XXComment un tel état de choses pouvait-il se poursuivre? Plus aisément qu’on ne croit. Hermant en donne une raison, avec sa cinglante ironie. «La confiance—dit-il—est une manière d’être essentiellement aristocratique. Les personnes intelligentes sont plutôt enclines à se méfier.» C’est vrai. En outre, il n’est pas certain que le goût du souffre-douleur soit absent du plaisir de vivre. Chez quelques-uns, la soif de manifester leur autorité, par la répression, et leur supériorité, par la suppression, leur fait trouver, dans la présence de l’opprimé,une jouissance quelque peu sadique.Mademoiselle la fournissait à la Comtesse, qui en usait, et en abusait, sans savoir autant de gré qu’il eût fallu, à celle qui peuplait sa solitude, distrayait son hivernage et faisait ressortir son infaillibilité.Une secrète envie se mêlait à ces ressorts. Henriette jouissait d’une extraordinaire incapacité de lecture. Elle avait luServitude et Grandeur militairesd’Alfred de Vigny et, on ne sait pourquoi,Le Moulin Silencieux, de Sudermann. Enfin, un voyage en Suisse et des rencontres de table d’hôte lui avaient mis aux mainsLa Montagne, de Michelet, dont elle citait volontiers l’appel au secours des arbres verts, qu’elle nommait «le couplet de l’arolle».On voit qu’elle ne choisissait pas mal, mais elle choisissait peu. En effet, làs’arrêtait sa culture qui rendait difficile la citation. Henriette le supportait avec peine.Colléepar l’Irlandaise, sur le propos de Mallarmé, d’Olympio et de Madame Guyon, elle sentait la menacer le déluge des guillemets et le démon de l’épigraphe. Elle en prenait difficilement son parti, peut-être, au fond, admirative, mais sans l’admettre, ni même se l’avouer. Aussi, et sans doute dans l’espoir d’endiguer ainsi le torrent des textes, croyait-elle devoir faire expier d’abord à cette fille savante les affronts que celle-ci lui préparait sur le terrain de la littérature.La dureté habituelle du visage d’Henriette, que renforçait la disgrâce de ses mouvements, s’en était accrue. Et l’on ne saurait mieux dire, pour résumer ce qu’il y avait d’illogique dans leprocessusde ses traits, qu’en alléguant qu’ils faisaient s’insurger un bec d’aigle domestiquedans une tête de poule coriace. Ajoutez-y quelque chose de garçonnier, de brusque et de commun qui désobligeait, même sans le vouloir, avec d’affreuses locutions telles que celle-ci: «C’est tapé!» quand on lui citait une parole héroïque.Un jour qu’on parlait de la chère et de certaine préférence accordée par la Marquise, en matière de nourriture, à la langue et au rognon, sur l’entrecôte et le bifteck, Henriette conclut: «Maman n’aime que la fausse viande.» Mademoiselle partit d’un éclat de rire strident, qui ne fut jamais expliqué, jamais pardonné, d’autant plus qu’elle y ajouta de rappeler que le rognon n’était autre que «le filtre de l’urine». Le croira-t-on, elle l’apprit ainsi à quelques-uns, pour ne pas dire à tous! Personne ne lui sut gré de cette leçon. Le mets,qui, jusqu’à ce jour, avait été honoré de la faveur de tous ces appétits, se vit dédaigné, puis délaissé. Enfin, il disparut des menus.
XXComment un tel état de choses pouvait-il se poursuivre? Plus aisément qu’on ne croit. Hermant en donne une raison, avec sa cinglante ironie. «La confiance—dit-il—est une manière d’être essentiellement aristocratique. Les personnes intelligentes sont plutôt enclines à se méfier.» C’est vrai. En outre, il n’est pas certain que le goût du souffre-douleur soit absent du plaisir de vivre. Chez quelques-uns, la soif de manifester leur autorité, par la répression, et leur supériorité, par la suppression, leur fait trouver, dans la présence de l’opprimé,une jouissance quelque peu sadique.Mademoiselle la fournissait à la Comtesse, qui en usait, et en abusait, sans savoir autant de gré qu’il eût fallu, à celle qui peuplait sa solitude, distrayait son hivernage et faisait ressortir son infaillibilité.Une secrète envie se mêlait à ces ressorts. Henriette jouissait d’une extraordinaire incapacité de lecture. Elle avait luServitude et Grandeur militairesd’Alfred de Vigny et, on ne sait pourquoi,Le Moulin Silencieux, de Sudermann. Enfin, un voyage en Suisse et des rencontres de table d’hôte lui avaient mis aux mainsLa Montagne, de Michelet, dont elle citait volontiers l’appel au secours des arbres verts, qu’elle nommait «le couplet de l’arolle».On voit qu’elle ne choisissait pas mal, mais elle choisissait peu. En effet, làs’arrêtait sa culture qui rendait difficile la citation. Henriette le supportait avec peine.Colléepar l’Irlandaise, sur le propos de Mallarmé, d’Olympio et de Madame Guyon, elle sentait la menacer le déluge des guillemets et le démon de l’épigraphe. Elle en prenait difficilement son parti, peut-être, au fond, admirative, mais sans l’admettre, ni même se l’avouer. Aussi, et sans doute dans l’espoir d’endiguer ainsi le torrent des textes, croyait-elle devoir faire expier d’abord à cette fille savante les affronts que celle-ci lui préparait sur le terrain de la littérature.La dureté habituelle du visage d’Henriette, que renforçait la disgrâce de ses mouvements, s’en était accrue. Et l’on ne saurait mieux dire, pour résumer ce qu’il y avait d’illogique dans leprocessusde ses traits, qu’en alléguant qu’ils faisaient s’insurger un bec d’aigle domestiquedans une tête de poule coriace. Ajoutez-y quelque chose de garçonnier, de brusque et de commun qui désobligeait, même sans le vouloir, avec d’affreuses locutions telles que celle-ci: «C’est tapé!» quand on lui citait une parole héroïque.Un jour qu’on parlait de la chère et de certaine préférence accordée par la Marquise, en matière de nourriture, à la langue et au rognon, sur l’entrecôte et le bifteck, Henriette conclut: «Maman n’aime que la fausse viande.» Mademoiselle partit d’un éclat de rire strident, qui ne fut jamais expliqué, jamais pardonné, d’autant plus qu’elle y ajouta de rappeler que le rognon n’était autre que «le filtre de l’urine». Le croira-t-on, elle l’apprit ainsi à quelques-uns, pour ne pas dire à tous! Personne ne lui sut gré de cette leçon. Le mets,qui, jusqu’à ce jour, avait été honoré de la faveur de tous ces appétits, se vit dédaigné, puis délaissé. Enfin, il disparut des menus.
Comment un tel état de choses pouvait-il se poursuivre? Plus aisément qu’on ne croit. Hermant en donne une raison, avec sa cinglante ironie. «La confiance—dit-il—est une manière d’être essentiellement aristocratique. Les personnes intelligentes sont plutôt enclines à se méfier.» C’est vrai. En outre, il n’est pas certain que le goût du souffre-douleur soit absent du plaisir de vivre. Chez quelques-uns, la soif de manifester leur autorité, par la répression, et leur supériorité, par la suppression, leur fait trouver, dans la présence de l’opprimé,une jouissance quelque peu sadique.
Mademoiselle la fournissait à la Comtesse, qui en usait, et en abusait, sans savoir autant de gré qu’il eût fallu, à celle qui peuplait sa solitude, distrayait son hivernage et faisait ressortir son infaillibilité.
Une secrète envie se mêlait à ces ressorts. Henriette jouissait d’une extraordinaire incapacité de lecture. Elle avait luServitude et Grandeur militairesd’Alfred de Vigny et, on ne sait pourquoi,Le Moulin Silencieux, de Sudermann. Enfin, un voyage en Suisse et des rencontres de table d’hôte lui avaient mis aux mainsLa Montagne, de Michelet, dont elle citait volontiers l’appel au secours des arbres verts, qu’elle nommait «le couplet de l’arolle».
On voit qu’elle ne choisissait pas mal, mais elle choisissait peu. En effet, làs’arrêtait sa culture qui rendait difficile la citation. Henriette le supportait avec peine.Colléepar l’Irlandaise, sur le propos de Mallarmé, d’Olympio et de Madame Guyon, elle sentait la menacer le déluge des guillemets et le démon de l’épigraphe. Elle en prenait difficilement son parti, peut-être, au fond, admirative, mais sans l’admettre, ni même se l’avouer. Aussi, et sans doute dans l’espoir d’endiguer ainsi le torrent des textes, croyait-elle devoir faire expier d’abord à cette fille savante les affronts que celle-ci lui préparait sur le terrain de la littérature.
La dureté habituelle du visage d’Henriette, que renforçait la disgrâce de ses mouvements, s’en était accrue. Et l’on ne saurait mieux dire, pour résumer ce qu’il y avait d’illogique dans leprocessusde ses traits, qu’en alléguant qu’ils faisaient s’insurger un bec d’aigle domestiquedans une tête de poule coriace. Ajoutez-y quelque chose de garçonnier, de brusque et de commun qui désobligeait, même sans le vouloir, avec d’affreuses locutions telles que celle-ci: «C’est tapé!» quand on lui citait une parole héroïque.
Un jour qu’on parlait de la chère et de certaine préférence accordée par la Marquise, en matière de nourriture, à la langue et au rognon, sur l’entrecôte et le bifteck, Henriette conclut: «Maman n’aime que la fausse viande.» Mademoiselle partit d’un éclat de rire strident, qui ne fut jamais expliqué, jamais pardonné, d’autant plus qu’elle y ajouta de rappeler que le rognon n’était autre que «le filtre de l’urine». Le croira-t-on, elle l’apprit ainsi à quelques-uns, pour ne pas dire à tous! Personne ne lui sut gré de cette leçon. Le mets,qui, jusqu’à ce jour, avait été honoré de la faveur de tous ces appétits, se vit dédaigné, puis délaissé. Enfin, il disparut des menus.