... Le jour fixé par la petite princesse pour lâcher dans la campagne les oiseaux chanteurs était arrivé.
Nous étions cinq personnes qui devions procéder à cette importante opération, et, une voiture partie de chez la reine nous ayant déposés à l'entrée des sentiers de Fataoua, nous nous enfonçâmes sous bois.
La petite Pomaré qu'on nous avait confiée marchait tout doucement entre Rarahu et moi qui, tous deux, lui donnions la main; deux suivantes venaient par derrière, portant sur un bâton la cage et ses précieux habitants.
Ce fut dans un recoin délicieux du bois de Fataoua, loin de toute habitation humaine, que l'enfant désira s'arrêter.
C'était le soir; le soleil déjà très bas ne pénétrait plus guère sous l'épais couvert de la forêt; au-dessus de toute cette végétation, il y avait encore les grands mornes qui jetaient sur nous leurs ombres. Une lumière bleuâtre, qui descendait d'en haut comme dans les caves, tombait à terre sur un tapis de fougères fines et exquises; sous les grands arbres s'étalaient des citronniers tout blancs de fleurs. -- On entendait de loin dans l'air humide le bruit de la grande cascade; -- autrement, c'était toujours ce silence des bois de la Polynésie, -- sombre pays enchanté, auquel il semble qu'il manque la vie.
La petite-fille de Pomaré, grave et sérieuse, ouvrit elle-même la porte aux oiseaux, -- et puis nous nous retirâmes tous pour ne point troubler ce départ.
Mais les petites bêtes avaient l'air peu disposées à prendre la volée. Celle qui la première passa la tête à la porte, -- une grosse linotte sans queue, -- parut examiner attentivement les lieux, et puis elle rentra, effrayée de ce silence et de cet air solennel, -- pour dire aux autres sans doute: "Vous vous trouverez mal dans ce pays; le Créateur n'y avait point mis d'oiseaux; ces ombrages ne sont pas faits pour nous."
Il fallut les prendre tous à la main pour les décider à sortir, et quand toute la bande fut dehors, sautillant de branche en branche d'un air inquiet, -- nous retournâmes sur nos pas.
Il faisait déjà presque nuit. Nous les entendîmes derrière nous jusqu'au moment où nous fûmes hors des grands bois...
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...Je ne puis exprimer l'effet étrange que me produisait Rarahu lorsqu'elle me parlait anglais. Elle avait conscience de cette impression, et n'employait ce langage que lorsqu'elle était sûre de ce qu'elle allait dire, et désirait que j'en fusse particulièrement frappé. Sa voix avait alors une douceur indéfinissable, un bizarre charme de pénétration et de tristesse; il y avait des mots, des phrases qu'elle prononçait bien; -- et alors il semblait que ce fût une jeune fille de ma race et de mon sang; il semblait que tout à coup cela nous rapprochât l'un de l'autre, d'une manière mystérieuse et inattendue...
Elle voyait maintenant qu'il ne fallait plus songer à me garder auprès d'elle, que ce projet d'autrefois était abandonné comme un rêve d'enfant, que tout cela était bien impossible et bien fini pour jamais. Nos jours étaient comptés. -- Tout au plus parlais-je de revenir, et encore, elle n'y croyait pas. En mon absence, je ne sais ce qu'avait fait la pauvre petite; on ne lui avait pas connu d'amants européens, c'était tout ce que j'avais désiré apprendre. -- J'avais conservé au moins sur son imagination une sorte de prestige que la séparation ne m'avait pas enlevé, et qu'aucun autre que moi n'avait pu avoir; à mon retour, tout l'amour que peut donner une petite fille passionnée de seize ans, elle me l'avait prodigué sans mesure, -- et pourtant, je le voyais bien, en même temps que nos derniers jours s'envolaient, Rarahu s'éloignait de moi; elle souriait toujours de son même sourire tranquille, mais je sentais que son coeur se remplissait d'amertume, de désenchantement, de sourde irritation, et de toutes les passions effrénées des enfants sauvages.
Je l'aimais bien, mon Dieu, pourtant!
Quelle angoisse de la quitter, et de la quitter perdue...
-- Oh! ma chère petite amie, lui disais-je, ô ma bien-aimée, tu seras sage, après mon départ. Et moi, je reviendrai si Dieu le permet. Tu crois en Dieu, toi aussi; prie, au moins, -- et nous nous reverrons encore dans l'éternité.
"Pars, toi aussi, lui disais-je à genoux; va, loin de cette ville de Papeete; va vivre avec Tiahoui, ta petite amie, dans un district éloigné où ne viennent pas les Européens; -- tu te marieras comme elle, tu auras une famille comme les femmes chrétiennes; avec de petits enfants qui t'appartiendront et que tu garderas près de toi, tu seras heureuse...
Alors et toujours, ce même incompréhensible sourire paraissait sur ses lèvres; -- elle baissait la tête et ne répondait plus. -- Et je comprenais bien qu'après mon départ elle serait une des petites filles les plus folles, et les plus perdues de Papeete.
Quelle angoisse c'était, mon Dieu, quand, silencieuse et distraite, -- à tout ce que je trouvais de suppliant et de passionné à lui dire, -- elle souriait de son même sourire de sombre insouciance, de doute et d'ironie...
Y a-t-il une souffrance comparable à celle-là : aimer, et sentir qu'on ne vous écoute plus? -- que ce coeur qui vous appartenait se ferme, quoi que vous fassiez? -- que le côté sombre et inexplicable de sa nature reprend sur lui sa force et ses droits?...
Et pourtant on aime de toute son âme cette âme qui vous échappe. Et puis, la mort est là qui attend; elle va prendre bientôt ce corps adoré, qui est la chair de votre chair. La mort sans résurrection, sans espoir, -- puisque celle-là même qui va mourir ne croit plus à rien de ce qui sauve et fait revivre...
Si cette âme était tout à fait mauvaise et perdue, on en ferait le sacrifice comme d'une chose impure... Mais, sentir qu'elle souffre, savoir qu'elle a été douce, aimante, et pure!... -- C'est comme un voile de ténèbres qui l'enveloppe, -- une mort anticipée qui l'étreint et qui la glace. Peut-être ne serait-il pas impossible de la sauver encore, -- mais il faut partir, s'en aller pour toujours, -- et le temps passe et on ne peut rien!...
Alors ce sont des transports d'amour, d'amour et de larmes; -- on veut s'enivrer à la dernière heure de tout ce qui va vous être enlevé sans retour, -- et prendre encore, avant la fin qui va venir, tout ce qu'on peut arracher à la vie de joies délirantes et de sensations fiévreuses...
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...Nous cheminions, Rarahu et moi, en nous donnant la main, sur la route d'Apiré. C'était l'avant-veille du départ.
Il faisait une accablante chaleur d'orage. -- L'air était chargé de senteurs de goyaves mûres; toutes les plantes étaient énervées. De jeunes cocotiers d'un jaune d'or dessinaient leurs palmes immobiles sur un ciel noir et plombé; le morne de Fataoua montrait dans les nuages ses cornes et ses dents; ces montagnes de basalte semblaient peser lourdes et chaudes sur nos têtes, et oppresser nos pensées comme nos sens.
Deux femmes, qui paraissaient nous attendre au bord du chemin, se levèrent à notre approche et s'avancèrent vers nous.
L'une qui était vieille, cassée, tatouée entraînait par la main l'autre, qui était encore belle et jeune; -- c'était Hapoto, et sa fille Taïmaha.
-- Loti, dit humblement la vieille femme, pardonne à Taïmaha...
Taïmaha souriait de son éternel sourire en baissant les yeux comme un enfant pris en faute, mais qui n'a pas conscience du mal qu'il a fait et n'en éprouve aucun remords.
-- Loti, dit Rarahu en anglais, Loti, pardonne-lui!
Je pardonnai à cette femme, et prit sa main qu'elle me tendait. -- Il ne nous est pas possible, à nous qui sommes nés sur l'autre face du monde, de juger ou seulement de comprendre ces natures incomplètes, si différentes des nôtres, chez qui le fond demeure mystérieux et sauvage, et où l'on trouve pourtant, à certaines heures, tant de charme d'amour, et d'exquise sensibilité.
Taïmaha avait à me remettre un objet bien précieux, -- une relique d'autrefois, -- le pareo de Rouéri que, sur sa demande, je lui avais confié.
Elle l'avait blanchi et réparé avec un soin extrême. Elle parut émue cependant, et une larme trembla dans ses yeux quand elle me remit ce souvenir -- qui allait retourner avec moi là -bas, à Brightbury d'où je l'avais emporté.
Dans une dernière visite que je fis à Pomaré, je lui recommandai Rarahu.
-- ... Et quand même, Loti, dit-elle, maintenant, qu'en ferais-tu?...
-- Je reviendrai, répondis-je en hésitant.
-- Loti!... ton frère aussi devait revenir!... Vous dites tous cela, continua-t-elle lentement, comme repassant ses propres souvenirs. -- Quand vous quittez mon pays, vous dites tous cela. -- Mais la terre britannique (te funua piritania) est loin de la Polynésie; de tous ceux que j'ai vus partir, il en est bien peu qui soient revenus...
"En tout cas, embrasse celle-ci, dit-elle en montrant sa petite-fille. -- Car celle-ci, tu ne la retrouveras plus...
Le soir, Rarahu et moi, nous étions assis sous la véranda de notre case; on entendait partout dans l'herbe les bruits de cigales des soirs d'été. -- Les branches non émondées des orangers et des hibiscus donnaient à notre demeure un air d'abandon et de ruine; nous étions à moitié cachés sous leurs masses capricieuses et touffues.
-- Rarahu, disais-je, ne veux-tu plus croire au Dieu de ton enfance, qu'autrefois tu savais prier avec amour?
-- Quand l'homme est mort, répondit lentement Rarahu, et enfoui sous la terre, quelqu'un pourrait-il l'en faire sortir?
-- Pourtant, dis-je encore, en me rattachant à certaines croyances sombres qu'elle n'avait pas perdues, -- pourtant tu as peur des fantômes; tu sais bien qu'à cette heure même, autour de nous, dans ces arbres, peut-être il y en a...
-- Ah! oui, dit-elle avec un frisson, -- après, il y a peut-être le Toupapahou; après la mort, il y a le fantôme qui, quelque temps, paraît encore, et rôde incertain dans les bois; -- mais je pense que le Toupapahou s'éteint aussi, quand, à la longue, il n'a plus de forme sous la terre, -- et qu'alors c'est la fin...
Je n'oublierai jamais cette voix fraîche d'enfant, prononçant dans sa langue douce et singulière d'aussi sombres choses...
C'était le dernier jour...
Le soleil d'Océanie s'était levé aussi radieux qu'à l'ordinaire sur "Tahiti la délicieuse"; -- ce que souffrent dans leur coeur les hommes qui passent et disparaissent n'a rien de commun avec l'éternelle nature, et n'entrave jamais ses fêtes inconscientes.
Depuis le matin nous étions debout tous deux, et bien empressés. -- Les préparatifs du départ apportent souvent une diversion heureuse à la tristesse de ceux qui vont se quitter, -- et ce cas était le nôtre...
Il nous fallait emballer le produit de toutes nos pêches, de toutes nos expéditions sur les récifs; tous nos coquillages, tous nos madrépores rares, qui, en mon absence, avaient séché sur l'herbe du jardin, et ressemblaient maintenant à de grands lichens fins et compliqués plus blancs que de la neige.
Rarahu déployait une activité extrême, et faisait beaucoup d'ouvrage, ce qui n'est point habituel aux femmes tahitiennes; tout ce mouvement trompait sa douleur. -- Je sentais bien que son coeur se déchirait en me voyant partir; je la retrouvais elle-même, et je reprenais un peu de confiance et d'espoir...
Nous avions à emballer une quantité d'objets, -- une foule de choses qui eussent fait sourire beaucoup de gens: des branches des goyaviers d'Apiré, des branches des arbres de notre jardin, des morceaux de l'écorce des grands cocotiers qui ombrageaient notre case...
Plusieurs couronnes fanées de Rarahu, -- toutes celles des derniers jours, -- faisaient aussi partie de mon bagage, -- avec des gerbes de fougères, et des gerbes de fleurs. Rarahu y ajoutait encore des touffes de reva-reva, renfermées dans des boîtes de bois odorant, et de délicates couronnes en paille de peïa, qu'elle avait fait tresser pour moi.
Et tout cela emplissait des caisses en quantité, tout cela constituait un train de départ énorme...
Vers deux heures nous eûmes terminé ces grands préparatifs. Rarahu mit sa plus belle tapa de mousseline blanche, plaça des gardénias dans ses cheveux dénoués, -- et nous sortîmes de chez nous.
Je voulais avant de partir revoir une dernière fois Faaa, les grands cocotiers et les grandes plages de corail; je voulais jeter un coup d'oeil dernier sur tous ces paysages tahitiens; je voulais revoir Apiré, et me baigner encore avec ma petite amie dans le ruisseau de Fataoua; je désirais dire adieu à une foule d'amis indigènes; je voulais voir tout et tout le monde, je ne pouvais prendre mon parti de tout quitter... Et l'heure passait, et nous ne savions plus auquel courir...
Ceux-là seuls qui ont dû abandonner pour toujours des lieux et des êtres chéris peuvent comprendre cette agitation du départ, et cette tristesse inquiète, qui oppresse comme une souffrance physique...
Il était déjà tard quand nous arrivâmes à Apiré, au ruisseau de Fataoua.
Mais tout était encore là comme dans le bon vieux temps; au bord de l'eau, la société était nombreuse et choisie; il y avait toujours Tétouara la négresse, qui trônait au milieu de sa cour, et une foule de jeunes femmes qui plongeaient et nageaient comme des poissons, avec la plus insouciante gaîté du monde.
Nous passâmes tous deux, nous donnant la main comme autrefois, et disant doucement bonjour de droite et de gauche à tous ces visages connus et amis. A notre approche les éclats de rire avaient cessé; la petite figure douce et profondément sérieuse de Rarahu, sa robe blanche traînante comme celle d'une mariée, son regard triste avaient imposé le silence...
Les Tahitiens comprennent tous les sentiments du coeur et respectent la douleur. On savait que Rarahu était lapetite femme de Loti; on savait que le sentiment qui nous unissait n'était point une chose banale et ordinaire; -- on savait surtout qu'on nous voyait pour la dernière fois.
Nous tournâmes à droite, par un étroit sentier bien connu. -- A quelques pas plus loin, sous l'ombrage triste des goyaviers, était ce bassin plus isolé où s'était passée l'enfance de Rarahu, et qu'autrefois nous considérions un peu comme notre propriété particulière.
Nous trouvâmes là deux jeunes filles inconnues, très belles, malgré la dureté farouche de leurs traits: elles étaient vêtues, l'une de rose, l'autre de vert tendre; leurs cheveux aussi noirs que la nuit étaient crêpés comme ceux des femmes de Nuka-Hiva, dont elles avaient aussi l'expression de sauvage ironie.
Assises sur des pierres, au milieu du ruisseau, les pieds baignant dans l'eau vive, elles chantaient d'une voix rauque un air de l'archipel des Marquises.
Elles se sauvèrent en nous voyant paraître, et, comme nous l'avions désiré, nous restâmes seuls.
Nous n'étions pas revenus là depuis le retour duRendeerà Tahiti. -- En nous retrouvant dans ce petit recoin qui jadis était à nous, nous éprouvâmes une émotion vive, -- et aussi une sensation délicieuse, qu'aucun autre lieu au monde n'eût été capable de nous causer.
Tout était bien resté tel qu'autrefois, dans cet endroit où l'air avait toujours la fraîcheur de l'eau courante; nous connaissions là toutes les pierres, toutes les branches, -- tout, jusqu'aux moindres mousses. -- Rien n'avait changé; c'étaient bien ces mêmes herbes et cette même odeur, -- mélangée de plantes aromatiques et de goyaves mûres.
Nous suspendîmes nos vêtements aux branches, -- et puis nous nous assîmes dans l'eau, savourant le plaisir de nous retrouver encore, et pour la dernière fois, en pareo, au baisser du soleil, dans le ruisseau de Fataoua.
Cette eau, claire, délicieuse, arrivait de l'Oroena par la grande cascade. -- Le ruisseau courait sur de grosses pierres luisantes, entre lesquelles sortaient les troncs frêles des goyaviers. -- Les branches de ces arbustes se penchaient en voûte au-dessus de nos têtes, et dessinaient sur ce miroir légèrement agité les mille découpures de leur feuillage. -- Les fruits mûrs tombaient dans l'eau; le ruisseau en roulait; son lit était semé de goyaves, d'oranges et de citrons.
Nous ne disions rien tous deux; -- assis près l'un de l'autre, nous devinions mutuellement nos pensées tristes, sans avoir besoin de troubler ce silence pour nous les communiquer.
Les frêles poissons et les tout petits lézards bleus se promenaient aussi tranquillement que s'il n'y eût eu là aucun être humain; nous étions tellement immobiles, que lesvaros, si craintifs, sortaient des pierres et circulaient autour de nous.
Le soleil qui baissait déjà , -- le dernier soleil de mon dernier soir d'Océanie, -- éclairait certaines branches de lueurs chaudes et dorées; j'admirais toutes ces choses pour la dernière fois. Les sensitives commençaient à replier pour la nuit leurs feuilles délicates; -- les mimosas légers, les goyaviers noirs, avaient déjà pris leurs teintes du soir, -- et ce soir était le dernier, -- et demain, au lever du soleil, j'allais partir pour toujours... Tout ce pays et ma petite amie bien-aimée allaient disparaître, comme s'évanouit le décor de l'acte qui vient de finir...
Celui-là était un acte de féerie au milieu de ma vie, -- mais il était fini sans retour!... Finis les rêves, les émotions douces, enivrantes, ou poignantes de tristesse, -- tout était fini, était mort...
Et je regardai Rarahu dont je tenais la main dans les miennes... De grosses larmes coulaient sur ses joues; des larmes silencieuses, qui tombaient pressées, comme d'un vase trop plein...
-- Loti, dit-elle, je suis à toi... je suis ta petite femme, n'est-ce pas?... N'aie pas peur, je crois en Dieu; je prie, et je prierai... Va, tout ce que tu m'as demandé, je le ferai... Demain je quitterai Papeete en même temps que toi, et on ne m'y reverra plus... J'irai vivre avec Tiahoui, je n'aurai point d'autre époux, et, jusqu'à ce que je meure, je prierai pour toi...
Alors les sanglots coupèrent les paroles de Rarahu, qui passa ses deux bras autour de moi et appuya sa tête sur mes genoux... Je pleurai aussi, mais des larmes douces; -- j'avais retrouvé ma petite amie, elle était brisée, elle était sauvée. Je pouvais la quitter maintenant, puisque nos destinées nous séparaient d'une manière irrévocable et fatale; ce départ aurait moins d'amertume, moins d'angoisse déchirante; je pouvais m'en aller au moins avec d'incertaines mais consolantes pensées de retour, -- peut-être aussi avec de vagues espérances dans l'éternité!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le soir il y avait grand bal chez Pomaré, bal d'adieu offert aux officiers duRendeer. -- On devait danser jusqu'à l'heure de l'appareillage, que "l'amiral à cheveux blancs" avait fixé pour le lever du jour.
Et Rarahu et moi, nous avions décidé d'y assister.
Il y avait énormément de monde à ce bal, pour un bal de Papeete; toutes les Tahitiennes de la cour, quelques femmes européennes, tout ce qu'avait pu fournir le personnel de la colonie, et puis tous les officiers duRendeer, et tous les fonctionnaires français.
Rarahu naturellement n'était point admise dans le salon de la fête; mais, pendant que la foule dansait fiévreusement laupa-upadans les jardins, elle et quelques autres jeunes femmes dans une situation semblable, privilégiées de la reine, avaient été invitées à prendre place sous la véranda, sur une banquette d'où elles pouvaient, tout aussi bien qu'à l'intérieur, voir et être vues. -- Et avec le laisser-aller tahitien, on trouvait tout naturel que je vinsse souvent m'accouder à la fenêtre, pour causer avec ma petite amie.
En dansant je rencontrais constamment son regard grave; elle était éclairée comme une vision, par la lueur rouge des lampes, mêlée aux rayons bleus de la lune; sa robe blanche et son collier de perles brillaient sur le fond sombre du dehors.
Vers minuit, la reine m'appela d'un signe. -- On emportait sa petite-fille malade qui avait exigé qu'on l'habillât pour ce bal. -- La petite Pomaré avait voulu me dire adieu avant de se laisser endormir.
Malgré tout, ce bal était triste; les officiers duRendeer, qui étaient en majorité, y jetaient une impression de départ et de séparation contre laquelle on ne pouvait réagir. -- Il y avait là de jeunes hommes, qui allaient dire adieu à leurs maîtresses, à leur vie de nonchalance et de plaisir; il y avait de vieux marins aussi, qui deux ou trois fois dans le courant de leur existence étaient venus à Tahiti, qui savaient que maintenant leur carrière était finie, et dont le coeur se serrait en songeant qu'ils ne reviendraient plus...
La princesse Ariitéa vint à moi, plus animée que de coutume, et parlant plus vite:
-- La reine vous prie, Loti, dit-elle, de vous mettre au piano; de jouer la valse la plus bruyante que vous pourrez, de la jouer très vite; de la continuer sans interruption par une autre danse, -- et puis encore par une troisième, -- afin de ranimer un peu ce bal qui a l'air de mourir.
Je jouai avec fièvre, en m'étourdissant moi-même, tout ce que je trouvai au hasard sur le piano. -- Je réussis pour une heure à ranimer le bal; mais c'était une animation factice, -- et je ne pouvais pas plus longtemps la soutenir.
Vers trois heures du matin, quand le salon fut vide, j'étais encore au piano, jouant je ne sais quels airs insensés, accompagnés dans le lointain par laupa-upaqui râlait au dehors.
J'étais seul avec la vieille reine, qui était restée pensive et immobile dans son grand fauteuil doré. -- Elle avait l'air d'une idole incorrecte et sombre, parée avec un luxe encore sauvage.
Le salon de Pomaré avait cet aspect triste des fins de bal; un grand désordre, une grande salle vide; des bougies s'éteignant dans les torchères, tourmentées par le vent de la nuit.
La reine se leva péniblement, dans les plis de sa robe de velours cramoisi. -- Elle vit Rarahu qui se tenait près de la porte, debout et silencieuse. -- Elle comprit et lui fit signe d'entrer.
Rarahu entra... timide, les yeux baissés, et s'approcha de la reine. -- Apparaissant après ce bal, dans cette salle déserte, dans ce silence, avec sa longue traîne de mousseline blanche, ses pieds nus, ses longs cheveux flottants, sa couronne de gardénias blancs, -- et ses yeux agrandis par les larmes, -- elle avait l'air d'une willi, d'une vision délicieuse de la nuit.
-- Tu as à me parler, Loti, sans doute; tu veux me demander de veiller sur elle, dit la vieille reine avec bienveillance. Mais c'est elle, je le crains, qui ne le voudra pas...
-- Madame, répondis-je, elle va partir demain pour Papéuriri, demander l'hospitalité à Tiahoui son amie. -- Là -bas comme ici, je vous supplie de ne pas l'abandonner. On ne la reverra plus à Papeete.
-- Ah!... dit la reine, de sa grosse voix étonnée, et visiblement émue... C'est bien, cela, mon enfant; c'est bien... à Papeete tu aurais été bien vite une petite fille perdue...
Nous pleurions tous les deux, ou pour mieux dire, tous les trois: la vieille reine nous tenait les mains, et ses yeux d'ordinaire si durs se mouillaient de larmes.
-- Eh bien, mon enfant, dit-elle, il ne faut pas différer ce départ. -- Si tes préparatifs, comme je le pense, ne sont pas longs à faire, veux-tu partir ce matin même, un peu après le soleil, vers sept heures, dans la voiture qui emmènera ma belle-fille Moé? Moé s'en va à Atimaono, prendre le navire qui doit la conduire dans sa possession de Raïatéa. -- Vous coucherez la nuit prochaine à Maraa, et demain matin vous serez à Papéuriri, où, en passant, la voiture te déposera.
Rarahu sourit à travers ses larmes, à cette idée qui lui causait une joie d'enfant, de partir avec la jeune reine de Raïatéa.
Il y avait entre Rarahu et Moé une affinité mystérieuse; -- étrangement malheureuses toutes deux, et brisées, elles avaient le même caractère, les mêmes allures et le même genre de charme.
Rarahu répondit qu'elle serait prête. -- La pauvre petite en effet n'avait guère à emporter que quelques robes de mousseline de diverses couleurs, -- et son fidèle vieux chat gris...
Et nous prîmes congé de Pomaré, en serrant avec effusion et de tout notre coeur ses vieilles mains royales. -- La princesse Ariitéa, qui avait reparu dans le salon, vint en tenue de bal nous accompagner jusqu'à la porte du jardin; elle disait à Rarahu pour la consoler des choses aussi douces que si elle eût été sa soeur... Et pour la dernière fois nous descendîmes à la plage...
Il faisait nuit close encore.
Au bord de la mer, des groupes nombreux stationnaient; toutes les filles de la cour, dans leurs toilettes de la veille au soir, avaient suivi les officiers duRendeer. -- Si on n'eût entendu quelques jeunes femmes pleurer, on eût dit plutôt une fête qu'un départ.
Et ce fut là que, un peu avant le jour, j'embrassai pour la dernière fois ma petite amie.
En même temps que leRendeerquittait l'île délicieuse, la voiture qui emportait Rarahu et Moé quittait Papeete, -- et longtemps Rarahu put voir, par les échappées des cocotiers, à travers les rideaux de verdure, -- leRendeers'éloigner sur l'immensité bleue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
"Aue! Aue! a munaiho te tiaré iti tarona menehenehe!..."Aue! Aue! i teienei ra, na maheahea!..."(Hélas! Hélas! autrefois elle était jolie, la petite fleur d'arum!...Hélas! Hélas! maintenant elle est fanée!...)(RARAHU)
Quelques jours plus tard, leRendeer, poursuivant sa route à travers le Pacifique, passa en vue des mornes de Rapa, la plus australe des îles polynésiennes. Et puis cette dernière terre des Maoris disparut elle-même de notre grand horizon monotone, -- et ce fut fini de l'Océanie.
Après avoir relâche au Chili, nous sortîmes du Grand Océan par le détroit de Magellan, pour rentrer en Europe par la Plata, le Brésil et les Açores.
Un triste matin de mars, au lever incertain d'un jour brumeux, je revins à Brightbury, frapper à la porte de ma maison chérie... On ne m'attendait pas encore.
Je tombai dans les bras de ma vieille mère, qui tremblait d'émotion et de surprise. -- Le bonheur et l'étonnement furent grands de me revoir.
Après les premiers moments, une impression de tristesse succède à la joie; un serrement de coeur se mêle au charme du retour: des années ont passé depuis le départ; on regarde ceux que l'on chérit: le temps a laissé sur eux ses traces, -- on les trouve vieillis... Heureux encore, s'il n'y a point de place vide au foyer!...
C'est triste une matinée d'hiver dans nos climats du Nord, -- surtout quand on a la tête toute remplie des images ensoleillées des tropiques. C'est triste, le jour pâle, le ciel morne et sans rayons, -- le froid qu'on avait oublié, -- les vieux arbres sans feuilles, -- les tilleuls humides et moussus, -- et le lierre sur les pierres grises.
Pourtant, qu'on est bien au foyer! -- quelle joie de les revoir tous, y compris les vieux serviteurs qui ont veillé sur votre enfance; de retrouver les douces coutumes oubliées, les bonnes soirées d'hiver d'autrefois, et comme, au coin du feu, l'Océanie semble un rêve singulier!...
Le matin où je revins à Brightbury frapper à la porte de ma maison, j'encombrais la rue de bagages, de colis et de caisses énormes.
Tout ce déballage est une des distractions du retour. Les armes sauvages, les dieux maoris, les coiffures de chefs polynésiens, les coquilles et les madrépores, faisaient bizarre figure, en revoyant la lumière dans ma vieille maison, sous le ciel britannique. J'éprouvai surtout une émotion vive, en déballant les plantes séchées, les couronnes fanées, qui avaient conservé leur odeur exotique, et embaumaient ma chambre d'un parfum d'Océanie.
Quelques jours après mon retour on me remit une lettre couverte de timbres américains qui m'arrivait par la voie d'Overland. -- L'adresse était mise de la main de mon ami Georges T., de Papeete, que les Tahitiens appelaient Tatehau.
Sous l'enveloppe je trouvai deux pages de la grosse écriture enfantine et appliquée de Rarahu, qui m'envoyait son cri de douleur à travers les mers.
RARAHU A LOTI
Papéuriri, le 15 janvier 1874.
Cher ami,ô mon petit Loti, ô mon petit époux chéri, ô toi ma seule pensée à Tahiti, je te salue par le vrai Dieux.Cette lettre te dira ma tristesse pour toi.
Depuis le jour où tu es parti, rien ne donne la mesure de ma douleur. Jamais ma pensée ne t'oublie depuis ton départ.O mon ami chéri, voici ma parole: ne pense pas que je me marierai; comment me marierais-je, puisque c'est toi qui es mon époux. Reviens pour que nous restions ensemble dans mon pays de Bora-Bora, pour que nous nous installions dans mon pays de Bora-Bora -- Ne reste pas si longtemps dans ton pays, et sois-moi fidèle.
Voici encore une parole: reviens à Bora-Bora; peu importe que tu n'aies pas de richesses, je ne demande pas beaucoup, ne t'occupe pas de cela, et reviens à Tahiti.
Ah! quel contentement d'être ensemble, Ah! quelle joie de mon coeur d'être réunie de nouveau à toi, ma pensée, et mon amour de chaque jour.
Ah! cette pensée chérie que tu sois mon époux. Ah! combien je désire ton corps pour manger beaucoup de toi!...
Voici une parole sur mon séjour à Papéuriri: je suis sage, je reste bien tranquille. Je me repose bien chez Tiahoui-femme, elle ne cesse d'être bonne pour moi -- ô mon petit ami (et mon grand chagrin) je te fais savoir en finissant cette lettre, jamais maintenant je suis bien, je suis retombée dans ce mal que tu savais sur moi cesser, ce même mal, pas un autre; et cette maladie, je la supporte avec patience, parce que tu m'as oubliée; si tu étais près de moi, tu me soulagerais un peu...
Et maintenant, la Tiahoui et les siens te rappellent leur amitié pour toi, et ses parents aussi et moi aussi; jamais tu ne seras oublié des hommes de mon pays...
J'ai fini mon discours, je te salue, mon petit époux chéri.
Je te salue ô mon Loti,De Rarahu ta petite épouse,
RARAHU
J'ai donné cette lettre à Tatehau oeil-de-rat, je ne sais pas bien le nom de l'endroit où je dois t'écrire.
Je te salue, mon ami chéri,
RARAHU.
Loti écrivit à Rarahu une longue lettre, dans laquelle il exprimait en langue tahitienne son grand amour pour sa petite amie. -- Il racontait, d'une manière intelligible pour elle, au moyen d'expression et d'images particulières, sa traversée de six mois sur leRendeer; la tempête du cap Horn, qui avait mis son navire en danger, et lui avait enlevé beaucoup de ses caisses remplies de souvenirs d'Océanie. -- Et puis il lui parlait de son retour au foyer, de son pays et de sa mère, -- et lui disait que, malgré ces douces choses, il rêvait de revenir encore dans le Grand-Océan, pour y retrouver son île bien-aimée et sa petite épouse sauvage.
RARAHU A LOTI (Un an après.)
Papeete, le 3 décembre 1874.
O mon petit ami chéri, ô mon cher objet de ma peine, je te salue par le vrai Dieu.
Je suis bien péniblement étonnée de ne pas recevoir de lettre de toi, parce que voilà cinq fois que je t'ai écrit, et jamais un mot de toi ne m'est encore parvenu.
Peut-être arrive-t-il que tu ne te souviens plus de moi, voici je vois que mes lettres t'ont été envoyées, jamais tu ne m'en as informée.
Cher objet de ma peine, pourquoi m'oublies-tu?
Jamais maintenant je ne serai bien, la maladie, la douleur... Mais si tu m'écrivais un peu, cela réchaufferait mon coeur, mais jamais tu ne penses à cela.
Mais quant à moi, mon amour pour toi reste le même, et aussi mes larmes pour toi; comme s'il restait dans ton coeur un peu d'amour pour moi, toi-même tu penserais à moi.
Si j'avais pu aller au loin vers toi, je serais partie, mais mon projet eût été inexécutable...
-- Voici une parole concernant Papeete:
Il y a eu grande fête à Papeete le mois passé, pour la petite-fille de la reine.
Et c'était très beau, et les femmes ont dansé jusqu'au matin. -- Et j'y étais aussi; j'avais sur la tête une couronne de plume d'oiseau, -- mais mon coeur était bien triste...
Et maintenant, la reine Pomaré et les siens. Et sa petite-fille Pomaré, et Ariitéa, te disent: ia ora na. Jamais rien de nouveau à Tahiti, excepté que, le Ariifaite le mari de la reine, est mort aux six mois d'août...
Jamais plus ne sera satisfait mon grand amour pour toi, mon époux!...
Hélas! Hélas! la petite fleur d'arum est aussi fanée maintenant!...
Avant de devenir ainsi, la petite fleur d'arum était jolie!...
Maintenant elle est fanée, elle n'est plus jolie!...
Si j'avais l'aile de l'oiseau, je partirais au loin sur le sommet de Paea, pour que personne ne me puisse plus voir...
Hélas! Hélas! ô mon époux chéri, ô mon ami tendrement aimé!...
Hélas! Hélas! mon ami chéri!...
J'ai fini de te parler. Je te salue par le vrai Dieu.
RARAHU.
Londres, 20 janvier 1875.
Je passais à neuf heures du soir dans Regent Street. -- La nuit était froide et brumeuse; -- des milliers de becs de gaz éclairaient la fourmilière humaine, la foule noire et mouillée.
Derrière moi une voix cria:Ia ora na, Loti!
Je me retournai bien surpris, et reconnus mon ami Georges T., -- celui que les Tahitiens appelaient Tatehau, et que j'avais laissé à Papeete, où il avait résolu de finir ses jours.
Quand nous fûmes confortablement assis au coin du feu, nous nous mîmes à causer de l'île délicieuse.
-- Rarahu... dit-il avec un certain embarras, -- oui, elle était, je crois, bien portante quand j'ai quitté le pays; il est probable même que si j'avais pris congé d'elle, elle m'aurait donné des commissions pour vous.
"Comme vous le savez, elle avait quitté Papeete en même temps que vous-mêmes, et on disait dans le pays: Loti et Rarahu n'ont pas pu se séparer; ils sont partis ensemble pour l'Europe.
"Je savais seul qu'elle était chez son amie Tiahoui, moi qui recevais de Papéuriri ses lettres, avec cette aimable suscription:à Tatehau Oeil-de-rat, pour remettre à Loti.
"Lorsqu'elle reparut à Papeete, six ou huit mois après, elle était plus jolie que jamais; elle était plus femme aussi, et plus formée. -- Sa grande tristesse lui donnait un charme de plus; elle avait la grâce d'une élégie.
"Elle devint la maîtresse d'un jeune officier français, qui eut pour elle une passion qui n'était pas ordinaire. -- Il était jaloux même de votre souvenir. (On l'appelait encore:la petite femme de Loti.) -- Il lui avait fait le serment de l'emmener en France avec lui.
"cela dura deux ou trois mois, pendant lesquels elle fut la plus élégante et la plus remarquée des femmes de Papeete.
"Au bout de ce temps-là , il se produisit chez la reine un événement depuis longtemps prévu: la petite Pomaré V s'éteignit une belle nuit, -- peu de jours après une grande fête qu'on avait donnée pour la distraire, et dont elle avait elle-même arrêté le programme.
"La vieille reine, par parenthèse, fut tellement accablée par cette dernière et suprême douleur, que sans doute elle n'y survivra guère (1). Elle s'est retirée pour le moment dans une case isolée, bâtie auprès du tombeau de sa petite-fille, et ne veut plus voir âme qui vive.
(1) La reine Pomaré est morte en 1877, laissant le trône à son second fils Ariiaue. Elle avait survécu environ deux ans à sa petite-fille. -- On peut considérer qu'à dater de ce jour commence la fin de Tahiti, au point de vue des coutumes, de la couleur locale, du charme et de l'étrangeté.
"Rarahu observa dans cette circonstance la même coutume que les suivantes de la cour; en signe de deuil, elle fit couper tout ras ses admirables cheveux noirs.
"La reine lui en sut gré, mais ce fut le sujet d'une querelle entre elle et son amant, -- et comme elle ne l'aimait guère, elle profita de l'occasion pour le quitter.
"Je voudrais pouvoir vous dire qu'elle est retournée à Papéuriri auprès de son amie. -- Mais, malheureusement, la pauvre petite est restée à Papeete, où je crois qu'elle mène aujourd'hui une vie absolument déréglée et folle.
A partir de cette époque on ne trouve plus que de loin en loin dans le journal de Loti quelques traces de souvenirs conservés au fond de son coeur pour la lointaine Polynésie; -- dans sa mémoire, l'image de Rarahu s'éloigne et s'efface.
Ces fragments sont mêlés aux aventures d'une vie enfiévrée et légèrement excentrique, qui se déroulent un peu partout, -- en Afrique principalement, -- et plus tard en Italie.
Sierra-Leone, mars 1875.
O ma bien-aimée petite amie, nous retrouverons-nous jamais là -bas -- dans notre chère île, -- assis le soir sur les plages de corail?.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bobdiara (Sénégambie), octobre 1875.
C'est la saison des grandes pluies,là -bas, -- la saison où la terre est couverte de fleurs roses, semblables à nos perce-neige d'Angleterre; les mousses sont humides, les forêts pleines d'eau.
Le soleil se couche ici, terne et sanglant, sur les solitudes de sable. Il est trois heures du matinlà -bas, il fait nuit noire, les toupapahous rôdent dans les bois...
Deux années ont passé déjà sur ces souvenirs, et j'aime ce pays comme aux premiers jours: -- l'impression persiste comme celle de Brightbury, celle de la patrie, -- quand tant d'autres se sont effacées depuis.
Au pied des grands arbres, ma case enfouie dans la verdure, -- et ma petite amie sauvage!... Mon Dieu, ne les reverrai-je jamais, - n'entendrai-je plus jamais le vivo plaintif, le soir, sous les cocotiers des plages?.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Southampton, mars 1876.(Journal de Loti)
... Tahiti, Bora-Bora, l'Océanie, -- que c'est loin tout cela, mon Dieu!
Y reviendrai-je jamais, et qu'y trouverai-je à présent, -- sinon les désenchantements amers, et les regrets poignants du passé?... Je pleure, en songeant au charme perdu de ces premières années, -- à ce charme qu'aucune puissance ne peut plus me rendre, -- à tout cela que je n'ai même pas le pouvoir de fixer sur mon papier, et qui déjà s'obscurcit et s'efface dans mon souvenir.
Hélas! où est-elle notre vie tahitienne, -- les fêtes de la reine, -- leshiménéau clair de lune? -- Rarahu, Ariitéa, Taïmaha, où sont-elles toutes?... La terrible nuit de Moorea, toutes mes émotions, tous mes rêves d'autrefois, où est-ce tout cela?... Où est ce bien-aimé frère John, qui partageait avec moi ces premières impressions de jeunesse vibrantes, étranges, enchanteresses?...
Ces parfums ambrés des gardénias, ce bruit du grand vent sur les récifs de corail, -- cette ombre mystérieuse, et ces voix rauques qui parlaient la nuit, ce grand vent qui passait partout dans l'obscurité... Où est tout le charme indéfinissable de ce pays, toute la fraîcheur de nos impressions partagées, de nos joies à deux?...
Hélas, il y a pour moi comme un attrait navrant à repasser ces souvenirs, que le temps emporte, quand par hasard quelque chose les éveille, -- une page écrite là -bas, -- une plante sèche, un reva-reva, un parfum tahitien gardé encore par de pauvres couronnes de fleurs qui s'en vont en poussière, -- ou un mot de cette langue triste et douce, la langue delà -basque déjà j'oublie.
Ici, à Southampton, vie d'escadre, vie de restaurants et d'estaminets, logis de hasard, camarades de hasard; -- on se réunit on ne sait pourquoi, on s'étourdit comme on peut...
J'ai bien changé depuis deux années, et je ne me reconnais plus quand je regarde en arrière. -- A corps perdu je me suis jeté dans une vie de plaisirs; c'est là , il me semble, la seule façon logique de prendre une existence que je n'avais pas demandée, -- et dont le but et la fin sont pour moi des problèmes insolubles.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ile de Malte, 2 mai 1876.
Nous étions une quarantaine d'officiers de la marine de S.M. Britannique réunis dans un café de la Valette, à l'île de Malte.
Notre escadre faisait une courte halte dans ce port, en se rendant dans le Levant où on venait de massacrer les consuls de France et d'Allemagne, et où de graves événements semblaient se préparer.
J'avais rencontré dans cette foule un officier qui, lui aussi, avait vécu en Océanie, -- et nous nous étions isolés pour causer ensemble de nos souvenirs tahitiens.
-- Vous parliez de la petite Rarahu de Bora-Bora, dit en se rapprochant de nous le lieutenant Benson, qui avait vu Tahiti depuis nous deux.
"Elle était tombée bien bas, les derniers temps, -- mais c'était une singulière petite fille.
"Toujours des couronnes de fleurs fraîches sur une figure de petite morte. Elle n'avait plus de gîte à la fin, et traînait avec elle un vieux chat infirme qui portait des boucles d'oreilles et qu'elle aimait tendrement. Ce chat la suivait partout avec des miaulements lamentables.
"Elle allait souvent se coucher chez la reine qui malgré tout avait conservé pour elle une pitié et une bienveillance extrêmes.
"Tous les matelots duSea-Mewl'aimaient beaucoup bien qu'elle fût devenue décharnée. -- Elle, -- elle les voulait tous, tous ceux qui étaient un peu beaux.
"Elle se mourait de la poitrine, et comme elle s'était mise à boire de l'eau-de-vie, son mal allait très vite.
"Un beau jour -- (c'était en novembre 1875, elle pouvait avoir dix-huit ans) -- on apprit qu'elle était partie, avec son chat infirme, pour son île de Bora-Bora, où elle s'en était allée mourir, et où, paraît-il, elle ne vécut que quelques jours.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je sentis qu'un froid mortel me montait au coeur. Une voile passa devant mes yeux...
Ma pauvre petite amie sauvage!... Souvent en m'éveillant la nuit je la revoyais encore; -- malgré tout, je retrouvais son image, avec je ne sais quelle douceur triste, quelle espérance vague, avec je ne sais quelles idées de pardon et de rédemption, -- et tout était fini dans la fange, dans l'abîme de l'éternel néant!...
Je sentis qu'un froid mortel me montait au coeur. -- Un voile passa devant mes yeux... Et je restai là , impassible, -- et nous continuâmes à causer de nos souvenirs d'Océanie.
Et moi aussi, à la lumière gaie des lampes reflétée par les glaces, au bruit joyeux des conversations, des rires, des toasts britanniques et des verres entrechoqués, -- je participais au concert général des banalités et des inepties; comme eux, je disais d'un ton dégagé:
-- C'est un beau pays que l'Océanie; -- de belles créatures, les Tahitiennes; -- pas de régularité grecque dans les traits, mais une beauté originale qui plaît plus encore, et des formes antiques... Au fond, des femmes incomplètes qu'on aime à l'égal des beaux fruits, de l'eau fraîche et des belles fleurs.
"J'ai vu Tahiti trop délicieuse et trop étrange, à travers le prisme enchanteur de mon extrême jeunesse... En somme, un charmant pays quand on a vingt ans; mais s'en lasse vite, et le mieux est peut-être de ne pas y revenir à trente.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
...Mais la nuit, quand je me retrouvai seul dans le silence et l'obscurité, un rêve sombre s'appesantit sur moi, une vision sinistre qui ne venait ni de la veille ni du sommeil, -- un de ces fantômes qui replient leurs ailes de chauves-souris au chevet des malades, ou viennent s'asseoir sur les poitrines haletantes des criminels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
(Vision confuse de la nuit.)
...Là -bas,en dessous, bien loin de l'Europe... le grand morne de Bora-Bora dressait sa silhouette effrayante, dans le ciel gris et crépusculaire des rêves...
... J'arrivais, porté par un navire noir, qui glissait sans bruit sur la mer inerte, qu'aucun vent ne poussait et qui marchait toujours... Tout près, tout près de la terre, sous des masses noires qui semblaient de grands arbres, le navire toucha la plage de corail et s'arrêta... Il faisait nuit, et je restai là immobile, attendant le jour, -- les yeux fixés sur la terre, avec une indéfinissable horreur.
... Enfin le soleil se leva, un large soleil si pâle, si pâle, qu'on eût dit un signe du ciel annonçant aux hommes la consommation des temps, un sinistre météore précurseur du chaos final, un grand soleil mort...
Bora-Bora s'éclaira de lueurs blêmes; alors je distinguai des formes humaines assises qui semblaient m'attendre, et je descendis sur la plage...
Parmi les troncs des cocotiers, sous la haute et triste colonnade grise, des femmes étaient accroupies par terre la tête dans leurs mains comme pour les veillées funèbres; elles semblaient être là depuis un temps indéfini... Leurs longs cheveux les couvraient presque entièrement, elles étaient immobiles; leurs yeux étaient fermés, mais, à travers leurs paupières transparentes, je distinguais leurs prunelles fixées sur moi...
Au milieu d'elles, une forme humaine, blanche et rigide, étendue sur un lit de pandanus...
Je m'approchai de ce fantôme endormi, je me penchai sur le visage mort... Rarahu se mit à rire...
A ce rire de fantôme le soleil s'éteignit dans le ciel, et je me retrouvai dans l'obscurité.
Alors un grand souffle terrible passa dans l'atmosphère, et je perçus confusément des choses horribles: les grands cocotiers se tordant sous l'effort de brises mystérieuses, -- des spectres tatoués accroupis à leur ombre, -- les cimetières maoris et la terre de là -bas qui rougit les ossements, -- d'étranges bruits de la mer et du corail, les crabes bleus, amis des cadavres, grouillant dans l'obscurité, -- et au milieu d'eux, Rarahu étendue, son corps d'enfant enveloppé dans ses longs cheveux noirs, -- Rarahu les yeux vides, et riant du rire éternel, du rire figé des Toupapahous...
"O mon cher petit ami, ô ma fleur parfumée du soir! mon mal est grand dans mon coeur de ne plus te voir! ô mon étoile du matin, mes yeux se fondent dans les pleurs de ce que tu ne reviens plus!...
"Je te salue par le vrai Dieu, dans la foi chrétienne.
"Ta petite amie,
RARAHU."