The Project Gutenberg eBook ofL'apparition : romanThis ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.Title: L'apparition : romanAuthor: Lucie Delarue-MardrusRelease date: September 15, 2023 [eBook #71658]Language: FrenchOriginal publication: Paris: Ferenczi, 1921Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'APPARITION : ROMAN ***
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.
Title: L'apparition : romanAuthor: Lucie Delarue-MardrusRelease date: September 15, 2023 [eBook #71658]Language: FrenchOriginal publication: Paris: Ferenczi, 1921Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
Title: L'apparition : roman
Author: Lucie Delarue-Mardrus
Author: Lucie Delarue-Mardrus
Release date: September 15, 2023 [eBook #71658]
Language: French
Original publication: Paris: Ferenczi, 1921
Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
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TABLE DES CHAPITRES
L’Apparition
Tous droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays.Copiright by J. Ferenczi, 1921.
LUCIE DELARUE-MARDRUS
ROMANPARISJ. FERENCZI, EDITEUR9, RUE ANTOINE-CHANTIN (XIVᵉ)
Laurent Carmin entr’ouvrit la porte de la salle à manger et vit sa mère en discussion avec un de ses fermiers.
Maître Casimir voulait des réparations locatives. Máµáµ‰ Carmin répondait qu’il n’y avait pas urgence. Laurent referma la porte.
De telles démarches se renouvelaient, au château, de la part des herbagers; mais ils repartaient presque toujours sans obtenir satisfaction, car Máµáµ‰ Carmin était Normande comme eux, et bien plus forte qu’eux.
On l’admire pour cela dans le pays, et aussi pour ses biens, qui sont nombreux, espacés les uns des autres, des grands et des petits, fermes et manoirs, pressoirs, herbages et bois-taillis.
—A qui cela appartient-il?
Réponse presque toujours la même:
—Est à Mâme Carmin.
Il y a de ces marquises de Carabas en Normandie, car les traditions de l’ancien temps n’y ont guère souffert du renversement des rois.
Le château, ancien et restauré, noble et charmant, s’entourait d’un parc mal entretenu par économie. L’église du village, située presque dans ce parc, avait l’air d’une dépendance. Il était, au milieu de la grande pelouse, une pièce d’eau sur laquelle naviguaient deux cygnes. Un saule pleureur se mirait.
Allées profondes, fourrés épais, clairières, une étendue qui semblait n’avoir de limites que les horizons bleus et mauves, venait s’achever au pied du perron, quatre marches et leur belle rampe de pierre. Et tout cela, qui écrasait l’humble village, c’était bien la seigneurie d’autrefois, orgueilleuse, isolée au milieu de champs à l’infini, très loin des villes.
Au-dedans, un meuble disparate faisait se côtoyer la camelote moderne avec de précieuses choses. Le grand salon montrait des housses, un lustre de cristal, une pendule Restauration sous globe, des stores de soie bouillonnés, quelques portraits de famille. Le feu de bois de l’immense cheminée y répandait un charme en hiver; la lumière verte des arbres y jetait, l’été, sa mélancolie campagnarde.
En bas, il y avait encore, trop grande, claire, la cuisine et sa dinanderie du vieux temps, la salle à manger brune et sombre, tapissée de verdures admirables, la salle d’étude avec son tableau noir, la salle de billard toujours fermée, un petit salon et ses fauteuils de tapisserie criarde, le vestibule et les couloirs à vitraux polychromes, sans compter la seconde cuisine, la buanderie, l’office et la lingerie. En haut, les chambres sentaient la cretonne et le pitchpin; mais certaines avaient mobilier d’acajou, ciels de lit et rideaux à fleurs,qui furent le décor des grand’mères.
Máµáµ‰ Carmin de Bonnevie, méticuleusement, continuait là -dedans l’existence sans histoire des siens. Etre veuve de bonne heure, pour une femme comme elle, c’est se faire, à trente ans,dévote, comme sous Louis XIV, ce qui veut dire être habillée de noir et vouée à la piété, choses qui n’empêchent en rien de veiller âprement sur l’argent.
Nerveuse et sèche, ses cheveux noirs, lisses, chignon sans grâce, son teint jaune de vieille fille, ses yeux bruns, assez beaux, chargés d’austérité, rien, ni ses habitudes d’ordre et d’épargne, ni son habillement, ni le genre de petits chapeaux étriqués, monopole de la province, qu’elle perchait sur sa tête pour aller à la messe, rien en elle n’indiquait qu’elle eût une passion dans la vie.
Elle en avait une, cependant. C’est la seule qu’on juge légitime chez les femmes. Elle a pourtant la violence et toute l’animalité des autres. Máµáµ‰ de Bonnevie aimait son fils, secrètement, on peut dire, ne voulant rien montrer à ce garçon, ni aux autres, de sa faiblesse cachée. Etant chef de famille depuis plus de cinq ans, elle tâchait de l’élever dignement, afin d’en faire un homme selon son goût, un vrai successeur des hobereaux qui l’avaient engendré, un vrai Carmin de Bonnevie, gentilhomme-fermier qui soigne ses terres, accomplit ses devoirs religieux, chasse au fusil, joue au billard, fonde une famille de deux enfants au plus, et meurt, après une existence si bien remplie, convenablement, comme il a vécu.
Laurent acheva de refermer tout doucement la porte qu’il avait entr’ouverte. Il avait vu ce qu’il voulait voir.
C’était un garçon de douze ans à peu près, droit sur ses reins, bien fait, tourbillonnant. Ses joues rondes, son nez parfaitement enfantin, ses cheveux noirs, paquet de boucles sur le front, lui conservaient, à cet âge, sa physionomie de petit bébé tout brun; et rien n’était puéril comme sa voix trop haute, cette voix qui chantait le dimanche à l’église, angéliquement. Mais le charmant enfant de chœur, parmi ces traits encore indécis, possédait le regard le plus audacieux, une paire d’eux gris sombre, enfoncés et larges, étincelants et rapprochés; sa bouche épaisse, d’un rouge violent, accusait encore l’énergie formidable de son petit menton; et, cachée sous les boucles, la forme bien particulière de son front montrait deux bosses arrondies, vraies petites cornes de faune, prêtes à percer la peau tendue et lisse.
Depuis sa naissance, presque, la maman luttait contre lui.
Il avait commencé par enfoncer ses quatre dents, à dix mois, dans le sein de sa nourrice, au point que cette femme n’avait plus voulu de lui. Dès ses premiers pas, ses caprices, destructions, cris, trépignements, coups à ceux qui le portaient, s’étaient multipliés jusqu’à remplir tout le grand château de sa petite présence atroce. De sept à dix ans, se roulant par terre au moindre mot, crachant à la figure des gens ou leur jetant les objets à la tête, mordant comme un petit fauve, injuriant et taquinant tout le monde, ses férocités avaient bouleversé la famille et la domesticité. Et maintenant qu’il sortait de la première enfance, on ne savait pas trop où s’exerçaient ses ravages, puisqu’il disparaissait dans le parc à la moindre occasion, pour le soulagement général, du reste.
Malgré tout cela, pourtant, on l’aimait. Il était si sain et si beau! Son rire était si frais! Cette enfance turbulente était la vie même du grand château mélancolique.
Cependant, offrant à Dieu la peine inouïe qu’elle se donnait pour élever ce mauvais sujet, la mère, malgré tout son orgueil d’avoir un fils, regrettait parfois, sans oser se l’avouer à elle-même, qu’il ne fût pas plutôt une fille.
Mais la mauvaise foi maternelle reprenait vite la parole:
—Il est trop bien portant, c’est tout. Il deviendra plus traitable avec l’âge... Tous les garçons, c’est connu, sont difficiles à élever... Son père avait mauvaise tête aussi, mais bon cœur.
Il courait, son canif au poing. Son canif était le seul instrument d’étude qu’il aimât. L’ouvrir et le fermer le distrayait quand, le mardi et le samedi, l’instituteur de l’école venait lui donner sa leçon, ou bien pendantqu’au presbytère M. le curé, seul à seul, chaque mardi, l’interrogeait sur le catéchisme et le latin.
Ce canif, il l’avait détourné de ses destinées ennuyeuses pour en faire un joujou passionnant. Tailler des crayons, quelle bêtise! Mais fabriquer des arcs et des flèches dans le sous-bois, poignarder les pêches et les poires des espaliers quand François a le dos tourné, couper en quatre les vers de terre, amputer les grenouilles, et, lorsqu’il faut rester à la maison, taillader clandestinement le bord des meubles du salon, lancer la lame dans la planche à repasser, pour l’épouvante de Maria quand elle est à la lingerie, ou bien hacher furieusement les beaux légumes de Clémentine à ses fourneaux, voilà l’emploi vrai d’un canif...
Son néfaste jouet dans la main, il bondit de toute son âme, ivre de cette récréation illicite qu’il vient de s’octroyer.
—Quand maman va revenir à la salle d’études...
Il rit. Il rit d’être dehors pendant qu’il fait si beau, rit d’avoir, avant de les quitter,donné des coups de pied dans ses livres et ses cahiers jetés par terre, rit du bon tour qu’il joue à tout le monde en se sauvant dans le parc, alors qu’on le croit à son pupitre, apprenant ses déclinaisons.
En passant comme le vent devant la plate-bande inculte où le mois de juin triomphe:
—Rosa la rose!... crie-t-il à pleins poumons.
Sa voix aiguë a déchiré l’air, cri d’hirondelle. Le voilà déjà loin. Ses jambes nues de petit garçon musclé l’emportent, tout son corps dessine des lignes dansantes sous le jersey du costume marin qu’il porte.
Le voilà dans la pépinière où sont rassemblées les essences rares. Brusque, il s’arrête, obéissant à son désir soudain. Vite, ouvrons le cher canif. D’un seul coup, la lame, vigoureusement maniée, s’enfonce dans l’écorce tendre du premier petit arbre. Il l’arrache et recommence.
—Tiens!... Voilà pour toi!... Tiens!... Voilà encore pour toi!
Une fureur joyeuse l’anime. Il voudrait que l’arbre se défendît. Il voudrait se battre.
—C’est toi, Laurent?... Qu’est-ce que tu fais là ?
Il s’est retourné. L’oncle Jacques est là , qui le regarde.
L’oncle Jacques est le frère de maman. Il s’appelle comme elle: Carmin de Bonnevie. Car papa et maman étaient cousins. L’oncle habite depuis toujours un petit pavillon dans le parc. Laurent sait comme on le considère à la maison. Il est célibataire et riche. Parrain et tuteur de Laurent, dont il a choisi le nom sans qu’on devine pourquoi (puisque les aînés de Bonnevie se sont toujours appelés Jean), il est aussi l’oncle à l’héritage. Débile, avec sa figure fripée et fade, ses yeux myopes, ses cheveux grisonnants, c’est un original inoffensif qui vit tout seul dans son pavillon, faisant lui-même son ménage par peur qu’on ne dérange ses papiers, souffrant à peine que la fille de cuisine lui prépare ses maigres repas. On ne le voit guère au château que le dimanche, jour où maman l’invite à déjeuner ou à dîner.
Il a des idées à lui. Il porte toujours dans sa poche une barbe de plume dont il se chatouille le dedans du nez, au moins trois fois par jour, pour se faire éternuer, parce que cela évite les rhumatismes. Il fait un peu d’aquarelle et de modelage. Mais sa vraie marotte, ce sont les livres, parmi lesquels il vit, c’est l’on ne sait quels essais historiques qu’il écrit. Il croit avoir, au cours de ses recherches, retrouvé par hasard les traces de la famille, dont l’origine remonterait à la fin duXIVᵉ siècle. Il est en correspondance avec des savants, des bibliophiles, des libraires. Et l’argent qu’il dépense pour ses documents est une des exaspérations de sa sœur.
Grand, voûté, crasseux, mal habillé, l’air d’un pauvre, l’oncle Jacques considérait son neveu.
—Qu’est-ce que tu fais là ?...
Il avait, comme eux tous, un rien d’accent normand, cette manière très atténuée que, chez nous, les gens distingués ont de chanter comme les paysans, ce qui, du reste, n’est pas sans charme.
Le petit Laurent releva son menton volontaire. Ses yeux pleins d’éclats regardèrent debas en haut le grand type sans méchanceté qui ne le gronderait pas.
—Ben, tu vois bien, répondit-il, je massacre les arbres...
Un rêve couva dans les yeux doux de l’oncle. Depuis longtemps, il soupirait aussi, lui, comme sa sœur, au sujet de l’enfant. Ce diable ne ressemblait en rien au neveu qu’il eût souhaité, studieux et sage disciple auquel il eût inculqué l’amour de l’histoire, qu’il eût initié lentement à ses recherches sur l’origine de leur maison.
—Ce n’est pas beau d’abîmer les arbres... prononça-t-il. Et puis, qu’est-ce que tu fais à cette heure-ci dehors? Tu devrais être à ta salle d’études.
Une fois de plus, il soupira:
—Si tu voulais, Laurent, je t’apprendrais, moi... Et sans t’ennuyer, tu sais?
Une petite émotion lui fit avancer sa main, gentiment, comme pour mieux persuader par quelque caresse.
Le gamin, impassible, laissa la main s’avancer. Puis, appliquant dessus une fort grande claque, il répondit par le mot le plus grossierdu monde. Et, sans reculer, effronté, provocant, il continua de regarder son oncle.
L’autre, remettant sans rien dire sa pauvre main dans sa poche, attentif, dévisagea le petit. Celui-ci, les yeux égayés par une ironie toute normande, prit exprès le plein accent du pays pour demander, de sa petite voix trop haute:
—Est-y qu’ t’ aurais point entendu?
Et, de toutes ses forces, faisant un pas en avant, le menton haut, il cria de nouveau l’insulte.
Là -dessus, un craquement de branches. Et l’on vit Máµáµ‰ Carmin de Bonnevie, nerveuse et noire, qui venait à grands pas colères.
—Laurent!... Laurent!...
Alors, avec un geste de petit bouc, il secoua sa tête toute frisée et brune, exécuta de côté quelque chose comme une ruade, et, faisant un pied de nez dans la direction de sa mère, à toutes jambes il se sauva, disparut.
L’oncle Jacques, nez à nez avec sa sœur suffoquée, murmura:
—Je te félicite, Alice! Il est bien élevé, ton fils!
A quoi, rouge et méprisante, elle répondit, elle aussi, sur un ton presque paysan:
—Tu t’occuperais de tes dictionnaires, cela vaudrait peut-être beaucoup mieux, tu sais?...
Puis, reprenant sa course, elle se remit, haletante, Ã la poursuite du petit.
Il avait continué de fuir, était loin, maintenant, tout au bout du parc. Par une brèche, il se coula, sur les genoux et les mains, à travers la haute haie épineuse, et fut sur la route.
Le village commençait là . Quatre heures. Les écoliers sortaient de l’école.
Il y en avait quatre ou cinq avec lesquels Laurent aimait à jouer. Chaque fois qu’il le pouvait, il allait les retrouver en cachette. On le lui défendait expressément, ces enfants n’étant pas de son rang, et connus pour leur mauvais esprit.
Ils étaient de ces petits Normands dits«fortes têtes», qui ramassent des cailloux pour lapider les passants et ne rêvent par ailleurs qu’école buissonnière et maraude.
Ce n’étaient pas des fils de paysans. Ceux-là sont plus pacifiques et plus lents.
L’un appartient à la dame de la poste, l’autre à l’épicier, le troisième...
Laurent s’était battu longtemps avec eux avant de les dominer. Maintenant il était leur maître, celui qui décide des jeux et des promenades.
Après saute-mouton et les quilles, la bande quittait le village et s’en allait à travers les chemins creux, longeant les haies des fermes, en quête de méfaits nouveaux.
Chaque saison avait ses plaisirs. En hiver, ils s’introduisaient, par des trous, dans les granges fermées, afin de jouer à cache-cache dans les bottes de foin, qu’ils mettaient à mal en les piétinant. Au printemps, ils cherchaient des nids, ou bien volaient des œufs dans les poulaillers. En été, c’était la cueillette des groseilles dans les vergers mal gardés. En automne, ils secouaient les pommiers et bourraient leurs poches de pommes qu’ils se partageaient ensuite, avec cris et batailles.
Laurent avait à profusion, chez lui, toutes ces bonnes choses; mais il ne les aimait que dérobées, conquises. C’était pour lui le butin de guerre, avec tout ce que ce mot comporte de risques et d’aventures.
Au retour de ces expéditions, sali, déchiré, les yeux sauvages, il rentrait au château, sachant fort bien quelles punitions l’attendaient.
C’étaient toujours les mêmes, Máµáµ‰ Carmin n’ayant pas trouvé mieux. Elle les graduait selon la gravité des cas. Il y avait la privation de dessert, les lignes à copier, la retenue du dimanche, le dîner au pain sec, le coucher bien avant l’heure, en plein jour. Il y avait aussi le blâme de M. le curé, la menace du collège, et autres paroles qui le laissaient indifférent. Mais personne, jamais, n’avait levé la main sur lui, ce qui, peut-être, eût été la seule chose à faire.
Avec son instinct d’enfant, il se rendait parfaitement compte qu’aucune autorité suffisante, dans cette maison sans homme, nepouvait mater son indiscipline. Et, sans même le savoir, il méprisait en bloc tout son monde.
... Quand Máµáµ‰ Carmin vit qu’elle ne rattraperait pas son fils, elle rentra tout époumonnée au château, mit son chapeau, ses gants, et fut au presbytère trouver M. le curé.
C’était son habitude dans de telles occasions.
Accoutumé, monotone, l’abbé Lost la reçut dans sa petite salle à manger. C’était un prêtre de campagne, grand et solide, fin visage paysan, cheveux déjà gris, esprit plein de bonhomie et non sans sagesse.
Quand il eut, avec des yeux demi-clos de confesseur, écouté les doléances de sa châtelaine:
—Qu’est-ce que vous voulez, Madame, dit-il d’un air las... les punitions n’agissent pas, les raisonnements encore moins. Le pauvre enfant n’est sensible à rien et n’a peur de rien. Je vous l’ai déjà dit. Il faudrait vous en séparer pour le mettre dans une bonne institution, loin d’ici... Ce serait mieux à tous les points de vue. Il serait enrégimenté, surveillé... L’émulation... Il est tout aussi apte qu’un autre, quand il veut. Vous n’avez qu’à voir comme il a vite appris son plain-chant. Voilà ! Quand ça lui plaît...
—Je ne me séparerai jamais de mon fils!... répondit froidement Máµáµ‰ Carmin.
Onctueux, le prêtre accepta cette phrase qu’il attendait.
—Alors, Madame, ayez un précepteur... Un abbé... Je vous ai déjà dit tout cela.
—Monsieur le curé, fit-elle avec assez de hauteur, je vous ai déjà dit aussi qu’il ne me convenait pas d’introduire dans ma vie une personne étrangère...
Ils avaient baissé les yeux tous deux. Máµáµ‰ Carmin était encore trop jeune, et craignait les mauvaises langues; elle était, de plus, chacun le savait, fort regardante et redoutait des dépenses non prévues dans ses calculs serrés.
L’abbé Lost releva la tête, cligna, ne regarda pas en face, et conclut:
—Alors, Madame?...
—Alors, Monsieur le curé?...
—C’est un enfant bien difficile... articula-t-il d’un air décourageant.
Une véhémence contenue rendit plus foncés les yeux de la nerveuse personne.
—Ah! Monsieur le curé!... Quand on pense qu’à dix mois il mordait sa nourrice au sang, et que j’ai dû renoncer à la garder! Il a fallu...
Il connaissait l’histoire. Patiemment, il reprit quand elle eut fini:
—Puisque vous ne pouvez pas vous en séparer, Madame, peut-être faudra-t-il essayer... essayer d’autres moyens... Voyons! L’enfant a grand désir de posséder une bicyclette... Peut-être qu’en la lui promettant s’il est raisonnable...
Elle le coupa passionnément:
—Non!
Puis, essayant de se modérer:
—Une bicyclette?... Mais on ne le verrait plus jamais, alors? Il serait tous les jours à la ville... Ce serait du propre!...
Le prêtre ouvrit les bras et haussa les sourcils, comme pour exprimer: «A la fin, qu’est-ce que vous voulez qu’on dise à uneentêtée comme vous?...» Mais il avait des raisons, d’ordre bien ecclésiastique, pour ménager son importante paroissienne. Il prit un rassurant air grave:
—Madame, le bon Dieu seul sait ce qu’il veut faire de votre fils. Il faut avoir confiance. LesConfessions de saint Augustinsont là pour nous prouver que...
Elle n’était venue que pour entendre cela. A personne d’autre qu’au prêtre elle n’eût fait voir l’état de son cœur anxieux.
** *
Laurent n’accompagna pas ses amis dans leurs entreprises d’aujourd’hui.
Depuis sa rencontre de tout à l’heure avec son oncle, une idée s’insinuait lentement en lui. Jamais il ne semblait entendre les paroles qu’on lui disait, ne les entendait pas, en réalité. Mais elles restaient comme semées dans sa tête, et germaient un peu plus tard.
Voici, marchant d’un pas calme, le même galopin qui courait si fort. La tête basse, il réfléchit, tout en avançant sous les arbres de l’allée. Ses grands sourcils, froncés, donnent à son front mat, chargé de boucles noires, une expression qui n’est pas celle d’un enfant. Ses yeux sombres, pleins d’une âme autoritaire, regardent de côté sans rien voir.
Il cessa soudain d’hésiter et se remit à courir.
A la porte du pavillon habité par son oncle, il frappa trois grands coups, d’un geste décidé, violent, comme tous ses gestes. Et parce que l’oncle n’ouvrait pas assez vite, il se mit à trépigner. Enfin, des pas se firent entendre.
—Qui est là ?... demanda la voix étonnée de l’oncle.
—C’est moi, Laurent. Ouvre!
Le verrou, la clef, tout grinça. L’oncle Jacques apparut dans l’ombre de son corridor.
C’était la première fois que son neveu pénétrait chez lui.
—Qu’est-ce qui t’amène?... fit-il avec une immense surprise.
Laurent lui planta dans ses yeux myopes un regard catégorique. Mais il ne sut dire que ce mot d’enfant:
—Rien...
L’autre comprit-il qu’il y avait, dans ce mot, beaucoup de choses?
—Entre!... murmura-t-il avec une émotion singulière.
Et quand le petit fut dans le cabinet de travail, au milieu des paperasses qui envahissaient tout parmi la plus épaisse poussière, devant la table de travail surchargée de livres, de brouillons, de gravures, qu’éclairait la fenêtre à petits carreaux à travers laquelle on voyait fuir les perspectives du parc, il fit un mouvement effaré, comme s’il allait se sauver.
Il n’y eut aucune explication. L’oncle s’assit à sa table. Avec un petit tremblement dans la voix:
—Puisque tu es venu me voir... Tu sais ce que j’étudie là ?
—Non!
—Eh bien! C’est l’histoire de notre famille.
Il se pencha, chercha fiévreusement, ses yeux myopes tout près des papiers.
Laurent piétinait. Il avait quelque chose à dire, qui voulait sortir, qui ne pouvait pas attendre. Mais il savait que le moment n’était pas encore propice. Et il souffrait, de tout son être impatient, péremptoire.
—Je suis presque sûr, maintenant, continuait Jacques de Bonnevie, presque sûr d’avoir retrouvé les traces de notre premier ancêtre. Il y a de ces coïncidences qui ne peuvent pas être du hasard...
C’était sa passion à lui. Toute sa personne frémissait. Pour la première fois, quelqu’un de la famille venait à lui, consentait à l’écouter. Et c’était justement le plus intéressant, Laurent, l’enfant, celui qui pouvait devenir le disciple. Depuis vingt ans, les siens le considéraient comme un maniaque ennuyeux dont on n’entend même plus les propos.
—Ecoute... Je vais te retrouver le livre, où, pour la première fois, il y a quinze ans,j’ai découvert, je crois, l’origine de notre nom... Tu vas juger toi-même... C’est presque une certitude... C’est... oui!... oui!... C’est une certitude! J’ai d’autres documents, tu vas voir... Qu’est-ce que tu fais?... Ah! oui!... les images!... Tu regardes mes gravures?... On vient de me les envoyer. Mais ce n’est pas intéressant. Il y en a une que je cherche...
Il secoua la tête d’un air agacé.
—Ils ont bêtes, tous ces libraires! Il va falloir, un de ce jours, que je fasse le voyage... que j’aille voir moi-même les musées... Il n’y a pas moyen!...
Brusquement, il se tourna tout entier vers l’enfant. Et, comme si c’eût été le préambule de toute une conférence:
—C’est dommage que tu ne saches pas l’italien. Mais j’ai mes traductions.
Laurent fit un pas brutal en avant. Mais l’oncle ne s’en aperçut pas.
—Et, d’abord, poursuivit-il, est-ce que, là -bas, ils t’ont déjà fait faire de l’histoire universelle?
Laurent secoua rageusement la tête.
—Non!
—C’est dommage! Alors, on ne t’a jamais parlé des Sforza, de Ludovic le More, des Noirs et des Blancs, des Guelfes et des Gibelins, des Grandes Compagnies, des condottieri?
La tête remuait toujours, de plus en plus négative et rageuse.
—A ton âge?.... Qu’est-ce qu’ils t’apprennent donc, chez toi?
L’enfant haussa les épaules. Et, comme soulagé d’exhaler son mépris, de quelque façon que ce fût:
—Ils m’apprennent l’Histoire Sainte et le catéchisme!
Un rire de l’oncle:
—Imbéciles!
Il se leva, prit dans ses mains la tête toute frisée qui résistait d’instinct, ne parvenait pas à se laisser faire.
—Tu aimerais connaître notre histoire?
Un essai de complaisance passa sur le visage rebiffé du petit.
—Oui, oncle.
D’enthousiasme, le vieux garçon, pour se frotter les mains, lâcha la tête qu’il tenait.
—Laurent, tu sais comment nous nous appelons, en réalité?
Ses yeux se fermèrent. Il y avait quinze ans qu’il le ressassait à des moqueurs qui ne l’écoutaient pas.
—Ecoute bien! Notre premier ancêtre était moine au couvent des Carmes, en Italie. C’était à une époque que je t’expliquerai plus tard. Un beau jour, il sort de son couvent, décidé, comme on dit maintenant, à vivre sa vie. Quelle vie!... Je te raconterai. Tu ne saisis pas encore?... Un surnom lui reste: Carmine. Maintenant, voici autre chose. Il y a, dans l’histoire des Grandes Compagnies, un fameux Buonavita, ainsi nommé par ironie... Passons! Eh bien!... Moi je suis à peu près sûr, à présent, que Carmine et Buonavita ne sont qu’un seul et même personnage. Comprends-tu, maintenant? Comprends-tu?... Carmine Buonavita, c’est notre nom: Carmin de Bonnevie!
Se rasseyant, le front en sueur, il attira l’enfant contre lui.
—Qu’est-ce que tu dis de ça?... C’est assez clair! Coïncidence?... Coïncidence?... Jamais!... Les deux noms, l’italien et le français, sont bien identiques, voyons!
Une joie subite l’agita.
—Mon petit Laurent! Tu es venu! Tu es venu enfin! Quel bonheur que tu m’aies compris!
Pour l’embrasser, il se souleva sur son fauteuil.
—Ecoute, maintenant! Je vais te lire...
Mais Laurent n’en pouvait plus. Malgré lui, ce qu’il avait décidé de dire et qui l’avait amené là , dans ce pavillon, éclata comme une fanfare. Il mit un bras autour du cou de son oncle, s’assit sur ses genoux, et, de sa plus haute voix d’enfant de chœur:
—Oncle! Oncle!... Je veux une bicyclette, et c’est toi qui vas me l’acheter!
La stupeur fit que Jacques de Bonnevie demeura d’abord absolument muet. Doucement, ses mains avaient repoussé l’enfant. Le cœur serré, le front bas, il regardait fixement par terre. Cette ridicule bicyclette, tombée dans son rêve, l’anéantissait d’un seul coup.
Il put enfin relever la tête. Avec une indicible mélancolie, il murmura:
—Une bicyclette?...
C’était donc pour cela qu’il était venu le voir, le petit? Et de tout ce qu’on venait de lui dire, il n’avait rien retenu, comme les autres...
—Ben oui, une bicyclette!... s’emporta Laurent. Maman ne veut pas me la donner, et moi je la veux!
Il frappait du pied. Ses yeux flamboyaient.
Un sourire passa sur la figure triste de l’oncle.
—Et tu comptes sur moi pour ça? Je me ferais bien arranger par ta mère!...
Son sourire finit en rire. Il s’était levé comme pour congédier le jeune importun. Ce fut avec la plus amère ironie et le plus inutile orgueil qu’il acheva, la tête haute:
—Et puis, c’est laid, une bicyclette! Un Carmine Buonavita ne monte pas à bicyclette: il monte à cheval!
Laurent avait reculé comme un petit animal attaqué.
—Tu es aussi bête que les autres!... cria-t-il. Plus bête!... Je te déteste, entends-tu, vieux idiot!...
Il avait fait un bond.
—Tiens, tes livres!... Tiens, tes papiers!... Tiens, tes gravures!...
Avec un cri déchirant, Jacques de Bonnevie se jeta sur son neveu. Eparpillées sur le plancher, piétinées, les paperasses volaient. L’encrier renversé glissait un serpent noir sur la table, menaçant les précieuses pages. Ce fut une courte lutte. Le malheureux historien, dans le poing crispé du petit, parvint à reprendre le papier qu’il chiffonnait férocement. Quelques coups s’échangèrent. Puis, finalement maîtrisé, l’enfant, pris aux poignets, repassa tout en se débattant la porte du cabinet de travail, celle du couloir, celle, enfin, du pavillon, laquelle, avec bruit, se referma dans son petit dos en jersey bleu.
Par les allées crépusculaires, il revenait enfin au château. L’heure du repas le ramenait animalement chez lui. C’était la seule discipline qu’il connût et acceptât.
Il avait passé le reste de son après-midi, depuis six heures, à donner des coups de pied dans la porte du pavillon de son oncle, puis à lancer des pierres dans ses vitres. Mais l’oncle ayant fini par fermer les volets, l’enfant, à la longue, s’était lassé.
Sa crise de colère, épuisée, le laissait encore bouillonnant. Les joues moites, les yeux animés, il avait rôdé tout autour du pavillon, cherchant des vengeances.
Maintenant qu’il rentrait, il savait que l’heure était venue de l’immanquable punition. Mais il ne la redoutait pas beaucoup. Cela faisait partie du rythme de sa vie. Ses poignets, tordus par les doigts de l’oncle, lui faisaient encore mal. Il en éprouvait comme une satisfaction. Il s’était battu. Il était bien.
Il ne se pressait pas. Sa pensée l’occupait, tandis qu’il avançait à travers les arbres sombres.
Sous ses pieds, le sol était doux et mou, velouté de mousse qu’il ne pouvait plus distinguer, dans la grande nuit qui tombait des branches entrecroisées.
Une fraîcheur descendait avec l’heure. L’enfant passait parfois par une zone de parfums venus de quelque chèvrefeuille invisible, ou bien de certaines herbes, encore chaudes du soleil de la journée. Et, tout au bout des avenues, le couchant et les ramures, étroitement mêlés, composaient un long vitrail bleu, rouge et jaune.
Le grand apaisement du soir calmait peu à peu la petite âme insurgée. Cependant aucune douceur n’y pénétrait. Laurent, simplement, réfléchissait; et ses réflexions restaient combatives, ardentes.
—Mabicyclette, je la veux! Ils me la donneront... Ou bien...
Régner sur les autres. Dominer. Il se voyait en rêve évoluant sur cette machine toute neuve, au milieu des enfants du village rassemblés, pleins d’envie et d’admiration. Il imaginait les acrobaties qu’il ferait, et aussi les grandes courses vertigineuses qui l’emporteraient sur les routes.
Aller loin. Aller où l’on veut, sans contrôle, seul avec son désir!
D’avance il méprisait ses compagnons, qui, eux, n’auraient pas comme lui de bicyclette. Il aimait mépriser. C’était une forme de solitude. Sans formuler aucun de ces mots, il se sentait aristocrate, sombre, farouche.
Parmi ce crépuscule, le long de l’allée magnifique, il ne goûtait rien de la grande poésie qui l’enveloppait. Il ne se répandait pas dans la nature. Avec sa force intérieure ramassée, courte, il n’était qu’un petit humain déchaîné, terrestre, éminemment plein d’appétits. Mais peut-être était-il ainsi plus proche de cette nature qu’il ne sentait ni admirait, plus semblable à elle qu’aucun rêveur, tout son être tendu vers ses désirs violents comme les branches étaient tendues vers le ciel; et la fatalité qui le menait avait la même puissance que celle qui conduit les racines enterrées, dont la vigueur obscure cherche et prend sa place dans le sol, férocement, en écartant tout pour vivre.
—Ah! te voilà enfin?...
Dans le cri indigné de Máµáµ‰ Carmin, il y eut à la fois de la menace et du soulagement.
On venait d’allumer les lampes. Le couvert était mis.
A la porte de la salle à manger, sur le seuil du petit salon où cousait sa mère, Laurent s’était arrêté, ricanant, ses boucles noires sur les yeux, ses belles joues de petit enfant arrondies autour de sa bouche éclatante. Il connaissait par cœur tout ce qui allait lui être dit, le questionnaire auquel il ne répondrait pas, les blâmes, les avertissements, et, pour finir, l’ordre de monter à sa chambre afind’y manger son pain sec en guise de dîner. Ceci était la conséquence de cela.
Il n’en souffrait pas. Il n’avait pas douze ans. Il sentait devant lui, tranquille certitude, s’étendre son avenir formidable. Chaque heure accroissait sa force, fortifiait ses muscles durs de garçon. Un jour, quoi qu’ils fissent tous, il serait un homme. Qui donc, alors, oserait le punir ou lui donner des ordres?
** *
Après son long sommeil de bébé, réveillé de très bonne heure, il vit le soleil bleuté du petit matin entrer dans sa chambre vieillotte, accrocher des étoiles dans les rideaux à fleurs de son lit Louis-Philippe.
Il éprouva d’abord qu’il avait bien faim, n’ayant dîné la veille que de pain.
Manger, pour commencer. Ensuite?... Ensuite, les hasards de la journée. Vivre. Vivre de tout son pouvoir, sans tenir aucun compte des autres. C’était cela, la joie d’exister. Il lasentait bondir en lui. Mais, pas une seconde, il ne décomposait cela.
Il s’habilla en hâte, comme si quelque chose l’eût pressé.
A la cuisine, où personne encore n’était descendu parce qu’il était trop tôt, il se servit lui-même, fourrageant les armoires et le garde-manger. Puis il tira les verrous, souleva les barres. Et le voilà vite parti, profitant de ce que sa mère est encore couchée, qui, dès huit heures, l’accompagne à sa salle d’études.
Une triomphante journée de chaleur se prépare. La crécelle minuscule des grillons se dépêche jusqu’au bout des horizons. La verdure immense a des ombres couleur d’indigo. Le ciel est pâle de beau temps. La rosée suinte sur la grande pelouse, autour de la pièce d’eau. Les deux cygnes nagent déjà , gonflés comme des navires à voiles.
Où vais-je courir?... Qu’est-ce qui va m’amuser aujourd’hui, ce matin, immédiatement?
Il venait de se précipiter au galop, sans encore savoir où il irait. Il vit au passageFrançois, le jardinier, occupé du côté des serres. Il vit ensuite la remise où l’on rangeait les deux voitures, l’écurie où se tenait, avec les deux grands vieux chevaux de la victoria, le poney qu’on attelle au tonneau.
—Ah!...
Sa pensée s’éclaircit tout à coup. Une des graines semées par la parole, et qui ne germaient en lui que longtemps après, venait d’éclore subtilement. Il entendit, avec une prévision étrange, le mot que, la veille, avait dit son oncle, doux maniaque, lequel mot, sur le moment, n’était pas parvenu jusqu’à son esprit: «Un Carmine Buonavita ne monte pas à bicyclette. Il monte à cheval!»
D’un regard rapide, il se rendit compte que nul ne l’observait, qu’il n’y avait personne aux alentours.
Monter à cheval! Certes, c’était presque aussi beau que monter à bicyclette. Plus beau, peut-être. Comment n’y avait-il encore jamais songé?
Le poney hennit en entendant s’ouvrir la porte de l’écurie, croyant qu’on venait l’atteler pour aller à la ville faire des commissions. Laurent l’avait souvent conduit, à grand renfort de coups de fouet; et la bête avait peur de ce petit garçon brutal.
La couverture posée et sanglée, sans même lui mettre son mors, l’enfant prit le cheval par son licol et le sortit devant la porte. Là , le saisissant par la crinière, il se mit en demeure de sauter dessus, ce qui fut très vite fait, vu son agilité, son adresse naturelles. Mais c’était la première fois qu’on s’avisait d’enfourcher cet animal, qui ne connaissait que la voiture. La défense fut immédiate et furieuse. D’une seule ruade, le poney, scandalisé, fit voler le petit cavalier par dessus ses oreilles.
Les pavés de la cour étaient durs. Laurent se releva le front ouvert, les paumes et les genoux écorchés. Mais, aveuglé de colère, à peine s’il s’en aperçut. D’un bond il avait repris le poney, qui s’échappait. Et la lutte commença, forcenée et longue. D’une part, coups de poing dans les naseaux, coups de pied dans le ventre. De l’autre, sauts de côté, coups de sabot, ruades, cabrades.
Dix minutes plus tard, Laurent, qui tout desuite avait compris comment se tenir en équilibre, passait au galop de charge la barrière de la cour et dévalait dans le parc, emballé.
Les mains agrippées à la crinière, le menton en avant, les jambes crispées, collées à sa monture sans bride, il riait, les dents serrées, ses grosses boucles noires fuyant au vent. Et il ne savait pas qu’il lui coulait du sang sur la figure, par la petite blessure de son front ouvert sur les pavés, et qu’il était terrifiant à voir, emporté dans cette course à l’abîme.
Affolé, le poney bondissait devant lui, au hasard, risquant, le long des avenues, de se tuer et de tuer l’enfant, en se jetant sur quelque arbre mal aligné.
En plein soleil, la chevauchée déboucha sur la grande pelouse, rasa la pièce d’eau parmi l’effarement des cygnes qui s’enfuirent, les ailes ouvertes, et fonça tout droit sur le château.
Le bruit rythmique et furibond des quatre sabots fit accourir toute la maisonnée, qui venait juste de s’éveiller. On vit paraître à la porte de la cuisine les trois servantes levantles bras. On vit François, le jardinier, revenant des serres, jeter de stupeur ses outils par terre. On vit, sorti de son pavillon, l’oncle Jacques, qui se précipitait, en bras de chemise. On vit, enfin, à la fenêtre de sa chambre, Máµáµ‰ Carmin de Bonnevie. Et celle-ci, comme si elle apercevait le démon lui-même, se mit, au spectacle de son fils ensanglanté sur ce cheval furieux, à pousser des cris d’épouvante, en proie, pour la première fois de son existence, à la plus effrayante attaque de nerfs.
Si Laurent, après tant de méfaits successifs, ne partit pas pour le collège, c’est que sa mère, à la dernière minute, découvrit un moyen désespéré de garder son enfant près d’elle.
M. le curé, les domestiques, même l’oncle Jacques criaient tout haut au scandale, et, sourdement, faisaient honte à la malheureuse de vouloir continuer la tâche impossible d’élever toute seule un petit garnement pareil.
Máµáµ‰ Carmin, qui ne voulait pas avoir l’air, par orgueil, de céder aux éternels avis del’abbé Lost, tira parti, cependant, de l’une des idées qu’il ne cessait de lui suggérer. Mais elle sut habilement la déguiser, de façon à s’en attribuer le mérite.
Elle ne promit pas la bicyclette conseillée par le prêtre, mais...
—Ecoute, Laurent, dit-elle au lendemain des diverses punitions infligées à l’enfant, écoute! Tu as douze ans bientôt. Tu commences à devenir grand. Et pourtant tu te conduis si mal que monsieur le curé recule toujours ta première communion. Tu chantes la messe à l’église, et tu n’es pas capable de te mettre en état de grâce. Tu n’es pas capable, non plus, de t’instruire comme les autres garçons. Cela ne peut pas durer. J’ai tout essayé. Je vois que rien ne sert à rien. Aussi j’ai l’intention de t’envoyer au collège. Si nous n’étions pas à la veille des grandes vacances, tu serais déjà parti. Ne prends pas cet air moqueur. Cette fois-ci, je suis tout à fait décidée. Ne t’en vas pas. J’ai quelque chose à te proposer. Je... Eh bien! je veux bien tenter une autre méthode. Suis-moi bien. Si tu estrès sagejusqu’aux vacances, je tepromets... Je te promets que tu auras une selle, une bride, tout ce qu’il te faudra pour monter convenablement le poney, puisque cela t’amuse. Est-ce accepté, Laurent?...
Une petite rougeur était montée à son front. Elle savait bien qu’elle pliait devant ce petit pour la première fois. Et cette lâcheté, que lui dictait sa passion maternelle, lui coûtait comme un déshonneur.
Un éclair avait flamboyé dans les yeux gris, couleur de tempête. Laurent comprenait aussi bien que sa mère qu’un grand événement venait de s’accomplir. La réponse fut laconique, cruelle comme une complicité:
—Bien, maman. Accepté!
Ses bonnes joues de marmot, si tentantes, la mère n’osa pas les embrasser. Une honte profonde, un immense espoir la soulevaient ensemble. Elle détourna la tête pour cacher quelques larmes. Il lui semblait qu’elle venait de signer un pacte avec le diable.
** *
Ce furent deux mois, presque, de repos au château. Exact et taciturne, Laurent, tous les matins, entrait à la salle d’études. Le travail qu’il exécutait n’était pas énorme. Son horreur des livres restait la même. Mais, tant bien que mal, ses devoirs étaient faits chaque jour et ses leçons apprises. Aux heures de récréation, il ne sortait plus dans le parc. Les enfants du village s’étonnaient de ne plus jamais le voir. Chaque jour, à la même heure, il allait à l’écurie. Accoudé sur la porte, il regardait le poney. Puérils et durs, ses yeux convoitaient en silence la prochaine proie. Mené par l’intérêt, âpre comme un homme fait, il se sentait capable de réfréner jusqu’au bout tous les bondissements de sa nature indomptable. Et même il allait jusqu’à dire bonjour, encore qu’entre ses dents, à l’oncle Jacques, chaque fois que celui-ci, le dimanche, venait déjeuner ou dîner au château. Mais, rancunier, définitivement désenchanté par la séance du pavillon, l’oncle Jacques nerépondait jamais un mot. Il affectait, d’ailleurs, de se désintéresser complètement du petit, de quoi sa sœur lui en voulait grandement.
Quelqu’un qui n’en revenait pas: M. le curé. Bien trop fin pour faire sentir que c’était son conseil, après tout, qu’on avait suivi, le prêtre, chaque jour, félicitait Máµáµ‰ Carmin de son heureuse initiative.
—L’année prochaine, disait-il, nous lui ferons certainement faire sa première communion. Et ce sera l’achèvement du miracle.
Et Máµáµ‰ Carmin, oubliant sur quelle humiliante et dangereuse base était établie la sagesse subite de son petit garçon, souriait, heureuse, fière, émue.
** *
Pendant les huit premiers jours, il fut tout à la joie de monter enfin son cheval.
La selle, achetée d’occasion au chef-lieu, lors d’un voyage qu’elle avait fait tout exprès, fut payée, avec bien des soupirs, parMáµáµ‰ Carmin, le jour qu’on l’apporta. Sacrifice d’argent, sacrifice d’autorité, c’était beaucoup pour elle. Elle avait lésiné sur le reste du harnachement. Une vieille bride, trouvée à la ville, lui sembla suffisante.
... Ce fut devant tout un petit rassemblement que Laurent, le premier jour des vacances, enfourcha sa monture.
Que de petits cris de peur, que de battement de cÅ“ur! «Il va se faire tuer!...» s’exclamaient les servantes. «N’ayez crainte!...» répondait François, «il est quéru comme un lion!» Máµáµ‰ Carmin, les mains jointes, ne savait murmurer que deux mots: «Mon Dieu! Mon Dieu!...» Et tous, sans le dire, admiraient le petit cavalier, si courageux sur sa bête surexcitée, si beau, si fort, si rageur, dont le visage était celui d’un bambin et les yeux ceux d’un guerrier.
Quand il eut, pendant ces huit jours, rempli tout le parc de ses gambades équestres, de ses chutes et de ses colères, il fit sa première sortie au village. Le cheval, maintenant, était dressé, dressage barbare, mais qui suffisait au petit cavalier.
Quand il rentra le soir: «Une bicyclette, qu’est-ce que c’est que ça?...» se disait-il avec un dédain immense.
Comme il avait triomphé! Comme il s’était senti haut au-dessus des autres, dominateur! Avait-il jamais pu se mettre à leur tête pour de misérables courses à pied?
Conséquence inattendue, l’entrée du cheval dans la vie de ce petit garçon supprima du coup ses rapines en compagnie des petits drôles, ses amis.
Les vacances suivaient leur cours sans amener rien de fâcheux. Toute la fougue de Laurent Carmin de Bonnevie s’épuisait en luttes avec sa bête, en galops fous, en courses lointaines. Et, le dimanche, en robe rouge et surplis blanc, tout brun et tout petit dans le chœur lumineux de l’humble église, seul au milieu de tous avec son âme rebellée, il chantait, séraphique, remplissant la nef de son immense soprano. Et cela aussi le dégorgeait de sa véhémence.
Máµáµ‰ Carmin remerciait le ciel. Le curé se frottait les mains. Les domestiques respiraient. L’oncle Jacques, dans son coin, haussait les épaules, étonné, rassuré pour ses carreaux et pour ses livres.
Une après-midi d’orage menaçant, de nuages noirs à l’horizon et de soleil sinistre, la cuisinière, Clémentine, penchée sur son fourneau, se retourna soudain et se mit à pousser des cris.
Avec coups de cravache, coups de talons et jurons, Laurent, au milieu d’un grand bruit de sabots frappant le carrelage rouge, faisait, à cheval, son entrée dans la cuisine.
—Voilà une heure que j’appelle dehors!... jeta-t-il. Personne ne me répond. J’ai soif! Donne-moi à boire!
—Voulez-vous sortir d’ici?... trépignait la fille, réfugiée debout sur une chaise. A-t-on idée d’un bastringue pareil! Le cheval dans ma cuisine, à c’t’ heure! Vous allez ruiner mon carreau! Vous me faites tourner les sangs!
—A boire!... répéta Laurent.
Et, tout à coup:
—Si tu ne me donnes pas un verre d’eau tout de suite, je fais ruer le poney dans tescasseroles, dans ton fourneau, dans ta figure, dans tout!
Il violentait la bouche du cheval, qui se mit à reculer en biais, la tête haute, l’œil injecté.
Tremblante, Clémentine comprit qu’il fallait céder, à moins de malheurs. Elle descendit de sa chaise, alla chercher un verre, le remplit avec la carafe; et prenant toutes sortes de précautions pour approcher du cheval qui piaffait, cramoisie de terreur, elle tendit le verre au petit.
Mais, tandis qu’il buvait d’une seule lampée, secoué, renversant l’eau sur ses habits:
—Je le dirai à Madame!... cria-t-elle avec indignation, je le dirai à Madame!...
Il avait fini de boire. Sa bouche trop rouge luisait, mouillée. Sans un mot, froidement, terriblement, il leva le verre vide au-dessus de sa tête frisée; et, de toutes ses forces, de toute son adresse, il l’envoya dans la figure de la fille. Puis, sans se retourner, d’un seul bond de sa bête cravachée, il sortit de la cuisine et disparut à travers le parc, ventre à terre.
—Surtout, que mon frère n’en sache rien!... Que monsieur le curé n’en sache rien!... Que personne n’en sache rien!...
Penchée sur le lit de sa malheureuse servante balafrée, dont le visage disparaissait sous les pansements, Máµáµ‰ Carmin lui tenait les mains avec force. Elle avait voulu la soigner elle-même. On avait dit au médecin de la ville et, du reste, à tout le monde, que la pauvre fille était tombée, un verre à la main.
Clémentine, complaisante, essayait de sourire. Elle savait bien qu’elle serait largementdédommagée de sa blessure, récompensée de son silence. Et peut-être aussi son cœur simple de femme du peuple comprenait-il le drame que vivait cette mère, liée à son enfant épouvantable par un incalculable amour.
Dès le lendemain de l’accident prétendu, François, le jardinier, avait été chargé de mener le petit cheval à la ville pour l’y mettre en vente. C’était le châtiment de Laurent.
Le loueur de voitures, d’ailleurs, après avoir examiné le poney, n’en avait offert qu’un très bas prix, car cette bête était devenue peureuse, vicieuse, intraitable.
Lui ôter son cheval!
Arrêté dans sa verve, blessé dans son orgueil, le petit de Bonnevie souffrait par toutes les fibres de son être. Sa déception d’enfant était tragique comme un amour trahi, sa colère d’autocrate était douloureuse comme un mal physique. Il savait qu’il n’allait pas pouvoir supporter l’offense. Qu’allait-il arriver, maintenant? En lui se déchaînait le torrent intérieur. En était-il responsable? On lui avait fait du mal. Il avait maintenant le droit de prendre toutes les revanches.
Máµáµ‰ Carmin, pour aggraver encore les choses, avait décidé que son fils coucherait désormais à côté d’elle, au fond d’un petit cabinet donnant dans sa chambre. Elle voulait savoir à quelle heure il se levait, afin de surveiller ses sorties. Et, dès qu’il était dans le parc, elle le faisait, autant que possible, épier par les servantes ou par le jardinier.
Nonobstant ces vexations et sa fureur, le gamin avait vu clair dans le manège de sa mère. Elle s’était arrangée pour déguiser la vérité. Laurent comprenait confusément pour quelles raisons.
Sa complice! Elle était sa complice! Ni le médecin, ni le village, ni même le château ne sauraient que c’était lui qui avait frappé la servante.
Il n’en ressentait ni reconnaissance, ni tendresse, mais seulement un sentiment de force extraordinaire. Tous les êtres étaient pour lui des ennemis, parce qu’il les détestait d’avance. Seule, sa mère n’était pas son ennemie: elle était sa vaincue, sa chose. Il ne pouvait donc pas la détester. Sa faiblesse, il la devinait à travers ses essais d’autorité. Certes, il allaitsavoir profiter de cette faiblesse! L’amour qu’elle avait pour lui, qu’il sentait si fortement vivre autour de lui, n’allait pas jusqu’à mettre une douceur en lui. Mais, comptant sur elle, malgré tout, comme sur une alliée, il lui accordait, dans son cœur brusque, une espèce de confiance. Et c’était cela sa manière à lui d’être tendre.
Quant à la pauvre victime de sa violence, cette Clémentine qu’il avait si grièvement blessée, il n’éprouvait à son endroit ni honte ni remords. Il la haïssait, au contraire, de toute son âme. C’était sa faute à elle s’il l’avait frappée. Est-ce qu’il pouvait ne pas attaquer quand on le provoquait? Et parce que c’était à cause d’elle qu’on vendait le cheval, il était heureux qu’elle souffrît, heureux de penser qu’elle serait sans doute défigurée. Il lui souhaitait la mort.
Les vacances, si bien commencées, allaient donc se continuer dans les contraintes et la rage impuissante.
Petit cavalier démonté, Laurent tenait, avant toute autre chose, à cacher son humiliation. Aux gens de la maison, à l’oncleJacques, on avait dit que le poney, décidément, était un jouet trop dangereux pour Laurent, que Laurent était trop imprudent, trop brutal, et que l’animal finirait un jour par le tuer. Mais les garçons du village, les camarades d’aventures, qu’allaient-ils dire, eux que l’enfant avait si bien écrasés de sa vanité, eux qu’il avait lâchés délibérément, comme des mercenaires dont on ne veut plus?
Afin d’éviter leurs ricanements, Laurent dut s’astreindre à ne pas quitter le parc, à fuir le village. C’était bien en vain qu’on le survolait dans ses allées et venues. Il n’avait maintenant nulle envie de passer par les brèches pour courir la campagne avec ces polissons.
Pour ne même pas faire voir aux siens à quel point l’atteignait la ferme décision de sa mère, pour qu’à leurs yeux celle-ci ne pût s’enorgueillir en rien, il affecta de ne plus s’intéresser qu’à son chant, qui l’intéressait en effet. Et le curé fut tout heureux de voir le petit, chaque jour, entrer au presbytère et demander des leçons.
Ne voulant pas risquer de rencontrer quelque camarade, il passait par l’église attenant au parc. Ce fut une période de sagesse et de musique, une période, eût-on dit, presque religieuse. Il en apprit, en un mois, beaucoup plus que depuis les deux ans qu’il chantait. L’abbé Lost, à l’harmonium, le dirigeait. Ce prêtre, comme certains ecclésiastiques campagnards de Normandie, avait quelque érudition musicale liturgique.
La petite voix énergique et pure modulait les quatorze messes grégoriennes. Et nul, jamais, ne se fût douté que le même enfant pouvait être à la fois ce jeune ange musicien et ce petit garçon dangereux.
Ce fut un matin qu’il quittait l’église pour repasser dans le parc, qu’il se trouva, sous le porche, face à face avec ses anciens compagnons. Ils étaient là tous les cinq, qui l’avaient guetté, sans doute.
—Ohé! Laurent!... crièrent-ils, où qu’il est ton cvâ?
—Est-y qu’ tu veux t’ mettre curé?... fit une autre voix, depuis qu’ t’en es descendu?
—T’avais l’air de vouloir nous épotir, ditun troisième, mais te v’là l’ cul par terre, comme nous autres, à c’t’ heure!
Et, comme il se précipitait sur eux, les poings levés, ce fut une bataille poussiéreuse dans le doux soleil de fin septembre.
Quatre enfants étant enfin parvenus à le maintenir avec peine, le cinquième s’avança sur lui. Pâle, décoiffé, saignant au nez, Laurent vit ce que tenait celui-là dans sa main levée: un casse-tête mince et flexible, avec ses deux boules aux extrémités, sa lanière passée au poignet.
—Dis seulement un mot!... menaça le garçon, et je te démolis, vilain modèle!
Mais l’on voyait bien que jamais il n’oserait frapper, car, malgré tout leur mauvais esprit, ces petits n’avaient rien en eux qui ressemblât à la férocité de l’autre.
D’un coup de reins inattendu, Laurent venait de se dégager. Il s’était jeté sur son agresseur. Tous deux roulèrent à terre.
—Donne ton casse-tête!... criait Laurent. Je le veux! Je le veux!
Un casse-tête!... Rien au monde ne lui semblait plus beau, plus désirable. Avait-ilvraiment pu s’amuser d’un canif! Son envie était telle qu’il retrouvait une force inouïe non seulement pour repousser les quatre autres rués sur lui, mais encore pour tordre le bras qui tenait l’arme convoitée. Il voulait ce casse-tête. Donc, ce casse-tête était à lui. Plus rien d’autre n’existait momentanément sur la terre.
Quand ils se furent dégagés et reculés:
—Et pour qui qu’on te le donnerait?... s’esclaffèrent les garçons. T’es riche, tu n’as qu’à le payer!...
Puis, parmi moqueries et pieds-de-nez, ils s’enfuirent tous, laissant là le petit de Bonnevie, avec son nez en sang, ses boucles désordonnées, ses vêtements en loques et roulés dans la poussière, ses yeux foudroyants qui les maudissaient.
La vie allait décidément de mal en pis.
** *
A partir de ce jour, ce fut en vain que l’abbé Lost attendit son enfant de chœur.
—Laurent a encore fait des bêtises!... répondait Máµáµ‰ Carmin, interrogée, et je l’ai puni. C’est sans doute pour cela qu’il boude.
Or, une semaine plus tard, profitant d’un instant d’inattention de la part de François chargé de le suivre de loin dans le parc, Laurent se glissa rapidement par sa brèche et disparut. On ne le revit plus de l’après-midi. Le pauvre jardinier, le croyant au château, courut aux informations.
Clémentine, qui se levait maintenant, secoua sa tête bandée.
—Encore du mal, va!... fit-elle sombrement.
Le soir, à l’heure où l’on met le couvert, Laurent n’était pas rentré.
Malgré l’extrême pâleur de son visage:
—Je ne l’attendrai pas!... déclara Máµáµ‰ Carmin, glaciale. Servez-moi, Maria!
C’était la première fois qu’une chose pareille arrivait. Máµáµ‰ Carmin fit semblant de manger, évitant de regarder l’horloge. Mais comme Maria, tremblante, apportait les légumes, la mère ne put se tenir de murmurer:
—Comme il fait noir, ce soir!
Une seconde après, elle éclatait en sanglots.
Il ne revint qu’au dessert. Des cris du côté de l’office avaient averti déjà Máµáµ‰ de Bonnevie. Elle n’eut pas le temps de se lever pour courir aux nouvelles. Silencieux, sombre, Laurent entra dans la salle. Il n’était ni sali, ni déchiré, ni décoiffé. Ses joues rondes d’enfant mat n’étaient pas plus pâles qu’à l’ordinaire, ni ses yeux gris plus étincelants.
—Où étais-tu?... cria Máµáµ‰ Carmin, entièrement décomposée.
Il ne répondit pas. Il s’assit à sa place, et sortit sa serviette du rond, comme s’il eut attendu d’être servi.
—Où étais-tu?... répéta-t-elle avec force.
Mais pas un mot ne sortait des larges lèvres rouges. Laurent regardait son assiette.
Il était là , vivant, sain, il était là ! Oh! l’embrasser, le serrer contre elle, le couvrir de caresses et de larmes!
—Laurent! articula-t-elle de sa voix la plus sèche, fais-moi le plaisir de monter et de te coucher immédiatement, veux-tu!... Cesoir tu n’auras même pas de pain sec pour ton dîner.
** *
Il dormait. Son petit visage volontaire était enfoui dans son bras replié. Ses paupières hermétiques, avec leurs longs cils noirs, son nez enfantin, sa grosse bouche entr’ouverte, ses joues, ses belles joues rondes, et le paquet de boucles noires qui roulaient sur son front bossué, tout cela palpitait doucement, au rythme de son souffle régulier.
Entrée avec précaution dans le cabinet où il couchait à présent, Máµáµ‰ Carmin, avant de se déshabiller, était venue le voir, une bougie à la main.
De grandes ombres remuaient sur les boiseries du mur. Le lit était tout blanc, l’enfant tout brun. Longtemps, la mère contempla son fils. Toutes ses angoisses se résumaient en un seul mot: «Est-il possible!»
Ses dents mordaient nerveusement sa boucheamère. C’en était fait, maintenant.Elle en avait peur.
Comme pour ne pas laisser une telle pensée pénétrer en elle, elle fit un geste que répéta l’ombre gigantesque du mur, un geste qui semblait chasser des fantômes. Alors, elle posa doucement sa bougie sur la commode, et, dans la lumière singulière de ce réduit, marchant à pas de loup, elle s’approcha plus près du petit lit.
Elle se souvenait d’un soir, où, penchée de la même façon, elle avait embrassé son enfant endormi. Mais il s’était éveillé dès le premier frôlement et l’avait griffée cruellement au visage, petit animal sauvage qui ne peut souffrir qu’on le touche.
Elle hésita quelques moments. Leurs deux figures étaient si proches! Elle vit comme son sommeil était profond. Ses lèvres se posèrent, tout doux, sur le front moite encombré de boucles noires, sur les bonnes joues fraîches et pâles, sur les paupières aux longs cils. Et les larmes coulaient, passionnées, qui mouillèrent une à une le visage adorable du petit dormeur.