse de St. Jean d'Iberville avons ce jourd'hui, le 5 juillet 18... baptisé un enfant du sexe masculin, né le même jour, d'une fille nommée Elmire Audet et d'un père inconnu.
Parrain, Jean-Louis Martel.
Marraine, Jeanne-Marie Laliberté.
Mais, M. le curé, observa le juge, vous saviez le nom du père de l'enfant, puisque vous dites que c'est Sougraine, et vous ne l'avez pas enregistré cependant.
--Je ne le savais que par ouï dire.... La jeune fille perdit connaissance et devint folle. Elle venait des Montagnes Rocheuses. Ceux qui se trouvaient avec elle durent la laisser dans l'une de nos charitables familles et continuer leur chemin. Sa folie dura plusieurs mois. Quand elle fut capable de se lever, elle ne se souvenait plus de rien. Elle se rendit à Lowell, dans les Etats. Son enfant est resté dans la maison où il est né. L'excellent citoyen qui l'a élevé est ici, il rendra témoignage si vous le désirez....
Alors le curé s'étant retiré, un beau vieillard à la barbe blanche, au sourire doux, se présenta. Il embrassa l'Evangile avec respect, après l'avoir pris de sa main tremblante.
Il déclina son nom et dit:
--J'ai élevé, en effet, un enfant étranger né dans ma maison, comme M. le curé vient de le dire. C'était un petit garçon. Il y a vingt-trois ans de cela. J'avais dix autres enfants, mais n'importe! il lui fallait une place au soleil, à cet enfant. Puisqu'il était venu, il fallait voir pourquoi. Je l'ai fait instruire un peu. Il a fait son chemin. Il a pris mon nom qui n'est pas beau mais qu'on porte honnêtement. Il s'appelle Jean-Baptiste-Oscar Le Pêcheur. L'honorable Oscar Le Pêcheur, monsieur le juge...
Il y eut un tel étonnement dans la salle d'audience que, pendant dix minutes, toute procédure fut interrompue. Cependant cet incident mettait fin à la cause, et Sougraine, qui n'était pas le moins étonné, se proposa d'aller sans délai renouveler connaissance avec l'honorable ministre son enfant.
Le père le Pêcheur s'était imposé une rude tâche en venant rendre témoignage dans cette affaire Sougraine-D'Aucheron. Il n'avait jamais, avant ce jour-là, révélé à son fils le secret de sa naissance. Il fallait éviter l'humiliation à ce déshérité. Le jeune homme apprit de ses petits compagnons, cependant, cette chose pénible que la charité lui cachait avec soin. Les petits compagnons, dans leurs colères d'un moment, sont d'implacables bourreaux. Ils l'appelaient: bâtard. Il demanda à ses parents ce que signifiait ce mot qu'on lui lançait, comme une flèche acérée, pour le braver. Il ne le sut pas d'abord. On lui donna des explications qui n'expliquaient rien du tout. Cependant il finit par le comprendre ce mot cruel, il finit par la savoir cette chose humiliante... Mais il ne connut jamais le nom des auteurs de ses jours. Il songeait maintenant, depuis qu'il était devenu un homme important, à retrouver sa mère, si elle vivait encore. Il y mettait de la vanité. Il pensait en souriant: Il faut qu'elle dise: ô felix culpâ.... l'heureuse faute que j'ai faite....
Le bonhomme Le Pêcheur avait suivi le procès de Sougraine avec un intérêt que l'on comprend aisément. Il s'était bien ému du triste sort de madame D'Aucheron, mais il s'était réjoui de voir que son fils adoptif n'aurait rien à souffrir des scandaleuses révélations. Il resterait inconnu. Il n'en était plus ainsi aujourd'hui; c'est l'enfant lui-même qu'on voulait retrouver, et, en face d'une erreur possible et d'une grande injustice en voie de s'accomplir, le brave homme n'hésita plus. Il descendit à Québec. Le jeune ministre fut enchanté mais surpris de le voir. Le bonhomme ne voyageait plus depuis des années. Il demeurait tranquille au coin de son humble foyer, laissant rouler le monde d'ornière en ornière.
--Quel bon vent vous amène, père? avait dit le ministre en serrant la main du vieillard.
--Des choses sérieuses, mon enfant...
--Quoi donc?.... Venez-vous chercher une réponse à votre lettre de l'autre jour. En vérité j'ai tant d'occupations que j'oublie mes devoirs envers vous: Je vous prie de me pardonner...
--Ce qui est fait est fait. Il faut affronter le péril, maintenant, et marcher droit au but. Au reste, tu n'es pas responsable de ta naissance, et l'on juge un homme d'après son mérite, aujourd'hui, non pas d'après la valeur de ceux qui l'ont engendré.
--Je parie que vous venez me révéler, sans que je vous le demande, le secret que vous m'avez toujours caché lorsque je vous ai interrogé.
--C'est vrai, mon enfant, c'est vrai, fit le vieillard tout tremblant.
--Eh bien! parlez, je suis fort. Je puis tout entendre sans broncher.
--J'en doute, mon enfant... j'en doute.
--Vraiment! vous m'effrayez, parlez vite. J'aime mieux en finir tout de suite.
--Eh bien! mon cher... ta mère... était... Elmire Audet... et ton père, Sougraine l'indien.
Le ministre bondit en jetant une clameur.
--Si j'avais pu te voir plus tôt, ajouta le vieillard, ce qui nous afflige maintenant ne serait peut-être pas arrivé; mais il m'a été impossible de sortir la semaine dernière. Je ne voulais pas faire écrire. Des lettres, ça parle à tout le monde; il n'y a qu'à les interroger. Puis, notre maîtresse d'école est jeune; il faut respecter son ignorance... son innocence, je veux dire.
Le jeune ministre n'entendait guère les réflexions du père Le Pêcheur. Il repassait dans son esprit les incidents qui s'étaient produits depuis quelques semaines, et regrettait la position qu'il avait prise à l'égard de madame D'Aucheron. Il s'était vengé de sa mère... Tout se fût si bien arrangé, si mademoiselle Léontine n'eût pas tant fait la difficile. Madame D'Aucheron serait encore une femme respectée. Sougraine aurait été facilement désintéressé, moyennant finances, son prestige et sa fortune, à lui, n'auraient fait que grandir; il aurait continué à recueillir les hommages et les félicitations de tout le monde.... Au lieu de cela, la folie d'une femme qu'il devait reconnaître publiquement pour sa mère, la ruine financière d'un homme auquel il devait tous les égards, et, sur le front de son père, la tache indélébile que laisse toujours une accusation capitale... Et c'était à cause de Rodolphe Houde que tout cela arrivait... Il se rencontre donc des hommes qui nous apportent toutes sortes de calamités. Si on les connaissait d'avance il faudrait les écraser comme des vipères. Quand on les devine ils nous ont mordu. Il sentait qu'il était injuste envers Rodolphe, mais dans son irritation il mettait un certain plaisir à déchirer l'innocence.
Tout à coup il se prit à rire.
--Mais tout n'est pas perdu, fit-il. Personne encore ne sait le nom de mes parents, n'est-ce pas?
--Je crois bien, en effet, que chez nous, personne, excepté le curé, ne se souvient du nom de ta mère.
--Alors pourquoi parleriez-vous? que venez-vous faire ici? retournez à la maison discrètement et les choses vont s'arranger. Le monde ne s'en portera pas plus mal parce qu'il ne saura ni le nom de mon père ni celui de ma mère.
--Ecoute, mon garçon, si tu étais seul en cause on resterait muet. On comprend aisément qu'il ne serait pas légitime de briser une existence comme la tienne, de t'apporter, dans tous les cas, des déboires et des humiliations pour satisfaire les caprices d'un homme qui t'a mis sur la terre, comme on jette une graine dans un champ étranger, sans se soucier qu'elle germe ou périsse, mais il y a une question de justice envers une autre personne: Il ne faut pas que mademoiselle Léontine prenne ta place et boive le calice que tu refuses de boire...
--Bah! des scrupules... On sait qu'elle est une enfant trouvée, elle... qu'importe le nom de ses parents?
--Le curé est venu; il saurait toujours bien remplir son devoir, lui, si j'étais assez lâche pour forfaire au mien.
Le vieillard secouait ses longs cheveux blancs et des rayons de vertu indignée illuminaient sa belle figure.
--Alors, vite, que cela finisse. Puisque le calice ne peut s'éloigner de moi, je le boirai.
Le jeune ministre passait vite d'un sentiment à un autre. Il était mobile comme une vague, malin comme un diable, capricieux comme un lutin. Il se rendit chez D'Aucheron pendant que son père adoptif se dirigeait vers le palais de justice. Il prenait les devants. Il dit en riant, à tous ceux qu'il rencontra, le secret qui lui faisait tant de mal. Personne ne voulut le croire. Il était anxieux de voir sa mère. Il regrettait bien d'avoir été dur à son égard et de s'être réjoui de son humiliation. La faute retombait sur sa tête. Il est toujours mal de se réjouir des malheurs des autres. On ne sait pas ce qui nous attend. S'il avait su qu'elle était sa mère, il se serait mis entre elle et la main brutale du destin. Le soufflet n'eût pas été pour elle. Enfin, il était trop tard et toutes les réflexions, tous les regrets, tous les reproches ne serviraient de rien.
Madame D'Aucheron le reconnut. Elle se portait beaucoup mieux; la crise était passée et le danger d'une folie irrémédiable s'éloignait de plus en plus. Ceci avait lieu pendant le procès même, le dernier jour, au moment où le père Pêcheur rendait témoignage. Personne ne connaissait donc encore le redoutable secret. Le jeune ministre était un peu dans l'embarras. Il ne savait pas s'il devait, par des phrases adroites, préparer madame D'Aucheron à la grande surprise qui l'attendait, ou se jeter dans ses bras en l'appelant sa mère. Il la regardait fixement, doucement, et lui, toujours froid, léger, badin, sceptique, il sentait des larmes mouiller ses paupières... Une mère, voyez-vous, ce n'est pas une femme comme une autre. Il y a dans son amour quelque chose qui n'est pas de la terre.
--Vous pleurez, monsieur, dit madame D'Aucheron... vous avez donc du chagrin, vous aussi?
--C'est de joie, répondit le jeune ministre... je ne suis plus orphelin... j'ai retrouvé ma mère...
--Votre mère?... vous l'aviez perdue?...
--Je l'ai retrouvée, s'écria-t-il, en enveloppant de ses bras la pauvre femme tout étonnée, c'est vous... c'est vous!... je suis l'enfant que vous avez mis au monde en revenant des Montagnes Rocheuses, à St. Jean d'Iberville, il y a vingt trois ans!
Madame D'Aucheron poussa un cri, puis fondit en larmes...
Monsieur D'Aucheron, qui entrait au même instant, vit le jeune ministre et sa mère serrés l'un contre l'autre dans un étroit embrassement... Il ne savait rien encore. Le sang reflua vers son coeur, il pâlit, la colère s'alluma dans son âme. Il était armé.
--Misérables! s'écria-t-il.
Un éclair jaillit et le garçon d'Elmire Audet roula sur les tapis soyeux, comme une fleur qui se détache de sa tige.
Madame D'Aucheron se leva tout effrayée, toute désespérée. Elle était belle à voir dans sa douleur de mère...
--Mon enfant! s'écria-t-elle! mon fils!.... Vous me l'avez tué!... Ah!... tuez-moi! tuez-moi, je vous en prie!...
Puis elle se jeta sur le corps ensanglanté du jeune ministre, s'efforçant de le rappeler à la vie, par les paroles les plus douces que les lèvres d'une mère puissent prononcer...
Il ne l'entendait plus; il était mort.
D'Aucheron, terrifié, regardait debout, immobile, le lamentable spectacle...
Alors quelques amis se présentèrent. Le procès venait de se terminer et ils accouraient annoncer à D'Aucheron que M. Le Pêcheur était l'enfant de sa femme. Ils s'arrêtèrent stupéfiés en face du tableau sanglant que présentait le salon.... D'Aucheron raconta ce qui venait de se passer. Madame D'Aucheron criait toujours:
--Mon enfant! mon fils!... ah! tuez-moi!...
C'était vraiment une scène à fendre l'âme, et tout le monde se mit à pleurer. On apprit dans la ville la mort tragique de l'honorable M. Le Pêcheur en même temps que le secret de sa naissance...
Le printemps arrivait avec ses brises tièdes, ses volées harmonieuses d'oiseaux voyageurs, le murmure des eaux qui reprenaient leurs courses vagabondes, les épanouissements des boutons sur les branches, les effluves d'amour dans les airs ensoleillés. La Longue chevelure songeait maintenant à retourner dans les lointaines contrées d'où il venait. Il irait revoir encore l'humble tombeau de sa femme dans les solitudes des Montagnes Rocheuses. Il voulut avant son départ, se rendre à St. Raymond pour dire adieu à la maison hospitalière de Rodolphe. Le jeune médecin se livrait à l'étude avec une ardeur de plus en plus grande. L'amour de la science, le désir de savoir, la noble ambition de protéger la vie de ses semblables le consolaient un peu de l'amour perdu et du bonheur envolé. Il cherchait l'oubli de sa peine dans le travail et le bien, comme d'autres le cherchent dans le mal et l'oisiveté.
Madame Villor sentait ses forces revenir. Le printemps la ramenait comme il ramène tout. Un soir, tout à coup, elle recouvra complètement l'usage de la parole. Ce furent des cris de joie dans la famille. On remercia le Seigneur à genoux. La Longue chevelure entra un instant après. Il leva les mains au ciel et poussa une exclamation de surprise en voyant la malade s'approcher et lui souhaiter le bon jour.
--Dieu s'est montré miséricordieux envers moi, dit-elle; il est juste, et c'est vous, sans doute, que sa bonté veut atteindre. Asseyez-vous là, je vais vous parler de votre enfant.
Leroyer se prit à trembler comme s'il eût été saisi de frayeur. C'était la joie et l'espérance.
--Vous le savez, continua Madame Villor, je suis la soeur de Léon Houde, l'un des voyageurs que vous avez autrefois arrachés à la mort. Il fut blessé en défendant votre femme. Les sauvages jetèrent votre petite fille dans un torrent et lui, malgré leurs clameurs et leurs flèches, il se précipita et réussit à la sauver. Il l'apporta à son foyer. Il y avait une somme considérable dans les langes de l'enfant; il confia cette somme à un notaire de ses amis, pour qu'il la fît fructifier. Elle fut perdue. Mon frère mourut peu de temps après et sa femme le suivit aussitôt dans la tombe. La petite fille fut envoyée dans un hospice. Ce fut le docteur Grenier, un ami de mon défunt mari, qui se chargea de la conduire à Québec et de la mettre entre les mains des soeurs de la Charité. C'est-à-dire non, ce n'est pas lui-même qui la porta chez les Soeurs, mais un de ses parents, un homme de la plus haute respectabilité, m'a-t-il assuré, alors, en toute franchise. Sachant la petite dans un couvent, sous l'oeil des bonnes soeurs et de Dieu, je n'ai plus eu d'inquiétudes à son sujet et,... je dois l'avouer, je ne m'en suis pas occupée davantage. Si j'avais su!... Si j'avais pu prévoir!...
Elle s'arrêta suffoquée par les émotions.
--Mon enfant! ma petite Estellina, disait la Longue chevelure, dans son transport, vais-je enfin la retrouver?... j'ai peur! j'ai peur qu'elle fuie encore, qu'elle fuie toujours, comme l'oiseau dont le nid a été détruit par la foudre!... Et moi qui m'en allais désespéré!... Ah! mon âme a manqué de confiance en Dieu....
Madame Villor alla prendre, dans une petite boîte en fer blanc verni, un papier qu'elle remit au siou.
--Un jour j'ai reçu ce billet, dit-elle, voulez-vous le voir?
Leroyer prit le papier d'une main tremblante et se mit à lire:
Madame,
Vous êtes la soeur d'un homme qui fut mon ami, c'est à vous que je demanderai pardon, puisque cet homme et sa digne femme ne sont plus. Je serai bref, car mes forces s'en vont. Je vais mourir... je me meurs.... Les 5,000 dollars de la petite indienne n'ont pas été perdus, comme je l'ai faussement attesté; je les ai gardés... j'ai chargé mon gendre de tout remettre à l'enfant, si on la trouvait, capital et intérêts. A l'enfant, ou aux siens, ou aux hospices de la charité.... Voyez à ce que mes volontés dernières soient exécutées. Mon gendre se nomme Louis Sougrain... que Dieu me fasse miséricorde!...
Il n'y avait pas de signature. Un oubli du mourant.
--Sougrain! Sougrain! disaient toutes les personnes.... Il faut que ce soit Sougraine, le notaire Sougraine.... Si c'était lui? Vilbertin?...
La Longue chevelure regarda madame Villor d'une singulière façon.
--Vous êtes désireux de savoir, devina-t-elle, si les volontés du mourant ont été accomplies. L'héritier du notaire infidèle est parti pour les Etats-Unis peu de temps après la mort de son beau-père. Il a méprisé les prières du mourant. Il a gardé l'argent sans doute....
--Le notaire Vilbertin est riche, très riche, observa Rodolphe....
Madame Villor reprit:
--Au moment où je me proposais de vous révéler ce que vous venez d'entendre, j'ai reçu cet autre billet. J'ai eu peur, car la première lettre n'étant pas signée, ne pouvait me servir de preuve. La peur m'a causé le mal que vous savez, et dont le Seigneur m'a enfin délivrée.
Ce nouveau billet, c'était la lettre menaçante que l'on a vue déjà. Elle venait de Vilbertin. Il savait, le rusé notaire, que son beau-père avait écrit à la soeur de Léon Houde pour lui déclarer ses dernières volontés et lui demander pardon. C'est cet écrit que le mourant lui avait montré. Il croyait bien faire, il donna l'éveil au coquin qui laissa le pays immédiatement.
--Il est certain, dit Rodolphe, que Sougrain, Sougraine et Vilbertin ne sont qu'une seule et même personne. Allons le voir. Le misérable, il faudra bien qu'il parle.
--C'est vrai, soupira la Longue chevelure, mais tout cela n'a rapport qu'à l'argent et m'intéresse peu. C'est mon enfant que je veux retrouver.... ma pauvre Estellina!
Le même jour une voiture s'arrêtait à la porte de l'étude de maître Vilbertin. Le cheval était essoufflé, chaud, enveloppé d'une buée de vapeur tiède. Il avait dévoré le chemin. C'est que Rodolphe et la Longue chevelure avaient hâte d'arriver. Le notaire ouvrait la porte pour mettre dehors son ex-ami D'Aucheron.
--Va-t-en au diable! criait-il, et crève comme un chien!
D'Aucheron était ruiné. Il partit pour ne jamais revenir. On dit qu'il est aujourd'hui dans un ermitage, en pays étranger. Il aurait cherché auprès de Dieu des consolations que le monde ne sait point donner. Il ne fut pas mis en accusation pour le meurtre de M. Le Pêcheur. L'erreur était évidente....
Disons tout de suite, puisque nous arrivons au terme de notre récit, que madame D'Aucheron est entrée, après le départ de son mari, chez les pénitentes du Bon Pasteur. Elle est un modèle de douceur et de soumission. Rien ne pourrait l'arracher au refuge béni où la tempête l'a poussée.
Pourquoi ces naufragés de la vertu trouvent-ils un port où s'abriter, pendant que tant d'autres sont engloutis tout à coup, dans les abîmes?... Secret de Dieu. Pourtant la miséricorde du Ciel est infinie et sa justice est éternelle.... Mais on ne sait pas le secret des coeurs, les rayonnements de la Foi dans l'ombre, la puissance de la prière. Il se fait, en faveur de certaines âmes, un travail mystérieux et puissant qui échappe à notre attention, mais non pas à l'oeil de Dieu....
Sougraine, effrayé des coups qui frappaient ses enfants, effrayé de la solitude qui se faisait autour de lui, pleurant ses fautes inutiles ou ses espérances effondrées, prit sa carabine fidèle et s'enfonça dans les forêts.
Rodolphe et son compagnon entrèrent chez le notaire Vilbertin. Le notaire ne leur offrit pas de sièges. Il leur demanda rudement ce qu'ils désiraient.
--Mon enfant! répondit brusquement le siou.
--Je ne vous comprends pas, répliqua le notaire, un peu décontenancé.
--Vous êtes M. Louis Sougraine dit Vilbertin? reprit l'indien.
--Oui. Et vous, vous êtes la Longue chevelure dit Leroyer?...
--Et le père d'une petite fille dont vous détenez la dot injustement et contre la volonté sacrée d'un mourant.
Ce fut un coup de foudre. Le notaire ne s'attendait pas à cela. Pourtant il ramassa ses forces et voulut lutter.
--J'ai des preuves, reprit la Longue chevelure et je vais vous faire rendre gorge. Si vous avez oublié les recommandations de votre beau-père, je vous en ferai souvenir....
--Connaissez-vous le misérable qui a écrit ce papier? demanda à son tour Rodolphe, en dépliant le billet que l'on connaît déjà.
--Non, répondit le notaire, je ne le connais pas.
--Vous faites mieux d'avouer, continua Rodolphe, on ne vous laissera pas en paix, et l'on retracera bien le chemin que vous avez fait pour dépister les recherches.
--Votre beau-père vous connaissait sans doute, car il a bien pris ses précautions.... repartit le siou. Il a chargé quelqu'un de vous surveiller et de vous forcer à faire la restitution qu'il ne pouvait plus faire, lui; mais ce que je veux, c'est mon enfant, ajouta-t-il avec douceur; je n'ai nul besoin de l'argent que vous avez reçu, je ne veux pas qu'il en soit question, je suis riche, très-riche.
Le notaire essaya de nier encore, mais devant les promesses formelles de la Longue chevelure et de Rodolphe, qu'il ne serait nullement inquiété au sujet de l'argent s'il aidait à retrouver l'enfant; devant l'espérance d'arracher encore quelque chose à la reconnaissance du généreux indien, il consentit à parler.
--J'ai passé quelques mois aux Etats-Unis, avoua-t-il, et je suis ensuite venu demeurer à Québec. Je ne me suis jamais occupé de l'enfant... je ne dis pas où elle est... je ne l'ai jamais vue...
--O mon enfant! mon enfant! soupirait la Longue chevelure... si je la trouve, je vous récompenserai bien.
La notaire était presque ému. Il pensait.
--Comme cela tourne bien! Après tout, l'argent console de l'amour quelquefois... Si je pouvais l'oublier, elle, je serais encore heureux... L'oublier! l'oublier!...
Rodolphe dit:
--Si nous allions voir le père Duplessis, c'est un homme de bons conseils....
--Je le veux bien, répondit Leroyer. Venez avec nous, monsieur Vilbertin.
Le père Duplessis était en tête à tête avec Horace, un gai compagnon des âges passés qui ne vieillit pas. Il fut enchanté de la visite, enchanté, mais presque stupéfait. Ce qui l'étonnait, c'était de voir ensemble Rodolphe et le notaire. Après tout, se dit-il,sage ennemi vaut mieux que fol ami.
Le jeune docteur prit la parole et annonça la guérison de sa tante, puis il exposa ce qu'elle avait raconté au sujet de la petite fille de la Longue chevelure. Il fut assez délicat pour ne pas faire allusion à l'argent. Le notaire était tout surpris d'une si haute indulgence; il n'en suait pas moins à grosses gouttes, tant il avait peur.
--Attendez donc! fit Duplessis, attendez donc!... est-ce que...? Ah! par exemple, ce serait bien drôle....
Et sa figure honnête s'illuminait des rayons de l'espoir.
La Longue chevelure éprouvait des tressaillements indicibles et s'enivrait de ses paroles comme d'une liqueur généreuse.
--Le docteur Grenier, de Lotbinière, reprit le vieillard, en regardant profondément dans le passé, c'est à moi qu'il a confié une petite fille... oui c'est à moi....
--A vous? s'écrièrent les visiteurs au comble de l'étonnement.
--A moi-même, oui, il y a bien vingt et un ou vingt-deux ans de cela.... Grenier, c'était mon cousin. J'ai porté la petite, le même jour, chez les Soeurs de la Charité.... Je n'ai seulement pas demandé d'où elle venait.... Grenier l'apportait c'était suffisant.... Il est bon d'être un peu curieux parfois.... La curiosité n'est pas toujours un défaut.
De terribles émotions bouleversaient l'âme de la Longue chevelure pendant ces paroles du vieux professeur.
--Allons vite à l'hospice de la charité, s'écria-t-il, allons vite....
--Sans doute qu'on y va courir, répliqua le père Duplessis. Il faut la retrouver, la petite... il le faut.... Imaginez un peu!... Je prends mon carnet.... Tout y est, l'arrivée, le mois, le jour.... On a fait les choses régulièrement.... Si j'avais su.... Mais: "avant de juger de tout il faudrait tout connaître. Soyons tranquilles pourtant, quand Dieu donne le mal il donne aussi le remède."
Ils partirent tous quatre en voiture, le siou, Rodolphe, le notaire et le père Duplessis. En allant ils étaient d'une gaieté folle. Arrivés dans le parloir du couvent, Duplessis, qui était bien connu, demanda à voir la Supérieure. Elle s'empressa d'accourir.
--Il y a vingt et un ans, commença-t-il, on a confié à la charité de votre maison, une petite fille de quelques mois, pensez-vous qu'il soit possible de la retrouver?
--Je n'étais pas supérieure alors, répondit la religieuse, en souriant, et je n'étais pas ici, même; mais on peut retrouver cette enfant, je crois, si elle n'est pas morte. Avez-vous quelqu'indication qui nous aiderait à la reconnaître?
--Non, rien, dit le vieux professeur, si ce n'est la date précise de son entrée.
--C'est quelque chose mais c'est peu, répliqua la religieuse. On la retrouvera cependant si elle peut être retrouvée, continua-t-elle; je vais ordonner les recherches.
Elle sortit.
La Longue chevelure ne pouvait, la première émotion passée, se défendre d'une vague et pénible crainte. Si elle était morte, son enfant.... Si l'on ne pouvait la retrouver?...
La supérieure ne fut pas longtemps absente. On entendit, dans les grands couloirs vides, ses pas empressés. C'était comme des coups de marteau dans le coeur du père infortuné. Elle revenait. La porte s'ouvrit.
--Mon Dieu! soupira Leroyer, que va-t-elle m'apprendre?...
La bonne religieuse souriait.
--Elle sourit, pensèrent les quatre hommes, la nouvelle est bonne; on va revoir la petite... qui doit être grande.
--Eh bien? fit la Longue chevelure, d'une voix à peine intelligible à cause de l'émotion.
--Elle est retrouvée, répondit la supérieure.
--Retrouvée!
Ce fut le cri qui s'échappa des quatre poitrines.
La Longue chevelure leva les mains au ciel:
--Mon Dieu, soyez béni! dit-il... soyez béni!... béni!...
Rodolphe avait des larmes plein les yeux; le notaire comptait ce que l'heureuse trouvaille pouvait lui rapporter; Duplessis pensait, lui:quand Dieu envoie le jour, c'est pour tout le monde.
--Où est-elle? demanda la Longue chevelure, où est-elle?....
--Ici même, répondit la religieuse; elle nous a laissées pendant longtemps, mais elle est revenue au bercail.
--Ici! répétèrent à la fois Leroyer, Duplessis, Rodolphe et le notaire.
--La voici! fit la supérieure en ouvrant la porte.
Léontine apparut.
--Ma fille?... elle?... s'écria la Longue chevelure en se précipitant les bras ouverts au devant de la jeune postulante.
Il la pressa longtemps sur son coeur débordant d'ivresse.
--Léontine! Léontine! disait Rodolphe, et il était fou de surprise et de bonheur.
--Elle! Elle! rugit le notaire.... Ah! si j'avais su!... si j'avais su!...
Le père Duplessis pensait: "Ce ne sont pas les grandes choses qui sont belles, ce sont les belles choses qui sont grandes."
--Ma fille! mon Estellina! disait le siou, ah! comme je t'aime!... Il n'était pas vain cet instinct qui me poussait à te protéger.... Ah! comme je t'aime!...
La jeune postulante, tenant ses bras enlacés autour du cou de son père, pleurait, pleurait.
--Je ne vous quitterai plus, dit-elle enfin.
--O mon enfant, répondit la Longue chevelure, voici l'homme que tu ne quitteras plus, car il sera ton époux.
Il montrait Rodolphe.
--Malédiction! hurla le notaire.
Et il tomba sur le parquet comme une machine qui se brise. L'apoplexie l'avait foudroyé.
Prologue.--Les deux fugitifs.
Première partie.--Un bal chez Madame D'Aucheron.
Deuxième partie.--La Langue muette et la Longue chevelure.
Troisième partie.--Les assises criminelles.