Il y avait un homme nommé Thorgeir. Il était fils de Tjörvi, fils de Thorkel le long. Sa mère s'appelait Thorunn et était fille de Thorstein, fils de Sigmund, fils de Gnupi le barde. Sa femme s'appelait Gudrid. Elle était fille de Thorkel le noir, du domaine de Hleidrar. Son frère était Orm Töskubak, père de Hlenni le vieux, de Saurbæ.
Thorkel et ses frères étaient fils de Thorir Snepil, fils de Ketil Brimil, fils d'Ornolf, fils de Björnolf, fils de Grim le barbu, fils de Ketil Hæing, fils de Halbjörn le sorcier, de Hrafnista.
Thorgeir habitait à Ljosavatn. C'était un grand chef, et le plus sage des hommes.
Les chrétiens dressèrent leurs huttes; Gissur et Hjalti étaient dans la hutte de ceux de Mosfell.
Le jour d'après, les deux partis vinrent au tertre de la loi; chacun des deux prit des témoins, le parti des chrétiens comme celui des païens, et déclara qu'il n'avait plus rien à voir avec la loi de l'autre parti; et là-dessus il s'éleva au tertre de la loi une clameur si grande qu'on ne s'entendait plus parler. Alors on se sépara, et il semblait à tous que cela finirait mal.
Les chrétiens firent choix de Hal de Sida, pour leur donner une loi. Mais Hal vint trouver Thorgeir, Godi de Ljosavatn, qui avait été jusque-là l'homme de la loi, et il lui donna trois marcs d'argent, pour faire la loi. C'était une chose hasardeuse, car il était païen.
Thorgeir fut couché tout le jour. Il avait mis un manteau sur sa tête, en sorte que nul ne pouvait lui parler. Le jour suivant, les hommes allèrent au tertre de la loi. Thorgeir fit faire silence, et parla ainsi: «Il me semble que nos affaires seront en mauvaise passe si nous n'avons pas tous, une seule et même loi. Si la loi est rompue en deux, la paix aussi sera rompue; et il n'y aura pas moyen de vivre ainsi. C'est pourquoi je demande à tous, chrétiens et païens, s'ils veulent prendre pour leur loi celle que je vais dire». Ils dirent tous que oui. Il répondit qu'il voulait avoir leur serment, et des gages qu'ils le tiendraient. Ils dirent que oui encore, et des gages furent donnés.
«Voici, dit alors Thorgeir, le commencement de notre loi. Tous seront chrétiens dans le pays, et croiront en un seul Dieu, père, fils, et saint esprit; ils renonceront au culte des idoles, ils n'exposeront plus leurs enfants, et ils ne mangeront plus de viande de cheval. On mettra hors la loi ceux qui auront fait ces choses, si cela est certain; s'ils l'ont fait en secret, on ne les inquiètera pas». Mais ces coutumes païennes disparurent entièrement à peu d'années de là; et il ne fut plus permis de faire ces choses, ni en secret, ni à découvert.
Il dit encore qu'on garderait les dimanches et les jours de jeûne, le jour de Noël et le jour de Pâques, ainsi que toutes les grandes fêtes. Les païens furent d'avis qu'on les avait grandement trompés. Mais la foi n'en était pas moins introduite dans la loi, et tous les hommes du pays faits chrétiens.
L'affaire étant ainsi terminée, les gens quittèrent le ting.
À trois années de là, voici ce qui se passa au Ting de Tingskala. Amundi l'aveugle, fils d'Höskuld, fils de Njal, était venu au ting. Il se fit amener parmi les huttes, et vint à celle où était Lyting de Samstad. Il se fit conduire dans la hutte, jusqu'à l'endroit où Lyting était assis. «Lyting de Samstad est-il ici?» demanda-t-il. «Oui, dit Lyting; que me veux-tu?»--«Je veux savoir, dit Amundi, quel prix tu veux me payer pour le meurtre de mon père. Je suis un fils bâtard, et je n'ai point reçu d'amende».--«J'ai payé pour ton père l'amende entière, dit Lyting; c'est le père de ton père qui l'a reçue, et ses frères; mais pour le meurtre de mes frères il n'a rien été payé. Si j'ai mal fait, on m'a traité bien durement».--«Je ne te demande pas, dit Amundi, ce que tu as payé aux autres. Je sais que vous avez fait la paix. Je te demande ce que tu me paieras à moi».--«Rien du tout» dit Lyting. «Je ne peux pas croire, dit Amundi, que cela soit juste devant Dieu, quand tu m'as frappé si près du cœur. Mais voici tout ce que je puis le dire: si j'avais mes deux yeux, il me faudrait une de ces deux choses: ou l'amende, ou mort d'homme. Que Dieu juge entre nous». Et il sortit. Mais comme il était à la porte de la hutte, il se retourna vers l'intérieur; et voici que ses yeux s'ouvrirent. «Loué sois-tu, dit-il, Dieu mon Seigneur; je vois maintenant ce que tu veux». Il rentre en courant dans la hutte, arrive devant Lyting et lui porte un si grand coup de hache sur la tête, que la hache s'y enfonça jusqu'au manche, après quoi il la retira. Lyting tomba la face en avant: il était mort sur le coup.
Amundi retourne vers la porte pour sortir. Comme il arrivait à l'endroit où ses yeux s'étaient ouverts, voici qu'ils se refermèrent, et il resta aveugle tout le temps qu'il vécut.
Après cela, il se fit conduire vers Njal et ses fils. Il leur dit le meurtre de Lyting. «On ne peut pas t'imputer ceci à mal, dit Njal, car de telles choses sont écrites à l'avance; et quand elles arrivent, c'est un avertissement pour nous de ne pas laisser dehors ceux qui sont les plus proches».
Alors Njal offrit la paix aux parents de Lyting. Höskuld, godi de Hvitanes, s'entremit auprès d'eux et les décida à accepter l'amende. On mit fin à l'affaire par une sentence, et l'amende fut réduite de moitié, à cause des droits qu'Amundi était réputé avoir eus contre Lyting. Après cela, on alla échanger des gages, et les parents de Lyting donnèrent des gages à Amundi. Les gens quittèrent le ting et retournèrent chez eux, et tout fut tranquille pendant longtemps.
Valgard le rusé revint cet été-là. Il était encore païen. Il vint à Hof chez son fils Mörd, et il y passa l'hiver. Il dit à Mörd: «J'ai parcouru tout le pays et il ne me semble plus que ce soit le même. Je suis allé à Hvitanes, et là j'ai vu beaucoup d'emplacements de huttes, et le sol tout remué. Je suis allé aussi au ting de Tingskala, et là j'ai vu toutes nos huttes mises à bas. Que signifient toutes ces choses étranges?»--«On a établi de nouveaux Godords, répondit Mörd, et un cinquième tribunal, et il y a des gens qui se sont séparés de mon ting, pour aller joindre le ting d'Höskuld.»--«C'est mal me remercier, dit Valgard, du Godord que je t'ai transmis, que de te conduire si lâchement. Je veux que tu les en punisses de telle sorte qu'ils y trouvent tous leur mort. Il faut pour cela, à force de paroles mensongères, amener les fils de Njal à tuer Höskuld. Ceux qui auront à le venger sont nombreux, et les fils de Njal périront dans cette querelle.»--«Ce n'est pas facile» dit Mörd. «Je vais te dire comment il faut t'y prendre, répondit Valgard. Tu vas inviter chez toi les fils de Njal, et tu les renverras avec des présents. Mais tu ne commenceras tes histoires que lorsqu'il y aura une grande amitié entre vous, et qu'ils se fieront à toi comme à eux-mêmes. C'est ainsi que tu te vengeras de Skarphjedin pour l'argent qu'il t'a forcé de lui donner après la mort de Gunnar. Quand tous ceux là seront morts, tu pourras devenir un chef.» Et ils convinrent que Mörd agirait selon ce conseil.
«Je voudrais, mon père, dit Mörd, te voir recevoir la foi, car tu es vieux.»--«Je ne veux pas, dit Valgard; tu devrais plutôt la rejeter, et nous verrions ce qui s'ensuivrait.» Mais Mörd dit qu'il ne ferait pas cela. Valgard brisa devant Mörd toutes les croix et autres choses saintes. Peu après, il tomba malade et mourut, et il fut déposé dans un tertre.
À quelque temps de là, Mörd vint à Bergthorshval trouver Skarphjedin. Il leur donna, à lui et à ses frères, beaucoup de belles paroles; il parla tout le long du jour et dit qu'il désirait grandement faire amitié avec eux. Skarphjedin prit bien la chose: il dit pourtant qu'il ne s'y attendait pas.
Mörd finit par entrer en si grande amitié avec eux, que des deux côtés nul conseil ne semblait bon si les autres n'y avaient eu part. Njal trouvait toujours mauvais que Mörd vint, et chaque fois qu'il venait, il se montrait fâché.
Un jour, Mörd vint à Bergthorshval et dit aux fils de Njal: «J'ai résolu de donner un festin, et de boire la bière d'héritage en l'honneur de mon père. Je vous invite à ce festin, vous, fils de Njal, et Kari, et je vous promets que vous ne partirez pas sans présents.» Ils promirent de venir. Mörd retourne chez lui, et fait ses préparatifs. Il invita beaucoup de possesseurs de domaines, et il y eut grande foule. Les fils de Njal vinrent, et Kari aussi. Mörd donna à Skarphjedin une grande agrafe d'or, à Kari une ceinture d'argent, et à Grim et à Helgi de beaux présents. Ils rentrent chez eux, vantent les cadeaux qu'ils ont reçus, et les montrent à Njal. Njal dit qu'ils sont chèrement achetés: «Prenez garde, ajoute-t-il, que vous ne veniez à les payer de la manière qu'il voudra.»
Peu de temps après, Höskuld et les fils de Njal donnèrent des festins. Les fils de Njal commencèrent, et invitèrent Höskuld.
Skarphjedin avait un cheval brun, de quatre ans, grand et beau. C'était un étalon, mais il n'avait pas encore combattu. Skarphjedin en fit don à Höskuld, avec deux juments. Ils firent tous des présents à Höskuld, et se promirent bonne amitié.
Un peu plus tard, Höskuld les invita chez lui à Vörsabæ. Il en avait invité beaucoup d'autres, et il y eut grande foule. Il venait de faire abattre sa grande salle, mais il avait trois bâtiments extérieurs, et c'est là que les logements furent préparés. Ceux qu'il avait invités vinrent tous, et la fête se passa bien. Quand les gens furent sur le point de partir, Höskuld leur donna de beaux présents, et il fit la conduite aux fils de Njal. Les fils de Sigfus l'accompagnaient, et toute la foule des invités. Ils disaient les uns et les autres que jamais personne ne pourrait se mettre entre eux.
À quelque temps de là, Mörd vint à Vörsabæ et demanda à parler à Höskuld. Ils s'en allèrent à l'écart, et Mörd dit: «Il y a grande différence entre toi et les fils de Njal. Tu leur as fait de beaux présents; mais ceux qu'ils t'ont donnés, c'était pour se moquer de toi.»--«Qu'est-ce qui te fait penser cela?» dit Höskuld. «Ils t'ont donné, répondit-il, un cheval qu'ils n'appelaient eux-mêmes qu'un poulain, et ils l'ont fait par dérision, car ils te tiennent, toi aussi, pour jeune et sans expérience. Je peux te dire aussi qu'ils t'envient ton siège de godi. Skarphjedin s'en est emparé au ting, quand tu ne t'es pas rendu à la convocation du cinquième tribunal; et il entend bien ne pas le lâcher.»--«Ce n'est pas vrai, dit Höskuld; je l'ai repris à la session d'automne.»--«C'est que Njal s'en est mêlé, dit Mörd. De plus, ajouta-t-il, ils ont rompu la paix avec Lyting.»--«Je ne leur en ferai pas un crime» dit Höskuld.--«Tu ne peux pas nier pourtant, dit Mörd, qu'un jour où Skarphjedin et toi vous vous en alliez à l'est, vers le Markarfljot, sa hache est tombée de sa ceinture, et ce jour-là il avait en tête de te tuer.»--«C'était sa hache à fendre du bois, dit Höskuld; je l'ai vue quand il l'a mise à sa ceinture. Et je veux te dire tout de suite, ajouta-t-il, que tu ne me diras jamais si grand mal des fils de Njal que j'arrive à le croire. Et quand il y aurait quelque chose, quand tu dirais vrai en me prévenant que j'aurai à les tuer ou à être tué moi-même, j'aime bien mieux souffrir la mort de leur main que de leur faire le moindre mal. Mais toi, tu n'en es que plus méchant homme, de m'avoir dit cela.» Et Mörd s'en retourna chez lui.
Quelque temps après, Mörd va trouver les fils de Njal. Il parle longuement avec les trois frères, et Kari. «J'ai su, dit-il, qu'Höskuld godi de Hvitanes avait dit que toi, Skarphjedin, tu avais rompu la paix avec Lyting. Je suis certain aussi qu'il a cru que tu en voulais à sa vie le jour où vous alliez à l'est, vers le Markarfljot. Mais il me semble qu'il n'en voulait pas moins à la tienne, quand il t'a invité à son festin, et qu'il t'a logé dans le bâtiment le plus éloigné du domaine. On a apporté du bois toute la nuit devant ce bâtiment, et il avait résolu de vous brûler. Mais il se trouva que Högni fils de Gunnar arriva pendant la nuit, et il ne fut plus question de vous attaquer, car ils avaient peur de lui. Plus tard il t'a fait la conduite avec une troupe nombreuse. Cette fois encore il voulait t'attaquer, et il avait mis près de toi pour te tuer Grani fils de Gunnar et Gunnar fils de Lambi. Mais le cœur leur a manqué, et ils n'ont pas osé».
Quand il eut ainsi parlé, d'abord les autres le contredirent; mais à la fin pourtant ils le crurent. Et à cause de cela ils entrèrent en défiance d'Höskuld, et ils ne lui parlaient presque pas quand ils se rencontraient. Mais Höskuld se tenait à l'écart. Il se passa ainsi quelque temps.
L'automne suivant, Höskuld s'en alla dans l'est, à Svinafell, où on l'avait invité. Flosi lui fit bon accueil. Hildigunn était venue aussi, Flosi dit à Höskuld: «Hildigunn me dit qu'il y a de la froideur entre toi et les fils de Njal. Ceci me déplaît. Je te propose donc de ne plus retourner dans le pays de l'ouest. Je t'établirai à Skaptafell; et j'enverrai mon frère Thorgeir habiter à Vörsabæ».--«Alors on dira, répondit Höskuld, que j'ai fui, parce que j'avais peur, et je ne veux pas de cela».--«Il est donc à craindre, dit Flosi, qu'il ne sorte de là de grands malheurs».--«J'en suis fâché, dit Höskuld, car j'aimerais mieux rester sans vengeance que d'être cause qu'il arrive mal à d'autres».
Peu de jours après, Höskuld s'apprêta à retourner chez lui. Flosi lui fit présent d'un manteau d'écarlate, orné de broderies jusqu'en bas. Höskuld rentra chez lui à Vörsabæ, et tout fut tranquille pendant quelque temps.
Höskuld était d'humeur si agréable, que peu de gens étaient ses ennemis. Mais il y eut pendant tout cet hiver, la même froideur entre lui et les fils de Njal.
Njal avait pris chez lui, comme son fils d'adoption, le fils de Kari, nommé Thord. Il avait élevé aussi Thorhal fils d'Asgrim fils d'Ellidagrim. Thorhal était un vaillant homme, hardi en toutes choses. Il avait si bien appris la loi chez Njal qu'il était le troisième homme de loi de toute l'Islande.
Cette année-là, le printemps vint de bonne heure, et les gens se hâtèrent de semer leur grain.
Il arriva un jour, que Mörd vint à Bergthorshval. Ils se mirent tout de suite à parler ensemble, Mörd, les fils de Njal, et Kari. Mörd calomnie Höskuld comme il en a l'habitude: il a encore de nouvelles histoires à raconter, et il presse très fort Skarphjedin et ses frères de tuer Höskuld, disant qu'il irait plus vite qu'eux, s'ils ne l'attaquaient sur le champ. «Nous ferons comme tu veux, dit Skarphjedin, si tu viens avec nous prendre part à la chose».--«Je le ferai» dit Mörd. Ils s'engagèrent les uns aux autres par promesses, et il fut convenu que Mörd reviendrait le soir.
Bergthora demanda à Njal: « Que disent-ils là dehors?»--«Je ne suis pas dans leurs conseils» dit Njal. Pourtant ils m'ont rarement laissé à l'écart quand leurs conseils étaient bons».
Skarphjedin ne se coucha pas ce soir-là, ni ses frères non plus, ni Kari. Vers la fin de la nuit, Mörd arriva. Ils prirent leurs armes, les fils de Njal et Kari, montèrent à cheval, et partirent. Ils marchèrent sans s'arrêter jusqu'à Vörsabæ. Là ils attendirent, derrière une haie. Le temps était beau, et le soleil venait de se lever.
À ce même moment, Höskuld, godi de Hvitanes, s'éveilla. Il se revêtit de ses habits, et mit sur son dos le manteau, présent de Flosi. Il prit un panier à grain d'une main, de l'autre une épée; puis il s'en va vers la haie et se met à semer son grain.
Skarphjedin et les autres étaient convenus entre eux qu'ils l'attaqueraient tous à la fois.
Skarphjedin s'élança de derrière la haie. Quand Höskuld le vit, il voulut fuir. Mais Skarphjedin courut après lui, en disant: «Ne crois pas que tu puisses t'échapper, godi de Hvitanes!» Il le frappe et le touche à la tête, et Höskuld tombe sur ses genoux. «Que Dieu m'aide et vous pardonne» dit-il en tombant. Alors ils coururent tous à lui, et le frappèrent tous.
Après cela, Mörd dit: «Il me vient une idée».--«Laquelle?» dit Skarphjedin.--«C'est, dit Mörd, de retourner chez moi tout d'abord. Ensuite j'irai à Grjota, je leur dirai la nouvelle, et que je trouve cela très mal fait. Je sais que Thorgerd me priera de dénoncer le meurtre. Et je le ferai; car ce sera le meilleur moyen d'embrouiller leur affaire. J'enverrai aussi un homme à Vörsabæ pour savoir s'ils se hâtent de prendre un parti. Il y apprendra la nouvelle et je ferai comme si je l'avais reçue de lui».--«Fais cela; tu feras bien» dit Skarphjedin.
Les trois frères retournèrent chez eux, avec Kari. En arrivant, ils dirent à Njal la nouvelle. «C'est une triste nouvelle que celle-ci, dit Njal, et fâcheuse à entendre; ce malheur me touche de si près que, je puis le dire en vérité, j'aimerais mieux avoir perdu deux de mes fils, et qu'Höskuld fût en vie».--«Il faut t'excuser, dit Skarphjedin, car tu es vieux, et il était à prévoir que ceci te ferait de la peine».--«Ce n'est pas seulement, dit Njal, parce que je suis vieux, mais aussi parce que je sais mieux que vous ce qui s'ensuivra».--«Qu'est-ce qui s'ensuivra?» dit Skarphjedin.--«Ma mort, dit Njal, celle de ma femme, et de tous mes fils».--«Que lis-tu dans l'avenir pour moi?» dit Kari.--«Il leur sera difficile, dit Njal, de s'opposer à ton heureux destin, et tu seras plus fort qu'eux tous».
Et ce fut la seule chose au monde qui touchât Njal de telle sorte qu'il ne pouvait en parler sans pleurer.
Hildigunn s'éveilla et vit qu'Höskuld n'était plus dans la chambre. «J'ai fait de mauvais rêves, dit-elle, et qui ne m'annoncent rien de bon; allez me chercher Höskuld». Ils le cherchèrent dans le domaine, et ne le trouvèrent pas. Cependant Hildigunn s'était habillée. Elle sort, et deux hommes avec elle, ils s'en vont vers la haie, et trouvent là Höskuld mort. À ce moment, arrive le berger de Mörd fils de Valgard. Il lui dit qu'il a rencontré les fils de Njal, venant de ce lieu, «et Skarphjedin m'a appelé, dit-il, et s'est déclaré l'auteur du meurtre».--«Ce serait un exploit de brave, dit Hildigunn, si un seul y avait eu part». Elle prit le manteau, essuya tout le sang des blessures, y rassembla les gouttes de sang caillé, et le mit dans son coffre.
Puis elle envoya un homme à Grjota pour y annoncer la nouvelle. Mörd était là qui l'avait déjà dite. Ketil de Mörk était venu aussi. Thorgerd dit à Ketil: «Voici qu'Höskuld est mort comme vous savez. Rappelle-toi maintenant ce que tu m'as promis, quand tu l'as pris pour ton fils d'adoption».--«Il se peut, dit Ketil, que j'aie promis alors trop de choses; car je ne pensais guère qu'il viendrait des jours comme ceux-ci. Me voici fort en peine; car le nez est près des yeux, et je suis marié à une fille de Njal».--«Veux-tu donc, dit Thorgerd, que ce soit Mörd qui porte plainte pour le meurtre?»--«Je ne sais pas, dit Ketil, car je crois qu'il vient de lui plus de mal que de bien». Mais dès que Mörd eut parlé à Ketil, il en fut de lui comme des autres, et il crut que Mörd lui serait fidèle. Ils convinrent donc que Mörd porterait plainte pour le meurtre, et s'occuperait de porter l'affaire devant le ting.
Après cela, Mörd descendit à Vörsabæ. Il vint là neuf hommes, les plus proches voisins du lieu du meurtre, pour servir de témoins. Mörd avait dix hommes avec lui. Il montre aux voisins les blessures d'Höskuld, les prenant à témoins des coups, et il nomme l'auteur de chaque blessure, sauf d'une. Celle-là, il fit comme s'il ne savait pas qui l'avait faite; mais c'était celle qu'il avait faite lui-même. Puis il déclara qu'il portait plainte contre Skarphjedin pour le meurtre, et contre ses frères et Kari pour les blessures. Après quoi il cita les neuf proches voisins du lieu du meurtre, à comparaître devant l'Alting.
Après cela il retourna chez lui. Il ne voyait presque jamais les fils de Njal, et quand ils se rencontraient, ils se faisaient mauvais visage. C'était ainsi convenu entre eux.
La nouvelle du meurtre d'Höskuld se répandit dans tous les cantons. On disait que c'était mal fait.
Les fils de Njal allèrent trouver Asgrim fils d'Ellidagrim, et lui demandèrent son aide. «Vous savez bien, dit-il, que je vous aiderai dans toute affaire grave. Pourtant j'augure mal de celle-ci; ils sont nombreux, ceux à qui appartient la vengeance, et dans tous les cantons ce meurtre a été grandement blâmé». Alors les fils de Njal retournèrent chez eux.
Il y avait un homme nommé Gudmund le puissant. Il habitait à Mödruvöll sur l'Eyjafjord. Il était fils d'Eyjolf, fils d'Einar, fils d'Audun le chauve, fils de Thorolf Smjör, fils de Thorstein le lâche, fils de Grim Kamban. La mère de Gudmund s'appelait Halbera: elle était fille de Thorod Hjalm. Et la mère de Halbera s'appelait Reginleif, fille de Sæemund, des pays du Sud, celui qui donna son nom à la plaine de Sæmund sur le Skagafjord.
La mère d'Eyjolf, le père de Gudmund, était Valgerd fille de Runolf. La mère de Valgerd s'appelait Vilborg. Sa mère était Jorunn la bâtarde, fille du roi Osvald le saint. La mère de Jorunn était Bera, fille du roi Jatmund le saint.
La mère d'Einar, père d'Eyjolf, était Helga, fille d'Helgi le maigre, qui s'établit dans l'Eyjafjord. Helgi était fils d'Eyvind du pays de l'est, et de Rafört, fille de Kjarval, roi d'Irlande. La mère d'Helga fille d'Helgi était Thorunn la cornue, fille de Ketil Flatnef, fils de Björn Buna, fils de Grim, seigneur de Sögn.
La mère de Grim était Hervör. La mère de Hervör était Thorgerd, fille d'Halegg, roi d'Halogaland.
La femme de Gudmund le riche s'appelait Thorlaug. Elle était fille d'Atli le fort, fils d'Eilif l'aigle, fils de Bard, fils de Ketil Ref, fils de Skidi le vieux.
Herdis était le nom de la mère de Thorlaug. Elle était fille de Thord de Höfda, fils de Björn Byrdusmjörs, fils de Hroald, fils de Hrodlaug le triste, fils de Björn Jarnsida, fils de Ragnar Lodbrok, fils de Sigurd Hring, fils de Randæs, fils de Radbard.
La mère d'Herdis fille de Thord était Thorgerd fille de Skidi. Sa mère était Fridgerd fille de Kjarval roi d'Irlande.
Gudmund était un grand chef. Il était riche en biens Il avait cent serviteurs dans sa maison. Il avait pris la toute-puissance sur tous les chefs du pays qui est au nord de la plaine d'Öxnadal: les uns durent quitter leurs domaines, à d'autres il ôta la vie; d'autres lui laissèrent leur siège de Godi. C'est de lui que viennent les meilleures familles du pays: les Oddaverjar, les Sturlungar, les Hvammverjar, et ceux de Fljota, et aussi Ketil l'évêque, et beaucoup d'autres parmi les meilleurs.
Gudmund était ami d'Asgrim fils d'Ellidagrim, et Asgrim songeait à lui demander son aide.
Il y avait un homme nommé Snorri, surnommé le Godi. Il demeurait à Helgafell, avant que Gudrunn, fille d'Usvif, ne lui eût acheté ses terres. Elle y demeura jusqu'à sa mort. Mais Snorri s'en alla sur le Hvammsfjord et s'établit à Sælingsdalstunga.
Le père de Snorri s'appelait Thorgrim et était fils de Thorstein Thorskabit, fils de Thorolf Mostrarskegg fils d'Örnolf Fiskrek. Mais Ari le sage dit qu'il était fils de Thorgil Reydarsida. Thorolf Mostrarskegg avait pour femme Oska, fille de Thorstein le rouge.
La mère de Thorgrim s'appelait Thora. Elle était fille d'Oleif le lâche, fils de Thorstein le rouge, fils d'Oleif le blanc, fils d'Ingjald, fils d'Helgi. La mère d'Ingjald s'appelait Thora, fille de Sigurd à l'œil de serpent, fils de Ragnar Lodbrok.
La mère de Snorri le Godi était Thordis, fille de Sur et sœur de Gisli.
Snorri était grand ami d'Asgrim fils d'Ellidagrim, et Asgrim comptait sur son aide.
Snorri était l'homme le plus sage de l'Islande, parmi ceux qui ne voyaient pas dans l'avenir. Il était bon pour ses amis, et terrible pour ses ennemis.
À ce moment-là, il y eut grande affluence au ting, de tous les districts, et les gens avaient beaucoup de procès à juger.
Flosi apprend le meurtre de son gendre Höskuld, et cette nouvelle le met en grand souci et grande colère. Pourtant il se tint tranquille. On lui dit comment l'affaire avait été engagée après la mort d'Höskuld, mais il ne fit pas paraître ce qu'il en pensait. Il envoya un messager à Hal de Sida, son beau-père, et à son fils Ljot, pour leur dire d'amener beaucoup de monde avec eux au ting. Ljot passait pour être en espérance le plus grand chef du pays de l'est. On lui avait prédit que s'il allait trois étés de suite au ting, et revenait sain et sauf, il deviendrait le plus grand chef et l'homme le plus vieux de sa race. Il était déjà allé un été au ting, et il allait partir pour la seconde fois.
Flosi envoya encore des messages à Kol, fils de Thorstein, et à Glum, fils de Hildir le vieux, à Geirleif, fils d'Önund Töskubak et à Modolf, fils de Ketil. Ils vinrent tous à la rencontre de Flosi. Hal avait promis d'amener beaucoup de monde.
Flosi se mit en route et vint à Kirkjubæ chez Surt, fils d'Asbjörn. De là, il envoya chercher Kolbein, fils d'Egil, son neveu, qui vint se joindre à lui.
Après cela, Flosi vint à Höfdabrekka. Là demeurait Thorgrim Skrauti, fils de Thorkel le beau. Flosi le pria de venir au ting avec lui. Il consentit à la chose et dit à Flosi: «Je t'ai souvent vu, messire, plus gai que maintenant; mais tu as de bonnes raisons pour qu'il en soit ainsi».--«Certes, dit Flosi, il s'est passé de tristes choses, et je donnerais tout ce que je possède pour que ceci ne fût pas arrivé. Du mauvais grain a été semé: mauvaise récolte en poussera».
Il partit de là, traversant la plaine d'Arnarstak, et fut à Solheima le soir. Là demeurait Lodmund, fils d'Ulf. Il était grand ami de Flosi. Flosi y passa la nuit. Au matin, Lodmund partit avec lui pour Dal, où ils passèrent la nuit. Là demeurait Runolf, fils d'Ulf godi d'Ör. Flosi dit à Runolf: «Nous allons savoir ici la vérité sur le meurtre d'Höskuld, godi de Hvitanes. Tu es un homme véridique, et bien informé; je croirai tout ce que tu me diras de leur querelle».--Runolf dit: «Il n'y a pas à mesurer ses paroles, et il a été tué sans la moindre cause. Sa mort a affligé tout le monde. Mais personne n'en a si grand deuil que Njal, son père d'adoption».--«Ils auront donc de la peine à trouver des gens qui leur viennent en aide», dit Flosi.--«Je le crois, dit Runolf, s'il ne survient rien».--«Qu'y a-t-il de fait?» dit Flosi. «Les voisins ont été cités à témoins, dit Runolf, et plainte a été portée pour le meurtre».--«Qui a fait cela?» dit Flosi.--«Mörd fils de Valgard» dit Runolf.--«Peut-on se fier à lui?» dit Flosi.--«Il est mon parent, dit Runolf, mais, s'il faut dire vrai, on dit de lui plus de mal que de bien. Maintenant je t'en prie, Flosi, apaise ta colère, et prends le parti qui amènera le moins de trouble; car Njal va te faire sans doute des offres honorables, et les hommes les meilleurs seront avec lui». Flosi répondit: «Viens donc au ting. Runolf, et tes paroles pourront beaucoup sur moi; à moins que les choses ne tournent plus mal qu'il ne faudrait». Ils n'en dirent pas d'avantage, et Runolf promit de venir. Il envoya un message à Haf le sage, son parent, qui arriva aussitôt. Flosi partit de là et vint à Vörsabæ.
Hildigunn était dehors et dit: «Il faut que tous mes serviteurs sortent quand Flosi entrera dans le domaine. Les femmes nettoieront la maison et l'orneront de tentures, et elles prépareront un siège élevé pour Flosi».
Alors Flosi entra dans l'enceinte. Hildigunn vint à sa rencontre: «Salut à toi, mon oncle, dit-elle; mon cœur se réjouit de ta venue».--«Nous allons prendre notre repas, dit Flosi, et ensuite nous nous remettrons en route». Et on attacha leurs chevaux.
Flosi entra dans la salle et s'assit. Il renversa sur le banc le siège qu'on lui avait préparé, en disant: «Je ne suis ni roi ni jarl, je ne veux pas qu'on me fasse un trône, et il n'est pas besoin de se moquer de moi». Hildigunn était debout à son côté: «Il est fâcheux, dit-elle, que cela te déplaise, car nous l'avions fait de bon cœur».--«Si tu agis de bon cœur avec moi, dit Flosi, tes actions se loueront elles-mêmes; et elles se blâmeront elles-mêmes si elles sont mauvaises». Hildigunn eut un rire froid: «N'en parlons plus, dit-elle. Nous aurons souvent encore affaire l'un avec l'autre avant la fin». Elle s'assit près de Flosi, et ils parlèrent longtemps à voix basse.
On apporta les tables; Flosi et ses hommes se lavèrent les mains. Flosi regarda la serviette, elle était pleine de trous, et un des coins était arraché. Il ne voulut pas s'en servir et la jeta sur le banc. Il déchira un morceau de la nappe, s'y essuya les mains, et le lança à ses hommes. Après quoi il se mit à table et leur dit de manger.
Alors Hildigunn entra dans la salle. Elle vint droit à Flosi, écarta ses cheveux, qui couvraient son visage, et se mit à pleurer. «Tu as le cœur bien gros, ma nièce, dit Flosi, pour pleurer ainsi. Tu as raison pourtant, car tu pleures un bon mari».--«Quelle vengeance me donneras-tu, dit-elle, et quelle aide?» Flosi répondit: «Je porterai ta cause devant la justice, et j'irai jusqu'au bout, ou bien je ferai une paix telle que tous les hommes de bien puissent dire qu'elle nous fait honneur de tout point».--«Höskuld te vengerait, dit-elle, si c'était lui qui eût à te venger».--«Tu es féroce, répondit Flosi, et je vois bien ce que tu veux». Hildigunn reprit: «Moins grande était l'offense d'Arnor fils d'Örnolf de Forsarskog envers ton père Thord godi de Frey, et pourtant tes frères Kolbein et Egil l'ont tué au ting de Skaptafell.
Alors Hildigunn s'en alla dans la pièce d'entrée et ouvrit son coffre. Elle prit le manteau que Flosi avait donné à Höskuld. C'est dans ce manteau qu'Höskuld avait été tué, et elle l'avait gardé là tout plein de sang comme il était. Elle rentra dans la salle avec le manteau, et vint, sans dire un mot, droit à Flosi. Flosi avait mangé son saoul, et on avait emporté les tables. Hildigunn jeta le manteau sur Flosi, et le sang caillé tomba à grand bruit tout autour. «Voici, Flosi, dit-elle, le manteau que tu donnas à Höskuld; je veux te le donner à mon tour. C'est dans ce manteau qu'il a été tué. J'appelle à témoins Dieu et tout ce qu'il y a de vaillants hommes, que je t'adjure, par la puissance du Christ, par ta renommée et ta bravoure, de venger toutes les blessures qui couvraient son cadavre; sinon, puisse chacun t'appeler un lâche!»
Flosi arracha le manteau et le lui jeta: «Tu es une sorcière d'enfer, dit-il; tu voudrais nous voir faire ce qui serait notre perte à tous; mais les conseils des femmes sont toujours cruels». Flosi était tellement hors de lui, que son visage était tantôt rouge comme du sang, tantôt pâle comme du foin séché, et tantôt noir comme la mort.
Flosi monta à cheval, avec ses hommes, et s'en alla. Il vint à Holtsvad pour y attendre les fils de Sigfus et le reste de ses amis.
Il y avait un homme nommé Ingjald qui demeurait à Kelda. C'était le frère de Hrodny, mère d'Höskuld, fils de Njal. Ils étaient tous deux les enfants d'Höskuld le blanc, fils d'Ingjald le fort, fils de Geirfin le rouge, fils de Sölvi, fils de Gunnstein le tueur de sorciers. Ingjald avait pour femme Thraslaug, fille d'Egil, fils de Thord, godi de Frey. La mère d'Egil était Thraslaug fille de Thorstein Titling. La mère de Thraslaug était Unn, fille d'Eyvind Karf, et sœur de Modolf le sage.
Flosi envoya dire à Ingjald de venir le trouver. Ingjald arriva aussitôt avec quatorze hommes, tous de sa maison. Ingjald était grand et fort. Il parlait peu, chez lui, mais c'était le plus brave des hommes, et il donnait volontiers de ses biens à ses amis.
Flosi fit bon accueil à Ingjald et lui dit: «De grandes calamités sont venues sur nous, et je ne sais comment nous sortirons de là. Je te prie, mon neveu, de ne pas abandonner ma cause avant que nous soyons sortis de peine.» Ingjald répondit: « Me voici moi-même en grand embarras. Je suis parent de Njal et de ses fils, et il y a d'autres choses importantes qui me font réfléchir.» Flosi reprit: «Quand je t'ai donné en mariage la fille de mon frère, j'ai cru que tu m'avais promis de m'aider en toute circonstance.»--«Il est probable aussi que je le ferai, dit Ingjald, mais je vais retourner chez moi d'abord, et de là j'irai au ting.»
Les fils de Sigfus apprirent que Flosi était à Holtsvad. Ils montèrent à cheval et vinrent le trouver. Il y avait là Ketil de Mörk et Lambi son frère, Thorkel et Mörd, et Sigmund, tous fils de Sigfus. Il y avait aussi Lambi fils de Sigurd, et Gunnar fils de Lambi, et Grani fils de Gunnar, et aussi Vjebrand fils d'Hamund.
Flosi se leva à leur arrivée et leur souhaita la bienvenue, très amicalement. Ils s'en allèrent vers la rivière. Flosi leur fit faire un récit véridique, et il ne s'écartait en rien de celui de Runolf de Dal. Flosi dit à Ketil de Mörk: «Je te demande une chose: jusqu'où voulez-vous pousser la vengeance dans cette affaire, toi et les autres fils de Sigfus?»--«Je voudrais, dit Ketil, qu'on pût faire la paix. Pourtant j'ai juré un serment, de ne pas abandonner cette affaire qu'elle n'ait pris fin, de façon ou d'autre, quand je devrais y laisser ma vie.»--«Tu es un brave homme, dit Flosi, et tout tourne bien aux hommes tels que toi.»
Alors Grani fils de Gunnar et Gunnar fils de Lambi parlèrent tous deux à la fois: «Nous voulons, dirent-ils, le bannissement et la vengeance du sang.»--«Nous n'aurons pas à choisir», répondit Flosi. Grani reprit: «Quand ils ont tué Thrain à Markarfljot, et plus tard son fils Höskuld, je me suis dit que jamais je ne ferais avec eux de paix qui dure; car je voudrais bien être là, quand ils seront tous tués.»--«Tu as été assez près d'eux, répondit Flosi, pour tirer d'eux ta vengeance, si tu avais eu le cœur d'un homme. À ce qu'il me semble, tu veux maintenant des choses (toi et beaucoup d'autres) auxquelles tu voudrais bien, dans quelque temps d'ici, n'avoir jamais pris part, et pour cela tu donnerais très cher. Je vois cela clairement: quand il nous arriverait de tuer Njal et ses fils, ce sont des hommes si considérables et de si grande race qu'on tirera d'eux une vengeance terrible. Il nous faudra tomber aux pieds de bien des gens pour demander leur aide, avant que nous puissions sortir de peine et obtenir la paix. Sachez aussi que beaucoup deviendront pauvres, qui possédaient de grands biens, et que d'autres perdront à la fois leurs biens et la vie».
Mörd fils de Valgard vint trouver Flosi. Il lui dit qu'il irait au ting avec lui, et qu'il amènerait tout son monde. Flosi fut content de son offre et lui fit la proposition de marier Rannveig, sa fille, à Starkad, qui demeurait à Stafafell, et qui était fils du frère de Flosi. Flosi pensait s'assurer par là de la fidélité de Mörd, et de l'aide de ses gens. Mörd prit bien la chose, mais il dit qu'il s'en remettait à l'avis de Gissur le blanc, et qu'on en parlerait au ting. Mörd était marié à la fille de Gissur, Thorkatla.
Mörd et Flosi partirent ensemble pour le ting, et ils parlèrent, à eux deux, tout le long du jour.
Njal dit à Skarphjedin: «Qu'avez-vous résolu de faire, toi et tes frères, et Kari?» Skarphjedin répondit: «Ce n'est pas notre habitude de ruminer longtemps les choses. Voici ce que j'ai à te dire: Nous irons à Tunga, chez Asgrim fils d'Ellidagrim, et de là au ting. Et toi, mon père, qu'as-tu décidé pour ton voyage?»--«J'irai au ting, répondit Njal; car je tiens à l'honneur de ne pas abandonner votre cause, tant que je vivrai. Je trouverai là-bas bien des gens qui auront pour moi de bonnes paroles: je pourrai vous servir, et je ne vous ferai pas de tort.»
Thorhal fils d'Asgrim et fils adoptif de Njal était là. Les fils de Njal riaient de lui, parue qu'il avait une casaque brune. Ils lui demandèrent combien de temps il comptait la porter. «Je l'ôterai, répondit-il, quand j'aurai à venger mon père adoptif.»--«Tu montreras que tu es brave, dit Njal, quand on aura besoin de toi.»
Ils se préparèrent tous à partir, et ils étaient près de trente hommes. Ils se mirent en route, et chevauchèrent sans s'arrêter jusqu'à la Thjorsa. Là vinrent les retrouver les parents de Njal, Thorleif Krak et Thorgrim le grand. Ils étaient fils d'Holta-Thorir. Ils offrirent aide et assistance aux fils de Njal. Et les fils de Njal acceptèrent.
Ils partirent tous ensemble, passèrent la Thjorsa et vinrent sur les bords de la rivière de Lax, où ils firent halte. Là vint les rejoindre Hjalti fils de Skeggi. Njal et ses fils le prirent à l'écart, et ils parlèrent longtemps tout bas. Hjalti dit: «Je vais montrer que je ne suis pas un ingrat. Njal m'a demandé mon aide. Je lui ai accordé sa demande, et j'ai promis de l'aider. Il m'a récompensé d'avance, moi et beaucoup d'autres, par les bons conseils qu'il nous a donnés.» Hjalti dit à Njal toutes les allées et venues de Flosi. Ils envoyèrent Thorhal en avant, à Tunga, dire à Asgrim qu'ils seraient chez lui le soir.
Asgrim fit aussitôt ses préparatifs. Il était dehors, quand Njal entra dans l'enceinte. Njal était vêtu d'un manteau bleu, il avait sur la tête un chapeau de feutre, et une petite hache à la main. Asgrim l'aida à descendre de cheval, le mena dans la maison, et le fit asseoir sur un siège élevé. Après eux entrèrent tous les fils de Njal, et Kari. À ce moment Asgrim sortit. Il vit Hjalti qui voulait s'en aller sans bruit, pensant qu'il y avait trop de monde. Asgrim prit son cheval par la bride, en disant qu'on ne lui avait pas permis de partir. Il fit mettre pied à terre à ses hommes, mena Hjalti dans la salle, et le fit asseoir à côté de Njal. Thorleif et ses hommes avaient pris place sur l'autre banc.
Asgrim s'assit sur un siège devant Njal: «Que te semble de notre affaire?» lui demanda-t-il. «Rien de bon, répondit Njal: car j'ai peur qu'il n'aient pas la chance pour eux, ceux qui ont part à cette querelle. Je voudrais, mon ami, te faire une demande, c'est de rassembler tous tes hommes, et de venir au ting avec moi.»--«C'est ce que je compte faire, dit Asgrim, et je te promets de plus que je n'abandonnerai jamais votre cause, tant que j'aurai quelques hommes pour me suivre.» Tous ceux qui étaient là le remercièrent, et dirent que c'était parler en brave homme.
Ils passèrent la nuit là. Le jour d'après, tous les gens d'Asgrim arrivèrent. Ils partirent tous ensemble, et chevauchèrent sans s'arrêter jusqu'au ting; leurs huttes étaient déjà dressées.
Flosi était déjà arrivé, et il avait logé tout son monde dans ses huttes. Runolf habitait la hutte des gens de Dal, et Mörd celle des gens de la Ranga. Hal de Sida était venu de l'est depuis longtemps, et il n'était guère venu que lui de ce pays-là, mais il avait beaucoup de monde à sa suite, il joignit sa troupe à celle de Flosi, et il l'engageait fort à conclure la paix. Hal était un homme sage et bienveillant. Flosi lui donna de bonnes paroles, mais n'en fit pas davantage. Hal lui demanda quelles gens lui avaient promis leur aide. Flosi nomma Mörd fils de Valgard, et dit qu'il avait demandé la fille de Mörd en mariage pour son parent Starkad. C'est un bon parti, répondit Hal, mais de Mörd il ne peut venir que du mal, et tu t'en apercevras avant que ce ting n'ait pris fin.» Et ils n'en dirent pas davantage.
Il arriva un jour que Njal et Asgrim parlèrent longtemps en secret. Tout à coup Asgrim sauta sur ses pieds, et dit aux fils de Njal: «Allons, et cherchons-nous des amis, pour que nous ne soyons pas écrasés sous le nombre; car dans cette affaire, c'est la force qui décidera.» Asgrim sortit, et derrière lui Helgi fils de Njal, puis Kari fils de Sölmund, puis Grim fils de Njal, puis Skarphjedin, puis Thorhal fils d'Asgrim, puis Thorgrim le grand, puis Thorleif Krak.
Ils allèrent à la hutte de Gissur le blanc, et ils entrèrent. Gissur se leva pour venir à leur rencontre. Il les fit asseoir et leur offrit à boire. «Ce n'est pas notre affaire, répondit Asgrim, et ce qui nous amène nous n'avons pas à le dire tout bas: quelle aide pouvons-nous attendre de toi, mon oncle?» Gissur répondit: «Ma sœur Jorunn serait d'avis que je ne puis me dispenser de t'aider. Il en sera donc ainsi, maintenant et toujours, et nous aurons un même sort, tous les deux.» Asgrim le remercia, et s'en alla.
«Où allons-nous maintenant?» demanda Skarphjedin. «À la hutte des gens d'Ölfus» répondit Asgrim. Et ils y allèrent. Asgrim demanda si Skapti fils de Thorod était dans sa hutte. On lui dit qu'il y était. Ils entrèrent. Skapti était assis sur le banc. Il souhaita la bienvenue à Asgrim, et Asgrim lui fit une bonne réponse. Skapti pria Asgrim de s'asseoir à côté de lui. «Je n'ai pas le loisir, répondit Asgrim, et pourtant j'ai quelque chose à te demander.»--«Que je l'entende donc» dit Skapti. «Je viens, dit Asgrim, te demander aide et assistance pour moi, et mes parents que voici.»--«J'aurais souhaité, dit Skapti, que vos embarras ne vinssent pas me chercher jusque dans ma demeure.»--«C'est mal parler, répondit Asgrim, que de refuser d'aider les gens au moment où ils en ont le plus grand besoin.»--«Quel est cet homme, dit Skapti, qui en a quatre devant lui, grand, pâle, à la face de malheur, qui a l'air terrible, et semble être un sorcier?»--«Je me nomme Skarphjedin, répondit l'autre, et tu m'as vu au ting plus d'une fois. Mais moi je suis plus sage que toi et je n'ai pas besoin de te demander comment tu t'appelles. Tu t'appelles Skapti fils de Thorod. Mais tu t'es appelé d'abord Burstakol, l'homme à la tête rasée, après que tu as tué Ketil d'Elda. Alors tu as rasé tes cheveux, et tu as frotté ta tête de goudron. Après quoi tu as payé des esclaves pour lever de terre une bande de gazon, et tu t'es caché dessous pendant la nuit. Ensuite tu as été trouver Thorolf, fils de Lopt, du pays d'Eyra, qui t'a pris à son bord et t'a emmené au loin en te cachant dans ses sacs de farine.» Et là-dessus ils sortirent, Asgrim et eux tous.
«Où allons-nous maintenant?» demanda Skarphjedin. «À la hutte de Snorri le Godi» dit Asgrim. Et ils allèrent à la hutte de Snorri. Il y avait un homme devant. Asgrim lui demanda si Snorri était dans sa hutte. L'homme dit qu'il y était. Asgrim entra, et tous les autres avec lui. Snorri était assis sur le banc. Asgrim vint à lui et le salua amicalement. Snorri lui fit bonne mine, et le pria de s'asseoir. «Je n'ai pas le loisir, dit Asgrim, et pourtant j'ai quelque chose à te demander.»--«Parle donc» dit Snorri. «Je te demande, dit Asgrim, de venir avec moi au tribunal, et de me donner ton aide; car tu es un homme sage, et tu t'entends à mener les affaires.»--«Nous avons des procès qui vont mal, dit Snorri, et bien des gens sont contre nous; c'est pourquoi nous n'avons pas envie d'entrer dans les querelles de ceux des autres districts.»--«Nous n'avons pas à t'en vouloir, dit Asgrim, car tu ne nous dois rien.»--«Je sais que tu es un brave homme, dit Snorri; je te promets donc de n'être jamais contre toi et de ne pas donner d'aide à tes ennemis.» Asgrim le remercia. «Qui est cet homme, dit Snorri, qui en a quatre devant lui, pâle et au visage dur, qui rit en montrant ses dents, et qui porte sa hache levée sur son épaule?»--«Je me nomme Hjedin, dit l'autre, mais il y en a qui m'appellent Skarphjedin, de mon nom tout entier. Qu'as-tu à me dire de plus?»--«J'ai à te dire ceci, répondit Snorri. Tu m'as l'air d'un homme hardi, et qui ne craint personne. Et pourtant je vois une chose, c'est que ton bonheur est passé, et que tu n'as plus devant toi qu'une courte vie.»--«C'est bien, dit Skarphjedin; c'est une dette que nous paierons tous. Mais toi tu ferais mieux de venger ton père que de me faire tes prophéties.»--«Bien d'autres me l'ont dit avant toi, dit Snorri, et je ne me fâcherai pas pour cela.» Ils sortirent et ils n'avaient pas trouvé là de secours.
De là ils allèrent à la hutte des gens du Skagfjord. Dans cette hutte demeurait Haf le riche. Il était fils de Thorkel, fils d'Eirik, de la vallée de God, fils de Geirmund, fils de Hroald, fils d'Eirik à la barbe hérissée, qui tua Grjotgard, en Norvège, dans la vallée de Sokn. La mère de Haf s'appelait Thorunn et était fille d'Asbjörn Myrkarskall, fils de Hrossbjörn.
Asgrim et les autres entrèrent dans la hutte. Asgrim vint à Haf, et le salua. Haf lui fit bon accueil, et le pria de s'asseoir. «Je suis venu, dit Asgrim, te demander ton aide, pour moi et mes parents.» Haf répondit vivement: «Je ne veux pas me mêler de vos embarras. Mais dis-moi, qui est cet homme pâle, qui en a quatre devant lui, et qui a l'air si terrible qu'on le dirait sorti des gouffres de la mer?»--«Que t'importe qui je suis, face de bouillie, dit Skarphjedin. Là où tu seras en embuscade pour m'attendre, je n'aurai pas peur d'aller en avant; ce ne sont pas des compagnons comme toi sur ma route, qui m'effraieront beaucoup. Tu ferais bien d'aller chercher ta sœur Svanlög; qu'Eydis Jarnsaxa et Stedjakol ont enlevée de ta maison, sans que tu aies osé bouger.»--«Sortons, dit Asgrim, il n'y a point d'aide à attendre ici.»
Après cela ils allèrent à la hutte de ceux de Mödruvöll, et ils demandèrent si Gudmund le puissant était dans sa hutte. On leur dit qu'il y était. Ils entrèrent. Il y avait au milieu de la hutte un siège élevé. Là était assis Gudmund. Asgrim vint devant Gudmund et le salua. Gudmund lui fit bon accueil et le pria de s'asseoir. «Je ne veux pas m'asseoir, dit Asgrim. Je suis venu te demander ton aide; car tu es un chef brave et puissant.» Gudmund répondit: «Je ne serai pas contre toi. Mais pour ce qui est de te donner mon aide, nous pourrons en parler plus tard.» Et il eut avec eux des façons fort gracieuses. Asgrim le remercia de ses paroles. Gudmund dit: «Il y a un homme dans ta troupe que je considère depuis un instant, et qui me semble plus terrible qu'aucun de ceux que j'aie jamais vus.»--«Qui est-il?» demanda Asgrim. «C'est celui qui en a quatre devant lui, dit Gudmund; l'homme à la chevelure foncée et au teint pâle, à la haute taille et à l'air hardi. Il me semble si redoutable que j'aimerais mieux l'avoir dans ma suite que dix autres. Et pourtant cet homme a une face de malheur.»--«Je vois, dit Skarphjedin, que c'est de moi que tu parles. Nous avons, toi et moi, des destins divers. J'ai été blâmé pour le meurtre d'Höskuld, godi de Hvitanes, et ce n'est pas sans raison. Mais toi, Thorkel Hak et Thorir fils d'Helgi ont raconté de fâcheuses histoires sur ton compte, et tu as pris cela fort à cœur.» Et là-dessus ils sortirent.
«Où allons-nous maintenant?» demanda Skarphjedin. «À la hutte des gens de Ljosvatn» répondit Asgrim. Dans cette hutte logeait Thorkel Hak. Il était fils de Thorgeir le Godi, fils de Tjörvi, fils de Thorkel le long. La mère de Thorgeir était Thorunn, fille de Thorstein, fils de Sigmund, fils de Gnupabard. La mère de Thorkel Hak s'appelait Gudrid. Elle était fille de Thorkel le noir de Hleidrargard, fils de Thorir Snepil, fils de Ketil Brimil, fils d'Örnolf, fils de Björnolf, fils de Grim Lodinkin, fils de Ketil Hæing, fils de Halbjörn Halftroll.
Thorkel Hak avait été à l'étranger, et y avait acquis de la gloire. Il avait tué un brigand dans la forêt de Jamt, au pays de l'est. Après quoi il était allé en Suède où il s'était joint à Sörkvi Karl, et tous deux avaient guerroyé dans l'est, ensemble. Un soir, sur les côtes de la Baltique, Thorkel eut à chercher de l'eau pour les autres. Il rencontra un monstre à tête humaine et se battit contre lui, longtemps. À la fin il le tua. De là, il vint à Adalsysli, où il tua un dragon. De là il revint en Suède, de là en Norvège, d'où il retourna en Islande. Il avait fait graver tous ses exploits sur son alcôve, et sur un tabouret devant son siège. Il attaqua sur le chemin de Ljosvatn Gudmund le puissant et ses frères, et ceux de Ljosvatn eurent la victoire. Thorir fils d'Helgi et Thorkel Hak firent une chanson sur Gudmund. Thorkel disait qu'il n'y avait pas un homme en Islande avec qui il ne se mesurât volontiers en combat singulier, ou qui pût le faire reculer d'une semelle. On l'appelait Thorkel Hak (la mauvaise langue) parce qu'il ne ménageait ni en paroles, ni en actions, ceux à qui il avait affaire.
Asgrim fils d'Ellidagrim et ses compagnons vinrent à la hutte de Thorkel Hak. Asgrim dit aux autres: «Cette hutte est à Thorkel Hak, un vaillant champion; ce serait pour nous un grand avantage si nous pouvions avoir son aide. Il s'agit ici de prendre garde, car il est opiniâtre et d'humeur difficile. Je t'en prie, Skarphjedin, ne te mêle pas à notre entretien.»
Skarphjedin se mit à rire en montrant ses dents. Voici comme il était vêtu ce jour-là. Il avait une casaque bleue, et des pantalons rayés de bleu. Il avait aux pieds de hauts souliers noirs, et une ceinture d'argent autour de la taille. Il tenait à la main, la hache qui avait tué Thrain, et qu'il appelait Rimmugygi; et aussi un bouclier léger. Il avait autour de la tête un bandeau de soie, et ses cheveux étaient rejetés derrière ses oreilles. C'était le plus terrible des guerriers, et, à cela, tous pouvaient le reconnaître sans l'avoir jamais vu. Il marchait au rang qu'on lui avait marqué sans avancer ni reculer.
Ils entrèrent dans la hutte, et allèrent jusqu'à la chambre du fond. Thorkel était assis au milieu du banc, et ses hommes de chaque côté. Asgrim le salua. Thorkel lui fit bon accueil. «Nous sommes venus, dit Asgrim, te demander de nous aider, et de venir au tribunal avec nous.»--«Qu'avez-vous besoin de mon aide» dit Thorkel, puisque vous venez de chez Gudmund? Il a dû vous promettre la sienne.»--«Il ne nous a rien promis» dit Asgrim. «C'est donc, dit Thorkel, que Gudmund a trouvé l'affaire mauvaise; et elle l'est en effet, car ce meurtre est la plus méchante action qui jamais ait été commise. Je ne sais ce qui t'a pris de venir ici, ni comment tu as pu croire que je serais plus traitable que Gudmund, et que je soutiendrais une mauvaise cause.» Asgrim se taisait. Il pensait que cela prenait une mauvaise tournure. Thorkel reprit: «Qui est cet homme, grand, et à l'air terrible, qui en a quatre devant lui, pâle et au visage dur, effroyable à voir, une face de malheur?» Skarphjedin répondit: «Je me nomme Skarphjedin; mais toi, tu as tort de m'adresser tes paroles insultantes, car je ne t'ai rien fait. Jamais je n'ai mis mon père à mes pieds, jamais je n'ai combattu contre lui, comme toi contre le tien. Ce n'est pas souvent que tu es venu au ting, et que tu t'es mêlé des procès qu'on y juge. Tu aimes bien mieux rester chez toi, à Öxara, à t'occuper de tes laitages avec ta poignée de serviteurs. Tu ferais bien aussi de te nettoyer les dents, et d'en ôter la viande de cheval que tu as mangée avant de partir pour le ting; ton berger t'a vu, et il s'est émerveillé de te voir faire une telle horreur.» Alors Thorkel, en grande colère, sauta sur ses pieds. Il tira son épée et dit: «Voici une épée que j'ai prise en Suède, à un des meilleurs champions qu'on pût voir; et depuis, je m'en suis servi pour tuer plus d'un homme. Que je t'approche, et je te la passerai au travers du corps, en récompense de tes injures.» Skarphjedin était là, sa hache levée. Il rit en montrant ses dents, et dit: «J'avais cette hache à la main quand j'ai fait un saut de douze aunes au travers du Markarfljot, pour tuer Thrain fils de Sigfus; ils étaient huit contre moi, et pas un d'eux ne me toucha. Mais moi je n'ai jamais levé une arme contre un homme, sans le frapper.» Et là-dessus il poussa de côté ses frères et Kari, et vint droit à Thorkel. «Choisis, Thorkel Hak, lui dit-il. Ou bien rengaine ton épée et va t'asseoir, ou bien je te plante ma hache dans la tête, et je la fends en deux jusqu'aux épaules.» Thorkel rengaina son épée et s'assit. Pareille chose jamais ne lui était arrivée, et jamais ne lui arriva depuis.
Asgrim et les autres sortirent. «Où allons-nous maintenant?» dit Skarphjedin. «Chez nous, dans nos huttes» dit Asgrim. «Nous sommes las de demander, alors» dit Skarphjedin. Asgrim se tourna vers lui et dit: «Dans plus d'un endroit tu as eu la langue bien prompte. Mais pour Thorkel, je suis d'avis que tu l'as traité comme il le méritait.»
Ils rentrèrent dans leur hutte, et dirent à Njal ce qui s'était passé, d'un bout à l'autre. Njal dit: «Nous allons vers la destinée: ce qui doit arriver arrivera.»
Gudmund le puissant apprit ce qui s'était passé entre Skarphjedin et Thorkel. «Vous savez, dit-il, ce que m'ont fait les gens de Ljosvatn; mais je n'ai jamais souffert d'eux tant de mépris ni d'injures, que Thorkel vient d'en avoir de Skarphjedin; et c'est bien fait pour lui.» Puis il dit à son frère Einar de Thværa: «Tu prendras tous mes hommes, et tu te mettras du côté des fils de Njal quand leur cause viendra devant le ting; et si l'été prochain ils ont besoin d'aide j'irai moi-même leur en donner.» Einar promit d'y aller, et le fit savoir à Asgrim. «Gudmund est le plus brave homme qu'on puisse voir» dit Asgrim; et il alla le redire à Njal.
Le jour suivant, Asgrim et Gissur le blanc, Hjalti fils de Skeggi et Einar de Thværa se réunirent. Mörd fils de Valgard était là aussi. Il s'était déchargé de la poursuite, et l'avait remise aux mains des fils de Sigfus.
Asgrim dit: «Je vous ai fait appeler, toi d'abord Gissur le blanc, et vous Hjalti et Einar, pour vous dire où en est notre affaire. Vous savez que Mörd a porté plainte. Mais la vérité est que Mörd a eu part au meurtre d'Höskuld, et que c'est lui qui lui a fait cette blessure dont on n'a pas nommé l'auteur. Il me semble donc que la poursuite doit être déclarée nulle, pour cause d'illégalité.»--«Il faut dénoncer cela tout de suite.» dit Hjalti. «Il vaudrait mieux, dit Thorkel fils d'Asgrim, tenir la chose secrète jusqu'au jour du jugement.»--«Pourquoi faire?» dit Hjalti. Thorhal répondit: «S'ils savent dès à présent qu'il y a une nullité dans leur affaire, ils peuvent encore la sauver en envoyant, du ting chez eux, un homme qui citera de nouveau les témoins et les amènera au ting. Et de la sorte leur poursuite sera rendue légale.»--«Tu es un homme sage, Thorhal, dirent-ils, et nous suivrons ton conseil.» Et là-dessus ils retournèrent chacun à sa hutte.
Les fils de Sigfus firent déclaration de leur poursuite, au tertre de la loi, et ils s'informèrent de la juridiction à laquelle ils appartenaient, et du domicile de leurs adversaires. Le vendredi soir les tribunaux devaient s'assembler, et les audiences commencer. Tout fut tranquille jusque là.
Bien des gens cherchaient à amener un arrangement mais Flosi fit beaucoup de résistance; les autres employèrent encore plus de paroles que lui, et on vit bien qu'il n'y avait rien à faire.
Voici qu'on arrive au vendredi soir. C'est le moment où les tribunaux doivent s'assembler. Tous les hommes présents au ting viennent au tribunal.
Flosi se tenait avec sa troupe au Sud du tribunal du district de la Ranga. Avec lui étaient Hal de Sida et Runolf de Dal, fils d'Ulf godi d'Ör, et les autres qui avaient promis leur aide à Flosi. Et au Nord du tribunal du district de la Ranga étaient Asgrim fils d'Ellidagrim, et Gissur le blanc, Hjalti fils de Skeggi, et Einar de Thværa. Mais les fils de Njal étaient restés dans leur hutte avec Kari, Thorleif Krak, et Thorgrim le grand. Ils étaient là tous avec leurs armes, et il ne fallait pas songer à les attaquer.
Njal pria les juges d'entrer en séance. Et voici que les fils de Sigfus introduisent leur plainte. Ils prirent des témoins, et sommèrent les fils de Njal d'entendre leur serment. Puis ils prêtèrent serment, après quoi ils exposèrent la cause. Puis ils firent comparaître les témoins du meurtre. Puis ils les firent asseoir. Puis ils sommèrent les fils de Njal de les récuser.
Alors Thorhal, fils d'Asgrim, se leva. Il prit des témoins et récusa les témoins du meurtre, «et cela, dit-il, parce que l'homme qui a porté plainte était lui-même tombé sous le coup de la loi, et s'est mis hors la loi.»--«De qui parles-tu?» dit Flosi. «De Mörd fils de Valgard» répondit Thorhal. Il est allé tuer Höskuld avec les fils de Njal, et c'est lui qui lui a fait cette blessure dont on n'a pas nommé l'auteur le jour où on a pris des témoins. Vous n'avez rien à dire là-contre, et la plainte est à néant.»
Alors Njal se leva et dit: «Je vous adjure, toi Hal de Sida, et Flosi, et vous tous fils de Sigfus, et aussi tous les nôtres, de ne pas vous retirer, et d'écouter mes paroles». Ils firent comme il disait, Njal reprit: «Il me semble que cette poursuite est réduite à néant, et c'est justice, car elle était sortie d'une mauvaise racine. Je vous déclare que j'aimais Höskuld plus que mes propres fils. Et quand j'ai appris qu'il avait été tué, il m'a semblé que la plus douce lumière de mes yeux venait de s'éteindre. J'aimerais mieux avoir perdu tous mes fils, et qu'il fût encore en vie. Je vous prie donc, toi, Hal de Sida, et toi, Runolf de Dal, et aussi Gissur le blanc, et Einar de Thværa, et Haf le sage, de consentir à faire la paix avec moi, au sujet de ce meurtre, pour le compte de mes fils. Et je veux qu'on prenne pour arbitres ceux qui en sont les plus dignes».
Gissur, Einar et Haf, parlèrent à leur tour, longuement. Ils prièrent Flosi de consentir à la paix, et lui promirent en échange leur amitié. Flosi leur donna à tous de bonnes paroles, mais il ne promit rien. Alors Hal de Sida dit à Flosi: «Veux-tu tenir ta parole, et m'accorder ma demande comme tu as promis de le faire, quand j'ai aidé à sortir du pays ton parent Thorgrim, fils de Digrketil, après qu'il eut tué Hal le rouge?»--«Je veux bien, beau-père, dit Flosi; car tu ne me demanderas rien qui ne soit pour me faire honneur».--«Je veux donc, dit Hal, que tu fasses la paix au plus vite, et que tu prennes pour arbitres des hommes de bien. Par là tu gagneras l'amitié de ceux qui sont les meilleurs parmi nous».
«Sachez tous, dit Flosi, que je vais faire selon les désirs de Hal, mon beau-père, et des autres vaillants hommes qui sont ici. Je veux que six hommes de chaque côté, prononcent dans l'affaire, comme le veut la loi. Et je trouve que Njal vaut bien que je lui accorde cela». Njal le remercia, lui et les autres, et tous ceux qui étaient là le remercièrent aussi, et dirent que Flosi avait bien agi.
Flosi reprit: «Je vais donc nommer mes arbitres. Je nomme en premier lieu Hal mon beau père, et Össur de Breida, Surt fils d'Asbjörn de Kirkjubæ, Modolf fils de Ketil (il demeurait alors à Asa), Haf le sage et Runolf de Dal. Et il n'y aura qu'une voix pour dire que ce sont les meilleurs parmi les miens».
Puis il pria Njal de nommer ses arbitres. Njal se leva et dit: «Je nommerai d'abord Asgrim fils d'Ellidagrim, puis Hjalti fils de Skeggi, Gissur le blanc et Einar de Thværa, Snorri le Godi, et Gudmund le puissant».
Après cela, ils se donnèrent tous la main, Njal, et Flosi, et les fils de Sigfus. Njal, au nom de ses fils et de Kari son gendre, promit d'exécuter la sentence des douze, et on peut dire que tous les hommes présente au ting en furent réjouis. On envoya chercher Snorri et Gudmund, qui étaient dans leurs huttes. Il fut convenu que les arbitres siégeraient au tribunal, et les autres s'éloignèrent.
Snorri le Godi prit la parole: «Nous voici douze arbitres, dit-il, pour prononcer dans cette affaire. Je veux vous prier tous de ne soulever aucune difficulté qui les empêche de faire la paix».--«Voulez-vous, dit Gudmund, que nous bannissions quelqu'un d'eux du district, ou même du pays?»--«Ni l'un ni l'autre, dit Snorri, car souvent ces sortes de sentences ne sont pas exécutées, et bien des gens ont été tués pour cela, et bien des paix rompues. Mais je veux fixer une amende en argent si forte, que nul homme dans ce pays n'aura coûté plus cher qu'Höskuld». On trouva qu'il avait bien parlé.
Ils entrèrent donc en discussion, et d'abord on ne put s'entendre pour savoir qui parlerait le premier, et fixerait la somme. Enfin on tira au sort, et le sort tomba sur Snorri.
«Je ne réfléchirai pas longtemps, dit-il, et voici ma sentence: je veux qu'il soit payé pour Höskuld trois fois le prix d'un homme; ce qui fait six cents d'argent. À vous de la changer, si cela vous semble trop ou trop peu». Ils répondirent qu'ils n'en feraient rien. «J'ajoute, dit-il, que la somme sera payée toute entière, ici, au ting».--«Cela ne me semble guère possible, dit Gissur le blanc; car ils n'en ont sans doute qu'une petite partie sur eux».--«Je sais, dit Gudmund le puissant, ce que veut Snorri. Il veut que nous donnions, nous autres arbitres, chacun suivant sa générosité; et après nous plus d'un fera comme nous». Hal de Sida le remercia et dit qu'il donnerait volontiers autant que celui qui donnerait le plus. Tous les autres arbitres approuvèrent à leur tour.
Après cela ils s'en allèrent, et il fut convenu que Hal prononcerait la sentence au tertre de la loi. On sonna la cloche, et tous les hommes vinrent au tertre.
Hal de Sida se leva et dit: «Nous nous sommes mis d'accord sur l'affaire confiée à notre arbitrage, et nous avons fixé une amende de six cents d'argent. Nous autres arbitres nous en paierons la moitié, et il faut que la somme toute entière soit payée ici même au ting. Et maintenant j'adresse une prière à toute cette assemblée: c'est que chacun donne quelque chose pour l'amour de Dieu.» Et tous dirent que c'était bien.
Alors Hal prit des témoins de la sentence, pour que nul ne pût la détruire. Et Njal les remercia de la sentence qu'ils avaient prononcée. Mais Skarphjedin était là, qui se taisait, et qui ricanait.
Les gens quittèrent le tertre de la loi, et retournèrent à leurs huttes. Mais les arbitres s'en allèrent au cimetière des hommes libres, et là ils rassemblèrent tout l'argent qu'ils avaient promis de donner. Les fils de Njal apportèrent ce qu'ils avaient, Kari aussi; et cela faisait un cent d'argent. Njal donna ce qu'il avait; et c'était un autre cent. Alors on apporta tout cet argent au tertre de la loi. Et les hommes donnèrent de si grosses sommes qu'il ne s'en manquait pas d'un denier. Njal prit encore un manteau de soie et une paire de bottes, et les mit sur le tas.
Après cela Hal dit à Njal: «Va chercher tes fils; moi j'amènerai Flosi, et ils se jureront la paix les uns aux autres.» Njal retourna donc à sa hutte, et dit à ses fils: «Voici notre affaire venue à bonne fin. La paix est faite, et tout l'argent est rassemblé. Il faut maintenant que les deux partis se rencontrent et se jurent paix et fidélité. Et je viens vous prier, mes fils, de ne rien gâter.» Skarphjedin passa la main sur son front en ricanant.
Et voici qu'ils arrivent tous au tribunal. Hal était allé trouver Flosi: «Viens avec moi au tribunal lui dit-il; tout l'argent est là, rassemblé en un tas.» Flosi pria les fils de Sigfus de venir avec lui. Ils sortirent tous, et arrivèrent au tribunal, venant de l'est, comme Njal et ses fils arrivaient venant de l'ouest. Skarphjedin s'avança jusqu'au banc du milieu, et resta là debout.
Flosi entra dans l'enceinte du tribunal pour regarder l'argent: «Voilà une grosse somme, dit-il, en belle monnaie, et bien comptée, comme il fallait s'y attendre.» Puis il prit le manteau, l'agita en l'air, et demanda qui l'avait donné. Mais personne ne lui répondit. Une seconde fois il agita le manteau, demandant qui l'avait donné, et il riait. Et personne ne lui répondit. «Quoi donc, dit-il alors, personne de vous ne sait-il à qui est ce vêtement, ou bien n'osez-vous pas me le dire?»--«Qui penses-tu qui peut l'avoir donné?» dit Skarphjedin. «Si tu veux le savoir, dit Flosi, je vais te dire ce que je pense. Je pense que c'est ton père qui l'a donné, le drôle sans barbe; car ceux qui le voient ne savent pas si c'est un homme ou une femme.» Skarphjedin dit: «C'est mal parler d'insulter un vieillard, et jamais, jusqu'à ce jour, un brave homme n'a fait pareille chose. Vous savez bien qu'il est un homme, car il a engendré des fils avec sa femme; et pas un de nos parents n'est tombé percé de coups, près de notre domaine, que nous l'ayons laissé sans vengeance.» Là-dessus il prit le manteau, et jeta à Flosi un pantalon bleu. «Tu en as plus besoin que lui» dit-il. «Et pourquoi?» dit Flosi. «Parce que, répondit Skarphjedin, tu es la fiancée du démon de Svinafell. On m'a dit qu'il faisait de toi une femme, chaque neuvième nuit.» Alors Flosi donna un coup de pied dans le tas d'argent, et dit qu'il n'en voulait pas avoir un seul denier: «De deux choses l'une, dit-il, ou Höskuld ne sera pas vengé, ou il aura une vengeance sanglante.» Et il refusa d'échanger les promesses de paix. «Retournons chez nous, dit-il aux fils de Sigfus. Un même sort sera pour nous tous.» Et ils retournèrent à leurs huttes.
Hal dit: «Ceux qui ont part à cette querelle sont des gens voués au malheur.»
Njal et ses fils rentrèrent dans leurs huttes. «Voici qu'il arrive, dit Njal, ce que je vois venir depuis longtemps, et cette querelle finira mal pour nous.»--«Non pas, dit Skarphjedin, car ils n'ont plus de recours légal contre nous.»--«Il nous arrivera donc pis encore» dit Njal.
Ceux qui avaient donné l'argent parlèrent de le reprendre. Mais Gudmund le puissant dit: «Je ne me ferai jamais cette honte de reprendre ce que j'ai une fois donné, soit ici, soit ailleurs.»--«C'est bien parlé» dirent-ils. Et personne ne voulut plus reprendre l'argent. «Voici mon avis, dit Snorri le Godi. Il faut que Gissur le blanc et Hjalti fils de Skeggi prennent cet argent en garde jusqu'au prochain Alting. J'ai idée que nous en aurons besoin avant qu'il soit longtemps.» Hjalti prit donc en garde une moitié de l'argent, et Gissur l'autre. Puis chacun rentra dans sa hutte.