ROMANCE

Quand j'étais petit, ma grand'mère me menait souvent chez madame de Grébauval, qui habitait près de l'église et de la rivière. On sonnait à une porte à judas, à demi encadrée par le câble tordu et retordu d'un tronc de glycine; on disait bonjour à la vieille Annette; on traversait une cour humide et l'on allait saluer la bonne dame dans une grande pièce aux dalles de briques, qui exhalait une odeur de tabac à priser et de prunes aigres.

Madame de Grébauval avait les joues molles et des cheveux enroulés en double boudin sur chaque tempe. Elle pleurait une fille morte bien des années auparavant, mais en son jeune âge et pour avoir respiré des fleurs.

Le portrait en miniature de Clémence de Grébauval se trouvait sur la cheminée, et c'était une figure si jolie que je ne m'étonnais point qu'on la regrettât longtemps. Nous autres, nous avions aussi perdu maman; nous n'étions pas heureux, et il nous semblait tout naturel que l'on parlât de souvenirs tristes.

Clémence de Grébauval avait, sur son portrait, des cheveux noirs, bien lissés, et elle vous regardait, du fond de son ovale d'ébène, avec des yeux inoubliables. J'allais régulièrement lui souhaiter le bonjour. Peu à peu, j'en étais venu à oser l'embrasser, et je lui disais: «Je t'aime, Clémence de Grébauval!» Madame de Grébauval en était touchée, et me permettait de faire tout ce que je voulais chez elle, sauf d'aller au jardin.

C'était dans ce jardin que mon amie avait pris la mort. Il était condamné. Un homme de peine y pénétrait une ou deux fois l'an, pour élaguer, à coups de serpe. Une porte pleine, à solides gonds, à gros verrous, en fermait l'entrée, au bout du corridor. En appliquant l'œil à une fissure que je connaissais, on voyait force toiles d'araignées, avec quelque chose de vert et d'or, qui scintillait en vibrant. Je crois que la plus grande tentation de ma vie a été de pénétrer dans ce jardin interdit.

Pourtant, j'étais convaincu que je n'en reviendrais pas. Mais cela m'était absolument indifférent, parce que j'étais amoureux de Clémence de Grébauval.

Il ne faut pas trop rire des amours d'enfants. Il en existe de nombreux exemples. Un rien suffit à les rompre, de là vient qu'on n'en tient pas compte. Mais les petits solitaires qui manquent autour d'eux de jeunesse et de distractions, peuvent conduire une passionnette très loin.

Pour moi, je résolus d'entrer au jardin et d'y mourir de la mort de Clémence de Grébauval, afin d'aller la rejoindre là où elle était.

Les préparatifs ne me causèrent aucune émotion. J'attendis froidement que la bonne fût occupée au dehors, pour prendre une chaise à la cuisine, la traîner jusqu'à la porte et dégager le verrou d'en haut. Une après-midi qu'Annette plumait un poulet dans la cour, j'accomplis ce premier acte, et me reposai. Trois jours après, le verrou n'avait pas été repoussé dans sa gaine, tant on fréquentait peu ce passage. Je tirai le verrou du bas. Je me sentis rougir jusqu'aux oreilles. J'étais juste assez grand pour soulever le loquet. Mon cœur alors se mit à battre très fort. La porte vint à moi, en déchirant les toiles d'araignées, et des insectes plats tombèrent et coururent.

Je pensais bien qu'il ne suffisait pas de mettre le pied dans le jardin, pour mourir. Je fus d'ailleurs complètement ébloui par le soleil qui se couchait juste en face, de l'autre bord de la rivière, et me réfugiai sous un prunier de mirabelles. Alors je revis en imagination ma grand'mère, et je sentis, je ne sais comment, le parfum léger d'iris que répandaient ses vêtements: «Que va-t-elle dire quand elle ne me verra plus?» Elle me répétait souvent: «Mon pauvre petit, je n'ai que toi au monde…» Je me raisonnais: «Voyons! elle comprendra très bien que j'aie eu besoin de rejoindre maman… Peut-être me gronderait-elle si elle savait que c'est pour Clémence de Grébauval?…»

Le jardin n'était pas grand. Il était rempli d'herbes et de ronces, et des fleurs à demi étouffées, l'air très malade, montraient un nez pâlot au travers des végétations folles. «Ce sont ces fleurs-là!… me dis-je, toutes sont mortelles peut-être ou bien une seule: laquelle?…» Je ne me faisais point une autre idée de la mort que celle-ci: «Je vais partir, disparaître, et puis je verrai Clémence de Grébauval.» Je n'avais point peur.

Je me penchai sur une maigre fleur et la respirai de tous mes poumons. Rien encore. En m'avançant vers la balustrade qui fermait le jardin, j'entendis les battoirs des laveuses, et j'allai voir. La terrasse donnait à pic sur la rivière, et il y avait en bas, dans un bateau entouré d'un grand halo d'eau grasse, M. Blandin, l'agent-voyer, qui pêchait à la ligne, le bras tendu, immobile comme un poteau. Les laveuses étaient plus loin, sur la droite, agenouillées, pliées en Z et battant le linge qui crachait une eau mousseuse aux beaux tons d'émeraude. Et, au delà d'un abreuvoir était le pont, par où grand'mère s'en irait sans moi… «O Clémence! Clémence! comme il faut que je t'aime!…» Je revoyais la miniature, les beaux cheveux si bien lissés, surtout les yeux qui me souriaient de loin, de loin, et comme personne ne m'avait souri… «Oui, oui, je vais te trouver, je ne peux plus me passer de toi, Clémence!…»

J'aspirai l'odeur des œillets d'Inde qui est désagréable, le cœur des pavots dont j'espérais beaucoup, et le pollen des lis qui dut me barbouiller de jaune. A ce moment on m'appela. Grand'mère s'en allait!… Annette appela aussi, puis madame de Grébauval elle-même. Je me jugeai très méchant et très dur.

Mais j'aimais Clémence au delà de tout. Je me cachai, par prudence, en m'écorchant la figure et les mains, sous un fourré épais comme de la bourre de crin. Bien m'en prit, car on ouvrait la porte. A la trouver bâillant, on ne doutait plus que je fusse au jardin. Ma pauvre grand'mère passa non loin de moi. Ne m'apercevant pas au jardin et voyant la balustrade, elle poussa un cri qui me fit plus de mal que la mort. Je fus sur le point de courir me jeter dans ses bras. Mais j'entendis M. Blandin qui la rassurait. Il disait:

—Je vous affirme qu'il n'est pas tombé un fétu: voyez donc l'eau! rien n'a bougé depuis deux heures.

«Il sera rentré seul à la maison, dit grand'mère». Et elle se sauva. Derrière elle on ferma les verrous. J'étais emprisonné dans le jardin. Cela fortifiait mes desseins. Je n'avais qu'à mourir.

C'est alors que je m'aperçus que j'étais sérieusement écorché. J'avais une main en sang et je voyais un petit filet rouge qui me dégringolait le long du nez. Cela, pour le coup, m'effraya. Mais, je ne pouvais plus remuer sans me blesser davantage. J'étais comme ficelé par un fouillis de ronces et d'églantiers épineux. Pour pénétrer là, j'avais dû faire un bond à me crever les yeux. Ainsi, ma destinée était de perdre mon sang goutte à goutte… J'avais rêvé mieux. Mais j'acceptai ce genre de mort et m'étendis sur mes épines, guettant le moment béni où apparaîtrait Clémence de Grébauval.

L'Angélussonna, si près qu'on pouvait croire que la maison, tremblante, allait s'effondrer. La nuit devait être venue. Mais je ne voulais plus ouvrir les yeux, dans la crainte de voir mon nez et mes mains qui devaient être maintenant tout gluants, comme les doigts d'Annette quand elle préparait un civet. Les battoirs des laveuses se taisaient, un à un; après le dernier il n'y eut plus de bruit. Parfois cependant, sur la rivière endormie, un poisson sautait, et je distinguai encore que M. Blandin fermait sa boîte d'asticots et déposait sa ligne; puis il donna des coups d'aviron qui firent siffler la barque à la surface de l'eau. Et tout finit pour moi.

Je fus réveillé par des aboiements de chien et des lumières. Quelqu'un taillait et éventrait mon fourré, à grands coups de hache. Je criai: «Je suis là! je suis là!» On me tira par les pieds. Je reconnus l'homme de peine, puis Annette, madame de Grébauval et quantité de gens du voisinage. Grand'mère venait de s'évanouir en entendant ma voix. Tous avaient l'air stupide, et chacun me demandait: «Mais enfin, qu'est-ce que tu faisais là?» Il me semblait que je revenais d'un grand voyage, peut-être du ciel, et je n'étais pas trop honteux de déranger tant de monde, plutôt content de ce que j'avais fait pour Clémence de Grébauval.

Mais je gardai mon secret, parce que personne ne m'aurait compris.

(Écrit en 1896.)


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