XLVI

XLVIIl serait interminable, inutile et fastidieux de continuer à décrire ici les phases d’une existence monotone, continuellement fouettée par les bizarreries d’une Institutrice, à la fois docile et rebelle, attendrissante et exaspérante, ingénue et braque, vertueuse, mais dévergondée d’imagination et goulue de textes. On en avait pris son parti, lui tenant compte de ses qualités, tolérant ses défauts.Le printemps était venu. L’an suivant seulement, les fillettes devaient s’approcher de la Sainte-Table. Mais elles assistèrent,dans l’église du village, aux cérémonies où leur place était marquée pour l’année d’après. Puis Monseigneur daigna venir donner la Confirmation et accepter une hospitalité de quelques jours au Château du Vert-Marais.Une difficulté se présenta. Depuis longtemps déjà le bâtiment subissait des réparations. Les travaux n’avançaient pas. Ce retard valait à la Gouvernante d’habiter une chambre «au-dessus de sa condition», la chambrette qu’on lui destinait n’étant pas encore disponible. La visite épiscopale modifia tout cela. Il fallut aviser. L’appartement occupé par l’Irlandaise devait être attribué au Grand Vicaire. On pria Miss Winter d’émigrer dans la salle d’études.Avec cette bonne grâce qui lui était naturelle, qu’on ne pouvait méconnaître et qui était faite de distinction native,de politesse innée, de délicatesse de cœur, d’innocence, de fierté, de bravoure, en même temps que de résignation, d’indifférence et peut-être de dédain, l’exilée consentit. Les malles furent transportées dans la chambre de travail, heureusement assez vaste, et qui occupait l’emplacement d’une ancienne lingerie. Elle était mansardée et prenait le jour par deux tabatières, qui perçaient irrégulièrement le plafond.Mademoiselle s’en consola en pensant qu’elle aurait du moins de bonnes armoires, pour soulager un peu de l’emprisonnement à l’étroit, beaucoup d’objets opprimés dans ses coffres. Elle dut renoncer à cette illusion. Il n’en était rien. On lui apprit que ces placards étaient affectés à la charpie de la Marquise Céline, qui en parfilait incessamment. Elle avait commencé de bonneheure et, sa vue baissant, une telle occupation, d’agréable qu’elle était, au début, lui devint nécessaire pour lutter contre un principe goutteux qui menaçait de l’ankylose ses doigts déformés. Aussi l’on se garda d’initier la brave Dame aux progrès de l’antiseptie, laquelle, depuis longtemps, interdit dans les pansements la dangereuse intervention des vieilles loques effrangées. L’excellente Céline, pieusement abusée, continua donc son petit ouvrage; et la charpie encombra les armoires dont on refusait l’usage à la résidente, sans autre utilité que de perdre du temps et de dégourdir les phalanges.Dans un rentrant, on installa un lit de sangle, qui fut recouvert d’une housse à fleurs déteintes. Un paravent dissimula une table de toilette et ses ustensiles, car la fille savante dont la conversationabordait résolument toutes les matières physiologiques, se montrait d’une farouche pudeur pour toutes les phases de l’habillement et les circonstances du lavage. Ce paravent était recouvert d’une étoffe à dessins voyants, géométriques et sans signification précise, dont le voisinage est redoutable en cas de fièvre, car le délire y découvre des profils terrifiants et des imaginations de hantise.Aux murs, le papier, d’ailleurs laid, manquait par endroits. Si ce local avait commencé par être une lingerie, il tournait au garde-meuble, pis encore, au fourre-tout, hospitalisant, de-ci de-là, le bric-à-brac hors d’usage. C’est dire que le décor en était affreux et disparate, composé de tout ce qu’on refuse de détruire, en songeant au prix que jadis coûta un objet dont il faudrait payer pour s’en défaire. Il y avait aussi dessouvenirs de professeurs sans talent, des ouvrages d’amis. C’est ainsi qu’on voyait un écureuil empaillé, voisiner avec un vieil astrolabe. Le rongeur perdait son poil, et la noisette que le naturaliste lui avait placée entre les dents ayant disparu, il maintenait sa mâchoire entr’ouverte sans motif plausible et affectait ainsi une ressemblance avec un cousin éloigné, qui faisait rire les espiègles.Peinte sur velours, une pêche au frottis ressemblait à un derrière de poupée. Des sépias chocolateuses auraient pu se voir attribuer à cet Alexandre de Brébian qui en était le héros, au dire de Balzac. Des daguerréotypes, dans des ovales de tissu fané, mais cerclé d’or, fatiguaient le regard, de leur aspect irisé, miroitant et indéchiffrable. C’étaient des parents oubliés, des morts inconnus, restés bouclés, sérieux et grimaçants,dans leurs vêtements surannés, pantalons écossais et robes à cages.L’Ethnographie réclamait ses droits; protégée par Édouard Charton, elle faisait tolérer, et même encadrer des nudités éléphantiasiques. La déformation est comme le latin, elle brave l’honnêteté; des mamelles démesurées ressemblent à des cache-nez ou à des calebasses. Totalement nue, une femme Mundurucu faisait pendant à une boule de poils, qui était un enfant Samoyède.Toutes les économiques horreurs que l’on rapporte de voyage à des femmes de chambre indulgentes, étaient venues échouer là. Il y avait des pétrifications de Sainte-Allyre, des sébilles russes, des sculptures suissesses, des coquilles normandes, des bois de Spa, des mosquées en moelle de sureau, des fruits en albâtre colorié; tout ce qui porte, sans le mériter,l’affreux nom de presse-papier, mais, en réalité, ne presse jamais rien que le cuir des bureaux et le tapis des tables.A travers ces objets incohérents, les trèfles à quatre feuilles du maroquin Viennois rencontraient les hirondelles en bois d’olivier de la mosaïque Niçoise. Il y avait des plombs sans ouvrages, des pelotes sans épingles, et dont l’une affectait la forme d’un petit cochon en peluche rose; il y avait des porte-cannes, sans cannes, des porte-pipes, sans pipes, des porte-montre, sans montres, des porte-bonheur, sans bonheur!... Des paniers, où s’inscrivait le motCrevettes, alternaient avec des couffins monégasques, sur lesquels on avait brodé:au revoir! Tout cela souhaitait de vieux bonjours et des adieux périmés, parlait de vacances passées et de plaisirs pris par d’autres. C’était Corozaïn et Bethsaïda que cetteSalle d’Études; elle ressemblait à ces couvertures bigarrées que les Religieuses composent en assemblant des losanges de chiffons inutilisables, et la malléable réceptivité des enfants semblait devoir s’y échantillonner d’un arlequin de sensations choquantes et heurtées, divergentes et pauvres.On admirait encore un groupe composé de racines noueuses, des bonshommes aux trognes égrillardes et tuméfiées, aux membres sarmenteux, et qui manœuvraient des bouffardes torses, des violons gauchis; sorte de collaboration en relief entre Töpffer et Rowlandson, issue des ateliers de la Nature.De plus graves tableautins succédaient à ces représentations, se juxtaposaient à ces ustensiles. Une carte, fixée au mur par deux bâtons transversaux, faisait miroiter sur sa toile cirée toutes lesmesures de capacité, depuis le centilitre jusqu’au stère. En pendant, on avait placé un objet hétéroclite, d’apparence utile, mais en réalité, rien autre que fort encombrant. C’était un cadre de forme oblongue, traversé, dans le sens de la longueur, par trois tringles de fer rouillé, sur lesquelles glissaient malaisément des billes colorées. L’appareil avait servi jadis pour marquer les points au billard, avant que ce meuble ait disparu de la maison, au bénéfice d’un patronage. Mais, à la dernière heure, on avait hésité devant l’abandon du cadre-marquoir, qui «pouvait servir», affirmait quelqu’un. L’on ne songe pas assez au rôle que joue une telle réflexion, dans l’encombrement des demeures.Enfin, dans un angle, menaçants et debout, comme les pirogues de la neige, hélas! absente, se dressaient les skis. Untemps, suspendus aux porte-manteaux du vestibule, leur énormité inutile, leur inemployable vélocité avaient impatienté la Comtesse, qui les fit monter dans la Salle d’Études.Cet ostracisme peina l’Étrangère, en même temps qu’il redoubla son héroïsme. L’exil des objets hausse leur noblesse, jusqu’à la rendre quasiment humaine. Miss Winter n’était-elle pas, elle aussi, une exilée?... Les palettes devinrent pour elle presque fraternelles.C’est égal, tout cela n’était pas agréable à voir en se réveillant, à cette minute initiale où, selon l’expression de Madame Valmore, on va «d’un jour encore essayer le fardeau».Comme on demandait à Mademoiselle si elle se trouverait bien dans ce décor, elle se dirigea, sans mot dire, vers le tableau noir qui se dressait sur un chevalet,puis, saisissant un bout de craie, elle traça ces vers de Verlaine:«Le Ciel est, par-dessus le toit,Si bleu, si calme...»Et, au-dessous, elle écrivit de mémoire, avec beaucoup de vivacité, la phrase musicale correspondante, dans la mélodie de Reynaldo Hahn.

XLVIIl serait interminable, inutile et fastidieux de continuer à décrire ici les phases d’une existence monotone, continuellement fouettée par les bizarreries d’une Institutrice, à la fois docile et rebelle, attendrissante et exaspérante, ingénue et braque, vertueuse, mais dévergondée d’imagination et goulue de textes. On en avait pris son parti, lui tenant compte de ses qualités, tolérant ses défauts.Le printemps était venu. L’an suivant seulement, les fillettes devaient s’approcher de la Sainte-Table. Mais elles assistèrent,dans l’église du village, aux cérémonies où leur place était marquée pour l’année d’après. Puis Monseigneur daigna venir donner la Confirmation et accepter une hospitalité de quelques jours au Château du Vert-Marais.Une difficulté se présenta. Depuis longtemps déjà le bâtiment subissait des réparations. Les travaux n’avançaient pas. Ce retard valait à la Gouvernante d’habiter une chambre «au-dessus de sa condition», la chambrette qu’on lui destinait n’étant pas encore disponible. La visite épiscopale modifia tout cela. Il fallut aviser. L’appartement occupé par l’Irlandaise devait être attribué au Grand Vicaire. On pria Miss Winter d’émigrer dans la salle d’études.Avec cette bonne grâce qui lui était naturelle, qu’on ne pouvait méconnaître et qui était faite de distinction native,de politesse innée, de délicatesse de cœur, d’innocence, de fierté, de bravoure, en même temps que de résignation, d’indifférence et peut-être de dédain, l’exilée consentit. Les malles furent transportées dans la chambre de travail, heureusement assez vaste, et qui occupait l’emplacement d’une ancienne lingerie. Elle était mansardée et prenait le jour par deux tabatières, qui perçaient irrégulièrement le plafond.Mademoiselle s’en consola en pensant qu’elle aurait du moins de bonnes armoires, pour soulager un peu de l’emprisonnement à l’étroit, beaucoup d’objets opprimés dans ses coffres. Elle dut renoncer à cette illusion. Il n’en était rien. On lui apprit que ces placards étaient affectés à la charpie de la Marquise Céline, qui en parfilait incessamment. Elle avait commencé de bonneheure et, sa vue baissant, une telle occupation, d’agréable qu’elle était, au début, lui devint nécessaire pour lutter contre un principe goutteux qui menaçait de l’ankylose ses doigts déformés. Aussi l’on se garda d’initier la brave Dame aux progrès de l’antiseptie, laquelle, depuis longtemps, interdit dans les pansements la dangereuse intervention des vieilles loques effrangées. L’excellente Céline, pieusement abusée, continua donc son petit ouvrage; et la charpie encombra les armoires dont on refusait l’usage à la résidente, sans autre utilité que de perdre du temps et de dégourdir les phalanges.Dans un rentrant, on installa un lit de sangle, qui fut recouvert d’une housse à fleurs déteintes. Un paravent dissimula une table de toilette et ses ustensiles, car la fille savante dont la conversationabordait résolument toutes les matières physiologiques, se montrait d’une farouche pudeur pour toutes les phases de l’habillement et les circonstances du lavage. Ce paravent était recouvert d’une étoffe à dessins voyants, géométriques et sans signification précise, dont le voisinage est redoutable en cas de fièvre, car le délire y découvre des profils terrifiants et des imaginations de hantise.Aux murs, le papier, d’ailleurs laid, manquait par endroits. Si ce local avait commencé par être une lingerie, il tournait au garde-meuble, pis encore, au fourre-tout, hospitalisant, de-ci de-là, le bric-à-brac hors d’usage. C’est dire que le décor en était affreux et disparate, composé de tout ce qu’on refuse de détruire, en songeant au prix que jadis coûta un objet dont il faudrait payer pour s’en défaire. Il y avait aussi dessouvenirs de professeurs sans talent, des ouvrages d’amis. C’est ainsi qu’on voyait un écureuil empaillé, voisiner avec un vieil astrolabe. Le rongeur perdait son poil, et la noisette que le naturaliste lui avait placée entre les dents ayant disparu, il maintenait sa mâchoire entr’ouverte sans motif plausible et affectait ainsi une ressemblance avec un cousin éloigné, qui faisait rire les espiègles.Peinte sur velours, une pêche au frottis ressemblait à un derrière de poupée. Des sépias chocolateuses auraient pu se voir attribuer à cet Alexandre de Brébian qui en était le héros, au dire de Balzac. Des daguerréotypes, dans des ovales de tissu fané, mais cerclé d’or, fatiguaient le regard, de leur aspect irisé, miroitant et indéchiffrable. C’étaient des parents oubliés, des morts inconnus, restés bouclés, sérieux et grimaçants,dans leurs vêtements surannés, pantalons écossais et robes à cages.L’Ethnographie réclamait ses droits; protégée par Édouard Charton, elle faisait tolérer, et même encadrer des nudités éléphantiasiques. La déformation est comme le latin, elle brave l’honnêteté; des mamelles démesurées ressemblent à des cache-nez ou à des calebasses. Totalement nue, une femme Mundurucu faisait pendant à une boule de poils, qui était un enfant Samoyède.Toutes les économiques horreurs que l’on rapporte de voyage à des femmes de chambre indulgentes, étaient venues échouer là. Il y avait des pétrifications de Sainte-Allyre, des sébilles russes, des sculptures suissesses, des coquilles normandes, des bois de Spa, des mosquées en moelle de sureau, des fruits en albâtre colorié; tout ce qui porte, sans le mériter,l’affreux nom de presse-papier, mais, en réalité, ne presse jamais rien que le cuir des bureaux et le tapis des tables.A travers ces objets incohérents, les trèfles à quatre feuilles du maroquin Viennois rencontraient les hirondelles en bois d’olivier de la mosaïque Niçoise. Il y avait des plombs sans ouvrages, des pelotes sans épingles, et dont l’une affectait la forme d’un petit cochon en peluche rose; il y avait des porte-cannes, sans cannes, des porte-pipes, sans pipes, des porte-montre, sans montres, des porte-bonheur, sans bonheur!... Des paniers, où s’inscrivait le motCrevettes, alternaient avec des couffins monégasques, sur lesquels on avait brodé:au revoir! Tout cela souhaitait de vieux bonjours et des adieux périmés, parlait de vacances passées et de plaisirs pris par d’autres. C’était Corozaïn et Bethsaïda que cetteSalle d’Études; elle ressemblait à ces couvertures bigarrées que les Religieuses composent en assemblant des losanges de chiffons inutilisables, et la malléable réceptivité des enfants semblait devoir s’y échantillonner d’un arlequin de sensations choquantes et heurtées, divergentes et pauvres.On admirait encore un groupe composé de racines noueuses, des bonshommes aux trognes égrillardes et tuméfiées, aux membres sarmenteux, et qui manœuvraient des bouffardes torses, des violons gauchis; sorte de collaboration en relief entre Töpffer et Rowlandson, issue des ateliers de la Nature.De plus graves tableautins succédaient à ces représentations, se juxtaposaient à ces ustensiles. Une carte, fixée au mur par deux bâtons transversaux, faisait miroiter sur sa toile cirée toutes lesmesures de capacité, depuis le centilitre jusqu’au stère. En pendant, on avait placé un objet hétéroclite, d’apparence utile, mais en réalité, rien autre que fort encombrant. C’était un cadre de forme oblongue, traversé, dans le sens de la longueur, par trois tringles de fer rouillé, sur lesquelles glissaient malaisément des billes colorées. L’appareil avait servi jadis pour marquer les points au billard, avant que ce meuble ait disparu de la maison, au bénéfice d’un patronage. Mais, à la dernière heure, on avait hésité devant l’abandon du cadre-marquoir, qui «pouvait servir», affirmait quelqu’un. L’on ne songe pas assez au rôle que joue une telle réflexion, dans l’encombrement des demeures.Enfin, dans un angle, menaçants et debout, comme les pirogues de la neige, hélas! absente, se dressaient les skis. Untemps, suspendus aux porte-manteaux du vestibule, leur énormité inutile, leur inemployable vélocité avaient impatienté la Comtesse, qui les fit monter dans la Salle d’Études.Cet ostracisme peina l’Étrangère, en même temps qu’il redoubla son héroïsme. L’exil des objets hausse leur noblesse, jusqu’à la rendre quasiment humaine. Miss Winter n’était-elle pas, elle aussi, une exilée?... Les palettes devinrent pour elle presque fraternelles.C’est égal, tout cela n’était pas agréable à voir en se réveillant, à cette minute initiale où, selon l’expression de Madame Valmore, on va «d’un jour encore essayer le fardeau».Comme on demandait à Mademoiselle si elle se trouverait bien dans ce décor, elle se dirigea, sans mot dire, vers le tableau noir qui se dressait sur un chevalet,puis, saisissant un bout de craie, elle traça ces vers de Verlaine:«Le Ciel est, par-dessus le toit,Si bleu, si calme...»Et, au-dessous, elle écrivit de mémoire, avec beaucoup de vivacité, la phrase musicale correspondante, dans la mélodie de Reynaldo Hahn.

Il serait interminable, inutile et fastidieux de continuer à décrire ici les phases d’une existence monotone, continuellement fouettée par les bizarreries d’une Institutrice, à la fois docile et rebelle, attendrissante et exaspérante, ingénue et braque, vertueuse, mais dévergondée d’imagination et goulue de textes. On en avait pris son parti, lui tenant compte de ses qualités, tolérant ses défauts.

Le printemps était venu. L’an suivant seulement, les fillettes devaient s’approcher de la Sainte-Table. Mais elles assistèrent,dans l’église du village, aux cérémonies où leur place était marquée pour l’année d’après. Puis Monseigneur daigna venir donner la Confirmation et accepter une hospitalité de quelques jours au Château du Vert-Marais.

Une difficulté se présenta. Depuis longtemps déjà le bâtiment subissait des réparations. Les travaux n’avançaient pas. Ce retard valait à la Gouvernante d’habiter une chambre «au-dessus de sa condition», la chambrette qu’on lui destinait n’étant pas encore disponible. La visite épiscopale modifia tout cela. Il fallut aviser. L’appartement occupé par l’Irlandaise devait être attribué au Grand Vicaire. On pria Miss Winter d’émigrer dans la salle d’études.

Avec cette bonne grâce qui lui était naturelle, qu’on ne pouvait méconnaître et qui était faite de distinction native,de politesse innée, de délicatesse de cœur, d’innocence, de fierté, de bravoure, en même temps que de résignation, d’indifférence et peut-être de dédain, l’exilée consentit. Les malles furent transportées dans la chambre de travail, heureusement assez vaste, et qui occupait l’emplacement d’une ancienne lingerie. Elle était mansardée et prenait le jour par deux tabatières, qui perçaient irrégulièrement le plafond.

Mademoiselle s’en consola en pensant qu’elle aurait du moins de bonnes armoires, pour soulager un peu de l’emprisonnement à l’étroit, beaucoup d’objets opprimés dans ses coffres. Elle dut renoncer à cette illusion. Il n’en était rien. On lui apprit que ces placards étaient affectés à la charpie de la Marquise Céline, qui en parfilait incessamment. Elle avait commencé de bonneheure et, sa vue baissant, une telle occupation, d’agréable qu’elle était, au début, lui devint nécessaire pour lutter contre un principe goutteux qui menaçait de l’ankylose ses doigts déformés. Aussi l’on se garda d’initier la brave Dame aux progrès de l’antiseptie, laquelle, depuis longtemps, interdit dans les pansements la dangereuse intervention des vieilles loques effrangées. L’excellente Céline, pieusement abusée, continua donc son petit ouvrage; et la charpie encombra les armoires dont on refusait l’usage à la résidente, sans autre utilité que de perdre du temps et de dégourdir les phalanges.

Dans un rentrant, on installa un lit de sangle, qui fut recouvert d’une housse à fleurs déteintes. Un paravent dissimula une table de toilette et ses ustensiles, car la fille savante dont la conversationabordait résolument toutes les matières physiologiques, se montrait d’une farouche pudeur pour toutes les phases de l’habillement et les circonstances du lavage. Ce paravent était recouvert d’une étoffe à dessins voyants, géométriques et sans signification précise, dont le voisinage est redoutable en cas de fièvre, car le délire y découvre des profils terrifiants et des imaginations de hantise.

Aux murs, le papier, d’ailleurs laid, manquait par endroits. Si ce local avait commencé par être une lingerie, il tournait au garde-meuble, pis encore, au fourre-tout, hospitalisant, de-ci de-là, le bric-à-brac hors d’usage. C’est dire que le décor en était affreux et disparate, composé de tout ce qu’on refuse de détruire, en songeant au prix que jadis coûta un objet dont il faudrait payer pour s’en défaire. Il y avait aussi dessouvenirs de professeurs sans talent, des ouvrages d’amis. C’est ainsi qu’on voyait un écureuil empaillé, voisiner avec un vieil astrolabe. Le rongeur perdait son poil, et la noisette que le naturaliste lui avait placée entre les dents ayant disparu, il maintenait sa mâchoire entr’ouverte sans motif plausible et affectait ainsi une ressemblance avec un cousin éloigné, qui faisait rire les espiègles.

Peinte sur velours, une pêche au frottis ressemblait à un derrière de poupée. Des sépias chocolateuses auraient pu se voir attribuer à cet Alexandre de Brébian qui en était le héros, au dire de Balzac. Des daguerréotypes, dans des ovales de tissu fané, mais cerclé d’or, fatiguaient le regard, de leur aspect irisé, miroitant et indéchiffrable. C’étaient des parents oubliés, des morts inconnus, restés bouclés, sérieux et grimaçants,dans leurs vêtements surannés, pantalons écossais et robes à cages.

L’Ethnographie réclamait ses droits; protégée par Édouard Charton, elle faisait tolérer, et même encadrer des nudités éléphantiasiques. La déformation est comme le latin, elle brave l’honnêteté; des mamelles démesurées ressemblent à des cache-nez ou à des calebasses. Totalement nue, une femme Mundurucu faisait pendant à une boule de poils, qui était un enfant Samoyède.

Toutes les économiques horreurs que l’on rapporte de voyage à des femmes de chambre indulgentes, étaient venues échouer là. Il y avait des pétrifications de Sainte-Allyre, des sébilles russes, des sculptures suissesses, des coquilles normandes, des bois de Spa, des mosquées en moelle de sureau, des fruits en albâtre colorié; tout ce qui porte, sans le mériter,l’affreux nom de presse-papier, mais, en réalité, ne presse jamais rien que le cuir des bureaux et le tapis des tables.

A travers ces objets incohérents, les trèfles à quatre feuilles du maroquin Viennois rencontraient les hirondelles en bois d’olivier de la mosaïque Niçoise. Il y avait des plombs sans ouvrages, des pelotes sans épingles, et dont l’une affectait la forme d’un petit cochon en peluche rose; il y avait des porte-cannes, sans cannes, des porte-pipes, sans pipes, des porte-montre, sans montres, des porte-bonheur, sans bonheur!... Des paniers, où s’inscrivait le motCrevettes, alternaient avec des couffins monégasques, sur lesquels on avait brodé:au revoir! Tout cela souhaitait de vieux bonjours et des adieux périmés, parlait de vacances passées et de plaisirs pris par d’autres. C’était Corozaïn et Bethsaïda que cetteSalle d’Études; elle ressemblait à ces couvertures bigarrées que les Religieuses composent en assemblant des losanges de chiffons inutilisables, et la malléable réceptivité des enfants semblait devoir s’y échantillonner d’un arlequin de sensations choquantes et heurtées, divergentes et pauvres.

On admirait encore un groupe composé de racines noueuses, des bonshommes aux trognes égrillardes et tuméfiées, aux membres sarmenteux, et qui manœuvraient des bouffardes torses, des violons gauchis; sorte de collaboration en relief entre Töpffer et Rowlandson, issue des ateliers de la Nature.

De plus graves tableautins succédaient à ces représentations, se juxtaposaient à ces ustensiles. Une carte, fixée au mur par deux bâtons transversaux, faisait miroiter sur sa toile cirée toutes lesmesures de capacité, depuis le centilitre jusqu’au stère. En pendant, on avait placé un objet hétéroclite, d’apparence utile, mais en réalité, rien autre que fort encombrant. C’était un cadre de forme oblongue, traversé, dans le sens de la longueur, par trois tringles de fer rouillé, sur lesquelles glissaient malaisément des billes colorées. L’appareil avait servi jadis pour marquer les points au billard, avant que ce meuble ait disparu de la maison, au bénéfice d’un patronage. Mais, à la dernière heure, on avait hésité devant l’abandon du cadre-marquoir, qui «pouvait servir», affirmait quelqu’un. L’on ne songe pas assez au rôle que joue une telle réflexion, dans l’encombrement des demeures.

Enfin, dans un angle, menaçants et debout, comme les pirogues de la neige, hélas! absente, se dressaient les skis. Untemps, suspendus aux porte-manteaux du vestibule, leur énormité inutile, leur inemployable vélocité avaient impatienté la Comtesse, qui les fit monter dans la Salle d’Études.

Cet ostracisme peina l’Étrangère, en même temps qu’il redoubla son héroïsme. L’exil des objets hausse leur noblesse, jusqu’à la rendre quasiment humaine. Miss Winter n’était-elle pas, elle aussi, une exilée?... Les palettes devinrent pour elle presque fraternelles.

C’est égal, tout cela n’était pas agréable à voir en se réveillant, à cette minute initiale où, selon l’expression de Madame Valmore, on va «d’un jour encore essayer le fardeau».

Comme on demandait à Mademoiselle si elle se trouverait bien dans ce décor, elle se dirigea, sans mot dire, vers le tableau noir qui se dressait sur un chevalet,puis, saisissant un bout de craie, elle traça ces vers de Verlaine:

«Le Ciel est, par-dessus le toit,

Si bleu, si calme...»

Et, au-dessous, elle écrivit de mémoire, avec beaucoup de vivacité, la phrase musicale correspondante, dans la mélodie de Reynaldo Hahn.


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