Le jour du rendez-vous, Raymond avait dû, afin de ne pas arriver trop tôt chez Simone, errer dans les allées des Tuileries et tourner autour du bassin où voguaient des flottilles puériles. Il évoquait son enfance, à la fois déjà lointaine et si proche, où il s’hypnotisait à ces mêmes jeux ; mais cet enfant qu’il avait été, il le retrouvait en lui, à cette heure où, avec tant d’obstination, son âme s’accrochait à l’illusion du bonheur.
— Les hommes, comme les enfants, songeait-il, jouent à n’être pas eux-mêmes : nous sommes tous des comédiens qui jouons des rôles en vérité aussi puérils et inutiles que ces jeux de petits bateaux lancés sur le songe de ce bassin. Peut-être même que la vie n’est acceptable qu’ainsi transmuée en comédie ou en tragédie : en jeux. Les moments où l’homme n’est pas en scène pour la comédie qu’il se joue sont des moments d’ennui ou de désespoir où il sent le vide de son être éphémère. Le croyant qui cesse de jouer à l’éternité perd pied dans le néant de sa fugitive animalité. Mais, en réalité, l’homme échappe facilement à cette dangereuse conscience de la vie, car il possède en lui-même tout une friperie de costumes et de masques où cacher son véritable visage. Ces masques de son visage, de son corps et de son âme, il les revêt même lorsqu’il est seul avec lui-même, car c’est surtout à soi-même qu’on doit se jouer la comédie : médiocre, incapable d’une pensée vivante et personnelle, on se créera grand penseur, écrivain, artiste, et on arrivera à en donner et à s’en donner l’illusion ; disgracié physiquement, on aura l’ambition d’être admiré pour sa beauté, d’être aimé de la plus belle femme, et on y réussira, tandis que le vrai grand homme, lassé de sa supériorité réelle, dédaignera l’œuvre où il pourrait la refléter et se donnera la joie d’être estimé pour une futilité : la danse, les échecs, la musique, la vanité des galons, des décorations, des succès féminins.
L’homme est un comédien apte à tous les rôles qu’il se suggestionne, et c’est peut-être les rôles pour lesquels il est le moins doué naturellement qu’il joue le mieux, parce qu’il y met l’ambition de réaliser la chose la plus difficile… C’est peut-être pour cela que le monde appartient aux imbéciles qui se croient intelligents et qui le sont, puisqu’ils le croient, tandis que les êtres supérieurs doutent d’eux-mêmes, se jugent inférieurs… et le sont.
Cet enfant, costumé en marin, se croit, sans doute, à cette heure crépusculaire, le plus grand corsaire qu’on aie jamais imaginé… et moi-même qui souris de son illusion, je ne sais plus me retrouver moi-même, sous le projecteur de mes hallucinations : je vais comme un tropisme attiré par la lumière et le parfum de Simone.
Raymond regarda l’heure à sa montre :
— Je suis presque en retard. C’est bien…
Elle est là , debout, devant lui, un peu plus pâle dans la lumière du soir qui fait ses yeux plus sombres et l’éclair de son sourire plus rayonnant.
Raymond s’est assis près d’elle sur un petit divan bas : il a pris sa main dans la sienne et la baise ; mais elle, d’un mouvement spontané, appuie contre son sein la tête de Raymond.
— Faut-il baiser son cou, atteindre déjà sa bouche ? se demande-t-il.
Il se dégage doucement et s’agenouille pour une adoration et une contemplation muettes, comprenant combien il est difficile, en ces premières minutes, de trouver les mots qui seraient ceux que l’on écoute dans le silence.
Mais Simone s’est levée, traduisant son exaltation intérieure par du mouvement autour de lui, un enveloppement d’elle-même, de ses gestes, de ses mots… Et à cette joie vivante qu’elle ne pouvait étouffer, Raymond comprit qu’elle non plus n’était pas aussi sûre que cela qu’il viendrait, à l’heure commandée, se coucher à ses pieds. A ce signe, il se sentit victorieux et trouva enfin les mots qui disaient l’obsession confiante de son attente et de sa solitude. Il parlait maintenant de lui, de son désir d’identification avec un être d’une perfection divinisée, qui était-elle, Simone, miraculeusement venue vers lui, pour le sauver du péché du doute…, etc…
Attirée par la musique de ces paroles, Simone était venue à son tour s’agenouiller aux pieds de Raymond, levant vers lui ses grands yeux noirs dont les pupilles agrandies disaient la ferveur de sa sensualité. Un frémissement de son corps courba sa tête sur les genoux de Raymond qui, se penchant doucement, mit un baiser sur la nuque de Simone. Elle écouta longuement la pensée de ce baiser, et puis, accrochant ses mains au cou de Raymond, elle attira sa bouche vers sa bouche. Ils burent longuement la spiritualité de leurs âmes.
Lorsque Simone releva la tête, les yeux noyés d’une eau de songe, ses cheveux s’effondrèrent sur ses épaules. Elle secoua sa belle tête pour en épandre les vagues et dit en riant :
— Les cheveux sont faits pour tomber !
Raymond noya ses mains dans cette nuit dorée et, y engloutissant son visage, en respira longuement le parfum mystique et sensuel.
Déjà ses lèvres gagnaient la chair nue des épaules et ses mains dégrafaient le corsage de Simone pour cueillir son sein ; mais Simone, saisissant les mains de Raymond, les écarta doucement du fruit secret qu’elles voulaient cueillir, et les baisant tendrement :
— Laissez-moi venir à vous lentement, afin que ma pensée soit tout envahie. Ne sentez-vous pas déjà que je suis toute à vous, Raymond ?
Raymond vécut, les deux jours suivants, avec la sensation de ce baiser, petite rose rouge et brûlante qui s’était écrasée sur sa bouche.
— Même si je ne devais jamais posséder Simone plus complètement, se disait-il, je garderais encore longtemps la sensation d’avoir pénétré dans sa pensée vivante. Et il entrait une si pure mysticité dans son amour qu’il ne désirait presque pas un plus complet abandon.