L'idée nationale domine toute la littérature des Canadiens. Historiens, romanciers, poètes, tous s'unissent pour chanter les gloires religieuses, militaires ou civiques, de cette patrie qu'ils honorent et qu'ils chérissent, et l'on peut dire, sans exagération, qu'il n'est pas une de leurs œuvres, pas une de leurs pages, qui ne tende à la glorification et à l'apologie de la nation canadienne. Nous allons en donner la preuve par l'examen même des principaux de leurs ouvrages dans chacun des genres auxquels ils se sont adonnés.
Commençons par le genre historique, le plus grand, le plus élevé et le plus digne de servir comme d'imposant portique aux autres genres littéraires, qu'il domine de toute la hauteur de sa majestueuse beauté. En nul pays, le premier rang ne lui est contesté. Mais c'est au Canada surtout qu'il l'obtient sans partage. Là, l'histoire semble prendre un caractère presque sacré, tant est grand le respect avec lequel les historiens abordent les traditions, et les souvenirs de leur pays. «C'est avec une religieuse émotion, dit l'un d'eux, que nous pénétrons dans le temple de notre histoire146.»
Ainsi, l'histoire est un temple, l'historien presque un pontife!
Ils sont nombreux ceux qui se sont voués à cette belle tâche d'allumer chez les Canadiens, par le récit de leurs gloires, la flamme du patriotisme. Tout le monde connaît le nom de Garneau, l'auteur du monument le plus complet sur l'histoire canadienne, de cette œuvre dans laquelle, suivant l'expression d'un de ses biographes, «le frisson patriotique court dans toutes les pages147», Garneau, le correspondant,--on pourrait presque dire l'ami de Henri Martin,--car malgré la distance qui les séparait, et bien qu'ils ne se fussent jamais vus, ces deux hommes sympathisaient à travers l'Océan.
Note 146:(retour)Casgrain,Histoire de la vénérable Marie de l'Incarnation, p. 30.
Note 147:(retour)Chauveau,Garneau, sa vie et ses œuvres.
L'apparition du livre de Garneau vers 1850 fut un événement, et l'on peut dire sans exagération qu'il jalonne une nouvelle période dans la vie de la nation canadienne. C'est depuis lors, peut-être, qu'elle a conscience de sa force et confiance dans ses destinées.
La grande idée qui a fait de Garneau un historien, est le désir de réhabiliter à leurs propres yeux les Canadiens ses compatriotes, «d'effacer ces injurieuses expressions de race conquise, de peuple vaincu», et de montrer que, «dans les conditions de la lutte, leur défaite avait été moralement l'équivalent d'une victoire148».
Note 148:(retour)Chauveau,Discours sur la tombe de Garneau, 17 septembre 1867.
Ces poignants souvenirs de la lutte, Garneau les avait eus sous les yeux: «Mon vieux grand-père, raconte-il, courbé par l'âge, assis sur la galerie de sa maison blanche, perchée au sommet de la butte qui domine la vieille église de Saint-Augustin, nous montrait, de sa main tremblante, le théâtre du combat naval de l'Atalantecontre plusieurs vaisseaux anglais, combat dont il avait été témoin dans son enfance. Il aimait à raconter comment plusieurs de ses oncles avaient péri dans les luttes homériques de cette époque, et à nous rappeler le nom des lieux où s'étaient livrés une partie des glorieux combats restés dans ses souvenirs.»
Ces récits enflammaient le patriotisme de l'enfant, et plus tard, devenu un jeune homme et entré dans l'étude d'un notaire anglais, quand ses compagnons raillaient sa nationalité de vaincu, il leur répondait par ce vers de Milton.
What though the field be lost? All is not lost!«Qu'importe la perte d'un champ de bataille?Tout n'est pas perdu!»
What though the field be lost? All is not lost!«Qu'importe la perte d'un champ de bataille?Tout n'est pas perdu!»
What though the field be lost? All is not lost!
«Qu'importe la perte d'un champ de bataille?
Tout n'est pas perdu!»
Il faut entendre conter par un autre écrivain canadien la genèse de la vocation de Garneau, pour mieux comprendre la portée de son œuvre: «C'est dans un élan d'enthousiasme patriotique, de fierté nationale blessée, qu'il a conçu la pensée de son livre, que sa vocation d'historien lui est apparue. Il traçait les premières pages de son histoire au lendemain des luttes sanglantes de 1837, au moment où l'oligarchie triomphante venait de consommer la grande inquité de l'Union des deux Canadas, et lorsque, par cet acte, elle croyait avoir mis le pied sur la gorge de la nationalité canadienne. La terre était encore fraîche sur la tombe des victimes de l'échafaud, et leur ombre sanglante se dressait sans cesse devant la pensée de l'historien, tandis que, du fond de leur exil lointain, les gémissements des Canadiens exilés venaient troubler le silence de ses veilles! L'horizon était sombre; l'avenir chargé d'orages; et quand il se penchait à sa fenêtre, il entendait le sourd grondement de cette immense marée montante de la race anglo-saxonne, qui menaçait de cerner et d'engloutir le jeune peuple dont il traçait l'histoire... Parfois il arrêtait sa plume et se demandait avec tristesse si cette histoire qu'il écrivait n'était pas une oraison funèbre!
«L'heure était solennelle pour remonter vers le passé, et le souvenir des dangers qui menaçaient la société canadienne prête un intérêt dramatique à ses récits. On y sent quelque chose de cette émotion du voyageur assailli par la tempête au milieu de l'Océan et qui, voyant le vaisseau en péril, trace quelques lignes d'adieu qu'il jette à la mer pour laisser après lui un souvenir!
«Au milieu des perplexités d'une telle situation, le patriotisme de l'écrivain s'enflammait, son regard inquiet scrutait l'avenir en interrogeant le passé, et y cherchait des armes et des moyens de défense contre les ennemis de la nationalité canadienne. Ainsi, l'Histoire du Canadan'est pas seulement un livre, c'est une forteresse où se livre une bataille--devenue une victoire sur plusieurs points--et dont l'issue définitive est le secret de l'avenir149.»
Le livre de Garneau fut en France comme une révélation. Avec quelle insouciante légèreté nos pères n'avaient-ils pas abandonné ces quelques arpents de neige dont se raillait Voltaire! avec quelle facilité n'avions-nous pas, nous-mêmes, oublié ces populations qui, elles, se souvenaient! Notre oubli tenait peut-être un peu du remords: en se souvenant on craignait d'être obligé de se repentir, et les Canadiens se rendent bien compte aujourd'hui des causes de notre long silence envers eux. «Avant l'histoire de Garneau, écrit l'un d'eux, les historiens français avaient laissé complètement dans l'ombre, ou du moins dans une obscurité relative, tout ce qui avait rapport au Canada, les uns parce qu'ils n'appréciaient point suffisamment la perte que la France avait faite; les autres, parce qu'ils s'en sentaient humiliés, ne tenant pas compte de la gloire qui rejaillissait sur la nation par la conduite héroïque de ses colons et de ses soldats, et ne voyant que les fautes de son gouvernement150.»
Note 149:(retour)Casgrain, (Cité parLareau,Histoire littéraire du Canada, p. 161.)
Note 150:(retour)Chauveau,Garneau, sa vie et ses œuvres.
C'est au milieu de cet oubli général, volontaire ou non, que l'Histoire du Canadade Garneau nous arriva tout à coup en France, et fut bientôt connue de tous les lettrés. Elle nous révélait tout un peuple, un peuple français, patriote, armé pour la lutte, confiant dans son avenir. A cette apparition, les expressions de sympathie affluèrent de France, l'enthousiasme remplaça l'oubli; nos historiens commencèrent à faire mention des Canadiens, à louer leur persévérance, leur courage et leur foi. Dans sa grandeHistoire de France, Henri Martin consacra une large place à leurs luttes, et c'est dans l'ouvrage de Garneau qu'il puisa tous les détails de son récit. Il termine ses citations par ces élogieuses paroles: «Nous ne quittons pas sans émotion cetteHistoire du Canada, qui nous est arrivée d'un autre hémisphère comme un témoignage vivant des sentiments et des traditions conservés parmi les Français du Nouveau Monde, après un siècle de domination étrangère. Puisse le génie de notre race persister parmi nos frères du Canada dans leurs destinées futures, quels que doivent être leurs rapports avec la grande fédération anglo-américaine, et conserver une place en Amérique à l'élément français!» Et il écrivait encore plusieurs années après à M. Garneau: «J'avais été heureux, il y a quelques années, de trouver dans votre livre, non seulement des informations très importantes, mais la tradition vivante, le sentiment toujours présent de cette France d'outre-mer qui est toujours restée française de cœur, quoique séparée de la mère patrie par les destinées politiques. Je n'ai fait que m'acquitter d'un devoir en rendant justice à vos consciencieux travaux. Puissent ces échanges d'idées et de connaissances entre nos frères du Nouveau Monde et nous, se multiplier et contribuer à assurer la persistance de l'élément français en Amérique151!»
C'était un patient et un modeste que ce vaillant écrivain qui a si bien su raviver chez les Canadiens le feu de l'enthousiasme et du patriotisme. Né à Québec en 1809, il avait fait ses études au séminaire de cette ville. Après un voyage, accompli dans sa jeunesse, aux États-Unis et en Europe, il revint dans sa ville natale où il exerça les modestes fonctions de greffier de la municipalité et du Parlement. C'est dans les heures de loisirs que lui laissait l'exercice de cette charge qu'il écrivit sonHistoire du Canada, cette grande épopée faite d'enthousiasme et de foi. «Cela, dit un de ses biographes, fut accompli aux dépens de ses veilles, sans nuire à de plus humbles travaux. Il y avait pour ainsi dire en lui deux hommes: celui qui s'était voué aux fonctions modestes, sérieuses et difficiles, nécessaires à l'existence de sa famille, et l'homme voué à la patrie, au culte des lettres, à la poésie et à l'histoire152.»
Note 151:(retour)Cité parChauveau,Garneau, sa vie et ses œuvres, p. 241.
Note 152:(retour)Chauveau,Discours sur la tombe de Garneau en1867.
Un autre termine ainsi son éloge: «C'est lui qui le premier, à force de patriotisme, de dévouement, de travail, de patientes recherches, de veilles... est parvenu à venger l'honneur outragé de nos ancêtres, à relever nos fronts courbés par les désastres de la conquête, en un mot à nous révéler à nous-mêmes. Qui donc mieux que lui mériterait le titre glorieux que la voix unanime des Canadiens, ses contemporains, lui a décerné? L'avenir s'unira au présent pour le saluer du nom d'historien national153!»
Note 153:(retour)AbbéCasgrain. (Cité parLareau,Histoire littéraire du Canada, p. 163.)
L'exemple donné par Garneau n'a pas été vain. Il a suscité toute une légion d'historiens de talent et d'hommes de cœur qui continuent son œuvre avec vaillance et succès. Nous avons déjà cité plusieurs fois et tout le monde connaît les noms de l'abbé Casgrain, de Benjamin Sulte, de Faucher de Saint-Maurice, de l'abbé Ferland, etc.
A côté de l'histoire générale, d'autres écrivains se sont donné la tâche de décrire certaines périodes, d'éclairer certains coins particuliers de l'histoire du Canada. M. David a écrit l'histoire toute mêlée de larmes et de sang des patriotes de 1837. M. Turcotte nous a conté les luttes politiques des Canadiens et leurs succès sous la malheureuse constitution de 1840, par laquelle on avait voulu les étouffer. M. Tassé nous a conduits, avec les trappeurs et les défricheurs canadiens, à travers les plaines de l'ouest des États-Unis, et nous a conté les origines françaises de bien des villes de la grande République dont quelques-unes sont devenues puissantes aujourd'hui.
Ainsi le faisceau de l'histoire canadienne se complète peu à peu, et l'on peut dire que dès à présent il est déjà suffisamment fourni de documents intéressants, présentés d'une façon captivante, pour permettre au lecteur de se faire une idée exacte et complète des péripéties et des luttes qu'a dû traverser ce petit peuple issu de notre sang français.
Les détails historiques eux-mêmes, ces miettes de l'histoire qu'il est quelquefois si injuste de dédaigner, les Canadiens les recueillent pieusement, et veulent, à côté des noms illustres de leurs capitaines et de leurs guerriers, faire connaître celui de héros plus humbles, mais qui ne coopèrent pas d'une façon moins active à l'œuvre du développement et du progrès, les obscurs héros de la colonisation, les obstinés défricheurs de forêts, les courageux laboureurs de terre.
L'histoire n'embrasse que les grands sommets et néglige le sillon; elle chante les hauts faits des grands et se tait sur les humbles:
Elle donne des pleurs au général mourant,Mais passe sans regrets, d'un pas indifférent,Devant l'humble conscrit qui tombe!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Ils furent grands, pourtant, ces paysans hardis. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Qui, perçant la forêt l'arquebuse à la main,Au progrès à venir ouvrirent le chemin,Et ces hommes furent nos pères154!
Elle donne des pleurs au général mourant,Mais passe sans regrets, d'un pas indifférent,Devant l'humble conscrit qui tombe!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Ils furent grands, pourtant, ces paysans hardis. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Qui, perçant la forêt l'arquebuse à la main,Au progrès à venir ouvrirent le chemin,Et ces hommes furent nos pères154!
Elle donne des pleurs au général mourant,
Mais passe sans regrets, d'un pas indifférent,
Devant l'humble conscrit qui tombe!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils furent grands, pourtant, ces paysans hardis
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qui, perçant la forêt l'arquebuse à la main,
Au progrès à venir ouvrirent le chemin,
Et ces hommes furent nos pères154!
Note 154:(retour)Fréchette,Légende d'un peuple, p. 20.
Eh bien, cette œuvre de réparation envers les humbles ancêtres, elle est faite; c'est l'abbé Tanguay qui l'a accomplie, c'est lui qui a tiré ces noms du néant et réparé à demi «l'ingratitude de l'histoire».
Cet ouvrage de l'abbé Tanguay, fruit de patientes recherches dans les archives canadiennes et françaises, donne, sous forme de dictionnaire, le lieu d'origine et la descendance de toutes les familles de colons qui, de France, passèrent au Canada durant les dix-septième et dix-huitième siècles. Par là, tout Canadien peut connaître de quelle province, de quelle ville même sont venus ses ancêtres.
La pieuse attention avec laquelle ils conservent ou recherchent ces souvenirs de leur origine est un des traits les plus curieux, et non pas des moins touchants, de leur attachement à leur nationalité et à leur race.
Tous les Français qui ont voyagé au Canada ont pu faire cette remarque. M. Xavier Marmier, dans son intéressant ouvrage:Promenades en Amérique, mentionne avec éloge cet amour persistant des Canadiens pour les vieilles province françaises d'où sont venus leurs ascendants, et pour les arrière-cousins qu'ils y ont laissés. J'en ai pu, moi-même, voir de nombreux exemples, entre autres celui d'un habitant de Saint-Boniface dans la province de Manitoba. Il occupait là une modeste situation; son nom était Kérouac, et il était fort fier de rattacher sa filiation à une illustre famille bretonne. Bien que le nom différât un peu de celui-là, il attribuait le changement d'orthographe à des négligences dans la rédaction des actes de naissance dans la colonie. Peu fortuné, il avait tenu à amasser une somme suffisante pour faire le voyage de France et venir saluer ses nobles parents qui, racontait-il avec fierté, avaient reconnu l'exactitude de ses déclarations et l'avaient reçu comme un parent d'Amérique retrouvé au bout de deux siècles.
Il n'est pas, je crois, de Canadien qui vienne en France sans faire un pèlerinage au pays natal de ses ancêtres. Moins heureux que M. Kérouac, ils ne retrouvent pas toujours leurs parents; il leur arrive quelquefois, comme à l'abbé Proulx, un homme d'esprit qui le raconte d'une façon plaisante dans un récit de voyage155, d'hésiter, sans pouvoir résoudre le problème, entre la parenté flatteuse d'un gentilhomme et celle, beaucoup plus modeste, d'un journalier; mais si tous n'arrivent pas à rétablir la chaîne de leur filiation, tous cherchent à le faire.
Note 155:(retour)Proulx,Cinq mois en Europe. Québec, 1 vol. in-8º.
Fiers de leurs origines françaises, les Canadiens peuvent l'être de toute façon, et leurs historiens se plaisent à rappeler qu'une grande partie de la population descend en ligne directe des vaillants soldats du régiment de Carignan, les héros de la bataille de Saint-Gothard, et dont nous avons raconté plus haut l'établissement au Canada à la fin du dix-septième siècle.
«La plupart des militaires qui occupaient quelque grade dans le régiment de Carignan, écrit l'abbé Casgrain, appartenaient à la noblesse de France. On ne peut aujourd'hui jeter les yeux sans émotion sur la liste des noms si connus et si aimés de ces braves soldats, dont la nombreuse postérité peuple maintenant les deux rives du Saint-Laurent, et dont le sang coule dans les veines de presque toutes les branches de la grande famille canadienne. Que d'autres noms bien connus rappellent ceux de Contrecœur, de Varennes, de Verchères, de Saint-Ours, alliés aux familles de Léry, de Gaspé, de la Gorgendière, Taschereau, Duchesnay, de Lotbinière, etc., les noms de Lanaudière et Baby, qui tous deux servaient dans la compagnie commandée par M. de Saint-Ours. Enfin les noms de la Durantaye, de Beaumont, Berthier, et tant d'autres, dont nous pourrions indiquer la filiation avec une foule de familles canadiennes156.»
Note 156:(retour)Casgrain,Histoire de la vénérable Marie de l'Incarnation, t. III, p. 192.
C'est ainsi que, depuis les grandes lignes de l'histoire, jusqu'à ses détails les plus minutieux et les plus intimes, les historiens s'efforcent de compléter le tableau des gloires, des illustrations et des origines canadiennes.
Si des historiens nous passons aux romanciers, la même tendance nationale se retrouve dans toutes leurs œuvres. Parcourez-en seulement les titres, vous constaterez que le sujet est toujours tiré de l'histoire du Canada ou des mœurs canadiennes, et si vous ouvrez le livre, vous reconnaîtrez à la première page qu'il se résume tout entier dans l'apothéose de cette histoire ou de ces mœurs.
Les sujets qu'il embrasse et les héros qu'il met en scène peuvent différer, mais le but du romancier est toujours le même; qu'il revête ses personnages des brillants uniformes de l'armée française au dix-huitième siècle et les fasse se mouvoir au milieu des combats, ou que, simplement vêtus de l'habit de bure du laboureur, il les montre assis, au coin du foyer pétillant, tranquilles au milieu des paisibles joies de la famille, il n'a, sous deux formes si opposées en apparence, qu'une seule et même pensée: la glorification de son pays, de sa vie, de ses mœurs et de ses traditions.
Tantôt, il se propose «de rendre populaire en la dramatisant la partie héroïque de l'histoire canadienne», comme l'écrit M. Marmette dans la préface de son roman historique:François de Bienville, et les héros qu'il choisit sont d'Iberville, Frontenac, La Galissonnière, Montcalm, et tant d'autres grandes figures de l'histoire. Tantôt, laissant les grands noms et les grandes renommées, il s'attache à des événements moins éclatants, et célèbre des héros plus obscurs; mais en contant la vie du défricheur, du bûcheron, ou du trappeur, c'est encore, sur un ton plus humble, mais non moins convaincu et non moins patriotique, la gloire de la nation qu'il proclame.
C'est à ce dernier genre que ressortissent leCharles Guérinde M. Chauveau, œuvre dans laquelle l'auteur, comme il le dit lui-même, s'est simplement efforcé de décrire l'histoire d'une famille canadienne contemporaine; lesForestiers et voyageurs, de M. Tassé; lesAnciens Canadiens, d'Aubert de Gaspé;Une de perdue, de M. de Boucherville; etJean Rivard, de Gérin Lajoie.
Les légendes elles-mêmes sont une source féconde de la littérature canadienne, légendes de ces temps lointains des luttes contre le féroce Iroquois, où le merveilleux se mêle à l'héroïsme. L'abbé Casgrain en a recueilli quelques-unes et les a contées avec un remarquable talent de narrateur. Il faut lire la légende intitulée:la Jongleuse, dans laquelle il nous fait assister aux origines du village de laRivière Ouelle, son pays natal. Comme les souvenirs d'enfance enflamment l'imagination de l'artiste! quelle intensité remarquable de couleurs, de mouvement et de vie, ils donnent à ces descriptions! S'il vous présente un coureur des bois, ne vous semble-t-il pas qu'il est vivant, qu'il se dresse devant vous dans la forêt et vous parle? ne vous apprêtez-vous pas à suivre ses sages conseils et sa prudente direction quand l'auteur lui fait dire: «Ah, fiez-vous à l'expérience d'un vieux coureur des bois, à qui la solitude et le désert ont appris une science qui ne se trouve pas dans les livres. Depuis tantôt vingt ans que je mène la vie des bois, j'ai dû acquérir quelque connaissance des phénomènes de la nature. Il n'est pas un bruit des eaux, des vents, des forêts ou des animaux sauvages qui me soit inconnu. Les mille voix du désert me sont familières, et je puis toutes les imiter au besoin»?
Et cette description du léger canot d'écorce du coureur des bois: «Je ne nie pas que les Iroquois aient quelque habileté à fabriquer un canot, mais ils ne savent pas, comme nous, choisir la véritable écorce. Et puis, ont-il jamais eu le tour de relever avec grâce les deux pinces d'un canot de manière à lui donner cette forme svelte qui prête aux nôtres un air si coquet quand ils dansent sur la lame? Ah, je reconnaîtrais un des miens parmi toute la flotte des canots Iroquois! Ne me parlez pas non plus d'un canot mal gommé; il faut, pour qu'il glisse sur l'eau, que les flancs soient polis et glacés comme la lame d'un rasoir. Alors ce n'est plus un canot, c'est une plume, c'est une aile d'oiseau qui nage dans l'air, c'est un nuage chassé par l'ouragan, c'est quelque-chose d'aérien, d'ailé, qui vole sur l'eau comme... comme nous maintenant.»157
Note 157:(retour)Casgrain,Légendes.
Ne sent-on pas que pour le Canadien ce canot, ce n'est plus une chose inanimée, c'est un compagnon, un ami, et un ami que seul il peut avoir, que seul il peut comprendre? car, allez demander à quelque habitant de la vieille Europe de manier un canot d'écorce!
Combats et aventures des grands héros de l'histoire, scènes intimes du foyer et de la famille, existence émouvante des hardis coureurs des bois, tout, dans le roman et dans la légende, s'unit pour célébrer la vaillance, le bonheur, l'honnêteté, la vigueur et l'adresse du Canadien.
Chez les poètes, même enthousiasme national, mais dans leurs œuvres, il n'est plus voilé comme chez les romanciers, on n'est pas obligé de l'y découvrir par l'analyse, leurs chants ne célèbrent rien d'autre que la patrie, ses gloires, son drapeau.
J'ai déjà plusieurs fois cité Fréchette, poète canadien, couronné par l'Académie française, l'auteur de laLégende d'un peuple. Il suffit d'énumérer les titres des pièces de son recueil pour savoir quelle en est la patriotique tendance. Ce sont, entre bien d'autres: «Notre histoire; Missionnaires et martyrs; Le dernier drapeau blanc; Châteauguay; Le vieux patriote; Vive la France! Nos trois couleurs!»
Citons en entier un sonnet intituléFrance, et qui fait partie d'un autre recueil,les Fleurs boréales.
Toi dont l'aile plana sur notre aurore, ô France,Toi qui de l'idéal connais tous les chemins,Toi dont le nom--fanfare aux éclats surhumainsDe tout peuple opprimé sonne la délivrance,Terre aux grands deuils suivis d'éclatants lendemains,Noble Gaule, pays de l'antique vaillance,Qui sus toujours unir,--merveilleuse alliance--Au pur esprit des Grecs, l'orgueil des vieux Romains,Toi qui portes au front Paris, l'auguste étoileQui de l'humanité dirige au loin la voile,Nous, tes fils éloignés, nous t'aimons, tu le sais!Nous acclamons ta gloire et pleurons tes défaites,Mais c'est en écoutant le chant de tes poètesQue nous sentons surtout battre nos cœurs français.
Toi dont l'aile plana sur notre aurore, ô France,Toi qui de l'idéal connais tous les chemins,Toi dont le nom--fanfare aux éclats surhumainsDe tout peuple opprimé sonne la délivrance,Terre aux grands deuils suivis d'éclatants lendemains,Noble Gaule, pays de l'antique vaillance,Qui sus toujours unir,--merveilleuse alliance--Au pur esprit des Grecs, l'orgueil des vieux Romains,Toi qui portes au front Paris, l'auguste étoileQui de l'humanité dirige au loin la voile,Nous, tes fils éloignés, nous t'aimons, tu le sais!Nous acclamons ta gloire et pleurons tes défaites,Mais c'est en écoutant le chant de tes poètesQue nous sentons surtout battre nos cœurs français.
Toi dont l'aile plana sur notre aurore, ô France,
Toi qui de l'idéal connais tous les chemins,
Toi dont le nom--fanfare aux éclats surhumains
De tout peuple opprimé sonne la délivrance,
Terre aux grands deuils suivis d'éclatants lendemains,
Noble Gaule, pays de l'antique vaillance,
Qui sus toujours unir,--merveilleuse alliance--
Au pur esprit des Grecs, l'orgueil des vieux Romains,
Toi qui portes au front Paris, l'auguste étoile
Qui de l'humanité dirige au loin la voile,
Nous, tes fils éloignés, nous t'aimons, tu le sais!
Nous acclamons ta gloire et pleurons tes défaites,
Mais c'est en écoutant le chant de tes poètes
Que nous sentons surtout battre nos cœurs français.
Puisant maintenant dans l'œuvre d'un autre poète canadien, M. Crémazie, que dites-vous de cette pièce intitulée:le Drapeau de Carillon? Carillon, nom vénéré des Canadiens, souvenir de leurs glorieuses luttes, et d'une de leurs dernières et de leurs plus brillantes victoires sur les Anglais!Le Drapeau de Carillon!on voudrait pouvoir citer la pièce tout entière, mais sa longueur nous oblige à nous contenter d'une analyse et de quelques extraits.
Un vieux soldat de Montcalm, un des héros de Carillon, est parvenu, lors de la funeste capitulation des armes françaises, à dérober aux perquisitions des Anglais le glorieux drapeau, le drapeau blanc des régiments de France158, qu'il avait porté dans plus d'un sanglant combat. Cette pieuse relique de gloire,--depuis que des troupes étrangères occupent en maîtres le pays,--il la dérobe jalousement à tous les yeux. Quelquefois, cependant, il convoque en secret quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes, et alors, les portes closes, on déploie avec mystère le glorieux morceau de soie, et l'on verse sur ses plis troués de balles et tachés de sang, quelques larmes d'attendrissement au souvenir des victoires remportées sous sa conduite, quelques larmes de rage au souvenir de la dernière défaite.
Note 158:(retour)Chaque régiment avait un drapeau différent, ordinairement aux couleurs du colonel. Mais dans chaque régiment aussi, une compagnie, la compagnie colonelle, avait le drapeau blanc, qui était l'insigne du commandement.
Cette défaite, pourtant, il faudra bien la venger un jour; n'y a-t-il plus en France un roi puissant, maître de nombreuses armées et de redoutables navires? Oui, la résolution du vieux soldat est prise, et c'est à ses compagnons qu'il le promet d'une façon solennelle, il partira, il ira trouver le Roi, il déploiera devant lui le drapeau de Carillon et lui dira qu'il faut venger sa défaite.
A ce grand Roi, pour qui nous avons combattu,Racontant les douleurs de notre sacrifice,J'oserai demander le secours attendu!
A ce grand Roi, pour qui nous avons combattu,Racontant les douleurs de notre sacrifice,J'oserai demander le secours attendu!
A ce grand Roi, pour qui nous avons combattu,
Racontant les douleurs de notre sacrifice,
J'oserai demander le secours attendu!
Il part plein d'espoir. Mais le Roi qui régnait encore à Versailles, c'était Louis XV, et l'on devine quelle déception
Quand le pauvre soldat avec son vieux drapeauEssaya de franchir les portes de Versailles.
Quand le pauvre soldat avec son vieux drapeauEssaya de franchir les portes de Versailles.
Quand le pauvre soldat avec son vieux drapeau
Essaya de franchir les portes de Versailles.
Pauvre homme qui ne connaissait ni Paris, ni Versailles, ni la Cour, ni son étiquette, et qui, de son désert canadien, tombait au milieu de tout cela, sans autre bagage que sa fidélité, son drapeau et son héroïque naïveté! Il ne put seulement franchir la grille du château; la sentinelle rit à son histoire et railla son air emprunté. D'où sortait-il? Est-ce qu'on entrait ainsi chez le Roi? Et le pauvre homme, le cœur gros, et son cher drapeau plié sur sa poitrine, dut reprendre le chemin du Canada, l'espoir brisé et la vie finie: il savait maintenant que le drapeau de Carillon ne serait jamais vengé!
Mais à ses compagnons qui, eux, l'attendaient pleins d'ardeur et d'enthousiasme, allait-il avouer qu'un soldat--un soldat français--l'avait accueilli avec des risées et avait raillé le drapeau de Carillon? Non, cela, ses vieux compagnons d'armes ne le sauront jamais.
Pour conserver intact le culte de la France,Jamais sa main n'osa soulever le linceulOù dormait pour toujours sa dernière espérance.
Pour conserver intact le culte de la France,Jamais sa main n'osa soulever le linceulOù dormait pour toujours sa dernière espérance.
Pour conserver intact le culte de la France,
Jamais sa main n'osa soulever le linceul
Où dormait pour toujours sa dernière espérance.
Et,--sublime et pieux mensonge,--refoulant dans son cœur toute sa honte et toute sa tristesse, il apporte à ses compagnons la joie et l'espoir: qu'ils attendent, qu'ils patientent encore, le roi de France a promis de venger le drapeau de Carillon!
Mais comment conserver toujours un visage gai sur un cœur ulcéré par le désespoir? Le vieux soldat sent qu'il va succomber bientôt à ce supplice. Avant de mourir, il veut revoir les champs où il déploya si fièrement les plis victorieux de son drapeau; il veut revoir les plaines et les coteaux de Carillon:
Sur les champs refroidis, jetant son manteau blanc,Décembre était venu. Voyageur solitaire,Un homme s'avançait d'un pas faible et tremblantAu bord du lac Champlain. Sur sa figure austèreUne immense douleur avait posé sa main.Gravissant lentement la route qui s'inclineDe Carillon bientôt il prenait le chemin,Puis enfin s'arrêtait sur la haute colline.Là, dans le sol glacé fixant un étendard,Il déroulait au loin les couleurs de la France;. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Sombre et silencieux il pleura bien longtempsComme on pleure au tombeau d'une mère adorée,Puis, à l'écho sonore envoyant ses accents,Sa voix jeta le cri de son âme éplorée:«O Carillon, je te revois encoreNon plus, hélas! comme en ces jours bénisOù dans tes murs la trompette sonore,Pour te sauver nous avait réunis!Je viens à toi quand mon âme succombeEt sent déjà son courage faiblir.Oui, près de toi venant chercher ma tombe,Pour mon drapeau, je viens ici mourir.». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .A quelques jours de là, passant sur la colline,A l'heure où le soleil à l'horizon s'incline,Des paysans trouvaient un cadavre glacéCouvert d'un drapeau blanc. Dans sa dernière étreinte,Il pressait sur son cœur cette relique sainteQui nous redit encor la gloire du passé.
Sur les champs refroidis, jetant son manteau blanc,Décembre était venu. Voyageur solitaire,Un homme s'avançait d'un pas faible et tremblantAu bord du lac Champlain. Sur sa figure austèreUne immense douleur avait posé sa main.Gravissant lentement la route qui s'inclineDe Carillon bientôt il prenait le chemin,Puis enfin s'arrêtait sur la haute colline.Là, dans le sol glacé fixant un étendard,Il déroulait au loin les couleurs de la France;. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Sombre et silencieux il pleura bien longtempsComme on pleure au tombeau d'une mère adorée,Puis, à l'écho sonore envoyant ses accents,Sa voix jeta le cri de son âme éplorée:«O Carillon, je te revois encoreNon plus, hélas! comme en ces jours bénisOù dans tes murs la trompette sonore,Pour te sauver nous avait réunis!Je viens à toi quand mon âme succombeEt sent déjà son courage faiblir.Oui, près de toi venant chercher ma tombe,Pour mon drapeau, je viens ici mourir.». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .A quelques jours de là, passant sur la colline,A l'heure où le soleil à l'horizon s'incline,Des paysans trouvaient un cadavre glacéCouvert d'un drapeau blanc. Dans sa dernière étreinte,Il pressait sur son cœur cette relique sainteQui nous redit encor la gloire du passé.
Sur les champs refroidis, jetant son manteau blanc,
Décembre était venu. Voyageur solitaire,
Un homme s'avançait d'un pas faible et tremblant
Au bord du lac Champlain. Sur sa figure austère
Une immense douleur avait posé sa main.
Gravissant lentement la route qui s'incline
De Carillon bientôt il prenait le chemin,
Puis enfin s'arrêtait sur la haute colline.
Là, dans le sol glacé fixant un étendard,
Il déroulait au loin les couleurs de la France;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sombre et silencieux il pleura bien longtemps
Comme on pleure au tombeau d'une mère adorée,
Puis, à l'écho sonore envoyant ses accents,
Sa voix jeta le cri de son âme éplorée:
«O Carillon, je te revois encore
Non plus, hélas! comme en ces jours bénis
Où dans tes murs la trompette sonore,
Pour te sauver nous avait réunis!
Je viens à toi quand mon âme succombe
Et sent déjà son courage faiblir.
Oui, près de toi venant chercher ma tombe,
Pour mon drapeau, je viens ici mourir.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A quelques jours de là, passant sur la colline,
A l'heure où le soleil à l'horizon s'incline,
Des paysans trouvaient un cadavre glacé
Couvert d'un drapeau blanc. Dans sa dernière étreinte,
Il pressait sur son cœur cette relique sainte
Qui nous redit encor la gloire du passé.
Comment ne pas citer une autre pièce du même poète, intitulée:le Vieux Soldat canadien, et qu'il composa lors de l'arrivée à Québec, en 1855, du premier navire de guerre français qui eût visité le Saint-Laurent depuis la cession à l'Angleterre? Là encore, il nous présente un vieux soldat, un des compagnons survivants du porte-drapeau de Carillon peut-être. Depuis bien longtemps, il voit flotter sur les murs de Québec l'étendard britannique, mais il n'a pas perdu l'espoir, il attend toujours le retour des Français.
Reviendront-ils? C'est le refrain qui, comme une obsession sans cesse renaissante, termine chaque strophe du poème, et comme le grand âge l'a rendu aveugle, c'est à son fils que s'adresse le vieux soldat pour interroger l'horizon:
«Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas?»
«Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas?»
«Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas?»
Mais nulle voile française ne point à l'horizon, et le pauvre vieillard meurt sans avoir vu réaliser son espérance, mais aussi sans avoir perdu sa foi, et c'est en mourant qu'il pousse cette exclamation de regret:
«Ils reviendront, et je n'y serai plus!»
«Ils reviendront, et je n'y serai plus!»
«Ils reviendront, et je n'y serai plus!»
Puis le poète, faisant allusion à la présence du navire français, alors mouillé dans le fleuve, termine par cette apostrophe:
Tu l'as dit, ô vieillard, la France est revenue.Au sommet de nos murs voyez-vous dans la nueSon noble pavillon dérouler sa splendeur?
Tu l'as dit, ô vieillard, la France est revenue.Au sommet de nos murs voyez-vous dans la nueSon noble pavillon dérouler sa splendeur?
Tu l'as dit, ô vieillard, la France est revenue.
Au sommet de nos murs voyez-vous dans la nue
Son noble pavillon dérouler sa splendeur?
Et ce pavillon, c'était le drapeau tricolore qui, le 18 juillet 1855, flottait au mât de la frégate françaisela Capricieuse, et sur tous les murs de la cité!
Depuis laCapricieuse, les visites des navires de guerre français sont devenues fréquentes dans les eaux du Saint-Laurent. Quelques-unes d'entre elles ont inspiré encore d'une façon très heureuse les poètes canadiens. En 1892, M. Nérée Bauchemin a adressé aux marins de l'Aréthuseet duHussard, alors dans la rade de Québec, une pièce lyrique intitulée:D'Iberville, pièce vigoureusement rimée et dans laquelle on entend résonner de ces notes éclatantes de clairon, telles que savait en lancer notre poète militaire Déroulède. C'est le récit du combat livré aux Anglais par l'illustre marin d'Iberville, dans les régions glacées et désertes de la mer d'Hudson. Avec son seul navirele Pélican, il captura les trois navires ennemis qui s'étaient crus, en l'attaquant, sûrs de la victoire.
D'IBERVILLE,
Aux marins de l'Aréthuseet duHussard.
Flamme à la drisse, vent arrièreA demi couché sur bâbord,Le Pélicancingle en croisière,A travers les glaces du Nord,Malgré la neige et la rafale,Il file grand'erre. A l'avant,Tout à coup un gabier s'affaleCriant: «Trois voiles sous le vent!»Sournoisement, parmi les ombresD'un ciel bas, au loin, sur les eaux,Balançant leurs antennes sombres,Montent les mâts des trois vaisseaux;On dirait ces oiseaux du pôleQui s'enlèvent avec efforts,Et dont le vol lourd et lent, frôleLa nuit de ces mers aux flots morts.Un contre trois! Parbleu, qu'importe!Le Pélicann'eut jamais peur.Il vole, et le nordet l'emporteDans un large souffle vainqueur.Le pavillon de la victoire,C'est celui des marins français.. . . . . . . . . . . . . . . .
Flamme à la drisse, vent arrièreA demi couché sur bâbord,Le Pélicancingle en croisière,A travers les glaces du Nord,Malgré la neige et la rafale,Il file grand'erre. A l'avant,Tout à coup un gabier s'affaleCriant: «Trois voiles sous le vent!»Sournoisement, parmi les ombresD'un ciel bas, au loin, sur les eaux,Balançant leurs antennes sombres,Montent les mâts des trois vaisseaux;On dirait ces oiseaux du pôleQui s'enlèvent avec efforts,Et dont le vol lourd et lent, frôleLa nuit de ces mers aux flots morts.Un contre trois! Parbleu, qu'importe!Le Pélicann'eut jamais peur.Il vole, et le nordet l'emporteDans un large souffle vainqueur.Le pavillon de la victoire,C'est celui des marins français.. . . . . . . . . . . . . . . .
Flamme à la drisse, vent arrière
A demi couché sur bâbord,
Le Pélicancingle en croisière,
A travers les glaces du Nord,
Malgré la neige et la rafale,
Il file grand'erre. A l'avant,
Tout à coup un gabier s'affale
Criant: «Trois voiles sous le vent!»
Sournoisement, parmi les ombres
D'un ciel bas, au loin, sur les eaux,
Balançant leurs antennes sombres,
Montent les mâts des trois vaisseaux;
On dirait ces oiseaux du pôle
Qui s'enlèvent avec efforts,
Et dont le vol lourd et lent, frôle
La nuit de ces mers aux flots morts.
Un contre trois! Parbleu, qu'importe!
Le Pélicann'eut jamais peur.
Il vole, et le nordet l'emporte
Dans un large souffle vainqueur.
Le pavillon de la victoire,
C'est celui des marins français.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Puis après une longue et vivante description du combat et de la victoire, le poète termine par cet envoi aux marins de l'Aréthuseet duHussard:
Chers marins, chers Français de France,D'Iberville est votre parent.Par mainte fière remembrance,Le cœur des fils du Saint-Laurent,Malgré la cruelle secousse,A la France tient ferme encor.Ce nœud n'est pas un nœud de mousse,C'est un bon nœud franc, dur et fort.
Chers marins, chers Français de France,D'Iberville est votre parent.Par mainte fière remembrance,Le cœur des fils du Saint-Laurent,Malgré la cruelle secousse,A la France tient ferme encor.Ce nœud n'est pas un nœud de mousse,C'est un bon nœud franc, dur et fort.
Chers marins, chers Français de France,
D'Iberville est votre parent.
Par mainte fière remembrance,
Le cœur des fils du Saint-Laurent,
Malgré la cruelle secousse,
A la France tient ferme encor.
Ce nœud n'est pas un nœud de mousse,
C'est un bon nœud franc, dur et fort.
La poésie des poètes n'est pas la seule. Au Canada comme ailleurs, le peuple a la sienne, et ce n'est pas la moins propre à indiquer ses tendances, ses goûts, ses aspirations et ses enthousiasmes.
Parmi les chansons populaires du Canada, pas une qui ne vienne de France et qui, surtout, ne parle de la France; on y voit défiler comme dans un panorama toutes les vieilles provinces, toutes les vieilles villes françaises d'où sont sortis les Canadiens et d'où ils ont apporté avec eux ces antiques et naïfs refrains.
Un patriote, M. Gagnon, a pris soin de les recueillir et d'en noter la musique. Ce n'est pas que ces vieilles chansons aient rien de remarquable ni comme œuvre littéraire, ni comme œuvre musicale, mais ce qu'elles ont de tout particulièrement intéressant, c'est que les Canadiens y sont attachés comme à des souvenirs presque sacrés et qu'ils les ont adoptées pour ainsi dire comme des chants nationaux. S'ils ne les entonnent pas sans émotion, c'est que ces simples chansons réveillent dans leur cœur tous les souvenirs d'enfance, tous les souvenirs du foyer et du pays natal et y font surgir l'image sacrée de la patrie.
Ne sourions pas aux vieilles chansons canadiennes, si naïves et si simples qu'elles nous paraissent; avec les Canadiens, respectons-les, découvrons-nous à leurs accents, elles sont les chants patriotiques d'un peuple qui se souvient qu'il est Français et qui veut rester Français.
Faut-il l'avouer en terminant, la littérature canadienne a quelquefois trouvé, parmi les Français, des juges peu bienveillants et n'a reçu de leur part que des appréciations un peu sévères, on pourrait presque dire injustes. Certes, si l'on juge des lettres françaises au Canada par la lecture des textes de lois et même d'une partie des journaux, on s'en fera une idée peu avantageuse. Nous avons montré plus haut quels étaient les motifs de cette infériorité forcée d'une partie de la presse, obligée de traduire et de puiser dans les journaux anglais.
Mais ouvrez les œuvres des vrais écrivains canadiens, et vous y trouverez des pages qu'on pourrait donner, en France même, comme des modèles d'élégance, de finesse et de recherche d'expression.
La littérature canadienne, on peut l'affirmer hautement, doit prendre une place honorable dans la littérature française; cette place a déjà été consacrée par les plus hauts juges des arts et de la pensée: plusieurs auteurs canadiens, poètes et prosateurs, ont été couronnés par l'Académie française.
La modestie de certains critiques canadiens est certes beaucoup trop grande; M. Buies est de ceux qui méritent le plus ce reproche: «C'est un lot peu enviable, dit-il, dans notre pays, que celui qui est dévolu aux ouvriers de la pensée. Il n'y a pas place pour eux. Ce pays, encore dans l'enfance de toutes choses, où tout est à créer pour qu'il atteigne au rang qu'il occupera un jour dans la civilisation, a besoin avant tout, à l'heure actuelle, de bûcherons, de laboureurs, d'artisans et de mécaniciens qui lui fassent une charpente et un corps avant qu'il songe à meubler et à garnir son cerveau. Aux littérateurs, il ne faut pas songer encore.»
Je crois avoir suffisamment montré, au contraire, que le cerveau de la nation canadienne se développe conjointement à sa charpente et à son corps, et qu'elle peut désormais, à la fois, marcher, agir et penser.
L'impression qui se dégage de la lecture des historiens, des romanciers et des poètes, c'est que le peuple canadien est un peuple élu, désigné par le doigt de Dieu pour agir d'une façon notable sur les destinées de l'Amérique.
L'action de la Providence, les historiens canadiens nous la montrent partout. C'est elle, nous l'avons déjà dit, d'après eux, qui dirige Cartier sur les rives du Saint-Laurent, c'est elle qui y fixe Champlain, c'est elle qui donne comme fondateurs à la nation canadienne de pieux héros et de sublimes martyrs. C'est elle encore qui dirige, à travers les impénétrables fourrés de la forêt, le bras des défricheurs, et c'est elle enfin qui tous, héros, martyrs et colons, les conduit de son doigt puissant vers leur mystérieux avenir.
La plante qui va naître étonnera le monde,Car, ne l'oubliez pas, nous sommes en ce lieuLes instruments choisis du grand œuvre de Dieu159.
La plante qui va naître étonnera le monde,Car, ne l'oubliez pas, nous sommes en ce lieuLes instruments choisis du grand œuvre de Dieu159.
La plante qui va naître étonnera le monde,
Car, ne l'oubliez pas, nous sommes en ce lieu
Les instruments choisis du grand œuvre de Dieu159.
Note 159:(retour)Fréchette,Légende d'un peuple, p. 59.
Quel est ce grand œuvre dont le peuple canadien sera l'instrument, et quelle providentielle mission va-t-il accomplir? La voix des Canadiens sera unanime encore à nous répondre, et du haut de la chaire sacrée comme de la tribune politique, nous entendrons toujours retentir ces mots: «Notre mission, c'est de remplir en Amérique, nous, peuple de sang français, le rôle que la France elle-même a rempli en Europe.»
C'est là, chez tout Canadien, non pas seulement une idée, mais une foi. Nul n'est leur ami s'il ne la partage, et nul, il faut le dire, ne peut demeurer au milieu d'eux sans la partager; elle a gagné jusqu'à leurs gouverneurs anglais eux-mêmes, et lord Dufferin disait, en 1878, dans un discours officiel:
«Effacez de l'histoire de l'Europe les grandes actions accomplies par la France, retranchez de la civilisation européenne ce que la France y a fourni, et vous verrez quel vide immense il en résulterait. Mon aspiration la plus chaleureuse pour cette province a toujours été de voir les habitants français remplir pour le Canada les fonctions que la France elle-même a si admirablement remplies pour l'Europe.»
Cette mission civilisatrice, les Canadiens l'aperçoivent sous une double face: ils doivent répandre en Amérique, au milieu de ce peuple «voué tout entier aux intérêts matériels160», le culte de l'idéal et de l'art dont la race française semble la propagatrice et l'apôtre; mais leur mission s'étend plus loin encore et s'élève plus haut. Au delà de toute préoccupation terrestre, c'est une mission divine qu'ils ont à remplir. Ils doivent, eux catholiques, eux l'un des peuples restés le plus strictement dévoués à l'Église, conquérir au catholicisme l'Amérique du Nord tout entière.
Note 160:(retour)Routhier,Conférences. Québec, 1 vol. in-8º.
Nul ne niera qu'au point de vue de l'idéal et de l'art les Américains n'aient besoin d'une initiation, et ne doivent accueillir avec reconnaissance ceux qui seraient leurs éducateurs. Le sens artistique de l'Américain, demeuré assez obtus, aurait besoin d'être affiné. Je ne parle pas de la classe, très peu nombreuse, de l'aristocratie, qui, autant que chez nous, est instruite, lettrée, délicate de goûts et d'instincts, mais de la masse du peuple.
En France, un paysan, d'une façon si obscure que ce soit, a pourtant un certain sens du beau: voyez les costumes de nos vieilles provinces dont nos peintres se plaisent à reproduire la pittoresque variété! voyez les vieux meubles de nos campagnes que se disputent les amateurs161!
Note 161:(retour)Cette supériorité artistique du Français est constatée par tous. M. Taine cite le fait qui suit:«Toujours la même différence entre les deux races. Le Français goûte et découvre d'instinct l'agrément et l'élégance; il en a besoin. Un quincaillier de Paris me disait qu'après le traité de commerce, quantité d'outils anglais, limes, poinçons, rabots, avaient été importés chez nous; bons outils, manches solides, laines excellentes, le tout à bon marché. Cependant on n'en avait guère vendu. L'ouvrier parisien regardait, touchait et finissait par dire: «Cela n'a pas d'œil», et il n'achetait pas.» (Taine,Notes sur l'Angleterre, p. 305.)
«Toujours la même différence entre les deux races. Le Français goûte et découvre d'instinct l'agrément et l'élégance; il en a besoin. Un quincaillier de Paris me disait qu'après le traité de commerce, quantité d'outils anglais, limes, poinçons, rabots, avaient été importés chez nous; bons outils, manches solides, laines excellentes, le tout à bon marché. Cependant on n'en avait guère vendu. L'ouvrier parisien regardait, touchait et finissait par dire: «Cela n'a pas d'œil», et il n'achetait pas.» (Taine,Notes sur l'Angleterre, p. 305.)
Les Américains, eux, ne discernent la beauté des choses qu'à travers leur valeur. Un chiffre de dollars est une explication dont ils ont besoin pour comprendre, et ils n'admirent que lorsqu'il est gros. L'argent, chez eux, est en grande partie la mesure de la beauté.
Cette tendance d'esprit se manifeste de toute façon et dans les sujets les plus disparates. On voit les théâtres de féeries annoncer sur les programmes, à côté de l'énumération des tableaux, le prix qu'a coûté chaque décor. Dans le splendide jardin zoologique de Cincinnati, sur la cage d'un majestueux lion d'Afrique et sur celle d'un ours gris des mers Glaciales, avec leur nom, est indiquée leur valeur.
Le fameux tableau de Millet,l'Angelus, n'a pas été exhibé dans toutes les villes de l'Amérique par un entrepreneur adroit, sans que le public fût informé et du prix qu'il avait été payé, et des 150,000francs de droits de douanequ'il avait dû acquitter pour franchir la frontière. Sans cet avertissement, personne peut-être ne se fût inquiété ni de l'objet d'art, ni de son mérite; mais ces chiffres étaient connus, tout le monde courait le voir.
Cette absence de sentiment artistique se manifeste partout aux États-Unis. L'œil cherche en vain des monuments dans leurs grandes villes. Les Américains conçoivent le grand, mais non pas le grandiose.
L'Auditorium, que les habitants de Chicago ont la prétention de faire admirer aux étrangers, est une lourde carrière de moellons et de pierres de taille dans laquelle on n'entre qu'en baissant les épaules, de peur d'être écrasé sous sa masse.
Le «monument», élevé dans la capitale même, en l'honneur de Washington, est l'édifice en pierre le plus élevé de l'univers entier. C'est son principal mérite, et c'est le seul sans doute qu'aient ambitionné les Américains. La hauteur des flèches de Cologne les rendait jaloux. Ils ont voulu avoir plus haut; ils l'ont. C'est une sorte de paratonnerre en pierre de la forme de l'obélisque de la place de la Concorde, mais de 80 mètres de haut.
Le seul vrai monument de l'Amérique est le Capitole de Washington162, mais celui-là est splendide et capable de faire envie à la vieille Europe tout entière.
Note 162:(retour)Indianapalis possède deux monuments: le Palais de l'État et le Palais de justice, d'une architecture assez heureuse, mais leurs proportions sont restreintes.
Posez sur une colline plusieurs Panthéons de marbre, d'une blancheur immaculée, accompagnez-les de colonnades, d'escaliers monumentaux, de rampes, de terrasses couvertes de fleurs et de verdure, et vous n'aurez qu'une faible idée de la beauté du Capitole.
Mais si, gravissant ces rampes, ces terrasses et ces escaliers, vous pénétrez à l'intérieur, quelle pauvreté! Des couloirs sombres, des escaliers dénudés, voilà l'impression avec laquelle vous quittez cet admirable monument.
Oui, certes, les Américains ont une éducation artistique à recevoir; et de qui la recevront-ils? Est-ce des émigrants qui leur arrivent d'Europe? Mais la masse des émigrants ne se recrute guère dans des classes capables de fournir un enseignement artistique.
Voisine de la république américaine, la nation canadienne, seule, possède une unité d'action assez forte pour remplir envers elle ce rôle d'éducatrice. Et pourquoi ne le remplirait-elle pas d'une façon efficace? Cet instinct des beaux-arts qui fait briller entre toutes les nations la France, sa mère, elle le possède, elle aussi; elle a des monuments, et sans être obligée de faire parade ni de leur hauteur, ni de leur prix, elle peut être fière de leur beauté.
Le palais du Parlement, à Québec, se dresse fièrement sur le large plateau d'où il domine le Saint-Laurent; son emplacement même dénote le sens artistique de ceux qui l'ont choisi. Pénétrez-y sans hésitation; derrière son élégante façade ne vous attend pas une déception. Un spacieux escalier aux boiseries couvertes de cartouches sculptés, rappelant par des devises ou des armoiries toute l'histoire du Canada français, vous conduit aux étages supérieurs. Nul détail ne choque, tout est fini, soigné, et vous ne trouvez nulle part ce je ne sais quoi d'inachevé et de provisoire, cet air de chantier en construction qui étonne quelquefois l'œil français dans les monuments américains.
Cette supériorité artistique des Canadiens, les Américains la reconnaissent eux-mêmes; c'est avec une sorte de respect qu'ils viennent visiter Québec comme la ville par excellence des traditions des arts et de la littérature.
La mission de propager en Amérique le culte des arts est grande et belle; mais combien est plus élevée encore celle de propagande religieuse que se donne non seulement le clergé, mais la société civile elle-même! «Après avoir médité l'histoire du peuple canadien, dit l'abbé Casgrain, il est impossible de méconnaître les grandes vues providentielles qui ont présidé à sa formation; il est impossible de ne pas entrevoir que, s'il ne trahit pas sa vocation, de grandes destinées lui sont réservées dans cette partie du monde. La mission de la France américaine est la même sur ce continent que celle de la France européenne sur l'autre hémisphère. Pionnière de la vérité comme elle, longtemps elle a été l'unique apôtre de la vraie foi dans l'Amérique du Nord. Depuis son origine elle n'a cessé de poursuivre fidèlement cette mission, et aujourd'hui elle envoie ses missionnaires et ses évêques jusqu'aux extrémités de ce continent. C'est de son sein, nous n'en doutons pas, que doivent sortir les conquérants pacifiques qui ramèneront sous l'égide du catholicisme les peuples égarés du nouveau monde163.»
Note 163:(retour)Casgrain,Histoire de la vénérable Marie de l'Incarnation, t. I, p. 95.
Les progrès du catholicisme aux États-Unis sont indéniables. De toutes les Églises si nombreuses qui s'y disputent la prépondérance, l'Église catholique est aujourd'hui celle qui compte le plus de fidèles: près de 10 millions, tandis que la secte protestante la plus forte, celle des méthodistes, n'en compte pas la moitié.
C'est à l'immigration des Irlandais, des Allemands et des Canadiens qu'est due cette augmentation du nombre des catholiques; ajoutez à cela que chez eux la natalité est fort élevée, tandis qu'elle est infime chez les protestants, si bien qu'un écrivain américain a pu calculer que dans un siècle l'Église catholique comptera 70 millions de fidèles en Amérique164.
Note 164:(retour)Journal des Débatsdu 8 et 11 février 1891.
Ce mouvement n'est pas sans avoir, depuis longtemps, attiré l'attention des plus hautes autorités de l'Église catholique. Une nouvelle Église s'élevait en Amérique qui allait changer peut-être l'équilibre du catholicisme. Rome, désormais, devait s'appuyer sur elle en même temps que sur les vieilles Églises d'Europe. Ce nouvel arbre, jeune et plein de sève, n'était-il pas un point d'appui autrement ferme que ceux du vieux monde affaibli, et la sollicitude principale ne devait-elle pas se tourner vers l'avenir plutôt que vers le passé?
M. de Vôgüé, à l'occasion du voyage à Rome en 1886 du cardinal Gibbons, venant plaider la cause de l'Association ouvrière desChevaliers du travail, a conté d'une façon vivante «cette irruption du Nouveau Monde dans le milieu de la prélature romaine, peu préoccupée jusqu'ici des questions sociales», et, par ce seul fait, a pressenti que notre génération allait voir peut-être de grands changements et inaugurer une nouvelle période dans l'histoire du monde.
Au mouvement de catholicisation de l'Amérique, les Canadiens ont eu une grande part. Ils comptent pour un million parmi les catholiques des États-Unis. Mais s'ils sont, par le nombre, un élément important de la nouvelle Église, ils le sont encore plus par l'esprit de cohésion et de solidarité qu'ils mettent au service de leur foi. On ne voit pas chez eux de ces relâchements du lien religieux qui ont conduit tant d'autres émigrants catholiques à l'indifférence ou au protestantisme, et cela parce que leur clergé canadien, toujours si dévoué et si patriote, les suit et les dirige. Que d'Allemands, que d'Italiens, privés d'un clergé national et entraînés par le milieu, ont été perdus pour l'Église!
Et cependant, chose étrange, le clergé catholique irlandais d'Amérique combat à outrance l'idée des clergés nationaux. Il ne veut plus ni de Canadiens, ni d'Italiens, ni d'Allemands; il prétend tout unifier sous le joug de la langue anglaise. Quel est son but? Ne voit-il pas qu'il risque ainsi de faire perdre à l'Église des éléments qui, une fois perdus, ne se retrouveront plus? N'a-t-il pas l'exemple même des millions d'Irlandais passés au protestantisme? Ce qu'il n'a pu empêcher chez les siens, ne doit-il pas craindre de le provoquer chez les autres? Il invoque la nécessité de favoriser l'unité nationale américaine. L'unité nationale consiste-t-elle donc seulement dans la langue anglaise, et, d'ailleurs, le clergé peut-il faire passer l'intérêt américain avant l'intérêt catholique?
Depuis son origine, et par la force même de l'histoire, l'Église catholique est une puissance latine. Quelle serait sa destinée si toute une portion nouvelle de cette Église, qui bientôt peut-être sera la plus puissante, était absorbée par le monde anglo-saxon?
L'idée anglaise est aussi inséparable de l'idée protestante que l'idée française de l'idée catholique. La France aurait beau s'en défendre, il lui est impossible de ne pas être une nation catholique. Son histoire tout entière l'y force; y renoncer, serait amoindrir volontairement sa puissance et briser elle-même une arme qui combat pour sa grandeur. Comptez l'influence que vaut à la France dans le monde l'œuvre admirable de ces légions de missionnaires qu'elle sème sur les deux hémisphères, et vous verrez, si elle peut, de gaieté de cœur, y renoncer sans regrets!
L'Angleterre et la civilisation anglaise sont aussi irrémédiablement liées au protestantisme que la France au catholicisme. La langue anglaise est le véhicule du protestantisme à travers le monde; et c'est à elle qu'on voudrait confier la garde des intérêts catholiques en Amérique?
Des rapprochements trop intimes avec les éléments de langue anglaise, et même avec les éléments protestants,--car le clergé irlandais a voulu conclure une sorte de trêve avec les autorités protestantes,--ne seraient-ils pas une capitulation bien plus qu'une victoire?
Ceux qui tiennent haut et ferme le drapeau de l'Église latine, ceux qui peuvent remplir là, sur ce jeune hémisphère, le rôle historique rempli par la France dans le vieux monde, ce sont les Canadiens. Puissent-ils recevoir dans cette grande tâche les encouragements et les secours que méritent et leur persévérance et leur foi. Avec un but aussi noble, ils peuvent marcher la tête haute vers l'avenir.