CHAPITRE XIX

Débordant au delà de leur frontière, les Canadiens étendent jusque dans les États-Unis le développement merveilleux de leur population. Presque aussi nombreux sur ce sol étranger que sur leur propre sol, ils s'y groupent, au dire des historiens et des géographes les plus compétents, et de l'aveu des Américains eux-mêmes, au nombre de près d'un million.

Là, d'ailleurs, la race française ne se trouve pas non plus tout à fait hors de chez elle. La plus grande partie du territoire actuel des États-Unis, toute la vallée de l'Ohio, toute celle du Mississipi, ce sont les Français qui, au dix-septième siècle,--alors que les colons anglais n'osaient encore perdre de vue les côtes de l'Atlantique,--l'ont découverte, parcourue, et en partie occupée.

L'émigration des Canadiens aux États-Unis commença, nous l'avons dit plus haut, vers 1830 et fut provoquée tout d'abord par le manque de terres dans les anciennes seigneuries. A ces causes d'ordre économiques la révolte de 1837 vint ajouter des causes politiques: les proscrits et les suspects passèrent en grand nombre la frontière.

Pendant les premières années du régime de l'Union, inauguré en 1840, l'émigration continua et prit bientôt des proportions telles, que le gouvernement canadien commença à s'inquiéter et chercha des mesures pour en arrêter les progrès. Un comité fut nommé en 1849 par la Chambre législative. L'enquête à laquelle il se livra révéla que dans les quatre années précédentes, de 1846 à 1849, 20,000 Canadiens-Français avaient quitté le sol natal!

Le clergé déplorait cette émigration, qu'il considérait comme une perte pour la nationalité, et peut-être un danger pour la foi des Canadiens: «Vous n'ignorez pas, écrivait Mgr Turgeon, archevêque de Québec, combien est profonde la plaie nationale à laquelle nous nous proposons de porter remède, à savoir, le départ annuel de milliers de jeunes gens et d'un grand nombre de familles qui abandonnent les bords du Saint-Laurent pour aller chercher fortune et bonheur sur un sol qu'on leur dit plus fertile. Les jeunes gens, vous ne le savez que trop, ne reviennent pas parmi nous, ou ne reviennent que plus pauvres, souvent moins vertueux, et avec les débris d'une santé que la fatigue ou le vice a pour toujours altérée. Ces familles, au lieu de trouver le bien qu'elles espèrent, ne rencontrent chez l'étranger que de durs travaux et de superbes dédains, et, loin des autels de leur jeunesse et du sol de la patrie, elles pleurent l'absence des joies religieuses de leurs premiers ans et les jouissances du toit paternel. L'abondance même qu'un bien petit nombre peut atteindre n'est qu'une faible consolation quand on la compare à la paix, au contentement, à la franche et naïve piété, à la suave politesse qui caractérisent notre Canada99!»

En dépit des craintes des patriotes, malgré les paternels avis des évêques, l'émigration, loin de fléchir, a continué de plus belle, et s'est de nos jours accrue d'une façon si rapide, qu'il est impossible de ne pas lui attribuer des causes permanentes et profondes. De 1840 à 1866, 200,000 Canadiens avaient quitté la province de Québec100, et l'on peut aujourd'hui évaluer à près d'un million le nombre des Canadiens vivant sur le sol des États-Unis.

Note 99:(retour)Turcotte, 2e part., p. 56.

Note 100:(retour)Ibid., t. II, p. 454.

Il paraît certain désormais que le mouvement d'expatriation de la population canadienne est le résultat normal d'une force d'expansion, qui lui permet à la fois de se multiplier chez elle et de déborder ses frontières. On aurait tort de le considérer comme impliquant pour elle une perte de forces; n'est-il pas, au contraire, le symptôme et la preuve de son développement continu?

Les émigrants canadiens ne se répartissent pas d'une façon uniforme sur toute la surface de l'Union américaine. Certains États, et dans les États même, certaines régions semblent avoir leur préférence.

Dans l'Ouest, des États d'une surprenante richesse se sont créés sous les yeux mêmes de notre génération. Là, dans des plaines hier désertes et couvertes de marais, a surgi une fastueuse capitale, n'aspirant aujourd'hui à rien moins qu'à la suprématie de l'Union entière, et qui ne craignit pas,--elle née d'hier,--de prétendre surpasser par son luxe les capitales séculaires de l'Europe. Tentés comme tant d'autres par le surprenant essor de ces récents États, grand nombre de Canadiens courent y chercher la fortune.

Cet Ouest américain, d'ailleurs, aux prodigieuses surprises, où des villes de 2 millions d'âmes naissent en trente ans, c'est à la France qu'il devrait appartenir. Jusqu'en 1763, l'Amérique du Nord presque tout entière fut française. Elle était bien étroite la portion qu'en occupaient les colons anglais le long des côtes orientales, et avec quelle méticuleuse prudence ils y restaient enfermés! Pendant plus de deux cents ans, ils demeurèrent comme fixés au rivage; déjà ils comptaient une population nombreuse, des villes florissantes, qu'ils n'avaient encore osé s'éloigner de l'Océan. Tout au plus entrevoit-on çà et là, dans leur histoire, quelques expéditions commerciales ou militaires traversant les montagnes Bleues et atteignant à peine, comme furtivement, la région des grands lacs que les Français visitaient journellement depuis leur arrivée en Amérique. Jusqu'en 1764, époque de la première colonisation du Kentucky par les Virginiens, aucune des colonies anglaises n'avait tenté de s'étendre vers l'intérieur.

Pendant ce temps, les missionnaires et les voyageurs français, les La Salle, les Marquette, les Joliet, les Hennepin, les La Vérandrye, découvraient tout le continent, parcouraient les vallées de ses immenses fleuves, pénétraient jusqu'aux lointains et profonds glaciers des Montagnes Rocheuses et jalonnaient d'une ligne de postes militaires les 2,000 kilomètres qui séparent le Canada de la Louisiane. Postes dont la situation avait été choisie avec une si remarquable perspicacité, que sur leur emplacement s'élèvent aujourd'hui plusieurs des plus grandes villes des États-Unis: Chicago, Saint-Louis, Pittsbourg et Détroit.

Derrière les soldats français étaient arrivés les colons. Malgré l'énorme distance qui sépare le Canada de la Louisiane, plusieurs petits centres de colonisation avaient été ouverts, au dix-huitième siècle, le long de la vallée du Mississipi; et, bien qu'il n'ait malheureusement été donné aucune suite aux grands desseins émis sur ces contrées par le gouverneur La Galissonnière, un groupe de population s'y était formé. Il se répartissait en plusieurs villages; les plus importants étaient ceux des Illinois, au sud de l'État actuel du même nom. C'était là comme le chaînon intermédiaire entre le Canada, déjà florissant, et la Louisiane, qui commençait à peine, puisque la colonisation n'y avait été véritablement tentée que depuis 1717.

Lors de la cession de nos possessions à l'Angleterre, en 1763, la population de la colonie des Illinois s'élevait à plusieurs milliers d'habitants. La plupart d'entre eux, fuyant la domination anglaise, quittèrent la rive gauche du Mississipi pour s'établir sur la rive droite. Ce ne fut que pour tomber sous la domination espagnole, car ce même traité, qui nous enlevait le Canada et toute la rive gauche du Mississipi pour les attribuera l'Angleterre, nous privait, en faveur de l'Espagne, de la rive droite du même fleuve et de la Louisiane.

D'ailleurs, le destin de ces quelques Français, perdus au milieu des solitudes qu'ils avaient découvertes et commencé à cultiver, était de tomber, quoi qu'ils pussent faire, sous la domination anglo-saxonne. Rendue à la France par l'Espagne au commencement du dix-neuvième siècle, cette moitié du continent américain a été, pour quelques millions, rétrocédée aux États-Unis par Napoléon.

Depuis lors, ces contrées pleines de richesses, mais à peu près désertes il y a cinquante ans, se sont peuplées rapidement. Renonçant à la torpeur qui les avait retenus au dix-huitième siècle, les Américains se sont précipités vers l'Ouest; les émigrants d'Europe les y ont suivis, et les petites colonies françaises des Illinois se sont trouvées entourées par des flots sans cesse grossissants de populations de langue étrangère. Elles subsistent pourtant encore, très distinctes et très reconnaissables, et les voyageurs peuvent entendre résonner notre langue dans plus d'un village des Illinois et du Missouri.

Tous les anciens établissements français de ces régions n'ont pas, il est vrai, survécu: les plus humbles ont été absorbés, mais il est facile encore de reconnaître leur emplacement par les noms mêmes, ou par l'aspect qu'ils ont conservé. Les colons anglais disposaient ordinairement leurs lots de terre en carrés réguliers. Les Français, au contraire, les défrichaient par bandes perpendiculaires aux cours d'eau. Cette disposition se retrouve partout où furent établies des colonies françaises, depuis le Canada jusqu'à la Louisiane, et l'observateur peut, à la seule inspection d'une carte, ou d'après la configuration des terres, savoir presque avec certitude quelle a été l'origine d'une colonie américaine.

La conquête n'a pas éteint l'esprit aventureux des Canadiens. Ils ont continué depuis à se répandre dans l'Ouest, et nombre d'entre eux y ont été les premiers pionniers de la civilisation, ont défriché les terres où s'élèvent aujourd'hui les villes les plus riches et les plus puissantes des États-Unis.

Deux familles seulement résidaient au fort Chicago en 1821, et l'une d'elles était une famille canadienne, celle du colonel Beaubien, commandant du fort pour le gouvernement des États-Unis. Voici la triste peinture qu'un voyageur faisait alors de ce lieu désert et sans ressources: «Lorsque j'arrivai à Chicago, écrit dans une relation de voyage le colonel (américain) Ebenezer Childs, je dressai ma tente sur les bords du lac et je me rendis au fort pour acheter des vivres. Je ne pus cependant en obtenir, le commissaire m'ayant informé que les magasins publics étaient si mal approvisionnés que les soldats de la garnison ne recevaient que des demi-rations et qu'il ignorait quand ils seraient mieux pourvus.»

Chicago (Chicagou, comme l'écrivaient au dix-huitième siècle les voyageurs français) compte aujourd'hui 2 millions d'habitants, et des monuments gigantesques s'élèvent au bord du Michigan aux rives plates et aux jaunes eaux, à l'endroit même où le colonel Ebenezer Childs dressait sa tente en 1821.

Bien d'autres villes de l'Ouest ont eu pour premiers habitants des Canadiens. Les noms de Salomon Juneau et de Dubuque sont des noms populaires au Canada, et pieusement conservés aussi par la louable reconnaissance des Américains eux-mêmes.

Milwaukee, sur le lac Michigan, une des plus jolies villes des États-Unis, et qui ne compte pas moins de 200,000 habitants, eut un Canadien pour fondateur.

Salomon Juneau, dit La Tulipe, était, comme l'indique ce sobriquet, le descendant d'un de ces aventureux soldats du régiment de Carignan qui, après avoir vaincu les Turcs, contribuèrent pour une si forte part au peuplement du Canada. Entraîné par l'esprit d'aventure auquel avaient obéi ses ascendants, Juneau quitte Montréal vers 1818, et vient se fixer à l'embouchure de la rivière Milwaukee, contrée si déserte alors que, pour trouver un être humain, le nouveau colon n'avait pas moins de 150 à 200 kilomètres de forêts à traverser, ses plus proches voisins étant, vers le nord, une famille canadienne fixée à la baie Verte, et, vers le sud, le colonel Beaubien lui-même au fort Chicago!

En 1835, les territoires riverains du Michigan furent arpentés et vendus par le gouvernement américain; Juneau se rendit acquéreur d'un grand nombre de lots. Situés sur le bord du lac, à l'embouchure d'une rivière navigable, leur emplacement semblait favorable. Les communications étaient aussi devenues plus faciles, des routes s'étaient percées à travers la forêt, les colons affluèrent bientôt. Juneau vendit avec profit ses terrains, une petite ville surgit peu à peu, et l'heureux spéculateur devint à la fois millionnaire et maire de la nouvelle cité. Ce qu'elle est devenue depuis, nous l'avons dit plus haut, et sa reconnaissance a élevé une statue à son fondateur.

La ville de Dubuque, dans le Iowa, ville de 30,000 habitants, et la plus importante comme la plus ancienne de cet État, a été fondée, elle aussi, par un Canadien, Julien Dubuque, dont elle a gardé le nom.

Ayant, en cet endroit même, découvert des mines de plomb, Dubuque avait signé avec les Indiens qui occupaient la contrée,MM. les Renards, le curieux traité que voici: «Conseil tenu par MM. les Renards, c'est-à-dire le chef et les braves de cinq villages avec l'approbation du reste de leurs gens, expliqué par M. Quinantotaye, député par eux, en leur présence et en la nôtre. Nous soussignés, savoir: Que MM. les Renards permettent à Julien Dubuque, appelé par euxla Petite Nuit, de travailler à la mine jusqu'à ce qu'il lui plaira, etc...101.»

Note 101:(retour)Tassé,les Canadiens de l'Ouest. Montréal, 2 vol. in-8º.

Dubuque avait réussi à prendre un tel ascendant sur les sauvages qu'il parvint, chose impossible à tout autre, à les faire travailler aux mines qu'ils lui avaient concédées.

A sa mort, arrivée en 1810, les Indiens continuèrent cette exploitation, dont ils éloignèrent les blancs avec un soin jaloux. Les traitants qui venaient leur acheter le minerai devaient se tenir sur la rive gauche du fleuve, sans pouvoir le franchir. Ce n'est qu'en 1833 que les Américains délogèrentMM. les Renards, prirent eux-mêmes possession des mines, et commencèrent l'établissement de la ville de Dubuque; le nom du hardi pionnier qui avait préparé ses débuts lui resta.

Saint-Paul, la capitale du Minnesota, a été longtemps une ville plus française qu'américaine: «Il n'est pas de grand centre américain pour lequel les Canadiens aient autant fait que pour Saint-Paul. Ils ont construit ses premières maisons, ils ont, les premiers, élevé un modeste temple au Seigneur, puis baptisé la ville lorsqu'elle n'était encore qu'un amas de cabanes; ils ont grandement contribué à la faire choisir comme capitale du Minnesota, et à lui conserver ce titre quand elle fut menacée de le perdre102.»

Note 102:(retour)Tassé,ibid.

En 1849, Saint-Paul n'était même pas encore un village, sa population ne dépassait pas 350 habitants, presque tous Canadiens; c'étaient des gaillards fortement trempés, si l'on en juge par la description qu'un journaliste américain a laissée de l'un d'eux: «Joseph Rollette est le roi de la frontière; court, musculeux, le cou et la poitrine d'un jeune buffle, tel est son physique. Il a fait son éducation à New-York, mais il a été mêlé depuis aux aventures de la vie de frontière; il a des opinions bien arrêtées sur tout, à tort ou à raison. D'une bonne humeur invariable, ayant surtout foi en Joë Rollette; hospitalier et généreux plus qu'on ne saurait le dire, n'aimant pas, en retour, qu'on compte avec lui, vous donnant son meilleur cheval si vous le demandez, mais prenant vos deux mules s'il en a besoin; habitant depuis des années un pays où il eût pu faire fortune, sans cependant amasser un sou; bon catholique, démocrate ardent, menaçant de toutes les calamités possibles le républicain qui oserait s'établir dans son voisinage, mettant pourtant, au besoin, à sa disposition, tout ce qu'il possède; fort dévoué à sa femme--une métisse--et père de sept fils, des Joë Rollette en miniature et de tailles différentes; admirant Napoléon et fier du sang français; trop généreux envers ses débiteurs pour être juste envers ses créanciers; aimant le wisky, mais pratiquant l'abstinence totale pendant des mois entiers pour plaire à sa femme! Son meilleur ami: l'homme qui n'est pas gêné par les lois du commerce; son pire ennemi: lui-même103!»

Note 103:(retour)Tassé,Canadiens de l'Ouest. Citation duHarper's Magazine, 1860.

C'est en 1852 seulement que le Minnesota fut organisé en territoire. Les habitants durent nommer une Chambre législative. L'organisation de ce pays, sillonné aujourd'hui de nombreuses lignes de chemin de fer, était si primitive alors,--il y a 40 ans à peine!--que ce même Rollette, nommé député de l'un des districts, dut se rendre à lacapitale, Saint-Paul, en traîneau à chiens! Voici comment le journal du pays contait cette curieuse rentrée parlementaire: «Les honorables députés, élus par Pembina pour la Chambre et le Conseil législatif, MM. Kittson, Rollette et Gingras, sont arrivés la veille de Noël, après un trajet de seize jours. Chacun avait un traîneau attelé de trois beaux chiens harnachés avec goût, lesquels franchissent le mille en 2 minutes 40 secondes lorsqu'ils marchent à toute vitesse. Ils ont parcouru en moyenne trente-cinq milles par jour. Les chiens n'ont à manger qu'une fois le jour. Ils reçoivent chacun une livre depémican104seulement. Ils transportent un homme et son bagage aussi rapidement qu'un bon cheval, et résisteraient même mieux à la fatigue que des chevaux pour une longue course105.»

Note 104:(retour)Le pémican est un mélange de graisse et de viande séchée et réduite en poudre.

Note 105:(retour)Saint-Paul Pioneer, 8 janvier 1853.

Si le pays est aujourd'hui transformé de fond en comble, les habitants d'alors n'ont pas tous disparu: la locomotive a définitivement remplacé le traîneau à chiens, mais on trouve encore des Joseph Rollette.

Quels changements dans ces régions découvertes, il y a deux siècles à peine, par les voyageurs français! quel mouvement sur ces grands fleuves, jadis solitaires et silencieux!

Comme le dit le poète canadien:

Où le désert dormait grandit la métropole,Et le fleuve asservi courbe sa large épauleSous l'arche aux piles de granit!

Où le désert dormait grandit la métropole,Et le fleuve asservi courbe sa large épauleSous l'arche aux piles de granit!

Où le désert dormait grandit la métropole,

Et le fleuve asservi courbe sa large épaule

Sous l'arche aux piles de granit!

La forêt et la prairie se sont transformées: les riches moissons ont remplacé la primitive végétation,

Et le surplus doré de la gerbe trop pleineNourrit le vieux monde épuisé106!

Et le surplus doré de la gerbe trop pleineNourrit le vieux monde épuisé106!

Et le surplus doré de la gerbe trop pleine

Nourrit le vieux monde épuisé106!

Tout le pays, maintenant, est habité par une population américaine nombreuse. Mais les origines françaises de la contrée se montrent partout; les Américains n'essayent pas de les faire oublier: ils se plaisent, au contraire, avec un remarquable esprit de justice, à les rappeler par des monuments ou des souvenirs. A Milwaukee, la statue de Salomon Juneau en costume de trappeur, la carabine en main, domine au loin le lac Michigan et semble protéger la ville. Le nom du grand voyageur La Salle a été donné à un comté, ceux de Jolliet et de Marquette à deux villes, l'une dans l'Illinois, l'autre dans le Michigan; celui de Dubuque est resté, nous l'avons dit, à la ville dont il a préparé l'existence.

Note 106:(retour)Fréchette,Légende d'un peuple.

A Minnéapolis, c'est par l'avenue Hennepin--la plus belle et la plus large de la ville--qu'on accède aux rives du fleuve, près de ces chutes Saint-Antoine devant lesquelles s'arrêta le célèbre voyageur en 1680.

Bien que les Américains prononcentDitroïte, la ville de Détroit conserve encore--au moins quant à l'orthographe--son nom français. Peuplée aujourd'hui de plus de 200,000 âmes, elle s'élève sur l'emplacement même de l'ancien fort créé vers 1701 par un officier canadien, M. de Lamothe-Cadillac. Quelques colons étaient venus à cette époque s'établir sous sa protection, et lorsqu'en 1763 le pays fut cédé l'Angleterre, leur nombre s'élevait à un millier à environ.

A la suite de la guerre d'indépendance, Détroit se trouva compris sur le territoire abandonné par les Anglais aux Américains. La ville s'augmenta rapidement, et les descendants des colons français ne forment plus aujourd'hui qu'une petite minorité dans sa population totale. Ils ne se laissent pas entamer, pourtant, tiennent ferme à la langue française et se groupent dans la ville en plusieurs paroisses catholiques.

Partout, en un mot, dans l'Ouest, le pays porte le cachet de ses origines françaises, et, dans bien des endroits, il renferme encore des populations françaises résistant vigoureusement à l'absorption. Pour ne prendre que des chiffres d'ensemble, la population canadienne-française des États américains de l'Ouest se répartit aujourd'hui de la façon suivante:

148,000 dans le Michigan.34,000  ----   Illinois.29,000  ----   Minnesota.28,000  ----   Wisconsin.21,000  ----   Iowa.16,000  ----   Ohio.10,000  ----   Dakota107.

Certes, ces petites colonies canadiennes, éparses dans de grands États de langue anglaise, ne forment pas, comme la province de Québec, des centres assez puissants pour résister toujours à la formidable poussée des populations au milieu desquelles elles sont isolées. Mais elles peuvent y résister pendant plusieurs générations, et si le merveilleux mouvement d'expansion de la population canadienne (qui non seulement s'augmente rapidement dans Québec, mais se répand d'une façon constante au delà de ses frontières), si ce mouvement se maintient longtemps encore dans de telles proportions, il n'est peut-être pas chimérique d'avancer que certains des groupes canadiens de l'ouest des États-Unis pourront, grâce aux renforts qu'ils recevront ainsi, demeurer définitivement français.

Note 107:(retour)Chiffres donnés par un auteur américain, M. Chamberlain, et cités par M. Faucher de Saint-Maurice (Resterons-nous Français?Québec, 1890, broch. in-8º.)

L'immigration canadienne a été plus grande encore dans la Nouvelle-Angleterre108que dans l'Ouest. Là, le milieu était autre, les Canadiens pénétraient dans des pays depuis longtemps colonisés, leur vie fut plus modeste et plus calme. Simples ouvriers, pour la plupart, attirés par la prospérité manufacturière des État-Unis, ils n'ont pas eu à mener la pénible existence, ils n'ont pas traversé les émouvantes aventures, ils n'ont pas non plus acquis la bruyante renommée des Salomon Juneau, des Dubuque et des Joseph Rollette. S'il est une chance pourtant, pour les émigrants canadiens en Amérique, de conserver leur nationalité, c'est aux modestes ouvriers des États de l'Est qu'elle appartient, bien plus qu'aux descendants des brillants pionniers de l'Ouest.

Note 108:(retour)La Nouvelle-Angleterre comprend les six États du Maine, du New-Hampshire, Massachussets, Vermont, Rhode-Island et Connecticut.

On comptait en 1867 dans la Nouvelle-Angleterre plus de 360,000 Canadiens, et les autorités les plus compétentes ne les portent pas aujourd'hui à moins de 500,000, non pas épars en petits groupes isolés, comme ceux de l'Ouest, mais parfaitement reliés entre eux, groupés d'une façon si compacte qu'en certaines localités ils ont la majorité dans les élections. Le lien religieux et l'organisation paroissiale les tiennent étroitement unis; voisins d'ailleurs de la province de Québec, demeurés en relations constantes avec elle, ils puisent là des exemples de patriotisme et d'attachement à leur nationalité.

Les Américains, si fiers du pouvoir d'absorption du leur République, s'étonnent et s'irritent de cette force de résistance. Ils avaient reçu les Canadiens avec la conviction qu'eux aussi se fondraient bientôt dans le grand creuset, et voilà qu'au lieu d'être absorbés, ce sont eux qui débordent, qu'au lieu de céder, ils attaquent. Les Allemands, les Scandinaves et toutes les populations d'Europe qui, depuis un siècle, se sont déversées en Amérique, sont devenues américaines; les Canadiens seuls demeurent Canadiens. C'est là un fait dont on commence à s'inquiéter aux États-Unis.

«L'émigration, dit leTimesde New-York, n'est une source de force pour le pays qu'autant qu'elle est susceptible de s'assimiler à la population américaine, en d'autres termes à s'américaniser. Or les Canadiens-Français ne promettent nullement de s'incorporer à notre nationalité. Le danger n'est encore imminent dans aucun des États de l'Union, cependant dès maintenant il est suffisamment accusé, pour imposer à tout Américain, dans les États où les Canadiens-Français forment une partie considérable de la population, le devoir patriotique de maintenir les principes politiques américains contre toute atteinte qui pourrait leur être fait109.»

De ces ombrageux avertissements à un commencement de persécution, il n'y a pas loin. Déjà quelques fanatiques commencent à désigner les Canadiens des États-Unis à l'animosité de leurs concitoyens protestants.

L'American journal, de Boston, disait le 28 décembre 1889: «les Jésuites français ont conçu le projet de former une nation catholique avec la province de Québec et la Nouvelle-Angleterre; et ce projet de rendre la Nouvelle-Angleterre catholique et française a déjà pris des proportions capables d'alarmer les plus optimistes... Bientôt unis aux Irlandais, les Canadiens vous gouverneront, vous Américains, ou plutôt le Pape vous gouvernera, car ces masses le reconnaissent pour maître110.»

Note 109:(retour)Cité par le R. P.Hamon,Études religieuses, août 1890;les Canadiens de la Nouvelle-Angleterre.

Note 110:(retour)Ibid.

C'est là une de ces exagérations haineuses faisant appel aux plus mauvaises passions, car on sait ce que peut produire en pays protestant la menace de la domination du Pape.

Ces excitations ont commencé à porter leurs fruits; déjà l'on s'efforce de mettre des entraves à l'établissement des écoles canadiennes. Elles s'étaient multipliées à un tel point que dans certains États, dans le Massachussets par exemple, le nombre de leurs élèves dépassait de beaucoup celui des écoles publiques américaines. Le rapport officiel du bureau d'Éducation pour 1890 constatait le fait: «Le récent mouvement qui s'est opéré dans l'État, disait-il, par suite duquel l'accroissement annuel du nombre des élèves des écoles publiques est tombé au-dessous de l'accroissement correspondant des écoles privées, est de nature à provoquer une impression de profond regret111.»

Note 111:(retour)Rapport reproduit par leCourrier des États-Uniset par leCultivateur(journal canadien) et laPatriede Montréal du 30 janvier 1890.

Des règlements sévères ont été faits pour arrêter la multiplication des écoles de paroisses. Des difficultés sont suscitées aux familles, des condamnations et des amendes infligées, et la population canadienne de la Nouvelle-Angleterre va être soumise peut-être à une persécution semblable à celle que subissent les Canadiens du Manitoba.

Mais, remarquons qu'ici leur situation semble autrement favorable. Dans la Nouvelle-Angleterre nous nous trouvons en présence d'un double mouvement ethnographique considérable et incontesté: l'accroissement rapide de la population canadienne et la décroissance non moins rapide des populations américaines. Le mot de décadence ne serait lui-même pas trop fort, et si dans la province anglaise d'Ontario, comme nous l'avons dit plus haut, le nombre moyen des membres de la famille a notablement diminué depuis vingt ans, aux États-Unis, et spécialement dans la Nouvelle-Angleterre, cette diminution a pris les proportions d'un véritable désastre. Il faut lire dans l'ouvrage d'un Anglais, M. Epworth Dixon112, grand ami et grand admirateur pourtant de l'Amérique et des Américains, le curieux chapitre intitulé:Elles ne veulent pas être mères, pour juger de la plaie qui ronge les États-Unis dans leur avenir, et pour se rendre compte que l'égoïsme de la richesse produit en Amérique des effets autrement désastreux encore qu'en Europe.

Note 112:(retour)La Nouvelle-Amérique, traduit par PhilareteChasles. Paris 1874, in-8º.

La décadence de la population des États-Unis! Cela semble un paradoxe en présence de ses 60 millions d'habitants, presque tous gagnés en notre siècle; rien de plus exact pourtant. L'augmentation de la population américaine est tout artificielle, elle lui vient de l'extérieur, et sans la formidable immigration qui la renouvelle sans cesse, bien des États verraient décroître le nombre de leurs habitants.

Ce sont là des faits constatés par tous les écrivains qui ont étudié les États-Unis113; ils sont appuyés sur le témoignage des statisticiens, des médecins et des journalistes américains eux-mêmes, et nul ne conteste plus aujourd'hui les témoignages de tant d'hommes compétents et éclairés.

Note 113:(retour)ClaudioJeannet,États-Unis contemporains, 2 vol. in-18.--Carlier,la République américaine; voy. aussiNouvelle Revue, 15 juillet 1891.

Le dernier recensement a rendu ces faits plus évidents encore. Nulle part le mouvement de dépopulation des campagnes ne se fait sentir comme aux États-Unis, ce pays où la terre ne manque pas aux agriculteurs, mais où les agriculteurs manquent à la terre. De 1870 à 1880, 138 comtés ruraux avaient vu décroître leur population. De 1880 à 1890, il y en a eu 400114!

Bien que dans la dernière décade l'immigration ait précisément atteint son maximum, l'augmentation de la population s'est trouvée moindre que dans toutes les précédentes. Le flot grossissant venant d'Europe n'est pas parvenu à combler les déficits causés par la diminution de la natalité, et tandis que de 1880 à 1890 trois millions d'émigrants sont arrivés en plus que dans la période précédente, l'augmentation de population n'a atteint que la proportion de 24 pour 100, tandis qu'avec un moindre renfort et un plus faible appoint elle s'était élevée à 30 pour 100 de 1870 à 1880115.

Certains États ont même vu décroître le nombre absolu de leurs habitants, et ce sont justement les États nouveaux dans lesquels la population manque, tandis qu'elle va s'agglomérer dans les grandes villes, où son accumulation devient un danger116.

Note 114:(retour)Reclus,les États-Unis, p. 658.

Note 115:(retour)Id.,ibid.

Note 116:(retour)L'Idaho, par exemple, a diminué de 125,000 âmes à 84,385; celle de Wyoming a diminué de 105,000 âmes à 60,705; celle de Névada ne compte plus que 45,761 âmes.

L'État du Kansas a vu diminuer sa population. Celui du Névada, de 62,000 habitants qu'il possédait en 1871, est tombé à 45,000. Un publiciste facétieux a calculé qu'en continuant sur le même pied, la population du Névada serait dans vingt-cinq ans réduite à un seul habitant. «Cet heureux coquin, ajoute-t-il, accaparera toutes les places, s'élira lui-même sénateur et touchera leper diem, ce qui est le point essentiel117.»

Note 117:(retour)Patrie, 25 novembre 1890. Montréal.

L'immigration, qui seule empêche la population des autres États de décroître, n'est en somme qu'une ressource précaire; elle peut diminuer, cesser même entièrement. Le territoire des États-Unis n'offre pas des ressources illimitées; un jour viendra où il ne tentera plus l'émigrant, et ce jour n'est peut-être pas éloigné. Déjà--la décadence des districts ruraux en est la preuve--il n'attire plus l'émigrant agricole. Attirera-t-il longtemps encore l'émigrant industriel, l'ouvrier? La question sociale ne se pose-t-elle pas déjà aux États-Unis tout comme en Europe, et dès que les conditions de travail y seront les mêmes que dans le vieux monde, quel avantage le nouveau aura-t-il sur celui-ci?

Si l'immigration venait à cesser, quelle serait la situation des populations de langue anglaise aux États-Unis, saisies, au milieu de leur décadence, par des populations pleines de sève et de vigueur, prêtes à prendre leur place, et dont les plus vivaces sont les Canadiens et les Allemands?

Dans l'Ouest, les Allemands commencent à relever la tête et cessent de s'américaniser. Dans la Nouvelle-Angleterre, voisine des frontières de Québec, les Canadiens se multiplient rapidement, et non contents d'occuper tous les emplois dans les fabriques, s'emparent encore de la terre, en acquérant les fermes, abandonnées de plus en plus par leurs propriétaires américains.

Il n'est donc nullement chimérique d'avancer que la population canadienne se maintiendra et s'augmentera dans les États-Unis. Son mouvement d'expansion n'est qu'à son début, et nous voyons aujourd'hui peut-être les symptômes d'un changement ethnographique considérable qui se prépare en Amérique.

M. E. Reclus a établi que si la marche de la population reste au Canada ce qu'elle est aujourd'hui, laNouvelle-Francel'emportera sur l'ancienne par le nombre de ses habitants avant la fin du vingtième siècle. Quelle action prendra cette France américaine, toute vivante et toute vigoureuse, sur une population anglo-saxonne en décadence!

Déjà l'influence politique des Canadiens des États-Unis--malgré les tracasseries et les persécutions auxquelles on essaye de les soumettre--est en concordance avec leur accroissement numérique. Dans chacune des Chambres législatives des États de la Nouvelle-Angleterre, ils comptent des représentants. Ils en ont 4 dans le Maine, 8 dans le New-Hampshire, 1 dans Massachussets, 1 dans le Vermont, 1 dans Rhode-Island (en 1890).

Au delà même de la petite sphère des États qu'ils habitent, les Canadiens commencent à gagner une certaine influence sur la politique générale de l'Union. Dans les élections présidentielles, les candidats recherchent leurs voix et s'efforcent de les obtenir en promettant aux Canadiens des faveurs et des emplois. Dans la dernière élection, les partisans du président Harisson avaient publié une liste de tous les Canadiens admis ou maintenus dans des fonctions publiques sous son administration.

Les Canadiens des États-Unis possèdent une presse active, représentée par une vingtaine de journaux publiés en français. Ils ont un clergé, patriote comme sait l'être le clergé canadien. Unis entre eux par un lien de cohésion puissant, ils se groupent en des sociétés nationales très vivaces. Ils possèdent en un mot tous les éléments de force par lesquels les Canadiens ont conservé leur nationalité sous le régime anglais; pourquoi ne la conserveraient-ils pas sous le régime américain?

Territoire vaste et productif, population exubérante, ces deux éléments matériels de toute nationalité, les Canadiens les possèdent; mais ils ont mieux encore, ils ont ce sentiment puissant sans lequel la prospérité matérielle d'une nation n'est rien: le patriotisme.

Ne nous trompons pas, toutefois, nous Français, sur la nature du patriotisme des Canadiens, et si nous les voyons vénérer avec nous la vieille France et aimer la nouvelle, s'enorgueillir de nos triomphes et pleurer nos défaites, n'allons pas nous imaginer qu'ils regrettent notre domination et que leur espérance est de s'y soumettre de nouveau. Ce ne sont là ni leurs regrets, ni leurs désirs. Ils sont aussi jaloux de leur particularisme national que fiers de leur origine française.

Ce n'est pas d'hier qu'est né ce sentiment tout particulier et tout local. Il n'est pas dû à la conquête anglaise. Depuis la création même de la colonie, il existait à l'état latent, mais ne se révélait que par de légers indices. S'il s'affirme aujourd'hui par d'éclatantes manifestations, c'est que la colonie est devenue une nation.

Les premières générations de Français qui virent le jour sur la terre d'Amérique apprirent à joindre, dans une même affection, cette patrie nouvelle à la vieille patrie de France. Mais pour l'une cette affection n'était basée que sur des souvenirs; pour l'autre, elle l'était sur la plus poignante des réalités, la lutte pour la vie, la conquête d'un patrimoine et d'un foyer. La préférence n'était pas douteuse, et c'est ainsi que se forma parmi les Canadiens une sorte d'esprit particulariste, non pas blâmable, mais basé au contraire sur l'un des meilleurs instincts du cœur humain: l'amour du sol natal.

Les gouverneurs français ne surent pas toujours discerner les louables origines de ce sentiment; ils s'efforcèrent de le combattre quand il eût fallu peut-être l'encourager. S'il n'y eut jamais de conflits, il se produisit du moins des froissements; ils auraient pu s'aggraver si la domination française s'était prolongée avec le même esprit de centralisation, le même parti pris de faire dominer en tout les idées et les intérêts de la métropole. Et qui sait alors ce que seraient devenus la fidélité des Canadiens et leur amour de la patrie française, mis en opposition avec leurs intérêts et leur patriotisme local?

Déjà durant la malheureuse campagne qui nous fit perdre le Canada, avaient commencé à se manifester--à cette heure de périls où l'union eût été si nécessaire--des signes de division et de rivalité. On voit alors dans la colonie deux partis s'agiter et intriguer l'un contre l'autre: le parti canadien et le parti français. Ils ont chacun leurs chefs parmi les officiers ou les administrateurs, et correspondent l'un et l'autre en France avec les ministères, auprès desquels ils se combattent à outrance, à coups de dépêches et de dénonciations.

Le gouverneur général, marquis de Vaudreuil118, né au Canada, et fils lui-même d'un ancien gouverneur, défend auprès du ministre de la marine,--dont il dépend,--les intérêts des Canadiens.

Note 118:(retour)Pierre Rigaud, marquis de Vaudreuil, qui, sur la demande des Canadiens, fut en 1755 nommé gouverneur général du Canada, était né à Québec. Il était le troisième fils de Philippe Rigaud, marquis de Vaudreuil, lui-même gouverneur du Canada de 1704 à 1725.Le nouveau gouverneur avait été d'abord gouverneur de la Louisiane de 1742 à 1755.

Le nouveau gouverneur avait été d'abord gouverneur de la Louisiane de 1742 à 1755.

Le marquis de Montcalm, commandant en chef des troupes de terre envoyées pour la campagne, a trop de tendance, ainsi que ses officiers, à mépriser les colons, et ce mépris, très injustifié, perce dans ses dépêches au ministre de la guerre.

Soldats et officiers ne peuvent se faire à cette idée que, dans ce pays si différent de l'Europe, désert, couverts d'épaisses forêts, sillonné de rivières et de lacs solitaires, la guerre puisse se faire d'une autre façon que sur le vieux continent. De l'expérience des troupes de la colonie--dépendant du gouverneur et de la marine--ils ne peuvent admettre qu'ils puissent rien apprendre, et c'est presque à regret qu'ils gagnent des batailles suivant des principes nouveaux pour eux: «La conduite que j'ai tenue, écrit Montcalm au ministre après la prise du fort Oswego en 1756, et les dispositions que j'avais arrêtées sont si fort contre les règles ordinaires, que l'audace qui a été mise dans cette entreprise doit passer pour témérité en Europe. Aussi, je vous supplie, Monseigneur, pour toute grâce, d'assurer Sa Majesté que, si jamais elle veut m'employer dans ses armées, je me conduirai par des principes différents119»

Note 119:(retour)Lettre du 28 août 1756, citée parGarneau(t. II, p. 259).

Du peu d'égards témoignés par Montcalm aux troupes de la colonie, de ses duretés même envers les Canadiens, Vaudreuil se plaignait amèrement au ministre de la marine: «Les troupes de terre, écrit-il à M. de Machault, le 23 octobre 1756, sont difficilement en bonne intelligence avec nos Canadiens; la façon haute dont leurs officiers traitent ceux-ci produit un très mauvais effet. Que peuvent penser des Canadiens les soldats qui voient leurs officiers, le bâton ou l'épée à la main sur eux?... M. de Montcalm est d'un tempérament si vif qu'il se porte à l'extrémité de frapper les Canadiens. Je lui avais recommandé instamment d'avoir attention que MM. les officiers des troupes de terre n'eussent aucun mauvais procédé envers eux; mais comment contiendrait-il ses officiers puisqu'il ne peut pas lui-même modérer ses vivacités120.»

Note 120:(retour)Dussieux,le Canada sous la domination française, Pièces justificatives, p. 214.

De leur côté, les amis du commandant des troupes de terre dénonçaient violemment Vaudreuil, et comme gouverneur et comme Canadien, au ministre de la guerre: «Si l'on veut sauver et établir solidement le Canada, écrit un commissaire des guerres au maréchal de Belle-Isle, que Sa Majesté en donne le commandement à M. le marquis de Montcalm. Il possède la science politique comme les talents militaires. Homme de cabinet et de détail, grand travailleur, juste, désintéressé jusqu'au scrupule, clairvoyant, actif, il n'a d'autre vue que le bien; en un mot, c'est un homme vertueux et universel... Quand M. de Vaudreuil aurait de pareils talents en partage, il aurait toujours un défaut originel:il est Canadien.»

Stupéfiante appréciation qui, en un seul mot, montre dans toute son étendue la méfiance qui régnait alors contre l'esprit local dans les colonies. Être Canadien était un défaut qui, de prime abord, devait rendre inhabile à l'exercice du pouvoir. Pour gouverner les Canadiens, il fallait des Français. La métropole était tout, la colonie et les colons, rien!

Ces divergences, ces froissements même, se seraient peut-être envenimés avec le temps. L'affranchissement des colonies est un événement que l'histoire nous montre comme inévitable; qui sait si le Canada, froissé dans tous ses sentiments, réprimé dans toutes ses aspirations, ne se serait pas séparé violemment d'une patrie autoritaire et injuste? Qui sait si de pénibles souvenirs ne fussent pas demeurés pour longtemps--pour toujours, peut-être--entre ces deux rameaux d'une même nation: entre la France humiliée de la rupture, et sa colonie affranchie mais pleine de rancune de la lutte?

La conquête anglaise a prévenu peut-être cet événement; violente elle aussi et douloureuse, mais moins désastreuse à tout prendre que ne l'eût été une lutte fratricide entre Français. Séparés de force d'une patrie qu'ils voulaient conserver et pour laquelle ils avaient énergiquement combattu, les Canadiens lui ont gardé un souvenir pieux et voué un culte inaltérable.

Dès lors, le vague sentiment de l'amour du sol natal se compléta, s'élargit, se transforma peu à peu en un véritable sentiment de patriotisme, auquel il ne manque aujourd'hui aucun des caractères que, chez les nations les plus grandes et les plus unies, revêt cette fière passion: souvenirs vénérés du passé, juste fierté du présent, et foi dans l'avenir.

De souvenirs du passé, les Canadiens n'en manquent pas. Peuple tout nouveau et né d'hier, ils n'ont derrière eux que trois cents ans d'histoire; et qu'est-ce que trois cents ans dans la vie d'une nation? Mais de combien d'actions héroïques et d'événements glorieux ils ont su remplir cette brève existence!

Les premières traditions canadiennes se trouvent justement liées aux plus belles traditions de notre propre histoire: c'est au temps de notre plus grande gloire nationale que le Canada prend naissance. François Ier, Henri IV, Richelieu, Louis XIV, Colbert, tous ces noms appartiennent aux Canadiens comme ils nous appartiennent; ce sont ces grands hommes qui ont présidé à la création de leur pays et l'ont protégé en même temps qu'ils agrandissaient la France et la rendaient glorieuse. Le navigateur qui découvre le fleuve Saint-Laurent, Jacques Cartier, le colonisateur qui le premier y établit une colonie, Samuel de Champlain, ce sont là certes des héros français, dignes de leur temps, de leur pays et des rois qu'ils servaient, mais ce sont aussi des héros canadiens, et de la gloire qu'ils ont donnée à l'histoire de France, les Canadiens revendiquent une part pour leur propre histoire.

C'est à travers les œuvres mêmes de leurs historiens et de leurs poètes qu'il faut étudier ces héros pour apprécier le culte dont ils les entourent, et reconnaître l'attitude spéciale, presque hiératique, qu'ils leur donnent. L'abbé Casgrain, un des meilleurs historiens du Canada, nous montre «la noble figure de Cartier, d'une grandeur et d'une simplicité antiques, ouvrant dignement la longue galerie de portraits héroïques qui illustrent les annales canadiennes121» Sous la plume de ces écrivains patriotes, le navigateur malouin dépasse la taille humaine et prend les proportions d'un prophète, d'un de ces hommes sacrés que le doigt de Dieu marque pour changer les destinées du monde, et que sa main pousse, d'une façon invisible, mais constante et irrésistible, à l'accomplissement d'un mystérieux devoir. Cartier n'est plus le hardi marin au cœur de bronze, au bras robuste, qui lance sans crainte son vaisseau dans des eaux et vers des rivages inconnus; c'est un homme prédestiné, presque un saint, qui, les yeux fixés au ciel et le bras tendu vers l'infini, marche à la conquête d'une nouvelle terre pour un peuple nouveau. «Cartier, ce n'est plus le maître pilote, ou même le capitaine général du seizième siècle; Cartier, pour nous, c'est le précurseur de Champlain, de Laval, de Brébeuf, de Frontenac, de tous nos héros et de tous nos apôtres122.»

Note 121:(retour)Histoire de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation, t. I, p. 22.

Note 122:(retour)M. Chauveau,Discours à l'inauguration du monument de Jacques Cartier, 24 juin 1889.


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