Une lettre de Madeleine interrompit ces accordailles esthétiques. La vieille dame était morte et il fallut embarquer Dionys pour les funérailles officielles. Dans cette lettre, Madeleine racontait à Raymond ses émotions des derniers jours, au chevet de la mourante où elle s’était rencontrée avec l’amoureux de son effigie.
Assurés que la moribonde ne pouvait plus les entendre, désormais engloutie dans une inconscience définitive, ils avaient discuté religion et théologie. Par une sorte de sadisme mystique, Madeleine s’amusait à détruire les dernières touffes de foi auxquelles ce pauvre être essayait de se raccrocher : elle lui démontrait facilement combien il était ridicule d’imaginer que le fils de Dieu (comme si Dieu pouvait avoir un fils ! Pourquoi pas un neveu ? Un cousin à la mode de Bretagne ?) se soit fait homme pour sauver la terre et son humanité, c’est-à -dire un grain de poussière dans l’espace.
« Et cette conception révoltante d’un Dieu martyr ! D’abord, en tant que femme, écrivait Madeleine, je n’aime pas les martyrs : ils ont un petit air de supériorité qui vexe mon amour du bien-être et mon dégoût de la souffrance inutile. Mais même à ce point de vue, votre Christ ne m’inspire aucune pitié, et sa mort, momentanée, ne me touche pas. Je ne comprends pas qu’on ait pu si longtemps se lamenter sur cette aventure. Ce qui est vraiment tragique, ce n’est pas la mort d’un homme qui se réveille Dieu au bout de trois jours, c’est notre mort à nous, et cette certitude que notre conscience s’éteint avec nous.
« Les vrais héros, les êtres vraiment divins, Monsieur l’Abbé, c’est nous, les incroyants, qui avons le courage, sans espoir, d’aller jusqu’au bout de notre humanité…
« Et au contraire, que trouve-t-on comme précipité psychologique au fond de vos héroïsmes de couvents et de presbytères ? de la lâcheté ; pas d’abnégation, mais une abdication. Et il y a un si parfait égoïsme dans votre rêve d’éternité de musique céleste…
— Vous êtes si belle, Madame, répondit le prêtre, lorsque vous parlez avec cette violence. Il y a une flamme dans vos yeux, et une lumière sur vos lèvres.
Emportée par son raisonnement, et oubliant à la fois la moribonde, dont le rythme d’agonie se maintenait, et aussi les singulières transpositions sensuelles du pauvre ecclésiastique, Madeleine continua :
— On finira par comprendre la beauté de ce sentiment déjà enté sur les âmes d’élite : que toute la noblesse de notre vie se suffit à elle-même, nous suffit à nous-même, et qu’elle trouve en son orgueil sa récompense. Il nous paraîtrait humiliant d’accepter une récompense, fût-elle éternelle, pour la beauté désintéressée de nos gestes ou de nos sentiments. Votre récompense chrétienne n’est qu’un marché où le croyant n’a vraiment aucun mérite ; ce qu’il sacrifie est si peu de chose auprès de ce qu’il espère.
« Notre noblesse est de ne rien demander, de ne rien accepter. Dans la vie même, n’a de valeur que ce qui se donne sans arrière-pensée, sans marchandage. L’amour n’est l’amour que lorsqu’il est une double offrande spontanée…
« Les êtres nobles que nous sommes devenus, au bout d’une longue évolution de notre race, ne supporteraient plus de servir un prince ou un roi : pas même un Dieu. La prière nous semble une humiliation, non seulement pour celui qui prie, mais aussi pour celui qui est prié. La prière est une véritable négation de l’idée de Dieu, d’ailleurs, puisque Dieu, c’est la liberté.
« Il faut, concluait Madeleine, que cette évolution de la sensibilité humaine ait sa répercussion sur le sentiment religieux…
Le prêtre réfléchit quelques instants.
— Cette répercussion existe déjà , dit-il. Ainsi, à l’heure actuelle, il nous serait impossible, dans nos sermons, de parler de l’Enfer dans les mêmes termes que jadis ; nos infidèles fidèles riraient si nous les menacions de chaudières de poix éternelle. Même les supplices décrits par Dante les feraient sourire. En réalité, l’idée de l’enfer tend à disparaître de notre religion ; cette idée évolue vers une sorte de supplice, de torture morale : la privation de Dieu, quelque chose d’analogue à ce que peut être, en amour, la privation de l’être aimé.
(Tu vois, mon cher Raymond, écrivait Madeleine, que ce prêtre vicieux est tout de même un homme intelligent. Et quant à mon sermon que je résume ici, peut-être avec un peu de littérature, avoue qu’il se souvient de ton propre enseignement. Et j’espère que cet essai de conversion à rebours va t’amuser quelques instants.)
Mais la suite de l’aventure était plus difficile à conter. Madeleine s’y exerça avec sincérité. Ce pauvre prêtre avait mis une intonation si douloureuse dans ces derniers mots : « la privation de l’être aimé », que Madeleine n’avait plus songé à se moquer de lui : elle sentit que son enfer, il le vivait sur la terre dans la privation de l’être qu’il désirait. Et peut-être aussi parce qu’une chasteté de quelques jours la rendait plus sensible au désir de cet homme, elle prit sa main, la tint quelques instants dans les siennes, et puis, se levant, elle lui fit signe de la suivre. Elle confia la garde de la moribonde momifiée dans son inconscience à une domestique appelée discrètement, et dit avec autorité :
— Venez avec moi, Monsieur l’Abbé, j’aurais quelques conseils à vous demander au sujet des dernières volontés de ma pauvre tante… Qu’on ne nous dérange pas.
Il l’avait suivie, obéissant et tremblant. Jamais il n’avait imaginé que ce rêve pût se réaliser. Il avait peur.
Dès que la porte de la chambre se fut refermée sur leur isolement, il tomba à genoux près du fauteuil où Madeleine s’était assise et sans oser la toucher, la tête dans ses mains il sanglota.
Il confessa ce qu’il avait souffert et il avoua même le cruel mysticisme du simulacre et que sa cellule de prêtre était devenue une sorte de reliquaire de son amour silencieux : fleurs fanées tombées de son corsage, herbes foulées par ses pieds, fruits où ses lèvres avaient mordu, et relique plus précieuse encore : quelques cheveux dérobés à son peigne, et même un peu de sable mouillé.
Mais maintenant qu’il se trouvait devant elle, son âme et sa chair tremblaient. Il lui semblait que si le corsage de Madeleine s’ouvrait comme un tabernacle, il allait défaillir, et tout à coup il se releva et voulut fuir.
Alors, Madeleine, toute émue, se leva elle aussi, vint vers lui et lui donna sa main à baiser. Il se prosterna sur cette main qui s’offrait à ses lèvres et y appuya sa bouche tremblante.
— Laissez-moi partir maintenant, dit-il timidement.
Il balbutiait : « Ce serait un sacrilège, une profanation… Non, il faut que vous demeuriez inaccessible comme une sainte… Il y a des gestes effrayants… »
Et il sortit après avoir baisé le bas de la robe de Madeleine.
« Je suis demeurée toute la soirée troublée de cette scène, écrivait-elle à Raymond, et je n’ai plus du tout envie de me moquer de cet homme, de son amour, et de son fétichisme. Il m’a transposée en une effigie, qu’il crucifie et transperce de son désir, mais mon être demeure et demeurera à jamais pour lui une chose sacrée, inaccessible, comme il dit… Ce sentiment de profanation qu’il éprouverait devant la trop douce réalité est peut-être le plus bel hommage au mystère de ma beauté. J’ai compris aussi, chez lui, cette impossibilité d’un geste qui lui semble inharmonieux parce que son éducation religieuse et mystique le lui a toujours fait concevoir comme l’image érigée du péché et du diable. Peut-être ne croit-il plus ni à Satan ni au péché, mais il croit en moi, et sans doute perdrait-il la foi s’il se permettait cette prière blasphématoire… »
Le lendemain la moribonde s’éteignit. Déjà Madeleine avait télégraphié à Dionys : elle avait hâte qu’il fût là , et pour avancer cette minute du revoir, elle alla le cueillir à la gare, voisine de quelques kilomètres. Sous le prétexte d’un trop gênant soleil elle avait baissé les rideaux bleus de la voiture et brusquement, elle avait attiré Dionys vers son baiser et mêlé son corps au sien. Madeleine fermait les yeux, et elle ne pouvait s’empêcher d’évoquer la chaste et sanglotante prière de son fétichiste, et c’était un peu lui qu’elle emprisonnait de ses deux bras et dont elle baisait les lèvres avec une ferveur religieuse. Et peut-être qu’à la même minute Dionys mêlait à son émoi le souvenir encore vivant des caresses de Morangis.
Mais Dionys avait senti qu’il ne fallait faire aucune confidence à Madeleine : il éprouvait même, en son âme secrète, une sorte de fierté d’avoir quelque chose à lui cacher. Et pourtant il avait un peu de honte d’être si facilement redevenu un collégien, transposant en une amitié masculine, son désir d’une domination féminine. Maintenant qu’il se retrouvait auprès de Madeleine, il se sentait rassuré, peut-être par ce qu’il y avait de maternel et de tyrannique dans l’amour de cette femme.
Et quant à Morangis, lorsqu’il eut perdu son inquiétant joujou, il s’avoua à lui-même que c’était encore Marthe qu’il avait cherchée dans cet éphèbe, d’une vicieuse passivité.