XXII

—Ce n'est point cela qui m'amène, Madeleine… Asseyez-vous, mon amie, et écoutez-moi.

La jeune femme que nos lecteurs ont vue au début de cette histoire, Madeleine de Soizé, était bien changée; quoique toujours belle, une pâleur maladive couvrait son visage; dans le regard et dans le sourire régnait une profonde tristesse; sur ses beaux traits on sentait que la douleur et la souffrance avaient passé. L'on se souvient de l'état dans lequel était la malheureuse jeune fille lorsqu'elle vint, un soir d'orage, raconter à Pierre le terrible secret; c'est cette situation qui, la flétrissant à jamais, l'avait poussée à la cruelle vengeance qu'elle exécutait… Sans espoir, elle voulait désespérer les autres.

Depuis ce jour, le malheur sans cesse l'avait poursuivie. Lorsque, ne pouvant plus cacher sa faute, elle se jeta aux genoux de son père et lui raconta qu'elle avait été non une coupable, mais une victime, le vieux paralytique s'était levé superbe comme au jour où il marchait au feu; son regard avait eu l'éclair de mort des jours de combat, il aurait voulu trouver devant lui celui qui avait déshonoré son enfant. Il s'était levé, il avait voulu agir et il était retombé sur son fauteuil, épuisé; il avait avancé les mains sur la tête baissée de son enfant à genoux; à la contraction de rage de son visage avaient succédé le calme et la prière. Deux larmes avaient coulé de ses yeux, il s'était raidi et sa tête était tombée en arrière. Sa fille, toujours à genoux, sentant les mains de son père sur ses cheveux, n'avait entendu qu'une phrase qui était pour elle le pardon demandé:

—Ma pauvre enfant! Dieu juste, prenez-moi, mais vengez-la!

Et elle n'osait lever les yeux; en sentant les mains plus lourdes de son père, elle relevait la tête et les bras retombèrent inertes de chaque côté du fauteuil… Elle regarda son père, et jeta un cri en se dressant épouvantée. Le capitaine Antoine de Soizé était mort… Folle de douleur, se reprochant la mort de son père, la malheureuse enfant criait, sanglotait et voulait mourir… Les voisins, accourus à ses cris, cherchaient à la contenir; mais rien ne saurait dépeindre l'état dans lequel était la malheureuse jeune fille, dont nos lecteurs ont pu juger, au reste, l'ardeur et l'énergie. Elle se roulait sur son lit, arrachant ses cheveux, blasphémant, proférant des menaces, répétant un nom inconnu des femmes qui cherchaient à la consoler et qui se regardaient entre elles, effrayées de l'intensité de cette douleur.

La secousse produite par la mort de son père la força à prendre le lit le soir même; elle passa tout un jour dans les plus atroces douleurs: il semblait qu'un être refusait de naître dans cet appartement occupé par la mort… À l'heure où, évitant de faire du bruit, on enlevait le corps du capitaine Antoine de Soizé pour le conduire à sa dernière demeure, Madeleine retombait presque mourante sur son lit en mettant au monde un fils qui mourut le soir même.

Pendant dix jours, la malheureuse jeune femme fut entre la vie et la mort, et les soins ne lui manquèrent pas… C'est Pierre qui la faisait veiller; lorsqu'elle put sortir, il la fit aussitôt venir à Charonne, où elle acheva de se rétablir en s'occupant de la petite Jeanne… Les terribles épreuves par lesquelles la malheureuse avait passé augmentèrent encore sa haine, et Pierre s'en réjouissait; car, dans ses moments de défaillance, c'était elle qui le poussait à la vengeance.

—Madeleine, le misérable va subir le châtiment; à l'heure où je vous parle, la punition commence…

Madeleine releva la tête, interrogeant, le sourcil froncé.

—Fernand, vous le savez, a continué sa vie épouvantable, ne reculant devant aucun moyen pour satisfaire à ses désirs… Il aimait la vie grande, il l'a eue; il n'avait jamais aimé véritablement, il a aimé, il est fou d'amour.

—Je sais tout cela…, et la vengeance?…

—Hier, il est rentré chez lui au milieu de la nuit: je l'attendais dans sa chambre…

—Vous!…

—Il a reculé devant moi comme devant un spectre…, et j'ai soulevé les rideaux de son lit pour lui montrer sa femme, son idole, endormie dans les bras d'un autre.

—Eh bien? demanda Madeleine, l'œil ardent.

—Il a jeté un cri épouvantable; pour se soutenir, il dut s'accrocher à la cheminée, le regard fixé sur les deux amants… Ceux-ci s'éveillèrent, et la femme coupable, celle qu'il aimait, criait à son complice: Tue-le! tue-le!

—Ah! Dieu juste, fit Madeleine, vous lui rendez ce qu'il a fait aux autres!

—Les amants se sauvèrent, et alors qu'il pouvait avoir l'espoir de se venger, ce plaisir âpre de ceux qui ont beaucoup souffert, on est venu l'arrêter comme faussaire… Il est en prison, et chaque nuit il pensera que celle qu'il aime est avec l'autre.

—En prison!… Il sera jugé… et acquitté?

—Fernand sera condamné, sa vie finira au bagne: il est à jamais perdu, et il aura dans son existence de condamné la pensée constante que celle qu'il aime le trompe, qu'elle se moque de lui… Dans ses rêves, il les entendra rire, il a le châtiment auquel nous l'avons condamné; la vie avec la honte et le désespoir, l'amour, comme un vautour, lui déchirant le cœur…

—C'est sans regret, sans remords, que j'apprends sa peine… Je ne sens en moi que de la haine.

—La moitié de l'œuvre est faite, à l'autre maintenant…

—Monsieur Pierre, pour…

—Ne prononcez pas son nom maudit…

—Pour elle, sinon le pardon, au moins l'oubli…

—Non… Est-ce que vous avez oublié, vous?

—Moi, j'aurais pu avec le temps oublier s'il n'était venu s'ajouter, à la faute commise par moi, la mort de mon père, le brave et loyal soldat, emportant dans l'éternité son nom flétri par son enfant… Jamais je n'oublierai, jamais je ne pardonnerai la mort de mon père!…

—Moi, jamais je ne pardonnerai ma vie brisée; jamais je ne pardonnerai cette trahison, cette lâcheté;… jamais je ne pardonnerai ce doute qui me ronge en regardant le seul être que j'aime, Jeanne; ce doute qui revient sans cesse troubler mes pensées: Est-elle bien ma fille?… Et alors, il me semble que je serais capable de tuer la pauvre enfant.

—Oh!…

—Pourtant je l'aime!… ma fille… la sienne. Oh! à cette pensée, toute ma haine, toute ma rage revient. C'est ma vie tout entière qu'elle a empoisonnée, c'est sa vie tout entière qui doit payer la mienne… Larmes pour larmes, sang pour sang, rien ne m'arrêtera, j'irai jusqu'au bout, sans pitié…

—Elle fut coupable, monsieur Pierre; car, si l'épouse avait une heure d'égarement, la mère devait s'arrêter sur la voie fatale… Mais la femme, c'est la faiblesse: elle peut à certaines heures être la victime de sa nature… Le coupable, c'est l'ami indigne abusant de ces heures, pour apporter la honte et le désespoir. Croyez-vous que par la mère vous n'avez pas assez puni l'épouse?

Pierre, les poings serrés, la tête baissée, abîmé dans ses sombres pensées, ne répondait pas. Madeleine continua.

—Vous avez une volonté de fer… Je ne vous dis pas: oubliez, pardonnez; je vous dis: Ne punissez pas, laissez-la… Et puis, est-il possible qu'un homme s'attaque à une femme? Ah! avec Fernand, c'était la lutte; mais avec elle, c'est l'écrasement, c'est le crime…

—C'est le châtiment…, dit Pierre d'une voix sourde.

—Le châtiment n'est-il pas déjà terrible? Veuve et mère, et l'enfant perdu!…

Pierre redressa la tête.

—Madeleine, depuis le jour fatal, vous m'avez vu sans cesse; est-ce que mon cœur a battu? M'avez-vous vu chercher d'autres amours?… Je suis resté austère, chaste… C'est qu'il y a là un amour profond, un amour puissant que rien ne peut arracher. Geneviève fut une infâme…, mais je l'aime; Geneviève fut une ingrate…, mais je l'aime; Geneviève n'avait pour moi ni amour ni amitié, mais je l'aime, je l'aime, entendez-vous?… J'ai pour elle du mépris, de la haine, et je l'aime, et je ne sais si, me trouvant devant elle, je ne la prendrais dans mes bras pour l'étouffer ou pour l'embrasser… Cet amour, que je ne puis arracher de moi et contre lequel ma raison, mon honneur protestent, cet amour devient de la haine… Non! j'ai trop souffert pour pardonner, et je ne suis pas assez maître de moi pour oublier.

—Mais que voulez-vous donc?…

—Qu'elle meure! Et peut-être irai-je avec son enfant prier et pleurer sur sa tombe.

—Monsieur Pierre, continua Madeleine, au nom de Jeanne, pitié pour la mère…

—Je vous en supplie, Madeleine, je vous en supplie, ne mêlez jamais le nom de l'enfant au souvenir de la mère.

—Pitié, au moins… Dieu pardonne, lui…

—Qu'en savez-vous? qui vous dit que la mort est le pardon, et qu'il n'y a pas l'éternité pour le châtiment?…

Puis changeant brusquement…

—Madeleine vous êtes vengée… Ne parlons jamais de tout ceci; c'est seul que je veux agir…

—Prenez garde!… c'est vous qui allez devenir criminel…

Pierre haussa les épaules.

—Comme le bourreau!… Adieu, Madeleine, laissez-moi… et retournez près de Jeanne.

Et comme, tout fiévreux, il se promenait dans la chambre, elle dit à mi-voix en sortant:

—Pauvre homme!

Et Madeleine de Soizé sortit de la chambre, attristée par cette grande douleur, épouvantée par cette haine, mais respectueuse devant cette force de volonté. Pierre, sombre, restait l'œil fixe, sans regard, la pensée tout entière sur le but qu'il poursuivait.

Pendant ce temps Simon obéissant s'était rendu à Montmartre dans la rue étroite où le vieux Rig résidait depuis qu'il avait été chargé de jouer plusieurs rôles dans le drame de Pierre Davenne. Il apprit que le sauvage avait couché là; mais il était sorti au lever du jour. Sa vie, avait-on dit, était très régulière depuis quelque temps, et il était probable qu'il ne tarderait pas à revenir; assurément il devait être dans le quartier! Simon ne fut pas embarrassé; il avisa, en face de la maison de celui qu'il venait chercher, un bureau de tabac augmenté d'un débit de liqueur.

La grande salle du premier étage était occupée par un billard.

Simon se dit aussitôt:

—Le vieux gredin tire des bordées dans les environs… Espère! espère! J'entre là, je monte au premier, je me mets de quart à la fenêtre… Il y a des munitions dans le dessous… Espère! espère!…

Il entra dans le débit de tabac, renouvela sa boîte de «pralines» et dit à la marchande stupéfaite:

—J'espère un ami, je monte dans le dessus… Et je me place en vigie… Il faut de l'œil… faites-moi servir un verre pour brûler le quart…

—Qu'est-ce que vous demandez… un petit verre?

—Envoyez-en un grand… et qu'on oublie la bouteille… Si la vieille carcasse fait des escales, il n'abordera peut-être pas avant la soupe… Espère! espère! Je vas me monter.

Et, ainsi qu'il le disait, au grand ébahissement de la débitante, ayant renouvelé sa praline, il monta au premier étage… Les longues, les éternelles heures passées à bord, devant l'immensité muette, avaient rendu l'ancien matelot patient. Il prit un siège, se mit à califourchon dessus, et accoudé sur le dossier, le menton dans ses mains, le visage si près de la vitre que son haleine la couvrait de buée, il guetta l'arrivée du vieux Rig. Sur une table près de lui le garçon avait placé une bouteille de cognac et le verre.

La bouteille était presque vide et la nuit tombait, lorsque Simon se leva de son siège, pour descendre renouveler ses munitions… La marchande de tabac, très intriguée et peu rassurée par cet homme qui depuis le matin était dans la maison et qui à chaque demande du garçon n'avait répondu que:

—Espère!… espère! file dans ta cale,… fit un effort pour lui demander:

—Mais, monsieur, qu'est-ce que vous guettez donc?

—Espère! espère… C'est le vieux marsouin d'en face… Je l'attendrai plutôt jusqu'à demain.

La perspective d'avoir jusqu'au lendemain ce singulier consommateur semblait ne point charmer du tout la vieille dame; elle dit naïvement:

—Marsouin? je ne connais pas ce nom-là dans le quartier.

D'abord Simon crut que la vieille débitante voulait se moquer de lui; il la regardait avec son gros rire, qui fit tant l'effet d'une grimace à la marchande de tabac qu'elle se rejeta en arrière… et Simon, se disant qu'on voulait rire, fit par-dessus le comptoir des feintes d'armes avec la main sur le corsage abondant de la débitante scandalisée, qui se reculait en tapant ferme sur les doigts de fer du matelot.

—On veut donc rire, la maman?

—Assez! Voulez-vous vous taire, polisson!… A-t-on jamais vu?… Où vous croyez-vous?…

C'est en se tordant de rire que le matelot s'écria:

—Espère! espère!… Alors, il ne s'appelle pas Marsouin… C'est le vieux Rig dont je parle…

La vieille dame ne répondit plus. Ce fut le garçon qui dit:

—Ah! je ne sais pas si c'est son nom…; mais ce doit être cette espèce de vieux hibou d'en face.

—Oui, fit la débitante avec dégoût, ce doit être votre ami… Un vieux sale…

—Vieux sale… c'est lui…

—Ah bien! fit le garçon, vous ne le verrez pas… Il sort d'ici…

—Comment! d'ici?…

—Absolument… il a acheté un timbre-poste. Il avait une petite valise…

—Une petite valise… Il se sauve… Espère! espère! Je te vas mettre le grappin dessus.

Et d'un bond Simon sortit de la boutique, laissant étourdis, effrayés, et la patronne et le garçon.

Il faisait presque nuit; toute la journée le matelot était resté là, solide au poste… et il avait perdu son temps. Mais Simon n'était pas homme à ne pas exécuter les ordres de son lieutenant. Pierre Davenne lui avait dit:

—Va me chercher Rig…

Et mort ou vif, Simon ramènerait Rig…

Où allait-il à cette heure? Il aurait été bien embarrassé pour le dire lui-même… Il allait chercher Rig, et il causait se disant pour se consoler, en changeant sa praline de joue:

—Espère! espère! je t'aurai, ancien.

Arrivé en courant sur les boulevards extérieurs, il lut sur l'omnibus:Montrouge. Ce fut comme une révélation. Rig se sauvait; mais assurément, avant de se sauver, il devait rentrer dans l'étrange demeure où il l'avait trouvé. Simon courut après la voiture, et, donnant ses trois sous au conducteur en s'élançant sur l'impériale, il s'écria dans son bon rire:

—Ouf! là, dans la hune!

Il se mit près du cocher. Cinq minutes après il lui offrait une praline… Dix minutes après il était presque debout, un genou sur la banquette, les mains sur la rampe, se tenant de face dans la direction de la voiture et la tête presque sur l'épaule du cocher… Ils étaient déjà très amis… Simon lui racontait que, dans ses voyages, il avait été dans un pays où les chevaux avaient un siège naturel sur la croupe; en achetant la bête, on avait à la fois le cheval et la voiture… On pouvait y tenir trois… Le cocher lui demanda s'il y avait une capote. Simon faillit se fâcher, mais ce fut l'affaire d'une seconde; il continua en racontant qu'avec la crinière intelligemment nattée, on se faisait les guides…

Arrivé à Montrouge, il paya une bonne bouteille à son voisin… d'une heure… et lui fit jurer qu'ils se reverraient; puis ils se dirigea vers le bizarre village où nous avons déjà mené le lecteur.

L'étrange village que nous avons dépeint, situé au-dessus de Montrouge, et où campaient pendant la mauvaise saison tous les banquistes forains, était sans dessus dessous depuis quelques jours. Les fêtes et les foires de village commençaient partout, et chaque jour c'était dans une direction nouvelle. Les bouges, abandonnés, restaient ouverts, sans portes, sans fenêtres, désolés; les niches se vidaient; les animaux partaient. Le vent allait pouvoir entrer libre partout, avec la pluie, lavant et assainissant pour la saison nouvelle les huttes des nomades.

Les chariots, comblés des ustensiles baroques de la vie foraine, partaient, cahotant dans les ornières profondes et balançant rudement dans les cahots les Vénus à moignons, les géantes et les femmes à barbe veulement couchées au sommet, servant d'appui, pour empêcher le vent d'enlever les loques de la baraque.

Le petit nain était parti, le grimacier était parti, les Hercules et la Vénus étaient partis; Georgeo le bohémien, qui avalait les sabres, était parti. Depuis la veille, le vieux Rig donnait à manger à son cheval-ombre: il ne lui donnait plus des paillassons et des vieux chapeaux de paille, il lui donnait du foin et de l'avoine comme à une bête naturelle; depuis la veille, sa tanière s'était rouverte, et seul, il empilait dans sa grande voitureentre-sorttoutes les étrangetés qui composaient son mobilier. On n'entendait de tout côté que le bruit des marteaux et les rires joyeux des banquistes, heureux de reprendre la vie nomade qui était une condition de leur santé. Ils étaient heureux: ils allaient marcher au grand soleil, sur les longues routes, les pieds blancs de poussière, bien libres, bien indépendants, s'appartenant enfin, n'ayant plus pour loi que leur volonté.

Georgeo, au contraire, avait conservé jusque dans son départ sa nature sombre et silencieuse; Georgeo ne parlait à personne dans le campement de Montrouge, qu'à la belle Iza, la servante du vieux sauvage, et tous avaient remarqué que, depuis la fuite d'Iza, Georgeo était devenu plus taciturne.

Georgeo n'avait rien dit à personne, et la nuit précédente il était parti. Le lendemain, la porte de son chenil, contrairement aux autres, était fermée, la fenêtre clouée et la voiture partie. Cela n'étonna personne.

Avec la nuit revint le silence; ceux qui ne devaient partir que le lendemain allèrent passer la dernière nuit dans leur tanière, s'empressant de dormir tôt et bien, pour être levés avant le jour et hâter le départ. Le silence enveloppait le petit village. Seul le vieux Rig le troublait par le heurt de ferraille des harnais qu'il mettait à son cheval.

Rig attelait sa voiture bien pleine, et le grand cheval avait de longs hennissements; il était encore étonné du changement survenu dans son alimentation, et ce n'est pas sans crainte que, se voyant attelé, il se demandait de quel travail il allait payer ça… Le vieux Rig était fiévreux: il se hâtait, il était agité, il semblait craindre quelque chose.

Il avait attaché son chien sous sa voiture, le cheval était attelé, il n'avait plus qu'à monter sur le siège et partir; avant il rentra dans son chenil et, la lanterne de sa voiture à la main, il éclaira tous les coins, s'assurant qu'il n'oubliait rien. Il allait sortir, lorsqu'il vit devant lui dans l'encadrement de la porte, lui barrant le passage, la haute silhouette d'un homme. Rig n'était pas un timide: il se recula aussitôt et leva sa lanterne dans la direction de la porte, pour voir qui se présentait ainsi. C'était Georgeo, qui lui dit d'un ton bref:

—Il était temps, Sauvage! une heure plus tard, et le vieux voleur était parti…

Le vieux Rig, en reconnaissant celui qui lui parlait, avait aussitôt éteint sa lanterne. Ainsi placé absolument dans l'ombre, il n'était pas vu et voyait la silhouette de Georgeo se détacher plus noire sur l'obscurité moins intense de la nuit… Et, pour dépister le grand Geo, il se glissa sans bruit, comme une couleuvre, de l'autre côté de la pièce.

—Rig, dit Georgeo, tu avais comploté avec Iza de me voler. Vous avez reçu l'argent; rends-moi ma part, vieux, et je te laisse vivre…

—Je n'ai pas ta part…

—Alors tu l'as remise à Iza… Mène-moi où tu caches Iza…

—Ne viens pas m'ennuyer de tes mensonges… Geo, va retrouver la fille… et laisse le vieux Rig…

—Le vieux Rig me rendra mon argent ou il mourra…

—Comme ça, fit le vieux Rig narquois.

—Vieux Rig, je pardonnerai à ton âge; mais rends-moi l'argent.

Le vieux Sauvage, blotti dans son coin, ne répondit pas; il manœuvrait pour en finir, car il avait vu, avec ses yeux de chat, un revolver dans la main de Geo. Il se glissa dans l'angle où il s'était retiré d'abord et dit:

—Geo est un grand niais d'être venu se fâcher avec Rig…

Il vit que Geo étendait le bras dans la direction d'où la voix était partie, il se recula aussitôt. Geo faisait un pas pour être plus près de celui qu'il cherchait, et il demanda pour entendre sa voix et diriger son coup:

—Vieux Rig, veux-tu nous entendre et ne point garder toute la somme?

Le vieux Sauvage avait tiré de sa ceinture un long couteau à large lame, semblable à un coutelas de boucher: il se glissait derrière le grand Geo et, pour tromper celui-ci, il jeta sa lanterne dans le coin qu'il venait de quitter. Geo tira dans la direction d'où il avait entendu du bruit… En même temps, il sentait comme un coup de poing dans le dos: il voulut se retourner pour se défendre; mais il étouffait, son arme lui échappa des mains, et, sans qu'il pût prononcer une parole, il tomba comme une masse, la face contre terre.

Le vieux Rig, qui s'était reculé dans le coin du bouge où il avait jeté sa lanterne, la rallumait vivement.

Dès qu'il eut de la lumière, il alla attentivement regarder le cadavre… Il avait oublié le couteau dans la plaie; il l'y laissa pour éviter le sang… Étant sorti pour s'assurer que personne n'avait rien entendu autour d'eux, il rentra; comme c'était un homme soigneux que le vieux sauvage, tout en réfléchissant à ce qu'il allait faire du cadavre afin de n'être pas recherché le lendemain, il fouillait les poches du grand Geo, prenait une poignée de louis qu'il avait dans sa ceinture,—les louis qu'Iza avait apportés quelques jours avant son mariage,—et le portefeuille crasseux qui contenait ses papiers. Il disait tout bas, le vieux Rig:

—Pour tout le monde, il est en route! sa cabane ne sera pas rouverte avant le retour habituel, dans six mois… C'est ça! Grand Geo, tu vas reposer dans ton lit, plains-toi donc?… Le gourmand qui voulait sa part…

Le vieux sauvage éteignit sa lanterne et se glissa à travers les cahutes. Arrivé devant celle de Geo, il tira de sa poche un instrument, qui ne le quittait jamais, à peu près semblable à celui dont se servent les dentistes pour l'extraction des dents. Lorsqu'on lui en demandait l'usage, il disait même qu'il l'employait à cet usage, et, le glissant dans la serrure avec une vivacité et une adresse prodigieuses, il ouvrit la porte.

Il courut aussitôt à sa voiture… Il caressa son cheval en disant:

—Nous allons partir, Jupiter…; tout à l'heure, mon vieux…

Le chien sous la voiture eut un grognement…

—Qu'est-ce que c'est, Radis? fit à mi-voix Rig fronçant les sourcils et regardant autour de lui… Tout était calme, il caressa le chien qui se recoucha en attendant…

—Rien! une fausse alerte!… Celui qui viendrait me déranger à cette heure n'aurait pas de chance, grogna le vieux en dardant son regard fauve.

Il rentra dans sa baraque, prit le corps de Geo,—nous avons dit que Rig était d'une force extraordinaire;—il l'enleva comme une plume, les pieds battant d'un côté, la tête et les bras de l'autre, évitant de se tacher de sang, et il courut jusqu'à la demeure du misérable. Arrivé, il se mit à genoux et étendit le corps par terre; il allait se relever lorsqu'il reçut un choc effroyable sur la tête; il se dressait, mais il sentit ses bras pris dans une corde; il voulut se débattre, mais on était couché sur lui et on le ficelait. Le vieux Rig était pris; il n'osait crier, il sacrait d'une voix sourde en bavant de rage. Il ne fut pas longtemps avant de savoir à qui il avait affaire en entendant:

—Espère! espère! vieux coquin… Ah! on veut manger tout, à soi seul… Vieux gabier, potence à l'ail, tu vaux cher… Quelle chance, hein! que je fasse bien les épissures. Es-tu gentiment ficelé?… Vieux sauvage, si je t'ai cassé quelque chose…, espère, espère, nous ne le perdrons pas: tout est attaché solidement.

—Simon…, tu payeras cher ta trahison…

—Comment, vieux coquin… Ne redis pas ce mot-là, je te colle des pichenettes sur le nez… Vieille carcasse à potence; pour une fois que l'on a confiance en toi.—C'est vrai qu'il fallait être naïf.—Je le disais au lieutenant… Le pauvre garçon qui vient te réclamer ses sous, et tu le tues… Tu vas être lourd à emporter; dis donc, sauvage, si j'allais chercher les gendarmes… Ce sera pour une autre fois,… le lieutenant veut te parler… Comme je ne te déshabillerai pas… ça te va bien les ficelles… Je ferai les gestes quand tu parleras… Espère! espère!

Et en disant ces mots, Simon ficelait absolument ainsi qu'une momie le vieux Rig… encore abruti par le coup de poing que le matelot lui avait appliqué sur la tête pour annoncer son arrivée.

—Tu n'as pas été gentil avec Georgeo… Ah! vieux polisson, peut-être que tu étais jaloux à cause de la sauvage… Mais faut dire aussi que tu n'es pas galant avec elle. Si c'est comme ça que tu entretiens celles auxquelles tu portes intérêt… Allons, Rig, maintenant nous allons rendre notre visite, sois aimable. Et le matelot prit Rig comme un ballot et l'emporta sur son épaule. Il sortait; le vieux sauvage, prudent, dit:

—Simon, ferme la porte.

—A-t-il une tête! il pense à tout; tu ne veux pas que ton ami Geo s'enrhume. Et, obéissant, il ferma la porte.

Simon était un minutieux: il s'assura que la porte était bien fermée, et il dit alors au vieux Rig:

—Tu peux être tranquille, te voilà pour six mois absolument à l'abri… S'il prenait l'idée à Simon d'être désagréable au vieux coquin qu'il a pour camarade… il n'aura qu'à aller prier la police d'ouvrir la porte; mais le sauvage est trop intelligent pour obliger un ancien à le dénoncer… N'est-ce pas, vieux coquin?

Et Simon courait portant sa momie vivante sur l'épaule. Arrivé près de la voiture Radis grogna, menaçant; heureusement il était attaché… Simon présenta au chien la face du vieux Rig.

—C'est ton maître que tu veux… Renifle ça et taisons-nous.

Le chien, en sentant son maître, frétilla gaiement de la queue et se tut. Simon alla étendre son ballot,—le sauvage,—dans la voiture, derrière la banquette.

—Vois-tu, je te couche là, la tête de ce côté pour que nous puissions causer en chemin, tu pourrais t'ennuyer en route! Tu es bien comme ça? Attends, voici une couverte, pour que tu aies la tête haute… C'est moi qui vais conduire… Tu n'oublies rien? Parle avant le départ… pendant que je vais me chausser… Tu n'avais pas remarqué que j'étais pieds nus… Je vais te conter ça, sauvage…

Et Simon, ayant couché Rig sur la banquette, avait été prendre ses souliers dans un coin; il s'était assis sur le marchepied de la voiture, et se chaussait; il continua:

—Je te cherche depuis ce matin… Je m'étais dit: Espère! espère! Je l'aborderai bien par delà le jour, le vieux. Rien… J'arrive juste au moment où tu déménages, je te vois, le chien se met à crier… je me cache et me déchausse… je change de vent et j'arrive juste au moment où tu portais ton dernier paquet… mais pas dans ta voiture… Là, maintenant, nous allons partir…

Simon était chaussé; il grimpa dans la voiture, s'y mit bien à son aise; il ramassa les guides; voyant dans l'ombre se dessiner la silhouette maigre et aux angles aigus du vieux cheval, il s'écria:

—Dis donc, sauvage, c'est pas un cheval mécanique? il marche tout de même?… Il lui faudra plus d'avoine que de coups de fouet… Attends, ma vieille, c'est pas parce que les gens sont dans le malheur qu'il faut laisser jeûner le pauvre monde… Nous allons te donner un bonbon, vieux gourmand.

Et Simon fouillait dans sa boîte à pralines, renouvelait sa provision personnelle, et en offrant au vieux sauvage forcément immobile:

—Ouvrez la bouche et ne mordez pas… ou sans ça… je tape! Là! vois-tu ça, ça console! Hue! et il fouetta le vieux cheval qui partit joyeusement.

Rig disait:

—Où vas-tu?

—Tu t'en doutes bien, vieux coquin; je te conduis chez le lieutenant… Comment, vieux gourmand, tu voulais tout, tout pour toi tout seul!… Tu laisses cette pauvre petite Iza, la petite sauvagesse, dans la misère… Georgeo, il n'y a plus rien à dire: tu lui as fait un sort…

Le vieux Rig, muet, les yeux fermés, s'abandonnait, feignant de dormir: il n'ouvrait l'œil que lorsqu'il sentait tourner la voiture, pour regarder la direction suivie, craignant toujours que Simon n'allât le livrer aux agents. Simon, qui n'aimait pas la solitude, causait avec Rig, comme si celui-ci avait été assis près de lui; le vieux sauvage restant dans son mutisme, il alternait et parlait quelquefois au cheval. Il ne faut pas croire que Simon fût un automédon de premier ordre; à chaque tournant de rue il accrochait le trottoir, et il sacrait bien comme le diable, se tenant àl'avantainsi qu'il disait, tenant son fouet comme s'il pêchait à la ligne, regardant avec terreur les lumières des voitures qui s'avançaient devant lui…

—Bon sang… En v'là un qui va m'aborder!… Et vire donc, eh! vieille carcasse… Aïe! aïe donc, mais va donc, t'as la barre en dedans… et potence à l'ail!… tu vas m'accoster. Appuie donc à bâbord… appuie donc… Quoi que tu dis!… Espère! espère!… On a l'œil… Hue donc!

Puis, revenant à Rig lorsque la chaussée était libre:

—Tu vois, ma vieille, tout ça, ça ne sait pas conduire! oh! si ça avait flotté comme nous… Vieux sauvage, tu le vois, il ne faut jamais faire des bêtises avec Simon… sinon, ça tourne mal… Tu te croyais malin, tu te disais: Simon est une vieille plie…, bête comme une morue… Eh bien, tu vois, ma pauvre vieille… Simon est solide au poste… l'œil au quart… Le lieutenant a dit: Il faut que tu me ramènes le vieux sauvage avec l'argent… Tu vois, je t'amène avec tout ton bazar… Hein! et ça a été vite… On tournait une rue et les roues de la voiture montaient sur le trottoir, une autre voiture barrait le passage; Simon se dressa et levant le fouet en criant pour répondre aux injures du cocher:

—Qu'est-ce que tu dis?… Appuie à bâbord, sale marsouin; appuie ou je t'aborde et je te coule.

Lorsque Simon arriva à Charonne, il fit entrer la voiture dans la longue allée, dit au nègre de dételer le cheval et, chargeant sur son épaule le corps ficelé du vieux sauvage, il le monta dans la chambre de Davenne.

—Qu'est-ce que cela? fit Pierre en voyant son matelot et son singulier colis.

—Mon lieutenant, on fait ce qu'on peut: il n'était possible à amener vivant que comme ça…

—Il a refusé de venir?

—Je ne le lui ai pas demandé… Mais comme il serait gêné pour parler, je vais vous raconter la chose en deux temps. Voici…

Et Simon raconta son expédition dans tous ses détails… Il termina:

—Le grand point était de venir avec son sac… Vous voyez qu'il a encore été gentil, le vieux coquin; il m'a prêté sa voiture… je crois même qu'il m'aurait peut-être invité à prendre un verre; mais c'est parce qu'il était certain que je refuserais… Il ne s'agit plus que de faire une perquisition dans la voiture.

Rig eut un regard de haine.

—Ne nous fâchons pas, sauvage. Simon ne touche qu'aux choses propres, il ne te prendra rien.

Davenne regardait attentivement Rig; il avait vu ses yeux pleins de flammes, il lisait sur le visage du vieux misérable de quelle rage l'avait empli la réussite de Simon. S'adressant à son matelot:

—Simon, rends-le libre…

—Espère! espère! le sauvage, tu vas te retrouver sur pied…

Et, obéissant à son maître, il dénouait rapidement les cordes. Lorsque Rig fut debout, son premier mouvement fut de porter les mains à sa ceinture sous sa houppelande, en même temps que son regard fauve regardait en dessous le matelot… Celui-ci éclata de rire en disant:

—Comment, vieux phoque, tu crois que j'avais laissé tes joujoux après toi?… Bébête, va… Tu sais bien que depuis quelques mois nous faisons campagne ensemble,—et il montrait un couteau et un revolver.

—Rig, dit froidement Pierre, lorsque j'ai été te chercher et que je t'ai demandé ce que tu voulais, c'est toi qui as fixé les conditions?

—Oui, maître, fit le vieux matelot, courbé, comme humilié et regardant en dessous.

—Ai-je tenu mes engagements?

—Oui, maître…, et je ne réclame rien!

—Lorsque je t'ai fait revenir avec Iza… pour jouer le rôle de Zintsky, tu m'as dit que tu risquais ta liberté; qui a fixé le prix?…

—Moi! maître!

—Tu m'as amené Iza, tu m'as amené Georgeo, et chaque fois ai-je payé tes services?

—Oui, maître.

—Tu as aujourd'hui beaucoup d'argent, Rig; tu vis sobrement et la somme que tu as aujourd'hui est pour toi plus qu'une fortune… Pourquoi ne veux-tu pas finir la vie odieuse que tu mènes? Pourquoi veux-tu voler même tes frères?

—Pourquoi? Parce que Rig est vieux et qu'ils sont jeunes;… qu'Iza sera toujours riche maintenant..

—Rig, je lis dans ton regard; prends garde. Celui qui est capable de faire ce que tu as fait gardera peu de mesure; je connais pour te faire obéir certaine histoire arrivée à bord de laSouveraine…

Le vieux sauvage baissa la tête…

—Aujourd'hui, Rig, si je pouvais seulement penser que tu devinsses ingrat avec moi, que tu oubliasses ton serment et que tu devinsses traître; enfin, si cette pensée me venait, j'enverrais ton signalement au bas du rapport du capitaine de laSouveraine, au procureur impérial; je l'inviterais à passer par ton cloaque de Montrouge, et, lorsqu'il aurait vu le corps du grand Georgeo, je lui dirais le nom du coupable. M'as-tu compris?

—Si le maître parlait…, moi aussi je parlerais.

—Et que dirais-tu? fit Davenne en se levant hautain et croisant les bras. Simon clignait de l'œil et troussait ses manches, s'apprêtant, au premier signe, à sauter sur le sauvage.

—Je me suis fait mourir…, puis tu m'as sauvé…, et j'ai renoncé à voir tous ceux que je connaissais. Qu'y a-t-il à dire à cela?

—Alors que craignez-vous?…

—Je veux que tu comprennes que je n'ai rien à craindre. Il ne me plaît pas qu'on sache que Pierre Davenne est vivant; mais il n'y a là ni délit ni crime… Souviens-toi donc que je ne relève que de ma conscience et non de la justice… Mais, autour de ce que tu sais, je veux le silence;… entends-tu, le silence? Sinon, Rig, je l'obtiendrai violemment…

Il y eut une pause pendant laquelle Rig, muet, attendait les yeux baissés. Pierre reprit:

—L'or de Georgeo est à toi avec le sang qui le tache…; mais tu vas rendre la part d'Iza… Où est-elle?

—L'argent d'Iza est à moi!…

—Que dis-tu? demanda sévèrement Pierre, qui d'un signe ordonna à Simon de sortir. Simon cligna de l'œil semblant dire qu'il comprenait, et il sortit.

—Je dis… Je vous ai servi, vous m'avez payé…, je n'ai rien à vous réclamer… Mais vous n'avez rien à voir dans ce qui regarde Iza… Vous ne connaissiez pas Iza: elle était chez moi; c'est moi qui l'avais arrachée des mains de ceux qui la voulaient prendre; c'est moi qui l'ai amenée à Paris, c'est moi qui l'ai nourrie… Iza était ma domestique, et dans son pays on dirait mon esclave… C'est pour moi qu'elle travaillait lorsque je l'ai amenée chez vous, et ce qu'elle a gagné est à moi. Rig est vieux… Rig a eu assez de mal à gagner sa vie, à assurer le pain de ses vieux jours. Iza était une pauvrette bonne à rien… et Rig l'a prise quand même… Mais si le vieux Rig l'a prise, ce n'est pas pour rien, c'est qu'il avait un but: il savait qu'un jour Iza lui payerait largement ce qu'il avait fait pour elle…

—Ainsi, tu veux dire que la somme qui revenait à Iza, suivant nos conventions, t'appartient; je t'ai donné cinq mille francs pour ton expérience, cinq mille francs pour jouer le rôle de vieux Moldave, cinq mille francs pour achever l'affaire d'Auteuil… et aujourd'hui tu n'es pas satisfait…

—Iza était ma servante…

—Lorsque j'ai chargé Iza du rôle qu'elle a joué…, je t'ai payé encore; tu l'oublies, et la misérable petite n'a consenti à prendre le nom du coquin qu'à un prix arrêté entre nous… Est-ce qu'aujourd'hui tu es responsable, toi, de ce qu'a fait Iza?… Et tu oublies toujours Georgeo: c'est toi aussi, toi qu'il haïssait cependant, qui me l'as fait connaître… Rig, je ne m'occupe pas de Geo, mais tu vas rendre la part d'Iza.

—Personne ne reprendra à Rig l'argent qui est à lui… Là-bas, il m'a surpris; mais ici, je suis libre.

Et comme Rig semblait se redresser, qu'il avait déjà regardé, deux fois autour de lui—comme le fauve, prêt à s'élancer, cherche la voie qu'il suivra,—calme et froid, Pierre ouvrit le tiroir d'un meuble, en sortit un long revolver et en tira la baguette d'arrêt…; puis, le doigt sur la détente:

—Rig m'appartient… Il est chez moi, et sa vie est dans mes mains.S'il essaye de fuir, je l'étends à mes pieds.

En voyant le canon de l'arme dirigé sur lui, le vieux sauvage eut un tressaillement involontaire qu'il réprima aussitôt; il dirigea son regard sur celui de Pierre: il n'eut pas de doute sur l'exécution de la menace, mais il se redressa crânement aussitôt en disant:

—Je ne fuirai pas, vous lâcheriez la police à mes trousses; mais je ne rendrai pas la part d'Iza, elle m'appartient…

—Et si je te faisais arrêter?

—Vous ne le ferez pas… Vous n'avez pas à craindre la police…, mais vos intérêts vous obligent à ne pas le faire. Et en disant ces mots il regardait Pierre, il vit qu'il disait vrai.

Pierre dit brusquement:

—Finissons-en, veux-tu être tranquille…? Veux-tu que j'oublie ce que tu viens de faire? Garde la part de Geo. Rends la part d'Iza et pars ce soir pour ne plus mettre les pieds en France; car, dans trois jours, Rig,… dans trois jours, entends-tu? les intérêts que j'ai à ménager seront satisfaits… et je pourrais te livrer à la justice… Alors ce serait tout qu'il faudrait rendre, tout avec ta vie… Veux-tu?

Le front du vieux saltimbanque se plissa une seconde, ses yeux se fermèrent bien…; mais se domptant et raidissant les bras, les poings fermés, comme pour imposer nerveusement à lui-même sa volonté, il dit en serrant les dents:

—Non! non! l'argent est à moi… Et puis je ne crois pas à tout cela…

—Rig, réfléchis!

Le vieux coquin regarda autour de lui, la porte derrière était ouverte, le bras armé de Pierre était baissé; en une seconde il pensa que Davenne était incapable de le poursuivre pour une somme d'argent, qu'on voulait seulement l'intimider pour l'obliger à rendre l'or volé. Il répondit:

—Non! non, vous ferez ce que vous voudrez!… L'argent d'Iza, c'est le mien.

Et d'un saut prodigieux en arrière, il se trouva sur l'escalier, il glissa plutôt qu'il ne descendit, bousculant tout.

Il y eut un fracas dans l'escalier, suivi d'un bruit métallique qui fit aussitôt sortir Pierre Davenne la lampe d'une main, le revolver de l'autre. On entendait crier dans l'ombre.

—Ah! vieille potence, tu m'as abordé… Espère! espère!… ne te baisse pas, vieux gredin…ou je t'étrangle.

La lumière apportée par Pierre éclaira la scène. Simon tenait le vieux Rig au cou, et celui-ci cherchait à écraser le matelot sur les barreaux de la rampe; sur les marches de l'escalier, le petit sac de cuir de Russie tout garni de platine, éventré et duquel tombait, ruisselant sur le tapis qui couvrait les marches, un flot d'or… C'était la sacoche d'Iza que le matelot avait été reprendre dans la voiture du vieux sauvage…

Aussi, en voyant l'or qu'il avait caché pris par Simon, était-il décidé à en finir avec le matelot; mais si l'un était adroit, l'autre était plus jeune et plus fort.

Simon montait l'escalier tout fier, il tenait la sacoche, le trésor d'Iza; un large rire s'étendait sur sa grande bouche: c'est que, pour la retrouver, il s'était fait aider par le nègre, et à eux deux ils avaient tout bouleversé dans l'entre-sort. Chaque fois qu'une fiole lui tombait sous la main, Simon disait au nègre qui se nommait Ali:

—Tu sais, Rissolé, goûte pas à ça, ma vieille…, ça te rendrait pâle…, c'est de la poison.

Et les fioles du vieux Rig, si soigneusement rangées, allaient se perdre dans les chiffons.

Lorsque Simon avait trouvé le sac, lorsqu'il avait reconnu le premier cadeau que Pierre avait fait à Iza, il s'était écrié joyeusement:

—Espère! espère! tu peux atteler… j'ai l'affaire…

C'est alors que, content de sa trouvaille, heureux d'avoir entièrement exécuté les ordres de son lieutenant, il se précipita dans l'escalier, la petite sacoche dans ses bras, grimpant la tête en avant, dans l'ombre, habitué à la maison… C'est à ce moment que le vieux sauvage se sauvait, menaçant. La tête de Simon donna dans la carcasse du vieux Rig, le choc eut pour résultat de faire tomber les deux hommes de côté; près de la rampe la sacoche, en tombant, creva, et l'or jaillissant tinta… Rig eut un éclat de rage.

—Potence à l'ail! avait crié Simon dans l'abordage.

Ce juron avait suffi à Rigobert pour savoir à qui il avait affaire…; le bruit de l'or, en tombant, lui avait appris ce que le matelot venait de faire, et, fou de colère, de rage, de haine et de lui-même, il cria:

—Ah! c'est toi… Je vais te finir là…

C'est alors que Simon, le reconnaissant à son tour, avait étendu ses longs bras et ses mains de fer avaient serré comme dans un carcan le col du vieux sorcier… Mais le cou de Rig était bien mince… et bien dur.

Alors Simon avait reçu un coup de poing, un coup de poing énorme; il avait heureusement frappé sur la joue gonflée, ça avait amorti le coup; mais la pression trop forte avait rendu «la praline» amère. Oh! alors, le vieux Rig gâtant ce que Simon disait qu'il y avait de meilleur dans la vie…, le vieux Rig était un homme perdu…; les doigts se serraient sur son cou…

Pierre Devenue parut…; il ordonna à Simon de lâcher le vieux Rig, qui tirait la langue…

Ce fut pour Simon un ordre difficile à exécuter, il regarda deux foisPierre; son regard était suppliant… Pierre dit:

—Laisse Rig sortir d'ici; puisque tu as l'argent d'Iza.

Simon lâcha Rig, mais en lui disant tout bas:

—Toi, vieux gredin, tu abîmes ma nourriture…; nous nous retrouverons… Espère! espère!

Rig, souple, s'était laissé glisser; il avait déjà repris la sacoche; il ramassait sans bruit l'or sur les marches, semblant se retirer à reculons, humilié… Pierre descendit deux marches, lui plaça le canon du revolver sur le front en disant:

—Laisse l'or que tu as volé, misérable, ou cette fois, vieux brigand, je te fais sauter la cervelle.

Rig regarda en dessous, son regard se croisa avec celui de Pierre: il vit qu'il était condamné s'il n'obéissait pas; il descendit alors à reculons, grinçant des dents, n'osant dire haut les blasphèmes, les injures et les menaces qu'il grognait tout bas, bien convaincu qu'il suffirait d'une seconde d'hésitation pour que Pierre l'étendît sur le tapis tout ruisselant d'or.

Simon, au paroxysme de la rage, faisait tous ses efforts pour se contenir; il avait pris à pleine main dans sa boîte à praline… et il mâchait, il mâchait de rage, de colère, è croire qu'il voulait se mordre la joue.

Rig sortit. Quand la porte du vestibule fut retombée, il exclama le plus odieux blasphème… Il courut vers sa voiture, elle était attelée, il sauta sur son siège, et montrant le poing vers la maison, il s'écria menaçant:

—C'est ta condamnation que tu viens de signer là?… L'argent que tu as pris à Rig, il faut qu'il le regagne… Il le regagnera en vendant ta peau!… Hue! là, Jupiter, hue!… et il enveloppa son cheval d'un vigoureux coup de fouet.

Le vieux Rig revint vers Paris, et, suivant le boulevard qui borde le Père-Lachaise, il arriva dans le quartier Saint-Maur; il connaissait dans la rue de ce nom un terrain vague, dans lequel il avait été autorisé à remiser plusieurs fois sa voiture; comme la voiture de Rig était également sa maison d'habitation, c'est dire qu'il avait habité le quartier déjà. Le soir même il était installé; le vieux cheval restauré se retrouvait à l'écurie, sous un appentis en planches, et si le râtelier était sobrement garni, il avait la ressource des hautes herbes qui couvraient le terrain et dans lesquelles Radis bondissait joyeusement.

Le vieux sauvage, enfermé dans sa tanière, le sourcil froncé, la bouche méchante, arrêtait le plan des nouvelles infamies qu'il devait commettre pour recouvrer la valeur de la somme qui lui avait été reprise, et pour se venger des humiliations qu'il avait subies.

Assurément, malgré tout ce qu'il avait dit, Davenne devait craindre que le secret de son existence ne fût révélé. Huit jours avant, Fernand aurait payé ses services ce qu'il aurait voulu; aujourd'hui, Fernand était entre les mains de la justice; toute tentative de ce côté risquait de compromettre le vieux sauvage et peut-être de l'envoyer rejoindre Fernand.

Il éloigna cette pensée. Une autre personne avait un grand intérêt à savoir que Pierre existait, que la scène mortelle n'était qu'une comédie: c'était la femme même de Pierre, Mme Davenne. C'est vers cette femme qu'il fallait diriger ses efforts; c'est elle qu'il fallait retrouver et à elle qu'il fallait vendre le secret le plus cher possible. Le sauvage pensait que Mme Davenne devait avoir une fortune égale à celle de son mari, c'est-à-dire qui lui permettrait de payer cher une révélation de cette importance.

Une fois qu'il aurait l'argent nécessaire et lorsque la femme de Davenne commencerait les démarches pour s'assurer de l'existence de son mari, il s'occuperait de Simon, c'est-à-dire qu'il le dénoncerait dans une lettre anonyme comme ayant tout fait, ayant servi de témoin pour attester le décès; il ajouterait que Simon avait aidé Fernand dans ses escroqueries. Avec ça il était à peu près certain que celui qu'il qualifiait de traître irait finir ses jours dans une bonne prison. Tout bien arrêté dans son esprit, il sourit; il était content; il s'étendit sur son grabat et il s'endormit calme comme un juste qui a dignement rempli sa journée.

Il en rêva toute la nuit: il était payé le double de la somme qui lui avait été prise; il voyait Simon se traîner à ses genoux, lui demandant grâce, et il tirait la corde pour le pendre… Jamais Rig n'avait été aussi heureux… Du crime de la veille, du grand Geo couché dans sa bauge à Montrouge, pas la moindre pensée.

Oh! c'était un fort, le vieux Rig: quand il commettait une mauvaise action, la main tournée, il n'y pensait plus.

Il s'éveilla au matin calme et l'esprit léger; il ne dérangea rien dans sa voiture, étant décidé à hâter la petite infamie qu'il préméditait et à aller aussitôt le plus loin possible pour se mettre à l'abri de ceux qui n'allaient pas manquer de le rechercher, dès qu'ils s'apercevraient de sa conduite. Rig fit sa cuisine et, tout en déjeunant, il cherchait comment il pourrait retrouver Mme Davenne. La même idée qu'avait eue Séglin lui vint. Il allait se rendre rue Payenne; assurément, celle qu'il voulait retrouver ne demeurait plus là; mais, avec un peu d'intelligence, il interrogerait quelques personnes du quartier, et il ne devait pas manquer d'avoir bientôt tous les renseignements qu'il demandait.

Pour être bien reçu, pour trouver des gens disposés à répondre, il fallait ne pas avoir l'air d'un vieux vagabond. C'est ce que pensa Rig, qui chercha une minute comment il allait se vêtir… Il fouilla dans sa grande malle et en sortit deux costumes très beaux, avec lesquels il avait joué le rôle du vieil oncle d'Iza, le vieux Zintski. Fernand n'étant plus à craindre, ne courant pas le risque de le rencontrer, le vieux Rig pouvait redevenir le Moldave millionnaire et faire de nouvelles dupes. Il s'habilla soigneusement et se fit le visage du rôle; puis, content de lui, il se dirigea vers la rue Payenne. Il alla naturellement dans la maison qui faisait face à l'ancienne demeure de Pierre et entra chez le concierge.

—Monsieur, dit-il, seriez-vous assez aimable pour me donner des renseignements sur deux personnes qui habitaient le quartier l'an passé et que des intérêts de famille me font rechercher?

En voyant l'air aimable, doux et le costume étrange de celui qui se présentait, le concierge s'empressa, lui offrit un siège et lui dit:

—Monsieur, je me mets entièrement à votre disposition.

—Vous vous souvenez peut-être des personnes qui habitaient le petit pavillon en face de chez vous?

—Oui, monsieur, parfaitement: M. Pierre Davenne.

—C'est cela même.

—M. Davenne est mort.

—Je sais cela; mais je voudrais savoir où réside maintenant sa veuve.

—Ma foi monsieur, cette question m'a déjà été faite dernièrement… Nous l'ignorons absolument; mais en allant chez le notaire de la famille, qui demeure près d'ici, vous serez assurément renseigné.

Le vieux Rig avait une antipathie particulière pour tous les officiers ministériels: il n'aurait jamais osé aller chez le notaire de celui qu'il avait fait disparaître de ce monde; le vieux était prudent: il n'était pas certain,—jugeant les autres à sa valeur;—que le notaire n'eût pas eu connaissance de la mort simulée de Pierre Davenne, il dit donc:

—Je ne voudrais pas aller chez le notaire: je voudrais avoir des renseignements particuliers assez discrètement pour qu'ils ne révélassent pas les recherches que je fais; cela est utile pour sauvegarder les intérêts que je défends.

—Mon Dieu, monsieur, je ne pourrai vous donner d'autres renseignements que ceux-ci: Après la mort de Pierre Davenne, la veuve fut relevée un soir dans la rue, malade, mourante; on la transporta chez elle, des soins lui furent donnés; mais elle était dans un état tel qu'on dut la conduire dans une maison de santé. La malheureuse, songez; perdre en moins de deux jours son mari, un tout jeune homme qu'elle adorait, son enfant disparue, on ne sait comment… Elle était comme folle. C'est alors que le notaire de la famille…, je dis de la famille, on n'a jamais vu personne, le notaire vint et fit faire la vente.

—Ah! on a vendu? fit Rig.

—Oui

—Est-ce que la vente a rapporté beaucoup d'argent? Savez-vous à peu près le chiffre qu'elle a atteint?

—Ma foi non, c'était très joli, vous savez, c'étaient des gens qu'avaient pas besoin, des gens riches. C'était splendide chez eux, des meubles d'art, des choses superbes; tout le quartier était à la vente.

—Ç'a été cher? fit Rig, persistant.

—Ça, je ne peux pas vous dire. Ça a dû rapporter beaucoup d'argent; il y a eu des prix qui m'ont semblé extravagants pour des choses auxquelles je n'attribuais aucune valeur; mais vous savez, chez ces gens-là, ce sont les choses les moins utiles qui valent le plus.

—Alors, vous ne pouvez pas même me dire le prix approximatif atteint par cette vente?

—Absolument pas!

Le vieux Rig semblait très ennuyé de ne pas avoir de renseignements plus complets sur la vente. Sa nature d'avare, de convoitise, sa nature de sangsue s'éveillait, âpre; sa tête d'hyène s'avançait; il aurait déjà voulu planter ses dents pointues dans l'or recueilli par la veuve; mais, revenant aussitôt au point principal de sa démarche, il demanda:

—Mais enfin? comment pourrais-je retrouver Mme Davenne. Vous ne connaissez donc personne qui se soit intéressé à elle, pour savoir encore aujourd'hui où elle demeure… Elle est riche, n'est-ce pas?

—Oh! certainement oui.

—Cette maladie qui avait atteint ses facultés mentales n'a pas eu de suites? Elle est rétablie?

—Ma foi, monsieur, dit le concierge, je dois vous dire que je n'en sais pas plus que vous… M. Davenne mort, Mme Davenne enlevée d'ici; le mobilier du petit hôtel a été mis en vente et jamais plus nous n'avons entendu parler d'elle.

—Ainsi, reprit Rig ennuyé, vous ne voyez pas autour de vous quelqu'un capable de me donner des renseignements précis, et Rig se levait.

—Je ne vois personne.., Ah! peut-être pourriez-vous vous adresser au locataire nouveau du pavillon. Pour faire la location, il a eu affaire au propriétaire, c'est vrai, mais il y avait dans le pavillon maints agencements appartenant encore au dernier locataire, et peut-être le sculpteur a-t-il été obligé de voir Mme Davenne.

—Ah! ah! fit Rig, peut-être aurai-je là des renseignements…Qu'est-ce que ce sculpteur dont vous parlez?

—Il se nomme Carle Lebrault.

—Merci, dit Rig; c'est là où j'aurais dû m'adresser, il doit avoir des renseignements; et il saluait le concierge en s'excusant de l'avoir dérangé. Celui-ci tendait la main en rendant le salut, et, en reconduisant l'étranger, il espérait peut-être retrouver les largesses de celui dont on lui parlait,—mais Rig n'était pas donneur, c'était son moindre défaut,—il salua, remercia, pressa la main qui lui était tendue et traversa la rue, semblant ne pas entendre l'injure que la déception fit tomber des lèvres du portier.

Il alla sonner à la porte du petit hôtel que nos lecteurs connaissent.Une vieille femme de ménage vint ouvrir aussitôt.

—Ne pourrais-je parler à M. Carle Lebrault, demanda-t-il?

—Entrez, fit la vieille qui ferma la porte, lui fit traverser le jardin et l'amena dans le vestibule; là elle lui dit: Voulez-vous me dire votre nom?

Rig ne fut pas embarrassé; avec le costume, il était rentré dans la peau de son bonhomme, comme disent les comédiens; ayant les vêtements du vieux Moldave, il dit:

—Dites que M. Danielo de Zintsky désire parler à M. Carle Lebrault.

La servante se dirigea vers le salon: n'y trouvant pas son maître, elle monta au premier étage, dans la pièce qui était autrefois la chambre à coucher de Davenne et qui se trouvait transformée en atelier de sculpteur; car Lebrault ou plutôt Fernand Séglin, puisque nous avons vu sa transformation, était étendu sur un large divan, suivant un rêve dans la fumée de son cigare. Lorsque, ayant demandé à la vieille femme le motif de sa venue, elle lui eut dit qu'un individu, paraissant étranger, désirait lui parler, il l'interrogea.

—Quel nom vous a-t-il demandé?

—Monsieur Carle Lebrault.

—C'est étonnant, fit-il stupéfait! Et lui-même, vous a-t-il dit son nom?

—Oui, monsieur; il se nomme Danielo de Zintsky.

—Gregorio! exclama Fernand bondissant. Il est seul?

—Oui, monsieur.

—Je descends; faites-le entrer dans le salon.

Lorsque la servante fut partie, Fernand réfléchit, cherchant vainement à s'expliquer comment le vieux Moldave avait pu apprendre son adresse; la chose lui parut si étonnante, si impossible, qu'il n'y pouvait croire. Qu'allait-il faire? Était-il prudent de voir le vieillard? n'était-ce pas un piège qui lui était tendu? une finesse de policier déjà sur sa piste? Il regarda par la fenêtre, le jardin était vide; dans la rue, personne; décidé à en finir cependant et à lutter immédiatement contre le danger, si déjà il était menacé, il prit une arme et la glissa dans la poche de son large pantalon; puis, résolu, il descendit, éloigna la bonne et rentra dans le salon.

C'était bien le vieillard, l'oncle d'Iza qui l'attendait.

—Danielo, fit aussitôt Fernand, comment m'avez-vous retrouvé?Venez-vous en ami ou en ennemi?

Rien ne peut rendre l'impression produite sur le vieux Rig en entendant ces mots, en reconnaissant cette voix; il reculait stupéfait, ne pouvant en croire ses yeux. C'était bien Fernand, et pourtant l'homme qu'il avait devant lui ne ressemblait guère à celui qui passait pour son neveu; il le reconnut cependant à son regard, à la cicatrice à peine fermée qu'il avait au front, et c'est tremblant, redoutant des explications difficiles à donner, qu'il exclamait:

—Vous! vous!

Et le vieux Rig regardait en dessous pour préparer une rapide retraite. Ne cherchant pas à comprendre ce qu'il voyait, tout honteux d'être venu se faire prendre lui-même, ayant déjà hâte d'être à l'abri, croyant échapper à un danger imaginaire, il venait de se jeter dans un danger plus réel; mais Fernand, au contraire, en voyant l'embarras et la surprise ou plutôt la stupéfaction de son oncle, comprit immédiatement que c'était au hasard qu'il devait sa visite, et la visite du vieux Moldave, pour Fernand, c'était la fortune, c'était le million qu'il avait tant attendu. Il s'empressa donc de montrer un siège à Rig, embarrassé, en lui disant:

—Mon oncle, asseyez-vous, nous avons longuement à causer. Arrivez-vous aujourd'hui? Avez-vous été à Auteuil? avez-vous des nouvelles d'Iza? Répondez.

Et, en disant ces mots, le regard perçant de Fernand ne quittait pas le vieux Rig. Mais le sauvage n'était pas un niais. Hésitant la première minute, lorsqu'il avait vu les façons de Fernand à son égard, il s'était remis aussitôt; jugeant rapidement la situation, il se hâtait de rentrer dans son rôle et, pour bien rassurer Fernand, il répondit:

—J'arrive à l'instant, on m'avait donné l'adresse de cette maison comme étant à louer. Le concierge en face, en me donnant votre nom, m'a dit que peut-être vous n'aviez pas l'intention de la garder. Je n'ai pas encore été à Auteuil, et c'est moi qui vous demande des nouvelles de ma chère Iza.

Le visage de Fernand changea tout à coup; il redevint gai, aimable, gracieux; au grand étonnement du sauvage, il s'empressa de répondre:

—Tout le monde va bien. Iza se porte à merveille, vous la verrez bientôt.

Il avait hâte de rassurer, ou plutôt de tromper celui qu'il croyait véritablement Danielo de Zintsky, sur sa situation présente. Le vieillard étant arrivé le matin même, ainsi qu'il l'avait dit, était depuis deux jours en voyage; il était donc impossible qu'Iza eût pu, même télégraphiquement, le renseigner sur ce qui s'était passé; il recevait avec affabilité Danielo qui devait naturellement apporter les sommes tant attendues, cette dot sur laquelle il avait compté pour son échéance.

Ce retard avait été la cause de sa perte; mais, en même temps, il le sauvait aujourd'hui par un inexplicable hasard. Bien tranquille, il s'assit en face du vieux Moldave et s'apprêta à expliquer pourquoi il se trouvait dans ce petit hôtel de la rue Payenne.

De son côté Danielo, tout à fait rassuré par la tournure que prenait la situation, s'y abandonnait absolument; il avait repris sa mine paterne, ses petits yeux avaient un regard gai, la bouche était souriante, et, à mesure que Fernand parlait, il semblait dire comme un bon père grivois surprenant son gendre en bonne fortune:

—Ah!… ah!… je vous y prends: on fait donc ses farces?

Fernand, ne voulant pas laisser à l'oncle Danielo le temps de faire de mauvaises suppositions sur leur étrange rencontre, disait:

—Vous ne pouvez pas vous expliquer pourquoi je suis ici; cela, du reste, est incompréhensible. Allez donc supposer que le hasard vous amènera juste chez moi; mais je tiens à ce que vous vous expliquiez immédiatement la chose. Un négociant sérieux ne doit pas être un artiste. À Paris, pour être négociant, il faut être bourgeois, bourgeois de l'habit jusqu'aux moelles; avoir des goûts artistiques et les laisser paraître, c'est compromettre sa situation, c'est tuer son crédit. Un négociant faisant en s'amusant de la sculpture ferait dire à ceux qui l'entourent: «Ce n'est pas un homme sérieux; au lieu de s'occuper de ses affaires, il fait des bonshommes.» Or, de ce jour, le crédit est tué, les relations douteuses, on passe pour un bohème; enfin la maison est perdue. Lorsque j'ai dû épouser votre nièce, c'est sous l'idée de cette prévention que l'on a peur des artistes que je me suis abstenu de vous dire la petite passion à laquelle je sacrifie. J'ai appris la sculpture, je suis sculpteur, je quitte ma maison de commerce, aussitôt que cela m'est possible, pour accourir ici prendre mes ébauchoirs: le négociant fait vivre l'artiste. Comme des indiscrétions pourraient me nuire, j'ai changé de nom. C'est ce qui vous explique pourquoi Carle Lebrault, le sculpteur, ne fait qu'un avec Fernand Séglin. Mon cher oncle, je veux tout de suite vous rassurer sur ma passion de bohème. D'autres ont comme vices le jeu, les femmes, l'inconduite. Moi, c'est la maison, l'atelier; mes frais de modèles me coûtent moins que la plus petite soirée comme négociant, que je donnerais chez moi; vous voyez qu'Iza n'a rien à craindre.

Le sang-froid, la légèreté, l'enjouement avec lequel tout cela fut dit, stupéfiaient le vieux Rig, qui, avec raison, avait la prétention d'être un fort en mensonge.

—Eh! fit le vieux Rig d'un air bonhomme, que ne le dites-vous à Iza? elle serait charmée, au contraire, de cette double existence.

—Vous m'avez surpris, je n'ai rien à cacher, vous le lui direz.

—Ainsi, reprit le vieux Rig regardant autour de lui, l'air bon, confiant, jouant, le vieux coquin, comme le chat joue avec la souris qu'il va dévorer, ainsi vous avez loué cette charmante petite maison pour y faire de la sculpture et vous reposer quelques heures par jour du tracas des affaires?

—Absolument! montez, vous allez voir mon atelier.

Rig le regarda, il trouvait que l'audace allait un peu loin; Fernand, qu'il avait vu deux jours avant, qu'il croyait sous les verrous, pouvait s'être échappé, avoir hâtivement loué la petite maison qu'il connaissait, avoir changé de nom pour dérouter les recherches, avoir fait enfin ce qu'il était nécessaire de faire pour égarer la police; mais il ne pouvait en deux jours s'être improvisé sculpteur. On juge de l'étonnement du vieux Rig quand, dirigé par Fernand, il entra dans la chambre où il avait fait sa lugubre expérience, transformée maintenant en atelier. Les idées du vieux Rig traversaient rapidement son cerveau, et il pensa aussitôt qu'avant son mariage avec Iza, Fernand avait cette maison; il pensa que Mme Davenne occupait toujours le pavillon. En dehors de son ménage, Fernand avait continué les relations qu'il avait avec celle que l'on appelait laFemme du mort; voulant brusquer la situation, il dit à Fernand:

—Puisque je vous ai rencontré, allons au plus vite à Auteuil.

—Mon oncle, fit celui-ci, on ne m'y attend que ce soir; nous pouvons nous faire faire ici ce que nous irions chercher là-bas; nous avons à causer de graves affaires; en déjeunant ici, nous parlerons plus librement!

—Déjeuner ici! fit le vieux Rig, faisant la lippe avec ses lèvres minces.

—Craignez-vous de mal déjeuner?

Le vieux Moldave cligna de l'œil et fil un geste d'assentiment.

—Mais, mon cher oncle, se récria Fernand; en dehors du dîner, c'est ici que je prends mes repas; les quelques artistes que j'y vois sont gens de goût, j'ai bonne table et bon vin, rassurez-vous.

—Très bon vin? demanda Rig!

—Exquis.

—J'accepte alors; nous avons beaucoup à parler, nous allons bien boire.


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