LA PETITEMADEMOISELLEIL’action a lieu au Vert-Marais, en Touraine, dans le voisinage d’Yzeures.La scène se passe en un salon de campagne, tendu de perse à bouquets.C’est la fin de l’été et des vacances. Huit heures du soir, qui viennent de sonner, marquent le moment où l’on sort de table, dans ce château, pour permettre aux enfants de jouer à l’un de leurs jeux favoris, avant le coucher, marquépour neuf heures. Ces enfants, ce sont deux fillettes, Berthe et Noémi, neuf et dix ans. De ces jeux, le plus fréquent est leMistigris, qui se joue, après le dessert, dans la salle à manger, sur la table recouverte d’un plaid, et auquel participent quelques serviteurs préférés. Vient ensuite leCorbillon, bien connu. Il y a aussi «Le petit chien de Monsieur le Curé n’aime pas les O, que lui donnez-vous?»—On doit répondre par un mot où ne se rencontre pas cette voyelle. Encore «J’aime mon ami par A, parce qu’il est aimable; j’aime mon ami par B, parce qu’il est bon...» Ainsi de suite, jusqu’au bout de l’alphabet. Enfin «Je reviens du sérail.—Qu’avez-vous rapporté?—Un éventail.»Ce soir-là, c’est le tour duCorbillon, que se passent nos petites demoiselles, assistées de leurs parents, l’Aïeule, laMarquise d’Entragues, née Céline de Glion; le Comte et la Comtesse, son fils et sa bru.A la familière interrogation: «Je vous vends mon corbillon, qu’y met-on?», nombre de réponses conformes ont été faites; boutons et bouchons, totons et flacons, accompagnés de leurs congénères, roulèrent tour à tour dans la corbeille traditionnelle. Mais les grandes personnes ne répondent plus que distraitement à la question monotone des petites filles. Une préoccupation est visible. A plusieurs reprises, on interrompt le jeu pour prêter l’oreille. C’est que les châtelains attendent, pour le soir même, et presque dans l’instant, la Gouvernante Irlandaise qu’ils viennent d’arrêter, sur la recommandation d’une amie, que nous appellerons Adèle (de Gersaint). Or, il s’agit de ne pas retarder le sommeil desjeunes joueuses. La Comtesse, Henriette (née de Falaisier), dame d’un caractère sec, personne méticuleuse et ponctuelle, qui souffre d’une entérite chronique et supporte malaisément un retard pour ses décisions, une entrave à ses desseins, a réglé, par avance, dans son esprit, tous les détails de cette arrivée: la présentation des élèves à l’Institutrice, avant les prières du soir, auxquelles celle-ci devra prendre part; puis, la retraite, après de restreints compliments de bienvenue. Il importe que rien ne vienne déranger ce programme, et que, dès le lendemain, les leçons puissent commencer, sous la direction de l’Étrangère, chaudement recommandée par Adèle, une de ces amies toujours à l’affût de jouer un rôle, quand ce n’est pas un tour, dans l’existence de leurs relations, et de placer quelqu’un. Cette fois, les louanges,à l’égard de la nouvelle protégée, sont intarissables: elle a «tous les talents», c’est une «perle», et l’on ajoute, sans se soucier de poursuivre la métaphore: «artiste jusqu’au bout des ongles!»Ceci dit, la correspondante est forcée d’avouer qu’elle ne connaît pas le sujet, et n’a jamais eu l’occasion d’apprécier personnellement aucun de ses mérites ni de ses travaux. Mais... (suivent quantité de ces raisons dont on se paie soi-même, pour se persuader qu’on est en droit de vanter ce que l’on ignore, non sans risquer de graves ennuis pour ceux qui vous accordent leur confiance.—A vrai dire, qu’est-ce qui les y force?...)Croissante impatience d’Henriette: «Mon Ami...» dit-elle, en s’adressant au Comte (un de cesmon ami, dont l’aigre froideur suffit à empoisonner toutes les phrases qu’il entame...), mon ami, voyezce qui se passe...omment expliquer ce retard?... c’est incompréhensible... pensez-vous qu’il soit arrivé un accident?» le tout entrecoupé de réflexions sur leservice d’hiveret le mauvais état des chemins.Le «Calmez-vous, ma chère!» dont l’interpellé répond à ce déluge de possibilités, n’est pas moins indifférent, mais il est plus soumis. Le Comte a fait un mariage d’intérêt, en épousant cette cousine maigre, déjà vieille fille, en apparence vouée au célibat, et dont la fortune, assez respectable, a permis d’accorder, au castel familial, des restaurations sans cesse ajournées, en même temps que d’acquérir des terres.La vieille Dame, qui craint fort de mécontenter sa bru, dont le caractère désole sa bonhomie propre, mais de qui les revenus la lui rendent sacrée, cherche une diversion, pendant que les futuresélèves de Mademoiselle poursuivent leur stupide petit jeu, ditd’esprit.«Henriette—fait la marquise, complaisante—devrai-je me lever pour recevoir Miss Winter?» (C’est le nom de la Gouvernante attendue).Henriette regimbe: «Gardez-vous-en bien, ma mère, si vous ne voulez pas me désobliger.»«J’avais pensé, continue la vieille, que cela ne tirait pas à conséquence, et pouvait passer pour une exception, un jour d’arrivée...»—«Encore une fois, ma mère, je vous demande comme un service de n’en rien faire. Il ne faut pasluidonner de mauvaises habitudes. Nous serions perdus. Tenez-vous-le pour dit, je vous en conjure.»Et la belle-mère, de conclure délibérément: «N’en parlons plus, ma petite, je ferai comme il vous plaira.»C’est ainsi que la voyageuse, à son insu, dans l’asile que la confiance lui promet, comme l’espérance le lui dore, et avant même d’en avoir franchi le seuil, se voit humiliée, presque offensée, ni plus ni moins qu’un personnage de Dostoiewsky.
LA PETITEMADEMOISELLEIL’action a lieu au Vert-Marais, en Touraine, dans le voisinage d’Yzeures.La scène se passe en un salon de campagne, tendu de perse à bouquets.C’est la fin de l’été et des vacances. Huit heures du soir, qui viennent de sonner, marquent le moment où l’on sort de table, dans ce château, pour permettre aux enfants de jouer à l’un de leurs jeux favoris, avant le coucher, marquépour neuf heures. Ces enfants, ce sont deux fillettes, Berthe et Noémi, neuf et dix ans. De ces jeux, le plus fréquent est leMistigris, qui se joue, après le dessert, dans la salle à manger, sur la table recouverte d’un plaid, et auquel participent quelques serviteurs préférés. Vient ensuite leCorbillon, bien connu. Il y a aussi «Le petit chien de Monsieur le Curé n’aime pas les O, que lui donnez-vous?»—On doit répondre par un mot où ne se rencontre pas cette voyelle. Encore «J’aime mon ami par A, parce qu’il est aimable; j’aime mon ami par B, parce qu’il est bon...» Ainsi de suite, jusqu’au bout de l’alphabet. Enfin «Je reviens du sérail.—Qu’avez-vous rapporté?—Un éventail.»Ce soir-là, c’est le tour duCorbillon, que se passent nos petites demoiselles, assistées de leurs parents, l’Aïeule, laMarquise d’Entragues, née Céline de Glion; le Comte et la Comtesse, son fils et sa bru.A la familière interrogation: «Je vous vends mon corbillon, qu’y met-on?», nombre de réponses conformes ont été faites; boutons et bouchons, totons et flacons, accompagnés de leurs congénères, roulèrent tour à tour dans la corbeille traditionnelle. Mais les grandes personnes ne répondent plus que distraitement à la question monotone des petites filles. Une préoccupation est visible. A plusieurs reprises, on interrompt le jeu pour prêter l’oreille. C’est que les châtelains attendent, pour le soir même, et presque dans l’instant, la Gouvernante Irlandaise qu’ils viennent d’arrêter, sur la recommandation d’une amie, que nous appellerons Adèle (de Gersaint). Or, il s’agit de ne pas retarder le sommeil desjeunes joueuses. La Comtesse, Henriette (née de Falaisier), dame d’un caractère sec, personne méticuleuse et ponctuelle, qui souffre d’une entérite chronique et supporte malaisément un retard pour ses décisions, une entrave à ses desseins, a réglé, par avance, dans son esprit, tous les détails de cette arrivée: la présentation des élèves à l’Institutrice, avant les prières du soir, auxquelles celle-ci devra prendre part; puis, la retraite, après de restreints compliments de bienvenue. Il importe que rien ne vienne déranger ce programme, et que, dès le lendemain, les leçons puissent commencer, sous la direction de l’Étrangère, chaudement recommandée par Adèle, une de ces amies toujours à l’affût de jouer un rôle, quand ce n’est pas un tour, dans l’existence de leurs relations, et de placer quelqu’un. Cette fois, les louanges,à l’égard de la nouvelle protégée, sont intarissables: elle a «tous les talents», c’est une «perle», et l’on ajoute, sans se soucier de poursuivre la métaphore: «artiste jusqu’au bout des ongles!»Ceci dit, la correspondante est forcée d’avouer qu’elle ne connaît pas le sujet, et n’a jamais eu l’occasion d’apprécier personnellement aucun de ses mérites ni de ses travaux. Mais... (suivent quantité de ces raisons dont on se paie soi-même, pour se persuader qu’on est en droit de vanter ce que l’on ignore, non sans risquer de graves ennuis pour ceux qui vous accordent leur confiance.—A vrai dire, qu’est-ce qui les y force?...)Croissante impatience d’Henriette: «Mon Ami...» dit-elle, en s’adressant au Comte (un de cesmon ami, dont l’aigre froideur suffit à empoisonner toutes les phrases qu’il entame...), mon ami, voyezce qui se passe...omment expliquer ce retard?... c’est incompréhensible... pensez-vous qu’il soit arrivé un accident?» le tout entrecoupé de réflexions sur leservice d’hiveret le mauvais état des chemins.Le «Calmez-vous, ma chère!» dont l’interpellé répond à ce déluge de possibilités, n’est pas moins indifférent, mais il est plus soumis. Le Comte a fait un mariage d’intérêt, en épousant cette cousine maigre, déjà vieille fille, en apparence vouée au célibat, et dont la fortune, assez respectable, a permis d’accorder, au castel familial, des restaurations sans cesse ajournées, en même temps que d’acquérir des terres.La vieille Dame, qui craint fort de mécontenter sa bru, dont le caractère désole sa bonhomie propre, mais de qui les revenus la lui rendent sacrée, cherche une diversion, pendant que les futuresélèves de Mademoiselle poursuivent leur stupide petit jeu, ditd’esprit.«Henriette—fait la marquise, complaisante—devrai-je me lever pour recevoir Miss Winter?» (C’est le nom de la Gouvernante attendue).Henriette regimbe: «Gardez-vous-en bien, ma mère, si vous ne voulez pas me désobliger.»«J’avais pensé, continue la vieille, que cela ne tirait pas à conséquence, et pouvait passer pour une exception, un jour d’arrivée...»—«Encore une fois, ma mère, je vous demande comme un service de n’en rien faire. Il ne faut pasluidonner de mauvaises habitudes. Nous serions perdus. Tenez-vous-le pour dit, je vous en conjure.»Et la belle-mère, de conclure délibérément: «N’en parlons plus, ma petite, je ferai comme il vous plaira.»C’est ainsi que la voyageuse, à son insu, dans l’asile que la confiance lui promet, comme l’espérance le lui dore, et avant même d’en avoir franchi le seuil, se voit humiliée, presque offensée, ni plus ni moins qu’un personnage de Dostoiewsky.
LA PETITEMADEMOISELLE
L’action a lieu au Vert-Marais, en Touraine, dans le voisinage d’Yzeures.
La scène se passe en un salon de campagne, tendu de perse à bouquets.
C’est la fin de l’été et des vacances. Huit heures du soir, qui viennent de sonner, marquent le moment où l’on sort de table, dans ce château, pour permettre aux enfants de jouer à l’un de leurs jeux favoris, avant le coucher, marquépour neuf heures. Ces enfants, ce sont deux fillettes, Berthe et Noémi, neuf et dix ans. De ces jeux, le plus fréquent est leMistigris, qui se joue, après le dessert, dans la salle à manger, sur la table recouverte d’un plaid, et auquel participent quelques serviteurs préférés. Vient ensuite leCorbillon, bien connu. Il y a aussi «Le petit chien de Monsieur le Curé n’aime pas les O, que lui donnez-vous?»—On doit répondre par un mot où ne se rencontre pas cette voyelle. Encore «J’aime mon ami par A, parce qu’il est aimable; j’aime mon ami par B, parce qu’il est bon...» Ainsi de suite, jusqu’au bout de l’alphabet. Enfin «Je reviens du sérail.—Qu’avez-vous rapporté?—Un éventail.»
Ce soir-là, c’est le tour duCorbillon, que se passent nos petites demoiselles, assistées de leurs parents, l’Aïeule, laMarquise d’Entragues, née Céline de Glion; le Comte et la Comtesse, son fils et sa bru.
A la familière interrogation: «Je vous vends mon corbillon, qu’y met-on?», nombre de réponses conformes ont été faites; boutons et bouchons, totons et flacons, accompagnés de leurs congénères, roulèrent tour à tour dans la corbeille traditionnelle. Mais les grandes personnes ne répondent plus que distraitement à la question monotone des petites filles. Une préoccupation est visible. A plusieurs reprises, on interrompt le jeu pour prêter l’oreille. C’est que les châtelains attendent, pour le soir même, et presque dans l’instant, la Gouvernante Irlandaise qu’ils viennent d’arrêter, sur la recommandation d’une amie, que nous appellerons Adèle (de Gersaint). Or, il s’agit de ne pas retarder le sommeil desjeunes joueuses. La Comtesse, Henriette (née de Falaisier), dame d’un caractère sec, personne méticuleuse et ponctuelle, qui souffre d’une entérite chronique et supporte malaisément un retard pour ses décisions, une entrave à ses desseins, a réglé, par avance, dans son esprit, tous les détails de cette arrivée: la présentation des élèves à l’Institutrice, avant les prières du soir, auxquelles celle-ci devra prendre part; puis, la retraite, après de restreints compliments de bienvenue. Il importe que rien ne vienne déranger ce programme, et que, dès le lendemain, les leçons puissent commencer, sous la direction de l’Étrangère, chaudement recommandée par Adèle, une de ces amies toujours à l’affût de jouer un rôle, quand ce n’est pas un tour, dans l’existence de leurs relations, et de placer quelqu’un. Cette fois, les louanges,à l’égard de la nouvelle protégée, sont intarissables: elle a «tous les talents», c’est une «perle», et l’on ajoute, sans se soucier de poursuivre la métaphore: «artiste jusqu’au bout des ongles!»
Ceci dit, la correspondante est forcée d’avouer qu’elle ne connaît pas le sujet, et n’a jamais eu l’occasion d’apprécier personnellement aucun de ses mérites ni de ses travaux. Mais... (suivent quantité de ces raisons dont on se paie soi-même, pour se persuader qu’on est en droit de vanter ce que l’on ignore, non sans risquer de graves ennuis pour ceux qui vous accordent leur confiance.—A vrai dire, qu’est-ce qui les y force?...)
Croissante impatience d’Henriette: «Mon Ami...» dit-elle, en s’adressant au Comte (un de cesmon ami, dont l’aigre froideur suffit à empoisonner toutes les phrases qu’il entame...), mon ami, voyezce qui se passe...omment expliquer ce retard?... c’est incompréhensible... pensez-vous qu’il soit arrivé un accident?» le tout entrecoupé de réflexions sur leservice d’hiveret le mauvais état des chemins.
Le «Calmez-vous, ma chère!» dont l’interpellé répond à ce déluge de possibilités, n’est pas moins indifférent, mais il est plus soumis. Le Comte a fait un mariage d’intérêt, en épousant cette cousine maigre, déjà vieille fille, en apparence vouée au célibat, et dont la fortune, assez respectable, a permis d’accorder, au castel familial, des restaurations sans cesse ajournées, en même temps que d’acquérir des terres.
La vieille Dame, qui craint fort de mécontenter sa bru, dont le caractère désole sa bonhomie propre, mais de qui les revenus la lui rendent sacrée, cherche une diversion, pendant que les futuresélèves de Mademoiselle poursuivent leur stupide petit jeu, ditd’esprit.
«Henriette—fait la marquise, complaisante—devrai-je me lever pour recevoir Miss Winter?» (C’est le nom de la Gouvernante attendue).
Henriette regimbe: «Gardez-vous-en bien, ma mère, si vous ne voulez pas me désobliger.»
«J’avais pensé, continue la vieille, que cela ne tirait pas à conséquence, et pouvait passer pour une exception, un jour d’arrivée...»—«Encore une fois, ma mère, je vous demande comme un service de n’en rien faire. Il ne faut pasluidonner de mauvaises habitudes. Nous serions perdus. Tenez-vous-le pour dit, je vous en conjure.»
Et la belle-mère, de conclure délibérément: «N’en parlons plus, ma petite, je ferai comme il vous plaira.»
C’est ainsi que la voyageuse, à son insu, dans l’asile que la confiance lui promet, comme l’espérance le lui dore, et avant même d’en avoir franchi le seuil, se voit humiliée, presque offensée, ni plus ni moins qu’un personnage de Dostoiewsky.