Chapter 5

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Il importe, ajouteront les philologues, de réduire les difficultés d’écrire notre langue pour les étrangers. Mais de quoi veut-on nous parler ? S’agit-il de commerce ? Il faudrait en ce cas songer à faire d’abord de nos compatriotes des hommes d’action, de prévoyants et audacieux coureurs d’aventures avant de nous gâter notre vocabulaire. Puis, la connaissance des langues vivantes se répandant de jour en jour, il est fréquent que les commerçants écrivent aujourd’hui chacun en sa langue. Enfin, aucun Danois, Russe ou Allemand, ayant commis une faute en quelque lettre d’affaires, ne nous en semble, je pense, ni ne s’en estime déshonoré. Sa commande n’en sera pas moins la bienvenue. Et quelle est donc la langue la plus parlée dans le monde ? L’anglais, où précisément les difficultés orthographiques passent pour extraordinaires.

S’agit-il de notre influence intellectuelle ? Mais ici encore, il y a deux cas. Si l’on s’inquiète pour la diffusion de nos ouvrages de critique ou de philosophie, ignore-t-on que tous les penseurs professionnels, en Europe ou en Amérique, sont forcément plus ou moins polyglottes aujourd’hui. Ils ont jusqu’ici fort bien écrit le français, sans s’être plaints. Et si l’on songe à nos belles-lettres, il ne faut point oublier que notre suprématie, par la grâce et l’esprit tout au moins, est encore indiscutable ; que nos aïeux nous ont légué la langue écrite avec laquelle ils avaient enchanté le monde, que cette séduction dure encore, et qu’il faut laisser aux écrivains d’aujourd’hui ces mêmes mots dont leurs aînés firent un si noble et si délicieux usage.

Combien de temps les étrangers et nos enfants gagneraient-ils, si on leur enseignait une orthographe simplifiée ? Celui seulement qu’ils emploient en ce moment à se familiariser avec les exceptions et les formes les plus bizarres des mots, c’est-à-dire trois ou quatre mois peut-être. Car il leur faudrait toujours bien apprendre à écrire les sons, innombrables et nuancés, même et surtout, on l’a vu plus haut, en notation phonétique. Ajoutez à cela l’horrible confusion qui se produirait dans leurs petites cervelles, pendant la période de transition, entre l’ancienne manière d’écrire, dont ils liraient partout des exemples, et la nouvelle.

Aussi bien le projet de réforme orthographique n’a-t-il pas rencontré, en dehors du bataillon des chartistes et de quelques dévoués auxiliaires, une très vive sympathie. Les gens de lettres surtout s’indignèrent[8]. Un tel attentat contre toutes les œuvres littéraires écrites depuis trois cents ans souleva beaucoup de colères. L’orthographe duXVIIesiècle était fantaisiste, celle duXVIIIeencore bien mal réglée. Mais, à l’exception de quelques rares éditions destinées aux curieux et aux spécialistes, les chefs-d’œuvre classiques ont tous été réimprimés et répandus par milliers et milliers d’exemplaires dans notre orthographe, qui, depuis le commencement duXIXesiècle, n’a presque plus changé, et semble à peu prés fixée. Et, quand bien même on donnerait les textes classiques dans leur intégrité absolue, la surprise ne serait ni si grande ni si pénible[9]qu’à les traduire dans le « petit nègre » dont on nous menace.

[8]LaRevue Bleue, ayant pris l’initiative d’une pétition publique afin de protester contre la réforme, a recueilli, pendant quatre semaines, les signatures, par centaines, de nos écrivains les plus respectés, de très nombreux membres de l’Académie et de l’Institut, de savants, de professeurs parisiens et provinciaux. Notons aussi que M. Michel Bréal n’est point partisan d’une réforme, surtout brutale et ordonnée par décret, et que M. Rémy de Gourmont a publié dans laRevue des Idées(15 janvier 1905) une très persuasive étude technique, exposant point par point les abus, les hideurs, et même les inconséquences du rapport de M. Paul Meyer. On a vu, d’autre part, dans le Figaro du 9 avril 1905, le chaleureux plaidoyer de M. Edmond Rostand en faveur de l’orthographe traditionnelle. M. Pierre Louÿs, le premier, avait en 1904 exposé dans leJournalson opinion anti-réformiste.

[8]LaRevue Bleue, ayant pris l’initiative d’une pétition publique afin de protester contre la réforme, a recueilli, pendant quatre semaines, les signatures, par centaines, de nos écrivains les plus respectés, de très nombreux membres de l’Académie et de l’Institut, de savants, de professeurs parisiens et provinciaux. Notons aussi que M. Michel Bréal n’est point partisan d’une réforme, surtout brutale et ordonnée par décret, et que M. Rémy de Gourmont a publié dans laRevue des Idées(15 janvier 1905) une très persuasive étude technique, exposant point par point les abus, les hideurs, et même les inconséquences du rapport de M. Paul Meyer. On a vu, d’autre part, dans le Figaro du 9 avril 1905, le chaleureux plaidoyer de M. Edmond Rostand en faveur de l’orthographe traditionnelle. M. Pierre Louÿs, le premier, avait en 1904 exposé dans leJournalson opinion anti-réformiste.

[9]Tel était le sens de tette phrase imprimée dans la pétition de laRevue Bleue: « Les plus grands modèles classiques eux-mêmes se présentent à nous dans une forme qui nous est encore familière. » Les réformistes l’ont voulu comprendre de cette manière : « Les grands classiques avaient la même orthographe que nous. » Il y a pourtant des nuances, dans le style. On enseigne à l’Ecole des Chartes qu’il faut lire les textes avec soin ; et l’adverbeencorea un sens bien net en français.

[9]Tel était le sens de tette phrase imprimée dans la pétition de laRevue Bleue: « Les plus grands modèles classiques eux-mêmes se présentent à nous dans une forme qui nous est encore familière. » Les réformistes l’ont voulu comprendre de cette manière : « Les grands classiques avaient la même orthographe que nous. » Il y a pourtant des nuances, dans le style. On enseigne à l’Ecole des Chartes qu’il faut lire les textes avec soin ; et l’adverbeencorea un sens bien net en français.

Supposons que demain le gouvernement affolé, sinon terrorisé, ne tienne aucun compte de l’Académie et décrète la révolution proposée. Que verrions-nous ? Ceci : les enfants apprendraient à lire et à écrire une langue spéciale, qui les séparerait brusquement de leurs aînés, qui leur rendrait tout déchiffrement littéraire difficile, pénible, comme l’est aujourd’hui celui d’un texte de Rabelais pour la grande majorité des Français. La Bruyère, Pascal, Chateaubriand, Victor Hugo, Flaubert, et jusqu’aux plus récents écrivains, et jusqu’aux poètes contemporains[10], tout cela semblerait d’un seul coup reculé dans le passé, bon pour les « dilettantes », archaïque, vieillot, inutile ! Les plus grands et les plus vivants chefs-d’œuvre n’auraient plus que la valeur d’objets de vitrine. La nation se sentirait désormais étrangère à sa tradition littéraire, à la partie la plus noble d’elle-même ! Les écoliers se trouveraient tout à coup sans modèles de beauté qui leur formassent à peu près le goût, et dans lesquels ils pussent avoir confiance. Ne se méfie-t-on pas toujours des écritures difficiles, des langues mortes ? Enfin la France — et les philologues respireraient enfin, — la France, le premier peuple littéraire du monde, n’aurait plus de littérature !

[10]J’entends par là les auteurs et les poètes dignes de ce nom. Car je ne suppose pas un seul instant qu’un écrivain de pure race française, un véritable, un pieux descendant des Racine, des La Fontaine, des Vigny, des Musset, consentirait à revêtir sa pensée du nouvel et affreux uniforme. Voici, nous dit M. Rémy de Gourmont, quelques vers des fables de La Fontaine écrits selon les formules des philologues :Dès que vous vèrez que la tèreSera couverte, et qu’à leurs blésLes jens n’étant plus ocupésFeront aus oizillons la guère…Je plie et ne rons pas…Un cer s’étant sauvé dans une étable à beus…Les alouètes font leur ni…

[10]J’entends par là les auteurs et les poètes dignes de ce nom. Car je ne suppose pas un seul instant qu’un écrivain de pure race française, un véritable, un pieux descendant des Racine, des La Fontaine, des Vigny, des Musset, consentirait à revêtir sa pensée du nouvel et affreux uniforme. Voici, nous dit M. Rémy de Gourmont, quelques vers des fables de La Fontaine écrits selon les formules des philologues :

Dès que vous vèrez que la tèreSera couverte, et qu’à leurs blésLes jens n’étant plus ocupésFeront aus oizillons la guère…Je plie et ne rons pas…Un cer s’étant sauvé dans une étable à beus…Les alouètes font leur ni…

Dès que vous vèrez que la tère

Sera couverte, et qu’à leurs blés

Les jens n’étant plus ocupés

Feront aus oizillons la guère…

Je plie et ne rons pas…

Un cer s’étant sauvé dans une étable à beus…

Les alouètes font leur ni…

Car — disons encore aux savants cette bonne parole — les écrivains alors disparaîtraient. On verrait seulement, en face de la multitude vouée aux seuls journaux et romans-feuilletons figurés phonétiquement, quelques mandarins qui s’honoreraient les uns les autres, mais ne feraient plus rien qui vaille dans leur solitude et leur abandon. Radieux avenir ! Je sais bien que, selon M. Louis Havet (Revue Bleue, 11 mars 1905), les « futures vachères » ne seraient plus forcées de « hérisser certains mots d’yet d’h» ; mais, en revanche, on aurait séparé pour toujours la foule et les lettrés. Celle-là et ceux-ci, se soutenant mutuellement, produisent encore aujourd’hui un peu de beauté. M. Louis Havet préfère que les vachères, dans leurs dissertations « filosofiques » sur la « psicolojie » des veaux, puissent négliger en paix leshet lesy. A chacun sa chimère, après tout. Et à chacun son patriotisme.

Certes le cas serait bien différent, et nous ne parlerions plus de la sorte si l’on venait nous dire : « Voyez, le peuple souffre. Les chinoiseries orthographiques l’oppriment. Il ne veut pas que vous vous occupiez de ses impôts avant que vous ne l’ayez d’abord délivré de l’épouvantable tyrannie des participes. La société tout entière d’ailleurs trépigne sous ce joug. La nation qui, dans leParis-Sportou leJockey, lit paisiblement des termes aussi barbares que «walk-over» ou «dead-heat», ne peut plus souffrir qu’on écrive fauvette, œuf ou général, mais exige « fauvète », « euf » et « jénéral ». Et déjà de grands écrivains ont donné l’exemple de cesgraphies… » Oh ! il n’y aurait plus alors qu’à s’incliner devant une évolution naturelle et le vœu populaire. L’Académie, comme son rôle l’y invite, donnerait au nouvel usage force de loi, et l’on s’y soumettrait sans répliquer. Ce fut ce qui arriva lors des petits changements orthographiques dans les éditions du Dictionnaire de 1835 et de 1878. La réforme de 1740 elle-même, bien moins considérable que celle de M. Paul Meyer, reposait sur un besoin général, les anciennes formes tombant en désuétude ; et un grand écrivain, comme Voltaire, appuyait le souhait de très nombreux lettrés.

Mais, aujourd’hui, le peuple se plaint-il ? Non. Les lettrés demandent-ils des libertés ? Nullement. Ils s’unissent, au contraire, pour se protéger. Où donc est le péril ? Où donc la nécessité de modifier quoi que ce soit ? Nulle part, sinon dans le cerveau de quelques érudits. Que ceux-ci se rappellent l’exemple de ces architectes réformateurs, eux aussi, qui, auXVIIesiècle, jetaient bas toutes les tours gothiques, puis, sous Napoléon, se mirent à raser les pavillons Louis XV et, en 1840, à briser les portails Empire : si bien que de certains châteaux il ne resta plus rien. La langue française ne regarde que les écrivains. Garons-nous des savants. Au lieu de « mal de tête », plusieurs d’entre eux nous ont déjà donné « céphalalgie ». D’autres voudraient maintenant « séfalaljie »… A quoi donc prétendront les troisièmes ?

**  *

Ce sont là — je ne le sais que trop — raisons de sentiment, de cœur, que la raison des philologues ne comprend pas. Peut-être me fussé-je trouvé fort en peine d’en trouver de meilleures, si M. Brunot ne m’avait donné l’exemple. Reprenant le procédé de discussion qu’a immortalisé l’auteur desProvinciales, M. Brunot est allé trouver l’un de ses adversaires, qui pourtant était un de ses amis, et il nous raconte sa visite :

« Croyant qu’une longue habitude des graphies diverses avait oblitéré en moi le sens de la beauté plastique de l’orthographe, je consultai un écrivain de mes amis.« Eh bien ! — me dit-il, — vous êtes décidé ? Irez-vous jusqu’à biffer, pour la satisfaction de vos maîtres d’école, lephd’asphodèle, au risque de dissiper à jamais les senteurs qui sortent de ce nocturne ? Ici, vous ne nierez plus. Saint-Saëns qui s’y connaît, j’espère, a très bien expliqué la chose dans un article déjà ancien duFigaro. L’harmonie poétique, voyez-vous, elle est dans l’écriture, et non, comme des naïfs le croient, dans le son. Les vers sont faits pour être écrits et non pour être dits. Le vers est une musique. Eh bien ! ceux qui ne lisent pas la musique ne la goûtent pas dans la plénitude. Qu’est-ce qu’une mélodie, qu’est-ce qu’un rythme, qu’est-ce que la voix ou l’orchestre, quand l’oreille seule en est touchée ? Au contraire, regardez toutes ces notes, ces triples croches chevauchant d’une barre à l’autre, grimpant ou avalant les degrés d’une échelle sans fin, descendant des ciels aux clartés gaies vers les profondeurs souterraines, tourbillonnant, donnant l’assaut, s’essorant, fanions hauts, dans une envolée immense, au-dessus des portées, voltigeant sans règle dans le plein azur… »

« Croyant qu’une longue habitude des graphies diverses avait oblitéré en moi le sens de la beauté plastique de l’orthographe, je consultai un écrivain de mes amis.

« Eh bien ! — me dit-il, — vous êtes décidé ? Irez-vous jusqu’à biffer, pour la satisfaction de vos maîtres d’école, lephd’asphodèle, au risque de dissiper à jamais les senteurs qui sortent de ce nocturne ? Ici, vous ne nierez plus. Saint-Saëns qui s’y connaît, j’espère, a très bien expliqué la chose dans un article déjà ancien duFigaro. L’harmonie poétique, voyez-vous, elle est dans l’écriture, et non, comme des naïfs le croient, dans le son. Les vers sont faits pour être écrits et non pour être dits. Le vers est une musique. Eh bien ! ceux qui ne lisent pas la musique ne la goûtent pas dans la plénitude. Qu’est-ce qu’une mélodie, qu’est-ce qu’un rythme, qu’est-ce que la voix ou l’orchestre, quand l’oreille seule en est touchée ? Au contraire, regardez toutes ces notes, ces triples croches chevauchant d’une barre à l’autre, grimpant ou avalant les degrés d’une échelle sans fin, descendant des ciels aux clartés gaies vers les profondeurs souterraines, tourbillonnant, donnant l’assaut, s’essorant, fanions hauts, dans une envolée immense, au-dessus des portées, voltigeant sans règle dans le plein azur… »

Hélas, n’ayant pas, moi, « une longue habitude des graphies diverses », je fus chez un philologue, pis que cela, chez un épigraphiste de mes amis, carorthographeetépigraphe, pensais-je, doivent avoir quelque parenté. Et comme j’exposais mes angoisses à cet homme austère, qui de toutes les littératures présentes et passées, connaît principalement leCorpus Inscriptionum Semiticarum:

«  — Lisez, me dit-il, lisez l’Histoire de l’Écriturede mon confrère Philippe Berger. Ceux qui se mêlent de réformer l’orthographe devraient être, en effet, des épigraphistes : mais quand on a tâté de notre belle science, on ne sent plus le goût des vaines querelles. Allez, — ajouta-t-il en me poussant vers la porte, — allez acheter l’Histoire de l’Écriturede M. Philippe Berger. »

J’ai acheté cetteHistoire, et je l’ai lue, car elle est lisible même pour les profanes. Les simplificateurs de l’orthographe la devraient feuilleter ; ils y verraient que leur simplification est, peut-être, non pas un progrès, mais comme disent les biologistes, une régression dans l’évolution de l’écriture ; ces révolutionnaires, ces « socialistes grammaticaux » ne font que recommencer une expérience qui n’avait pas réussi aux Phéniciens, aux cousins du Peuple de Dieu, et ils marchent à l’encontre du progrès que les Hellènes, ces « libres-penseurs », avaient introduit en cette affaire.

Car l’orthographe chez les Égyptiens et les Chaldéens débuta par être une figuration tellement complète et précise que ces premières écritures étaient en réalité un dessin et que leurs signes idéographiques, leurs hiéroglyphes, où chaque objet était figuré par sa silhouette, se présentent comme le contre-pied de la notation phonétique : cette première orthographe voulait parler aux yeux, avec autant de soin que nos phonétistes veulent parler à l’oreille. Après vingt ou trente siècles, des inventeurs, considérant le nombre presque infini de signes que pareille orthographe comportait, considérant aussi l’impossibilité matérielle de figurer aux yeux les choses, les idées surtout, qui n’ont pas de figure matérielle, simplifièrent et idéalisèrent tout à la fois cette écriture : l’alphabet fut inventé en quelque bazar phénicien de Tyr ou de Sidon, et c’est de là qu’il s’est répandu à travers le monde ; tous les peuples blancs usent aujourd’hui de l’écriture et des signes alphabétiques dont ils empruntèrent, directement ou indirectement, aux Phéniciens le système et les traits.

Mais, simplificateurs à outrance, les Phéniciens avaient sauté de l’hiéroglyphe à la sténographie : leur orthographe n’écrivait que les consonnes et longtemps les Sémites, restés fidèles à cette mode sémitique, n’usèrent que de cette sténographie :

brsjt brh hlhjm ht hsmjm

est le début de la Bible ; et l’on peut lire au Louvre sur le sarcophage d’Eshmounazar, roi de Sidon :

bjrhblbsntgxzwhrbg

Orthographe démocratique s’il en fut, où les fautes devaient êtres réduites au minimum, et que les enfants des écoles primaires savaient aussi bien que le plus parfait styliste, dès qu’ils avaient appris seulement à lire et à écrire ! Orthographe mondiale, semble-t-il, que les étrangers auraient dû admirer et adopter, et qu’ils adoptèrent, en effet, mais en la perfectionnant, en la complétant. Et ce furent les Hellènes, le plus démocrate et le plus hospitalier des peuples, le plus amoureux d’égalité et le plus désireux de relations étrangères, qui « compliquèrent » cette orthographe sémitique, parce que leur esprit clair et précis vit combien la simplification nuit à la clarté et à la précision de l’écriture :prs, suivant l’orthographe sémitique, pouvant être aussi bienParisquePerse.

Nos simplificateurs diraient sans doute que le sens de la phrase l’emporte et qu’il faut être cérébralement déchu pour ne pas deviner aussitôt ce qu’il faut lire,PerseouParis. Les Grecs en jugèrent autrement. Ils compliquèrent l’orthographe en introduisant les voyelles entre les consonnes, en redoublant les consonnes, en faisant tout ce que nous faisons aujourd’hui. Et voyez le résultat : s’il ne s’était pas trouvé des Hellènes pour traduire la Bible en grec vers le troisième siècle avant notre ère et pour transcrire en orthographe hellénique les noms propres d’Israël, nous saurions par le texte hébraïque que Jérusalem eut des rois appelésDwdouSlmn; mais nous serions incapables de dire si ces rois se nommaientDaoudouSliman,DouadouSelamin, etc., et jamais nous n’aurions conservé leur vrai nom deDavidet deSalomon. Il est des simplificateurs qui pensent à la diffusion de nos idées. Peut-être rééditeront-ils cet exemple des Juifs qui donnaient au monde occidental leur Dieu, leur terribleIhvh, mais qui oubliaient ou défendirent d’en orthographier assez complètement le nom pour que nous puissions le prononcer : un scribe duXVIesiècleaprèsnotre ère décida qu’il fallait prononcerIehovahet, de fait, nous dîmesIehovah, jusqu’au jour où l’on prit garde qu’un texte grec nous donnaitIahveh.

M. Brunot a oublié cette leçon de l’épigraphie quand il imagina « son système en sa simplicité redoutable » :

« Voici donc, dans toute sa simplicité redoutable, mon système. Le ministre nomme une commission composée de linguistes et de phonéticiens. Cette commission, à l’aide des instruments de phonétique expérimentale aujourd’hui existants, recueille le parler de personnes réputées pour la correction de leur prononciation. Je ne verrais aucun inconvénient à ce que l’Académie désignât quelques-unes de ces personnes. La commission confronte les prononciations ainsi enregistrées, elle établit la normale, qui, inscrite mécaniquement, infailliblement, sert d’étalon.Cet étalon est, comme celui du mètre, officiellement déposé. La commission, prenant ensuite dans l’alphabet actuel à peu près tous les éléments de son écriture, établit un système graphique. Elle adopte les signes diacritiques, accents, cédilles, tildes, qu’elle juge nécessaires pour distinguer les sons, pour marquer par exemple les diverses voyelles d’un même groupe, ainsi l’agrave, l’amoyen, l’aouvert, l’anasal, le tout sans s’écarter jamais du principe absolu : un signe pour un son, un son pour un signe. »

« Voici donc, dans toute sa simplicité redoutable, mon système. Le ministre nomme une commission composée de linguistes et de phonéticiens. Cette commission, à l’aide des instruments de phonétique expérimentale aujourd’hui existants, recueille le parler de personnes réputées pour la correction de leur prononciation. Je ne verrais aucun inconvénient à ce que l’Académie désignât quelques-unes de ces personnes. La commission confronte les prononciations ainsi enregistrées, elle établit la normale, qui, inscrite mécaniquement, infailliblement, sert d’étalon.

Cet étalon est, comme celui du mètre, officiellement déposé. La commission, prenant ensuite dans l’alphabet actuel à peu près tous les éléments de son écriture, établit un système graphique. Elle adopte les signes diacritiques, accents, cédilles, tildes, qu’elle juge nécessaires pour distinguer les sons, pour marquer par exemple les diverses voyelles d’un même groupe, ainsi l’agrave, l’amoyen, l’aouvert, l’anasal, le tout sans s’écarter jamais du principe absolu : un signe pour un son, un son pour un signe. »

Outre que cette simplification ne simplifie peut-être rien, — au contraire, car ces signes diacritiques, accents, cédilles, tildes, créeront autant de fautes que notre orthographe actuelle, — il faudrait savoir que d’autres peuples ont essayé de ce « système redoutable ». En constatant les avantages de l’alphabet hellénique, les Sémites, après quinze siècles peut-être de fidélité à la pure sténographie des Phéniciens, fabriquèrent tout un arsenal de signes diacritiques dont ils ornèrent le bas ou le haut de leurs consonnes afin de noter tant bien que mal les voyelles absentes. Or tous ceux qui ont la moindre notion d’hébreu et d’arabe se sont plaints de la confusion, du casse-tête que produit cette apparente simplicité. Et rien n’aura réduit le nombre des étudiants et des connaisseurs en ces langues, comme cette orthographe obscure, hérissée, où chaque mot est une énigme à plusieurs sens et où le lecteur ne comprend pleinement une phrase que si d’avance il connaît le sens général, les noms propres et les formules habituelles à l’écrivain.

Observons bien d’ailleurs que la commission de linguistes et de phonéticiens réclamée par M. Brunot n’a pas plus de compétence ici qu’une commission de musiciens ou de chimistes. Et je ne vois pas à vrai dire quelle commission de savants aurait la compétence en ces matières qui sont de la vie courante, changeante, individuelle. C’est un devoir de l’État d’intervenir, disent les simplificateurs :

« Dès lors qui ne voit qu’il y a là des intérêts d’État, et que par suite il devient du devoir de l’État d’intervenir ? L’État est, comme les artistes, autant qu’eux, intéressé à en [de la langue] garder, à en protéger, à en augmenter, s’il se peut, la beauté, puisque nul n’ignore que là est une des raisons principales de son ascendant, mais il ne peut négliger de se demander si elle ne se fait pas inutilement difficile d’accès, si elle ne se retranche pas par là des succès qu’il lui serait aisé d’obtenir, si d’inutiles complications dont on la hérisse ne sont pas un obstacle au dessein qu’il poursuit d’assurer à tous, autant que possible, la possession de cet instrument indispensable à l’échange des idées, à la culture de l’esprit, au développement même des intérêts matériels. Là où cela est faisable, autant que cela est faisable, il doit donc et à la langue et à la nation de faire la police de notre idiome, comme il fait la police des poids et mesures.

J’ai hâte d’expliquer le mot police qui sonne mal, quoique tout le monde sache qu’un linguiste de profession, si étatiste qu’il puisse être par ailleurs, ne peut faillir sur ce point et attribuer à l’État des droits et un pouvoir qu’il n’a pas ; il n’est pas un apprenti dans l’étude des langues à qui l’idée de cultiver la langue, de la transformer ou même de la modifier « par voie administrative » ne parût une chose bouffonne, puisque nous savons, puisque nous enseignons que la fonction du langage est une fonction naturelle, inconsciente, qui s’exerce sans que même le consentement de l’individu puisse en renoncer la liberté inaliénable. Quelqu’un le voulût-il, que la nature qui agit obscurément mais nécessairement en lui ne s’y résoudrait pas. A chaque jour, à chaque heure, elle use de cette liberté pour modifier à notre insu notre langage. Nous avons beau nous étudier à le conserver, nous en altérons sans cesse les sons, les mots, les tours, suivant des lois que nous ignorons, mais que la science observe et établit, et qui dirigent dans l’harmonie toutes les transformations vers une fin dont aucune puissance, aucune volonté ne pourrait nous détourner.

Ce que pendant un temps l’autorité obtient, nous le savons, c’est une soumission apparente…

S’imaginer le contraire est une vieille erreur, où l’esprit de domination de Richelieu pouvait tomber, mais où les premiers académiciens eux-mêmes ne tombèrent pas. »

Est-il possible de mieux dire ? mais est-il possible, par contre, de mieux parler contre les projets ministériels des simplificateurs, contre leurs adjurations au bras séculier de trancher une querelle où la liberté individuelle ne saurait être guidée que par le choix de tous, où ce n’est pas une Commission ni même une Académie qui a droit et pouvoir de décision, mais où le suffrage universel, en quelque façon, des générationsprésentes et passéescrée cette règle traditionnelle, omnipotente, et admirable de l’usage ?

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S’il y a dans notre orthographe actuelle des bizarreries, des anomalies, des fantaisies choquantes à l’excès, notez-les, cataloguez-les, signalez-les à l’ironie ou au bon sens populaires ; quelques années de libre discussion amèneront, comme toujours, le triomphe de cet invincible bon sens ; l’orthographe se régularisera et se réformera dès lors par la collaboration de tous, et non par le caprice scientifique de quelques-uns. Signalez à l’usage les réformes à faire, et l’usage les fera, sous le régime et avec la sanction de la liberté.

L’esprit qui anime les réformistes révolutionnaires est respectable et généreux, sans doute. Seulement il faut craindre de quitter la proie pour l’ombre, et d’aller à l’encontre de la civilisation française tout entière sous prétexte d’un chimérique avantage que l’on donnerait aux enfants des écoles communales. Prenons garde que la raison tyrannique ne nous jette ici dans quelque extravagance, et n’oublions point cette formule du regretté L. Duvau, — qui fut pourtant un éminent linguiste, lui aussi, — citée par M. L. Meillet qui est un autre linguiste de marque : « Il n’est rien que ne puisse la logique, si ce n’est peut-être se rencontrer avec la vérité »[11].

[11]Mém. de la Société de linguistique de Paris, t. XIII, fasc. 4.

[11]Mém. de la Société de linguistique de Paris, t. XIII, fasc. 4.

Aucun esprit sensé ne saurait s’opposer à ce qu’on régularise très prudemment l’orthographe, dans la mesure où le voudra faire quiconque aime et respecte profondément notre langue, les chefs-d’œuvre qu’elle a produits, la longue et vénérable tradition qu’elle prolonge. Mais ne perdons pas de vue que nous avons, entre plusieurs devoirs nationaux, celui de maintenir dans toute sa beauté plastique et son intégrité la langue qui a fait notre incontestable suprématie en Europe, par le charme, par l’éloquence, par l’enthousiasme, par la grâce et surtout parla clarté. Primant tout autre souci, nous avons celui de rester le plus grand peuple « écrivain » du monde. Cramponnons-nous donc à nos ancêtres, et tâchons de les égaler, de nous montrer dignes d’eux. La nécessité pour la France de demeurer inimitable passe l’intérêt qu’il peut y avoir à ce que les candidats auLouvreet auBon Marchécommettent ou non des fautes d’orthographe. Avant de travailler pour la logique ou la raison, il faut que nous travaillions pour la gloire littéraire de notre pays, dût M. Brunot railler cette pensée revêtue, je l’avoue, de ce qu’il nomme si dédaigneusement un « badigeon tricolore » !

IMP. RÉPESSÉ-CRÉPEL ET FILS, ARRAS

LIBRAIRIE E. SANSOT et CieÉDITEURS

58, Rue St-André-des-Arts. PARIS

Collection in-12 Couronne 5 fr. le volume


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