« Il me faut une épée, » avait dit Sieyès quelques mois plus tôt. L’homme aux sentences se défendait d’avoir dit, après le 18 brumaire : « Messieurs, nous avons un maître ; ce jeune homme sait tout, peut tout et veut tout. » Mais, ce qui revenait à peu près au même, Sieyès avait répondu à Bonaparte, qui lui offrait d’être deuxième consul : « Je ne veux pas être votre aide de camp. » Il sera comte de l’Empire.
Sieyès avait été l’instrument de toute cette affaire, et, à la vérité, le principal instrument. Rien n’eût été possible sans lui. Le 18 brumaire reste le type du coup d’État organisé de l’intérieur. D’ailleurs imparfaitement organisé. « Jamais coup d’État plus mal conçu ne fut plus mal conduit. » Coup d’État d’idéologues, servi par un général très jeune, novice en politique et passablement intrigant.
Et pourtant, cette opération césarienne restait dans le fil des traditions révolutionnaires. Si elle avait échoué, ce qui ne fut pas loin d’advenir, il se fût probablement produit ce que les conjurés cherchaient à éviter par-dessus tout, ce qui était reculé jusqu’en 1814 : une restauration de la monarchie. La logique de la situation voulait ou bien un dictateur pour continuer la Révolution, ou bien les Bourbons pour la finir. Le coup d’État une fois accompli, il n’y avait plus, pour ses promoteurs parlementaires, de place qu’en sous-ordre. Sieyès lui-même se résigna tout de suite aux coups de hache que Bonaparte donna dans sa Constitution.
Le lendemain de la journée de Saint-Cloud, la France entière se trouva consentante. Il ne devait plus y avoir d’adversaires et d’opposants sérieux que les royalistes intransigeants. C’était donc bien la France de la Révolution qui donnait à Bonaparte le pouvoir personnel. Thiers a dit pourquoi. Il l’a dit, sans doute, avec une emphase d’assez mauvais goût, mais avec assez de vérité pour que sa conclusion doive servir à tout récit de cet événement fameux :
Le 18 et le 19 brumaire, dit Thiers, étaient donc nécessaires. On pourrait seulement dire que le 20 fut condamnable et que le héros abusa du service qu’il venait de rendre. Mais on répondra qu’il venait achever une tâche mystérieuse, qu’il tenait, sans s’en douter, de la destinée et qu’il accomplissait sans le vouloir. Ce n’était pas la liberté qu’il venait fonder, car elle ne pouvait pas exister encore ; il venait, sous les formes monarchiques,continuer la révolution dans le monde; il venait la continuer en se plaçant, lui, plébéien, sur un trône ; en conduisant le pontife à Paris pour verser l’huile sacrée sur un front plébéien ; en créant une aristocratie avec des plébéiens, en obligeant les vieilles aristocraties à s’associer à son aristocratie plébéienne ; en faisant des rois avec des plébéiens ; en recevant dans son lit la fille des Césars et en mêlant un sang plébéien à l’un des sangs les plus vieux de l’Europe ; en mêlant enfin tous les peuples, en répandant les lois françaises en Allemagne, en Italie, en Espagne ; en donnant des démentis à tant de prestiges, en ébranlant, en confondant tant de choses.
Le 18 et le 19 brumaire, dit Thiers, étaient donc nécessaires. On pourrait seulement dire que le 20 fut condamnable et que le héros abusa du service qu’il venait de rendre. Mais on répondra qu’il venait achever une tâche mystérieuse, qu’il tenait, sans s’en douter, de la destinée et qu’il accomplissait sans le vouloir. Ce n’était pas la liberté qu’il venait fonder, car elle ne pouvait pas exister encore ; il venait, sous les formes monarchiques,continuer la révolution dans le monde; il venait la continuer en se plaçant, lui, plébéien, sur un trône ; en conduisant le pontife à Paris pour verser l’huile sacrée sur un front plébéien ; en créant une aristocratie avec des plébéiens, en obligeant les vieilles aristocraties à s’associer à son aristocratie plébéienne ; en faisant des rois avec des plébéiens ; en recevant dans son lit la fille des Césars et en mêlant un sang plébéien à l’un des sangs les plus vieux de l’Europe ; en mêlant enfin tous les peuples, en répandant les lois françaises en Allemagne, en Italie, en Espagne ; en donnant des démentis à tant de prestiges, en ébranlant, en confondant tant de choses.
Faites abstraction de la redondance, tout cela est vrai. Le citoyen Bonaparte, premier consul, puis consul à vie, puis empereur, venait continuer la Révolution. Il venait aussi continuer la guerre révolutionnaire, la guerre pour les frontières naturelles, qui ne finira qu’à Waterloo. Si le 18 brumaire a trompé et dupé quelqu’un, c’est l’homme dans la rue qui voulait l’ordre mais qui criait aussi : « Vive la paix ! » Le coup d’État a été fait contre les « patriotes » jacobins, mais il les a presque tous ralliés ensuite parce qu’il devait anéantir la « faction des anciennes limites, » le parti des conservateurs et des « monarchiens. »
De l’ouverture des États Généraux au 18 brumaire, il y a dix ans et demi. Il y en a quinze du 18 brumaire à la première abdication. Tout cela est d’un seul tenant, dans un espace de temps relativement court. Et les contemporains savaient très bien dans quelles conditions Bonaparte avait pris le pouvoir. Ils savaient que la journée de Saint-Cloud, dont l’issue, jusqu’au dernier moment, était restée douteuse, n’avait été qu’une journée révolutionnaire comme une autre. L’impression dura. Il y eut des témoins et des acteurs de ces événements pour en retenir la moralité. Si la campagne de Marengo avait mal tourné, des remplaçants étaient prêts. Quand survinrent les revers d’Espagne, les premiers de l’Empire, quelques-uns des bénéficiaires du régime se demandèrent si ce n’était pas le moment de « réaliser. » Le général Malet lui-même, dans sa conspiration avortée, se souviendra des origines de l’Empire napoléonien. Enfin, le 31 mars 1814, le Sénat qui proclamera la déchéance de l’empereur sera le résidu des Conseils de 1799, eux-mêmes issus de la Convention. « On vit alors, dit Albert Sorel, les hommes qui l’avaient élevé en brumaire le renverser du pouvoir par les mêmes moyens, et, en quelque sorte, par une répétition des mêmes scènes. Parmi les maréchaux qui lui arrachèrent son abdication à Fontainebleau, on aurait reconnu des figurants de son escorte de Saint-Cloud. » De même Talleyrand et Fouché seront encore là, avec leurs procédés, leurs intrigues invariables. Ils seront là, cette fois, pour le renverser. La fragilité de l’Empire était dans les incertitudes du 18 brumaire.