J'ai été loin, bien loin peut-être dans l'entraînement de mon cœur.
Je voulais caractériser l'instinct populaire, y montrer la source de vie où les classes cultivées doivent chercher aujourd'hui leur rajeunissement; je voulais prouver à ces classes, nées d'hier, usées déjà, qu'elles ont besoin de se rapprocher du peuple d'où elles sont sorties.
Ce peuple, défiguré par ses maux, altéré par son progrès même, j'ai dû, pour trouver son génie, l'étudier spécialement dans son élément le plus pur, le peuple des enfants et des simples. C'est là que Dieu nous garde le dépôt de l'instinct vivant, le trésor d'éternelle jeunesse.
Mais ces simples, ces enfants que j'appelais dans mon livre à témoigner pour le peuple, il s'est trouvé qu'ils ont réclamé pour eux-mêmes. Et moi, je les aiécoutés; j'ai vengé comme j'ai pu les simples du mépris du monde. J'ai demandé pour l'enfant comment la dureté du Moyen-âge continuait toujours contre lui.
Quoi! vous avez repoussé, dans la croyance et dans la vie, le fatalisme cruel qui supposait l'homme perverti en naissant d'une faute qu'il n'a pas faite; et quand il s'agit de l'enfant, vous partez de cette idée; vous châtiez l'innocent; vous déduisez, d'une hypothèse chaque jour plus abandonnée, une éducation de supplices. Vous étouffez, vous bâillonnez le jeune révélateur, ce Joseph, ce Daniel, qui seul vous dirait votre énigme et votre rêve oublié.
Si vous maintenez que l'instinct de l'homme est mauvais, gâté d'avance, que l'homme ne vaut qu'autant qu'il est châtié, amendé, métamorphosé par la science ou la scolastique religieuse,vous avez condamné le peuple, et le peuple des enfants, et les peuples encore enfants, qu'on les nomme sauvages ou barbares.
Ce préjugé a été meurtrier pour tous les pauvres fils de l'instinct. Il a rendu les classes cultivées dédaigneuses, haineuses pour les classes non cultivées. Il a infligé aux enfants l'enfer de notre éducation. Il a autorisé contre les peuples enfants mille fables ineptes et malveillantes qui n'ont pas peu contribué à rassurer nos soi-disant chrétiens dans l'extermination de ces peuples.
Mon livre voulait encore envelopper ceux-ci, les sauvages ou les barbares, abriter ce qui en reste...Tout à l'heure, il sera trop tard. Le travail d'extermination se poursuit rapidement. En moins d'un demi-siècle, que de nations j'ai vu disparaître! Où sont maintenant nos alliés, les montagnards d'Écosse? Un huissier anglais a chassé le peuple de Fingal et de Robert Bruce. Où sont nos autres amis, les Indiens de l'Amérique du Nord, à qui notre vieille France avait si bien donné la main? Hélas! je viens de voir les derniers qu'on montrait sur des tréteaux... Les Anglais d'Amérique, marchands, puritains, dans leur dure inintelligence, ont refoulé, affamé, anéanti tout à l'heure ces races héroïques, qui laissent une place vide à jamais sur le globe, un regret au genre humain.
En présence de ces destructions, et de celle du nord de l'Inde, de celle du Caucase, de celle du Liban, puisse la France sentir à temps que notre interminable guerre d'Afrique tient surtout à ce que nous méconnaissons le génie de ces peuples; nous restons toujours à distance, sans rien faire pour dissiper l'ignorance mutuelle, les malentendus qu'elle cause. Ils ont avoué l'autre jour qu'ils ne combattaient contre nous que parce qu'ils nous croyaient ennemis de leur religion, qui est l'Unité de Dieu; ils ignoraient que la France, et presque toute l'Europe, eussent secoué les croyances idolâtriques qui pendant le Moyen-âge ont obscurci l'Unité. Bonaparte le leur dit au Caire; qui le redira maintenant?
Le brouillard se lèvera un jour ou l'autre entre les deux rives, et l'on se reconnaîtra. L'Afrique, dont lesraces se rapprochent tellement de nos races du Midi, l'Afrique que je reconnais parfois dans mes amis les plus distingués des Pyrénées, de la Provence, rendra à la France un grand service; elle expliquera en elle bien des choses qu'on méprise et qu'on n'entend pas. Nous comprendrons mieux alors l'âpre sève populaire de nos habitants des montagnes, des pays les moins mélangés. Tel détail de mœurs, je l'ai dit, que l'on trouve rude et grossier, est en effet barbare, et relie notre peuple à ces populations, barbares sans doute, mais nullement vulgaires.
Barbares, sauvages, enfants, peuple même (pour la plus grande part), ils ont cette misère commune que leur instinct est méconnu, qu'eux-mêmes ne savent point nous le faire comprendre. Ils sont des muets, souffrent, s'éteignent en silence. Et nous n'entendons rien, nous le savons à peine. L'homme d'Afrique meurt de faim sur son silo dévasté, il meurt et ne se plaint pas. L'homme d'Europe travaille à mort, finit dans un hôpital, sans que personne l'ait su. L'enfant, même l'enfant riche, languit et ne peut se plaindre; personne ne veut l'écouter; le Moyen-âge, fini pour nous, continue pour lui dans sa barbarie.
Spectacle étrange! D'une part, des existences pleines de jeune et puissante vie... Mais ces êtres sont comme enchantés encore, ils ne peuvent bien faire entendre leurs pensées et leurs douleurs. D'autre part, en voilà d'autres qui ont recueilli tout ce que l'humanité a jamais forgé d'instruments pour analyser, pour exprimer la pensée, langues, classificationset logique, et rhétorique, mais la vie est faible en eux... Ils auraient besoin que ces muets, en qui Dieu versa sa sève à pleins bords, leur en donnassent une goutte.
Qui ne ferait des vœux pour ce grand peuple, qui, des basses et obscures régions, aspire et monte à tâtons, sans lumière pour monter, n'ayant pas même une voix pour gémir... Mais leur silence parle...
On dit que César, naviguant le long des côtes de l'Afrique, s'endormit et eut un songe: il voyait comme une grande armée qui pleurait et lui tendait les bras. En s'éveillant, il écrivit sur ses tablettes: Corinthe et Carthage. Et il rebâtit ces deux villes.
Je ne suis pas César, mais que de fois j'ai eu le songe de César! Je les voyais pleurer, je comprenais ces pleurs: «Urbem orant.» Ils veulent la Cité! ils demandent qu'elle les reçoive et les protège... Moi, pauvre rêveur solitaire, que pouvais-je donner à ce grand peuple muet! ce que j'avais, une voix... Que ce soit leur première entrée dans la Cité du droit, dont ils sont exclus jusqu'ici.
J'ai fait parler dans ce livre ceux qui n'en sont pas même à savoir s'ils ont un droit au monde. Tous ceux-là qui gémissent ou souffrent en silence, tout ce qui aspire et monte à la vie, c'est mon peuple... C'est le Peuple.—Qu'ils viennent tous avec moi.
Que ne puis-je agrandir la Cité, afin qu'elle soit solide! Elle branle, elle croule, tant qu'elle est incomplète, exclusive, injuste. Sa justice, c'est sa solidité. Si elle veut n'être que juste, elle ne serapas même juste. Il faut qu'elle soit sainte et divine, fondée par Celui qui seul fonde.
Elle sera divine, si au lieu de fermer jalousement ses portes, elle rallie tout ce qu'il y a d'enfants de Dieu, les derniers, les plus humbles (malheur à qui rougira de son frère!). Tous, sans distinction de classe ni classification, faibles ou forts, simples ou sages, qu'ils apportent ici leur sagesse ou leur instinct. Ces impuissants, ces incapables,miserabiles personæ, qui ne peuvent rien pour eux-mêmes, ils peuvent beaucoup pour nous. Ils ont en eux un mystère de puissance inconnue, une fécondité cachée, des sources vives au fond de leur nature. La Cité, en les appelant, appelle la vie, qui peut seule la renouveler.
Donc, qu'ici l'homme avec l'homme, que l'homme avec la nature, aient, après ce long divorce, l'heureuse réconciliation; que tous les orgueils finissent, que la Cité protectrice aille du ciel à l'abîme, vaste comme le sein de Dieu!
Je proteste, pour ma part, que s'il reste quelqu'un derrière qu'elle repousse encore et n'abrite point de son droit, moi, je n'y entrerai point, et je resterai au seuil.
C'est une grande gloire pour nos vieilles communes de France, d'avoir trouvé les premières le vrai nom de la patrie. Dans leur simplicité pleine de sens et de profondeur, elles l'appelaient l'Amitié[83].
La patrie c'est bien en effet la grande amitié qui contient toutes les autres. J'aime la France, parce qu'elle est la France, et aussi parce que c'est le pays de ceux que j'aime et que j'ai aimés.
La patrie, la grande amitié, où sont tous nos attachements, nous est d'abord révélée par eux; puis à sontour, elle les généralise, les étend, les ennoblit. L'ami devient tout un peuple. Nos amitiés individuelles sont comme des premiers degrés de cette grande initiation, des stations par où l'âme passe, et peu à peu monte, pour se connaître et s'aimer dans cette âme meilleure, plus désintéressée, plus haute, qu'on appelle la Patrie.
Je disdésintéressée, parce que là où elle est forte, elle fait que nous nous aimons, malgré l'opposition des intérêts, la différence des conditions, malgré l'inégalité. Pauvres, riches, grands et petits, elle nous enlève tous au-dessus de toutes nos misères d'envie. C'est vraiment lagrandeamitié, parce qu'elle rend héroïque. Ceux qui se sont liés en elle, sont solidement liés; leur attachement durera tout autant que la Patrie. Que dis-je? Elle n'est nulle part plus indestructible que dans leurs âmes immortelles. Elle finirait dans le monde et dans l'histoire, elle s'abîmerait au sein du globe, qu'elle survivrait commeAmitié.
Il semble, à entendre nos philosophes, que l'homme est un être tellement insociable, qu'à grand'peine, par tous les efforts de l'art et de la méditation, pourront-ils inventer la machine ingénieuse qui rapprocherait l'homme de l'homme. Et moi, pour peu que j'observe, à sa naissance même, je le vois déjà sociable. Avant d'avoir les yeux ouverts, il aime la société; il pleure, dès qu'il est laissé seul... Comment s'en étonnerait-on? au jour qu'on dit le premier, il quitte une société déjà ancienne, et si douce! Il a commencé par elle; vieux de neuf mois, il lui faut divorcer, entrer dans lasolitude, chercher à tâtons s'il pourra retrouver une ombre de la chère union qu'il avait, qu'il a perdue.
Il aime sa nourrice et sa mère, et les distingue peu de lui-même... Mais quel est son ravissement, quand il voit pour la première foisun autre, un enfant de son âge, qui est lui, qui n'est pas lui! À peine retrouvera-t-il quelque chose de ce moment dans les plus vives joies de l'amour. La famille, la nourrice, la mère même pour quelque temps, tout cède devant lecamarade, il a fait tout oublier.
C'est là qu'il faut voir combien l'inégalité, cette pierre d'achoppement des politiques, embarrasse peu la nature. Elle s'amuse au contraire, dans tous les rapports du cœur, à se jouer des différences, des inégalités, qui sembleraient devoir créer à l'union d'insurmontables obstacles. La femme, par exemple, aime l'homme, justement parce qu'il est plus fort. L'enfant aime son ami, souvent parce qu'il est supérieur. L'inégalité leur plaît comme occasion de dévouement, comme émulation, comme espoir d'égalité. Le vœu le plus cher de l'amour, c'est de se faire un égal; sa crainte, c'est de rester supérieur, de garder un avantage que l'autre n'ait pas.
C'est le caractère singulier des belles amitiés d'enfance, que l'inégalité y sert puissamment. Il faut qu'elle y soit, pour qu'il y ait aspiration, échange et mutualité. Regardez ces enfants, ce qui leur rend ces amitiés charmantes, c'est, dans l'analogie de caractère et d'habitude, l'inégalité d'esprit et de culture; le faible suit le fort, sans servilité, sans envie; ill'écoute avec ravissement, il suit avec bonheur l'attrait de l'initiation.
L'amitié, quoi qu'on dise, est, bien plus que l'amour, un moyen de progrès. L'amour est, comme elle, une initiation sans doute, mais il ne peut créer d'émulation entre ceux qu'il unit; les amants diffèrent de sexe et de nature; le moins avancé des deux ne peut beaucoup changer, pour ressembler à l'autre; l'effort d'assimilation mutuelle s'arrête de bonne heure.
L'esprit de rivalité qui s'éveille si vite entre les petites filles, commence tard chez les garçons. Il faut l'école, le collège, tous les efforts du maître, pour éveiller ces tristes passions. L'homme, sous ce rapport, naît généreux, héroïque. Il faut lui apprendre l'envie; il ne la sait pas de lui-même.
Ah! qu'il a bien raison, et qu'il y gagne! L'amour ne compte pas, il ne sait mesurer. Il ne s'attache point à calculer une égalité mathématique et rigoureuse que l'on n'atteint jamais. Il aime bien mieux la dépasser. Il crée, le plus souvent, contre l'inégalité de la nature, une inégalité en sens inverse. Entre l'homme et la femme, par exemple, il fait que le plus fort veut être serviteur du plus faible. Dans le progrès de la famille, quand l'enfant naît, le privilège descend à ce nouveau venu. L'inégalité de la nature favorisait le fort qui est le père; l'inégalité qu'y substitue l'amour, favorise le faible, le plus faible, et le fait le premier.
Voilà la beauté de la famille naturelle. Et la beauté de la famille artificielle, c'est de favoriser le fils élu, fils de la volonté, plus cher que ceux de la nature.L'idéal de la Cité qu'elle doit poursuivre, c'est l'adoption des faibles par les forts, l'inégalité au profit des moindres.
Aristote dit très bien contre Platon: «La Cité se fait non d'hommes semblables, mais d'hommes différents.» À quoi j'ajoute: «Différents, mais harmonisés par l'amour, rendus de plus en plus semblables.» La démocratie, c'est l'amour dans la Cité, et l'initiation.
L'initiation du patronage, romain ou féodal, était chose artificielle et née des circonstances[84]. C'est aux invariables et naturels rapports de l'homme qu'il nous faut revenir.
Ces rapports, quels sont-ils?... Ne cherchez pas bien loin. Regardez seulement l'homme avant qu'il soit asservi à la passion, brisé par la dure éducation, aigri par les rivalités. Prenez-le avant l'amour, avant l'envie. Que trouvez-vous en lui? la chose qui lui est la plus naturelle entre toutes, la première (ah! qu'elle soit aussi la dernière!): l'amitié.
Me voilà bientôt vieux. J'ai, par-dessus mon âge, deux ou trois mille ans que l'histoire a entassés sur moi, tant d'événements, de passions, de souvenirsdivers où entrent pêle-mêle ma vie et celle du monde. Eh bien! parmi ces grandes choses innombrables, et ces choses poignantes, une domine, triomphe, toujours jeune, fraîche, florissante, ma première amitié!
C'était, je me le rappelle (bien mieux que mes pensées d'hier), c'était un désir immense, insatiable, de communications, de confidences, de révélations mutuelles. Ni la parole ni le papier n'y suffisaient. Après d'immenses promenades, nous nous conduisions et nous reconduisions. Quelle joie, lorsque revenait le jour, d'avoir tant à se dire! Je partais de bonne heure, dans ma force et ma liberté, impatient de parler, de reprendre l'entretien, de confier tant de choses.—«Quels secrets? Quels mystères?»—Que sais-je? tel fait historique peut-être, ou tel vers de Virgile que je venais d'apprendre...
Que de fois je me trompais d'heure! à quatre, à cinq heures du matin, j'allais, je frappais, je faisais ouvrir les portes, je réveillais mon ami. Comment peindre avec des paroles les vives et légères lueurs sous lesquelles, dans ces matinées, brillaient, voltigeaient toutes choses? Mon existence était ailée, j'en ai encore l'impression, mêlée au matin, au printemps; je sentais, vivais dans l'aurore.
Âge regrettable, vrai paradis sur terre, qui ne connaît ni haine, ni mépris, ni bassesse, où l'inégalité est si parfaitement inconnue, où la société est encore vraiment humaine, vraiment divine... Tout cela passe vite. Les intérêts viennent, les concurrences, les rivalités... Et pourtant il en resterait quelque chose, si,l'éducation travaillait à réunir les hommes autant qu'elle s'attache à les diviser.
Si seulement les deux enfants, le pauvre et le riche, avaient été assis aux bancs d'une même école, si liés d'amitié, divisés de carrières, ils se voyaient souvent, ils feraient plus entre eux que toutes les politiques, toutes les morales du monde. Ils conserveraient dans leur amitié désintéressée, innocente, le nœud sacré de la Cité... Le riche saurait la vie, l'inégalité, et il en gémirait; tout son effort serait de partager. Le pauvre prendrait un grand cœur, et le consolerait d'être riche.
Comment vivre, sans savoir la vie? Or, on ne la sait qu'à un prix: Souffrir, travailler, être pauvre,—ou bien encore se faire pauvre, de sympathie, de cœur, s'associer de volonté au travail et à la souffrance.
Que voulez-vous que sache un riche, avec toute la science du monde? par cela seul qu'il a la vie facile, il en ignore les fortes et profondes réalités. Ne creusant point, n'appuyant pas, il court, glisse, comme sur une glace; nulle part il n'entre, il est toujours dehors; dans cette rapide existence, extérieure et superficielle, demain il sera au terme et s'en ira dans l'ignorance aussi bien qu'il était venu.
Ce qui lui a manqué, c'était un point solide où, de son âme, il appuyât, creusât dans la vie et la connaissance. Tout au contraire, le pauvre est fixé sur un point obscur, sans voir ni ciel ni terre. Ce qui lui manque, c'est de pouvoir se relever, respirer, regarder le ciel. Rivé à cette place par la fatalité, il lui faudraits'étendre, généraliser son existence et sa souffrance même, vivre hors de ce point où il souffre, et puisqu'il a une âme infinie, l'épanouir infiniment... Tous les moyens lui manquent; les lois y feront peu; il y faut l'amitié. L'homme de loisir, cultivé, réfléchi, doit remettre cette âme captive dans son rapport avec le monde, la changer? non, mais l'aider à être elle-même, écarter l'obstacle qui l'empêchait de déployer ses ailes. Tout cela deviendrait facile, si chacun des deux comprenait qu'il ne trouvera qu'en l'autre son affranchissement. L'homme de science et de culture, aujourd'hui serf des abstractions, des formules, ne reprendra sa liberté qu'au contact de l'homme d'instinct. Sa jeunesse et sa vie qu'il croit renouveler dans de lointains voyages, elle est là, près de lui, dans ce qui est la jeunesse sociale, je veux dire dans le peuple. Celui-ci, d'autre part, pour qui l'ignorance et l'isolement sont comme une prison, il étendra son horizon, retrouvera l'air libre, s'il accepte la communication de la science, si, au lieu de la dénigrer par envie, il y respecte l'accumulation des travaux de l'humanité, tout l'effort de l'homme antérieur.
Cette assistance, cette culture mutuelle, forte et sérieuse, qu'ils trouveront l'un dans l'autre, elle suppose, je l'avoue, dans tous les deux une magnanimité véritable; nous les appelons à l'héroïsme. Quel appel plus digne de l'homme?... plus naturel aussi, dès qu'il revient à lui et se relève, avec la grâce de Dieu.
L'héroïsme du pauvre, c'est d'immoler l'envie, c'est d'être lui-même assez haut au-dessus de sa pauvreté,pour ne pas même vouloir s'informer si la richesse est gagnée bien ou mal. L'héroïsme du riche, c'est, tout en connaissant le droit du pauvre, de l'aimer et d'aller à lui.
«Héroïsme?... N'est-ce pas là le plus simple devoir?» Sans doute, mais c'est justement parce qu'il y a devoir que le cœur se resserre. Triste infirmité de notre nature; nous n'aimons guère que celui à qui nous ne devons rien, l'être abandonné, désarmé, qui n'allègue nul droit contre nous.
Il faut des deux côtés que le cœur s'élargisse. On a pris la démocratie par le droit et le devoir, par la Loi, et l'on n'a eu que la loi morte... Ah! reprenons-la par la Grâce.
Vous dites: «Que nous importe? nous ferons de si sages lois, si artificieusement dressées et combinées, qu'on n'aura que faire de s'aimer...» Pour vouloir de sages lois, pour les suivre, il faut aimer d'abord.
Comment aimer? Ne voyez-vous les insurmontables barrières que l'intérêt élève entre nous? Dans la concurrence accablante où nous nous débattons, pouvons-nous bien être assez simples pour aider nos rivaux, pour donner la main aujourd'hui à ceux qui le seraient demain?
Triste aveu! quoi! pour quelque argent, pour une place misérable que vous perdrez bientôt, vous livrez le trésor de l'homme, tout ce qu'il a de bon, de grand, l'amitié, la patrie, la véritable vie du cœur.
Eh! malheureux! si près, si loin de la Révolution, avez-vous déjà oublié que les premiers hommes dumonde, ces jeunes généraux, dans leur terrible élan, leur course violente à la mort immortelle, qu'ils se disputaient tous, rivaux acharnés pour la belle maîtresse qui brûle les cœurs du plus âpre amour, la Victoire! n'éprouvèrent point de jalousie? Elle restera toujours, la glorieuse lettre par laquelle le vainqueur de la Vendée couvrit de sa vertu, de sa popularité l'homme qui déjà faisait peur[85], le vainqueur d'Arcole, et se porta garant pour lui... Ah! grande époque, grands hommes, vrais vainqueurs à qui tout devait céder! Vous aviez vaincu l'envie aussi aisément que le monde! Nobles âmes, où que vous soyez, donnez-nous, pour nous sauver, un souffle de votre esprit!
Il faudrait sentir bien peu la gravité d'un tel sujet pour entreprendre de le traiter en quelques pages. Je me contenterai de faire une observation, essentielle dans l'état de nos mœurs.
Indifférents comme nous sommes à la patrie et au monde, ni citoyens, ni philanthropes, nous n'avons guère qu'une chose par laquelle nous prétendions échapper à l'égoïsme; ce sont les liens de famille. Être un bon père de famille, c'est un mérite qu'on affiche, et souvent à grand profit.
Eh bien! il faut l'avouer, dans les classes supérieures la famille est très malade. Si les choses continuaient, elle deviendrait impossible.
On a accusé les hommes, et non sans raison. J'ai parlé moi-même ailleurs de leur matérialisme, de leur sécheresse, de l'insigne maladresse avec laquelle ils perdent l'ascendant des premiers jours. Cependant, ilfaut l'avouer, la faute est surtout aux femmes, je veux dire aux mères. L'éducation qu'elles donnent, ou laissent donner à leurs filles, a fait du mariage une charge intolérable.
Ce que nous voyons ne rappelle que trop les derniers siècles de l'Empire romain. Les femmes, étant devenues des héritières, sachant qu'elles étaient riches et protégeant leurs maris, rendirent la condition de ceux-ci tellement misérable, qu'aucun avantage pécuniaire, aucune prescription législative ne put décider les hommes à subir cette servitude. Ils aimaient mieux fuir au désert. La Thébaïde se peupla.
Le législateur, effrayé de la dépopulation, fut obligé de favoriser, de régulariser les attachements inférieurs, les seuls que l'homme acceptât. Il en serait peut-être aujourd'hui de même, si notre société, plus industrielle que celle de l'Empire romain, ne spéculait sur le mariage. L'homme moderne accepte par cupidité, par nécessité, les chances qui rebutaient les Romains. Spéculation peu sûre. La jeune femme sait qu'elle apporte beaucoup, mais elle n'a nullement appris la valeur de l'argent, elle dépense encore davantage. Si je regardais aux événements récents, aux bouleversements des fortunes, je serais tenté de dire: «Voulez-vous vous ruiner? épousez une femme riche.»
Je sais tout ce qu'il y a d'inconvénients à prendre une femme de condition, d'éducation inférieures. Le premier, c'est de s'isoler, de sortir de son milieu, de perdre ses relations. Un autre, c'est qu'on n'épouse pas la femme seule, mais la famille, dont les habitudessont souvent grossières. Cette femme, on espère bien l'élever, la faire à soi et pour soi; mais il se trouve souvent qu'avec un heureux instinct et de la docilité, elle n'est point élevable. Ces éducations tardives qu'on essaye de donner aux fortes races du peuple, moins malléables et plus dures, ont rarement prise sur elles.
Ces inconvénients reconnus, je n'en suis pas moins obligé de revenir à celui (bien autrement grave) des mariages brillants d'aujourd'hui. Il consiste simplement en ceci, que la vie y estimpossible.
Cette vie consiste à commencer tous les soirs, après une journée de travail, une journée plus fatigante encore d'amusements, de plaisirs. Rien de pareil dans les autres pays de l'Europe, rien de semblable dans le peuple; le Français des classes riches est le seul homme du monde qui ne repose jamais. C'est peut-être la cause principale pour laquelle nos enrichis, nos bourgeois, une classe née d'hier, est déjà usée.
Dans cet âge travailleur où le temps a un prix incalculable, les hommes sérieux, productifs, qui veulent des résultats, ne peuvent accepter, comme condition du mariage, une dépense si énorme de la vie. La nuit, employée ainsi à promener une femme, tue d'avance le lendemain.
L'homme a besoin, le soir, du foyer et du repos. Il revient plein de pensées; il faudrait qu'il pût se recueillir, confier ses idées, ses projets, ses anxiétés, les combats du jour, qu'il eût où verser son cœur. Il trouve une femme qui n'a rien fait, qui a hâte d'employer ses forces, prête, parée, impatiente... Quelmoyen de lui parler! «C'est bon, monsieur, il est tard, nous manquerions l'heure... Vous direz cela demain.»
Qu'il aille, s'il ne veut la confier à une amie plus âgée, qui, trop souvent fort gâtée, maligne et malicieuse, n'aura nul plus grand plaisir que d'aigrir la jeune femme contreson tyran, de la compromettre, de la lancer dans les plus tristes folies.
Non, il ne peut la laisser sous cette conduite suspecte. Il la conduira lui-même, il part... Avec quelle envie il voit revenir chez lui le travailleur attardé. Celui-ci, il est vrai, a bien fatigué le jour, mais il va trouver le repos, un intérieur, une famille, le somme enfin, ce bonheur légitime que Dieu lui donne tous les soirs. Sa femme l'attend, elle compte les minutes; le couvert est mis; la mère et l'enfant regardent s'il vient. Pour peu qu'il vaille quelque chose, cet homme, elle met en lui sa vanité, elle l'admire et le révère... Et que de soins! je la vois, dans leur faible nourriture, je la vois, sans qu'il l'aperçoive, garder le moindre pour elle, réserver pour l'homme qui a plus de mal l'aliment nourrissant qui réparera ses forces.
Il se couche, elle couche les enfants, et elle veille. Elle travaille bien tard dans la nuit. De grand matin, longtemps avant qu'il ouvre les yeux, elle est debout, tout est prêt, la nourriture chaude qu'il prend, et celle qu'il emporte avec lui. Il part, le cœur satisfait, bien tranquille sur ce qu'il laisse, ayant embrassé sa femme et ses enfants endormis.
Je l'ai dit, et le redirai: le bonheur est là. Elle sent qu'elle est nourrie par lui, elle en est heureuse, il travailled'autant mieux qu'il sait qu'il travaille pour elle. Voilà le vrai mariage. Bonheur monotone, dira-t-on. Non, l'enfant y met le progrès... S'il s'y joignait l'étincelle, si le travailleur, avec un peu de sécurité, de loisir, avait des moments de vie plus haute, s'il y associait la femme et la nourrissait de son esprit... Ce serait trop; on ne demanderait rien au ciel qu'une éternité d'ici-bas.
Triste victime de la cupidité, ce bonheur, vous pouviez l'avoir; vous l'avez sacrifié. L'humble fille que vous aimiez, qui vous aimait, que vous avez délaissée, regrettez-la bien maintenant! Était-il sage (je ne parle pas d'honneur ni d'humanité) de briser la pauvre créature et de briser votre cœur pour épouser l'esclavage? L'argent que vous avez cherché, il s'enfuira de lui-même, il ne restera pas dans vos mains. Les enfants de cette union sans amour, conçus d'un calcul, porteront sur leur face pâle leur triste origine; leur existence inharmonique témoignera du divorce intérieur que contint ce mariage; ils n'auront pas le cœur de vivre.
La différence était-elle donc si grande entre cette fille et cette fille? toutes deux, après tout, sont du peuple. La plus riche a pour père un travailleur enrichi. Du vrai peuple, non mêlé, au peuple bourgeois, aux classes bâtardes, il n'y a pas un abîme.
Si la bourgeoisie veut se relever de son épuisement précoce, elle craindra moins de s'unir aux familles qui sont aujourd'hui ce qu'elle-même était hier. Là est la force, la beauté et l'avenir. Nos jeunes gensarrivent tard au mariage, bien fatigués déjà, et ils épousent ordinairement une jeune fille étiolée; les enfants meurent ou languissent. À la seconde ou troisième génération, la bourgeoisie sera aussi chétive que nos nobles l'étaient avant la Révolution[86].
Et ce n'est pas seulement le physique qui fait défaut, mais le moral baisse. Qu'attendre pour les travaux suivis, pour les affaires sérieuses, pour la grande invention, d'un homme qui, s'étant vendu à un mariage d'argent, est serf d'une femme, d'une famille, obligé de se disperser, de jeter aux quatre vents son temps et sa vie? Imaginez ce qui doit advenir d'une nation où les classes dirigeantes se consument dans les vaines paroles, dans l'agitation à vide... Pour que la vie soit féconde, il faut le recueillement de l'esprit, le repos du cœur.
Un fait remarquable de ce temps, c'est que les femmes du peuple (qui ne sont nullement grossières, comme les hommes, et qui éprouvent le besoin de délicatesse et de distinction) écoutent les hommes au-dessus d'elles avec une confiance qu'elles n'avaient nullement autrefois... Elles voyaient la noblesse comme une barrière insurmontable à l'amour; mais la richesse ne leur paraît pas une séparation de classe[87];on la compte si peu, quand on aime! Touchante confiance du peuple, qui, dans sa partie la meilleure, la plus aimable et la plus tendre, se rapproche ainsi des rangs supérieurs, et vient y rapporter la sève, la beauté, la grâce morale!... Ah! malheur à ceux qui la trompent! S'ils sont inaccessibles aux remords, ils auront du moins des regrets, en songeant qu'ils ont perdu ce qui vaut les trésors du monde, le ciel et la terre: Être aimé!
Je me suis longtemps occupé des anciennes associations de la France. De toutes, la plus belle, à mon sens, est celle des filets pour la pêche, sur les côtes d'Harfleur et de Barfleur. Chacun de ces vastes filets (de cent vingt brasses ou six cents pieds) se divise en plusieurs parts qui passent par héritage aux filles aussi bien qu'aux garçons. Les filles, héritant de ce droit, mais n'allant pas à la pêche, y concourent néanmoins en tissant leurs lots de filets, qu'elles confient aux pêcheurs. La belle et sage Normande file ainsi sa dot; ce lot de filet, c'est son fief qu'elle administre avec la prudence de la femme de Guillaume-le-Conquérant. De son droit et de son travail, doublement propriétaire, il faut bien, comme telle, qu'elle sache le détail de l'expédition; elle en apprécie les chances, s'intéresse au choix de l'équipage, s'associe aux inquiétudes de cette vie aventureuse. Ellerisque souvent sur la barque plus que son filet. Souvent, celui qu'au départ elle a choisi pour pêcheur la choisit pour femme au retour.
Vraipays de sapience! Cette Normandie, qui, en tant de choses, a servi de modèle à la France et à l'Angleterre, me semble avoir trouvé là un type d'association plus digne qu'aucun autre d'être recommandé à l'attention de l'avenir.
Celle-ci est bien autre chose que les associations fromagères du Jura[88], où l'on n'associe après tout que la mise et le profit. Chacun apporte son lait au fromage commun et partage proportionnellement dans la vente. Cette économie collective n'exige aucun rapprochement moral; elle met l'égoïsme à l'aise et peut se concilier avec toute là sécheresse de l'individualisme. Elle ne me semble pas mériter le beau nom d'association.
Celle des pêcheurs de Normandie le mérite éminemment;elle est morale et sociale tout autant qu'économique. Qu'est-ce au fond? une jeune fille sérieuse, honnête, qui, de son travail, de ses veilles, de sa petite épargne, commandite les jeunes gens, met sur leur barque sa fortune avant d'y mettre son cœur; elle a droit de connaître, de choisir, d'aimer le pêcheur habile, heureux. Voilà une association vraiment digne de ce nom; loin d'éloigner de l'association naturelle de la famille, elle en prépare le lien,—et par là, elle profite à la grande association, à celle de la patrie.
Ici, mon cœur m'échappe et ma plume s'arrête... Je dois avouer que la patrie, la famille y profiteront peu maintenant. Les associations du filet n'existeront bientôt plus que dans l'histoire; elles sont déjà remplacées, sur plusieurs points de la côte, par ce qui remplace tout... par la banque et par l'usure.
Grande race des marins normands, qui la première trouva l'Amérique, fonda les comptoirs d'Afrique, conquit les deux Siciles, l'Angleterre! ne vous retrouverai-je donc plus que dans la tapisserie de Bayeux?... Qui n'a le cœur percé, en passant des falaises aux dunes, de nos côtes si languissantes à celles d'en face qui sont si vivantes, de l'inertie de Cherbourg[89]à la brûlante et terrible activité de Portsmouth?... Que m'importe que le Havre s'emplisse de vaisseaux américains, d'un commerce de transit, qui se fait par la France, sans la France, parfois contre elle?
Pesante malédiction! punition vraiment sévère denotre insociabilité! Nos économistes déclarent qu'il n'y a rien à faire pour la libre association. Nos académies en effacent le nom de leurs concours. Ce nom est celui d'un délit, prévu par nos lois pénales... Une seule association reste permise, l'intimité croissante entre Saint-Cloud et Windsor.
Le commerce a formé quelques sociétés, mais de guerre, pour absorber le petit commerce, détruire les petits marchands. Il a nui beaucoup, gagné peu. Les grosses maisons de commandite qui s'étaient créées dans cet espoir ont peu réussi. Elles ne sont pas en progrès; dès qu'il s'en forme une nouvelle, les autres souffrent et languissent. Plusieurs sont déjà tombées, et celles qui subsistent ne tendent point à s'accroître.
Dans les campagnes, je vois nos très anciennes communautés agricoles du Morvan, du Berri, de Picardie, qui, peu à peu, se dissolvent et demandent séparation aux tribunaux. Elles avaient duré des siècles; plusieurs avaient prospéré. Ces couvents de laboureurs mariés qui réunissaient ensemble une vingtaine de familles, parentes entre elles, sous un même toit, sous la direction d'un chef qu'elles élisaient, avaient pourtant sans aucun doute de grands avantages économiques[90].
Si, de ces paysans, je passe aux esprits les plus cultivés, je ne vois guère d'esprit d'association dansla littérature. Les hommes les plus naturellement rapprochés par les lumières, par l'estime et l'admiration mutuelle, n'en vivent pas moins isolés. La parenté du génie même sert peu pour rapprocher les cœurs. Je connais ici quatre ou cinq hommes qui sont certainement l'aristocratie du genre humain, qui n'ont de pairs et de juges qu'entre eux. Ces hommes, qui vivront toujours, s'ils avaient été séparés par les siècles, auraient regretté amèrement de ne point s'être connus. Ils vivent dans le même temps, dans la même ville, porte à porte, et ils ne se voient point.
Dans un de mes pèlerinages à Lyon, je visitai quelques tisseurs, et, à mon ordinaire, je m'informai des maux, des remèdes. Je leur demandai surtout s'ils ne pourraient, quelle que fût leur divergence d'opinions, s'associer dans certaines choses matérielles, économiques. L'un d'eux, homme plein de sens et d'une haute moralité, qui sentait bien tout ce que j'apportais dans ces recherches de cœur et de bonne intention, me laissa pousser mon enquête plus loin que je n'avais fait encore. «Le mal, disait-il d'abord, c'est la partialité du gouvernement pour les fabricants.—Et après?—Leur monopole, leur tyrannie, leur exigence...—Est-ce tout?» Il se tut deux minutes et dit ensuite, avec un soupir, cette grave parole: «Il y a un autre mal, monsieur,nous sommes insociables.»
Ce mot me retentit au cœur, me frappa comme une sentence. Que de raisons j'avais de le supposer juste et vrai! que de fois il me revint!... «Quoi! me disais-je, la France, le pays renommé entre tous pour la douceuréminemment sociable de ses mœurs et de son génie, est-elle immuablement divisée, et pour jamais!... S'il en est ainsi, nous reste-t-il chance de vivre, et n'avons-nous pas déjà péri avant de périr!... L'âme est-elle morte en nous? Sommes-nous pires que nos pères, dont on nous vante sans cesse les pieuses associations[91]? L'amour, la fraternité sont-ils donc finis en ce monde?»
Dans cette pensée si sombre, résolu, comme un mourant, à bien tâter si je mourais, je regardai sérieusement non les plus hauts, non les derniers, mais un homme ni bon ni mauvais, un homme en qui sont plusieurs classes, qui a vu, souffert, qui, certainement d'esprit et de cœur, porte en lui la pensée du peuple... Cet homme, qui n'est autre que moi, pour vivre seul et volontairement solitaire, il n'en est pas moins resté sociable et sympathique.
Il en est ainsi de bien d'autres. Un fonds immuable, inaltérable de sociabilité, dort ici dans les profondeurs. Il est tout entier en réserve; je le sens partout dansles masses, lorsque j'y descends, lorsque j'écoute et observe. Mais pourquoi s'étonnerait-on si cet instinct de sociabilité facile, tellement découragé aux derniers temps, s'est resserré, replié?... Trompé par les partis, exploité par les industriels, mis en suspicion par le gouvernement, il ne remue plus, n'agit plus. Toutes les forces de la société semblent tournées contre l'instinct sociable!... Unir les pierres, désunir les hommes, ils ne savent rien de plus.
Le patronage ne supplée nullement ici à ce qui manque à l'esprit d'association. L'apparition récente de l'idée d'égalité a tué (pour un temps) l'idée qui l'avait précédée, celle de protection bienveillante, d'adoption, de paternité. Le riche a dit durement au pauvre: «Tu réclames l'égalité et le rang de frère? eh bien, soit! mais, dès ce moment, tu ne trouveras plus d'assistance en moi; Dieu m'imposait les devoirs de père; en réclamant l'égalité, tu m'en as toi-même affranchi[92].»
Chez ce peuple moins qu'aucun autre, on ne peut prendre ici le change. Nulle comédie sociale, nulle déférence extérieure ne peut faire illusion sur sa sociabilité. Il n'a pas les manières humbles des Allemands. Il n'est point, comme les Anglais, toujours chapeau bas devant ce qui est riche ou noble. Si vous lui parlez, et qu'il réponde honnêtement, cordialement,vous pouvez croire qu'il accorde vraiment cela à la personne, fort peu à la position.
Le Français a passé par bien des choses, par la Révolution, par la guerre. Un tel homme à coup sûr est difficile à conduire, difficile à associer. Pourquoi? précisément parce que, comme individu, il a beaucoup de valeur.
Vous faites des hommes de fer dans votre guerre d'Afrique, une guerre très individuelle qui oblige sans cesse l'homme à ne compter que sur soi; nul doute que vous n'ayez raison de les vouloir et former tels, à la veille des crises qu'il nous faut attendre en Europe. Mais aussi ne vous étonnez pas trop si ces lions, à peine revenus, gardent, tout en se soumettant au frein des lois, quelque chose de l'indépendance sauvage.
Ces hommes, je vous en préviens, ne se prendront à l'association que par le cœur, par l'amitié. Ne croyez pas que vous les attellerez à une sociéténégativeoù l'âme ne sera pour rien, qu'ils vivront ensemble sans s'aimer, par économie et par douceur naturelle, comme font, par exemple, à Zurich, les ouvriers allemands. La sociétécoopérativedes Anglais, qui s'unissent parfaitement pour telle affaire spéciale, tout en se haïssant, se contrecarrant dans telle autre ou leurs intérêts diffèrent, elle ne convient pas davantage à nos Français. Il faut une société d'amis à la France; c'est son désavantage industriel, mais sa supériorité sociale, de n'en pas comporter d'autres. L'union ne se fait ici ni par mollesse de caractère et communautéd'habitudes, ni par âpreté de chasseurs qui se mettent, comme les loups, en bande pour une proie. Ici, la seule union possible, c'est l'union des esprits.
Il n'est guère de forme d'association qui ne soit excellente, si cette condition existe. La question dominante, chez ce peuple sympathique, est celle des personnes et des dispositions morales. «Les associés s'aiment-ils? se conviennent-ils?» voilà ce qu'il faut toujours se demander en premier lieu[93]. Des sociétés d'ouvriers se formeront, et elles dureront,s'ils s'aiment; des sociétés d'ouvriers-maîtres, qui, sans chefs, vivront en frères, mais il fautqu'ils s'aimentbeaucoup.
S'aimer, ce n'est pas seulement avoir bienveillance mutuelle. L'attraction naturelle des caractères, des goûts analogues, n'y suffirait pas. Il faut y suivre sanature, mais de cœur, c'est-à-dire toujours prêt au sacrifice, au dévouement qui immole la nature.
Que voulez-vous faire en ce monde sans le sacrifice[94]?... Il en est le soutien même; le monde, sans lui, croulerait tout à l'heure. Supposez les meilleurs instincts, les caractères les plus droits, les natures les plus parfaites (telles qu'on n'en voit pas ici-bas), tout périrait encore sans ce remède suprême.
«Se sacrifier à un autre!» Chose étrange, inouïe, qui scandalisera l'oreille de nos philosophes. «S'immoler à qui? à un homme, qu'on sait valoir moins que soi; perdre au profit de ce néant une valeur infinie.» C'est celle, en effet, que chacun ne manque guère de s'attribuer à lui-même.
Il y a là, nous ne le dissimulons point, une véritable difficulté. On ne se sacrifie guère qu'à ce qu'on croit infini. Il faut, pour le sacrifice, un Dieu, un autel... un Dieu, en qui les hommes se reconnaissent et s'aiment... Comment sacrifierions-nous? Nous avons perdu nos dieux!
Le Dieu-Verbe, sous la forme où le vit le Moyen-âge, fut-il ce lien nécessaire? L'histoire tout entière est là pour répondre: Non. Le Moyen-âge promit l'union, et ne donna que la guerre. Il fallut que ce Dieu eût sa seconde époque, qu'il apparût sur la terre, en son incarnation de 89. Alors, il donna à l'association sa forme à la fois la plus vaste et la plus vraie,celle qui, seule encore, peut nous réunir, et par nous, sauver le monde.
France, glorieuse mère, qui n'êtes pas seulement la nôtre, mais qui devez enfanter toute nation à la liberté, faites que nous nous aimions en vous!
Les antipathies nationales ont diminué, le droit des gens s'est adouci, nous sommes entrés dans une ère de bienveillance et de fraternité, si l'on veut comparer ce temps aux temps haineux du Moyen-âge. Les nations se sont déjà quelque peu mêlées d'intérêts, ont copié mutuellement leurs modes, leurs littératures. Est-ce à dire pour cela que les nationalités s'affaiblissent? Examinons bien.
Ce qui s'est affaibli bien certainement, c'est, dans chaque nation, la dissidence intérieure. Nos provincialités françaises s'effacent rapidement. L'Écosse et le Pays de Galles se sont rattachées à l'unité Britannique. L'Allemagne cherche la sienne, et se croit prête à lui sacrifier une foule d'intérêts divergents qui la divisaient jusqu'ici.
Ce sacrifice des diverses nationalités intérieures à la grande nationalité qui les contient, fortifie celle-ci,sans nul doute. Elle efface peut-être le détail saillant, pittoresque, qui caractérisait un peuple aux yeux de l'observateur superficiel; mais elle fortifie son génie, et lui permet de le manifester. C'est au moment où la France a supprimé dans son sein toutes les Frances divergentes, qu'elle a donné sa haute et originale révélation. Elle s'est trouvée elle-même, et, tout en proclamant le futur droit commun du monde, elle s'est distinguée du monde plus qu'elle n'avait fait jamais.
On peut en dire autant de l'Angleterre; avec ses machines, ses vaisseaux, ses quinze millions d'ouvriers, elle diffère aujourd'hui de toutes les nations bien plus qu'au temps d'Élisabeth. L'Allemagne qui se cherchait à tâtons aux dix-septième et dix-huitième siècles, s'est enfin découverte en Goethe, Schelling et Beethoven; c'est depuis lors seulement qu'elle a pu sérieusement aspirer à l'unité.
Loin que les nationalités s'effacent, je les vois chaque jour se caractériser moralement, et, de collections d'hommes qu'elles étaient, devenir des personnes. C'est le progrès naturel de la vie. Chaque homme, en commençant, sent confusément son génie; il semble dans le premier âge que ce soit un homme quelconque; en avançant, il s'approfondit lui-même, et va se caractérisant au dehors par ses actes, par ses œuvres; il devient peu à peu tel homme, sort de classe, et mérite un nom.
Pour croire que les nationalités vont disparaître bientôt, je ne connais que deux moyens: 1oignorerl'histoire, la savoir par formules creuses, comme les philosophes qui ne l'étudient jamais, ou encore par lieux communs littéraires, pour en causer, comme les femmes. Ceux qui la savent ainsi, la voient dans le passé comme un petit point obscur, qu'on peut biffer, si l'on veut.—2oCe n'est pas tout; il faut encore ignorer la nature autant que l'histoire, oublier que les caractères nationaux ne dérivent nullement de nos caprices, mais sont profondément fondés dans l'influence du climat, de l'alimentation, des productions naturelles d'un pays, qu'ils se modifient quelque peu, mais ne s'effacent jamais.—Ceux qui ne sont ainsi liés ni par la physiologie ni par l'histoire, ceux qui constituent l'humanité, sans s'informer de l'homme ni de la nature, il leur est loisible d'effacer toute frontière, de combler les fleuves, d'aplanir les montagnes. Cependant, je les en préviens, les nations dureront encore, s'ils n'ont l'attention de supprimer les villes, les grands centres de civilisation, où les nationalités ont résumé leur génie.
Nous avons dit, vers la fin de la seconde partie, que si Dieu a mis quelque part le type de la Cité politique, c'était, selon toute apparence, dans la Cité morale, je veux dire dans une âme d'homme. Eh bien! que fait d'abord cette âme? Elle se fixe en un lieu, s'y recueille, elle s'organise un corps, une demeure, un ordre d'idées. Et alors, elle peut agir.—Tout de même, une âme de peuple doit se faire un point central d'organisme; il faut qu'elle s'assoie en un lieu, s'y ramasse et s'y recueille, qu'elle s'harmonise à unetelle nature, comme vous diriez les sept collines pour cette petite Rome, ou pour notre France la mer et le Rhin, les Alpes et les Pyrénées; ce sont là nos sept collines.
C'est une force, pour toute vie, de se circonscrire, de couper quelque chose à soi dans l'espace et dans le temps, de mordre une pièce qui soit sienne, au sein de l'indifférente et dissolvante nature qui voudrait toujours confondre. Cela, c'est exister, c'est vivre.
Un esprit fixé sur un point ira s'approfondissant. Un esprit flottant dans l'espace se disperse et s'évanouit. Voyez, l'homme qui va donnant son amour à toutes, il passe sans avoir su l'amour; qu'il aime une fois et longtemps, il trouve en une passion l'infini de la nature et tout le progrès du monde[95].
La Patrie, la Cité, loin d'être opposées à la nature, sont pour cette âme de peuple qui y réside l'unique et tout-puissant moyen de réaliser sa nature. Elle lui donne à la fois et le point de départ vital et la liberté de développement. Supposez le génie athénien, moins Athènes: il flotte, il divague, se perd, il meurt inconnu. Enfermé dans ce cadre étroit, mais heureux, d'une telle Cité, fixé sur cette terre exquise où l'abeille cueillait le miel de Sophocle et de Platon, le génie puissant d'Athènes, d'une imperceptible ville, afait en deux ou trois siècles autant que douze peuples du Moyen-âge en mille ans.
Le plus puissant moyen de Dieu pour créer et augmenter l'originalité distinctive, c'est de maintenir le monde harmoniquement divisé en ces grands et beaux systèmes qu'on appelle des nations, dont chacun, ouvrant à l'homme un champ divers d'activité, est une éducation vivante[96]. Plus l'homme avance, plus il entre dans le génie de sa patrie, mieux il concourt à l'harmonie du globe; il apprend à connaître cette patrie, et dans sa valeur propre, et dans sa valeur relative, comme une note du grand concert; il s'y associe par elle; en elle, il aime le monde. La patrie est l'initiation nécessaire à l'universelle patrie.
L'union avance ainsi toujours sans péril d'atteindre jamais l'unité, puisque toute nation, à chaque pas qu'elle fait vers la concorde[97], est plus originale en soi. Si, par impossible, les diversités cessaient, sil'unité était venue, toute nation chantant même note, le concert serait fini; l'harmonie confondue ne serait plus qu'un vain bruit. Le monde, monotone et barbare, pourrait alors mourir, sans laisser même un regret.
Rien ne périra, j'en suis sûr, ni âme d'homme, ni âme de peuple; nous sommes en trop bonnes mains. Nous irons, tout au contraire, vivant toujours davantage, c'est-à-dire fortifiant notre individualité, acquérant des originalités plus puissantes et plus fécondes. Dieu nous garde de nous perdre en lui!... Et si nulle âme ne périt, comment ces grandes âmes de nations, avec leur génie vivace, leur histoire riche en martyrs, comble de sacrifices héroïques, toute pleine d'immortalité, comment pourraient-elles s'éteindre? Lorsqu'une d'elles s'éclipse un instant, le monde entier est malade en toutes ses nations, et le monde du cœur en ses fibres qui répondent aux nations... Lecteur, cette fibre souffrante que je vois dans votre cœur, c'est la Pologne et l'Italie[98].
La nationalité, la patrie, c'est toujours la vie du monde. Elle morte, tout serait mort. Demandez plutôt au peuple, il le sent, il vous le dira. Demandez à la science, à l'histoire, à l'expérience du genre humain. Ces deux grandes voix sont d'accord. Deux voix? non, deux réalités, ce qui est et ce qui fut, contre la vaine abstraction.
J'avais là-dessus mon cœur et l'histoire; j'étaisferme sur ce rocher; je n'avais besoin de personne pour me confirmer ma foi. Mais j'ai été dans les foules, j'ai interrogé le peuple, jeunes et vieux, petits et grands. Je les ai entendus tous témoigner pour la patrie. C'est là la fibre vibrante qui chez eux meurt la dernière. Je l'ai trouvée dans des morts... J'ai été dans les cimetières qu'on appelle des prisons, des bagnes, et là, j'ai ouvert des hommes; eh bien! dans ces hommes morts, où la poitrine était vide, devinez ce que je trouvais... la France encore, dernière étincelle par laquelle peut-être on les aurait fait revivre.
Ne dites pas, je vous prie, que ce ne soit rien du tout que d'être né dans le pays qu'entourent les Pyrénées, les Alpes, le Rhin, l'Océan. Prenez le pauvre homme, mal vêtu et affamé, celui que vous croyez uniquement occupé des besoins matériels. Il vous dira que c'est un patrimoine que de participer à cette gloire immense, à cette légende unique qui fait l'entretien du monde. Il sait bien que s'il allait au dernier désert du globe, sous l'équateur, sous les pôles, il trouverait là Napoléon, nos armées, notre grande histoire, pour le couvrir et le protéger, que les enfants viendraient à lui, que les vieillards se tairaient et le prieraient de parler, qu'à l'entendre seulement nommer ces noms, ils baiseraient ses vêtements.
Pour nous, quoi qu'il advienne de nous, pauvre ou riche, heureux, malheureux, vivant, et par delà la mort, nous remercierons toujours Dieu de nous avoir donné cette grande patrie, la France. Et cela, non passeulement à cause de tant de choses glorieuses qu'elle a faites, mais surtout parce qu'en elle nous trouvons à la fois le représentant des libertés du monde et le pays sympathique entre tous, l'initiation à l'amour universel. Ce dernier trait est si fort en la France, que souvent elle s'en est oubliée. Il nous faut aujourd'hui la rappeler à elle-même, la prier d'aimer toutes les nations moins que soi.
Sans doute, tout grand peuple représente une idée importante au genre humain. Mais que cela, grand Dieu, est bien plus vrai de la France! Supposez un moment qu'elle s'éclipse, qu'elle finisse, le lien sympathique du monde est relâché, dissous, et probablement détruit. L'amour qui fait la vie du globe, en serait atteint en ce qu'il a de plus vivant. La terre entrerait dans l'âge glacé où déjà tout près de nous sont arrivés d'autres globes.
J'eus, à ce sujet, un songe affreux en plein jour, que je suis forcé de conter. J'étais à Dublin, près d'un pont, je suivais un quai; je regarde la rivière, et je la vois traîner faible et étroite entre de larges grèves sablonneuses, à peu près comme on voit la nôtre du quai des Orfèvres; je crois reconnaître la Seine. Les quais même ressemblaient, moins les riches boutiques, moins les monuments, les Tuileries, le Louvre, c'était presque Paris, moins Paris. De ce pont descendaient quelques personnes mal vêtues, non, comme chez nous, en blouse, mais en vieux habits tachés. Ils disputaient violemment, d'une voix âcre, gutturale, toute barbare, avec un affreux bossu enhaillons que je vois encore; d'autres gens passaient à côté, misérables et contrefaits... Une chose, en regardant, me saisit, me terrifia, toutes ces figures étaient françaises... C'était Paris, c'était la France, une France enlaidie, abrutie, sauvage. J'éprouvai à ce moment combien la terreur est crédule; je ne fis nulle objection. Je me dis qu'apparemment il était venu un autre 1815, mais depuis longtemps, bien longtemps, que des siècles de misère s'étaient appesantis sur mon pays condamné sans retour, et moi, je revenais là pour prendre ma part de cette immense douleur. Ils pesaient sur moi, ces siècles, en une masse de plomb; tant de siècles en deux minutes!... Je restai cloué à cette place et ne marchai plus... Mon compagnon de voyage me secoua, et alors je revins un peu... Mais je ne retirai pas tout à fait de mon esprit le terrible songe, je ne pouvais me consoler; tant que je fus en Irlande, j'en gardai une tristesse profonde, qui me revient tout entière pendant que j'écris ceci.
Le chef d'une de nos écoles socialistes disait, il y a quelques années: «Qu'est-ce que c'est que la Patrie?»
Leurs utopies cosmopolites de jouissances matérielles me paraissent, je l'avoue, un commentaire prosaïque de la poésie d'Horace: «Rome s'écroule, fuyons aux îles Fortunées», ce triste chant d'abandon et de découragement.
Les chrétiens qui arrivent après, avec la patrie céleste, et l'universelle fraternité ici-bas, n'en donnent pas moins, par cette belle et touchante doctrine, le coup mortel à l'Empire. Leurs frères du Nord viennent bientôt leur mettre la corde au col.
Nous ne sommes point des fils d'esclave, sans patrie, sans dieux, comme était le grand poète que nous venons de citer; nous ne sommes pas des Romains de Tarse, comme l'Apôtre des Gentils; noussommes les Romains de Rome, et les Français de la France. Nous sommes les fils de ceux qui, par l'effort d'une nationalité héroïque, ont fait l'ouvrage du monde, et fondé, pour toute nation, l'évangile de l'égalité. Nos pères n'ont pas compris la fraternité comme cette vague sympathie qui fait accepter, aimer tout, qui mêle, abâtardit, confond. Ils crurent que la fraternité n'était pas l'aveugle mélange des existences et des caractères, mais bien l'union des cœurs. Ils gardèrent pour eux, pour la France, l'originalité du dévouement, du sacrifice, que personne ne lui disputa; seule, elle arrosa de son sang cet arbre qu'elle plantait. L'occasion était belle pour les autres nations de ne pas la laisser seule. Elles n'imitèrent pas la France dans son dévouement; veut-on aujourd'hui que la France les imite dans leur égoïsme, leur immorale indifférence, que n'ayant pu les élever, elle descende à leur niveau?
Qui pourrait voir sans étonnement le peuple qui naguère a levé le phare de l'avenir vers lequel regarde le monde, voir ce peuple aujourd'hui traîner la tête basse dans la voie de l'imitation... Cette voie quelle est-elle? Nous ne la connaissons que trop, bien des peuples l'ont suivie: c'est tout simplement la voie du suicide et de la mort.
Pauvres imitateurs, vous croyez donc qu'on imite?.. On prend à un peuple voisin telle chose qui chez lui est vivante; on se l'approprie tant bien que mal, malgré les répugnances d'un organisme qui n'était pas fait pour elle; mais c'est un corps étranger quevous vous mettez dans la chair; c'est une chose inerte et morte, c'est la mort que vous adoptez.
Que dire, si cette chose n'est pas étrangère seulement et différente, mais ennemie! si vous l'allez chercher justement chez ceux que la nature vous a donnés pour adversaires, qu'elle vous a symétriquement opposés? si vous demandez un renouvellement de vie à ce qui est la négation de votre vie propre? si la France, par exemple, se mettant à marcher au rebours de son histoire, de sa nature, s'en va copier ce qu'on peut appeler l'anti-France, l'Angleterre?
Il ne s'agit point ici de haine nationale, ni de malveillance aveugle. Nous avons l'estime que nous devons avoir pour cette grande nation Britannique; nous l'avons prouvé en l'étudiant aussi sérieusement qu'aucun homme de ce temps. Le résultat de cette étude et de cette estime même, c'est la conviction que le progrès du monde tient à ce que les deux peuples ne perdent point leurs qualités dans un mélange indistinct, que ces deux aimants opposés agissent en sens inverse, que ces deux électricités, positive et négative, ne soient jamais confondues.
L'élément qui, entre tous, était pour nous le plus hétérogène, l'élément anglais, est celui précisément que nous avons préféré. Nous l'avons adopté politiquement dans notre constitution, sur la foi des doctrinaires qui copiaient sans comprendre;—adopté littérairement, sans voir que le premier génie que l'Angleterre ait eu de nos jours, est celui qui l'a le plus violemment démentie.—Enfin, nous l'avonsadopté, ce même élément anglais, chose incroyable et risible, dans l'art, dans la mode. Cette raideur, cette gaucherie, qui n'est point extérieure ni accidentelle, mais qui tient à un profond mystère physiologique, c'est là ce que nous copions.
J'ai sous les yeux deux romans, écrits avec un grand talent. Eh bien! dans ces romans français, quel est l'homme ridicule? le Français, toujours le Français. L'Anglais est l'homme admirable, la Providence invisible, mais présente, qui sauve tout. Il arrive juste à point pour réparer toutes les sottises de l'autre. Et comment?... c'est qu'il est riche. Le Français est pauvre, et pauvre d'esprit.
Riche! est-ce donc là la cause de cet engouement singulier? Le riche (le plus souvent l'Anglais), c'est le bien-aimé de Dieu. Les plus libres, les plus fermes esprits ont peine à se défendre d'une prévention en sa faveur... Les femmes le trouvent beau, les hommes veulent bien le croire noble. Son cheval étique est pris pour modèle par les artistes.
Riche! avouez-le donc, c'est le secret motif de l'admiration universelle. L'Angleterre est le peuple riche; peu importent ses millions de mendiants! Pour qui ne s'informe point des hommes, elle présente au monde un spectacle unique, celui du plus énorme entassement de richesses qui ait été fait jamais. Triomphante agriculture, tant de machines, tant de vaisseaux, tant de magasins pleins et combles, cette bourse maîtresse du monde... l'or coule là comme de l'eau.
Ah! la France n'a rien de semblable; c'est un pays de pauvreté. L'énumération comparée de tout ce que possède l'une, de tout ce que l'autre n'a pas, nous mènerait vraiment trop loin. L'Angleterre a bonne grâce de demander en souriant à la France quels sont donc après tout les résultats matériels de son activité, ce qui reste de son travail, de tant de mouvements, d'efforts[99]?
La voilà, cette France, assise par terre, comme Job, entre ses amies les nations, qui viennent la consoler, l'interroger, l'améliorer, si elles peuvent, travailler à son salut.
«Où sont tes vaisseaux, tes machines? dit l'Angleterre.—Et l'Allemagne: «Où sont tes systèmes? N'auras-tu donc pas au moins, comme l'Italie, des œuvres d'art à montrer?»
Bonnes sœurs qui venez consoler ainsi la France, permettez que je vous réponde. Elle est malade, voyez-vous; je lui vois la tête basse, elle ne veut pas parler.
Si l'on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de sang et d'or, et d'efforts de toute sorte, pour les choses désintéressées qui ne devaient profiter qu'au monde, la pyramide de la France irait montant jusqu'au ciel... Et la vôtre, ô nations, toutes tant que vous êtes ici, ah! la vôtre, l'entassement de vos sacrifices, irait au genou d'un enfant.
Ne venez donc pas me dire: «Comme elle est pâle, cette France!...» Elle a versé son sang pour vous...—«Qu'elle est pauvre!» Pour votre cause, elle a donné sans compter[100]... Et n'ayant plus rien, elle a dit: «Je n'ai ni or ni argent, mais ce que j'ai, je vous le donne...» Alors elle a donné son âme, et c'est de quoi vous vivez[101].
«Ce qui lui reste, c'est ce qu'elle a donné...» Mais, écoutez bien, nations, apprenez ce que, sans nous, vous n'auriez appris jamais: «Plus on donne, et plus on garde!» Son esprit peut dormir en elle,mais il est toujours entier, toujours près d'un puissant réveil.
Il y a bien longtemps que je suis la France, vivant jour par jour avec elle depuis deux milliers d'années. Nous avons vu ensemble les plus mauvais jours, et j'ai acquis cette foi que ce pays, est celui de l'invincible espérance. Il faut bien que Dieu l'éclaire plus qu'une autre nation, puisqu'en pleine nuit elle voit quand nulle autre ne voit plus; dans ces affreuses ténèbres qui se faisaient souvent au Moyen-âge et depuis, personne, ne distinguait le ciel; la France seule le voyait.
Voilà ce que c'est que la France. Avec elle, rien n'est fini; toujours à recommencer.
Quand nos paysans gaulois chassèrent un moment les Romains, et firent un Empire des Gaules, ils mirent sur leur monnaie le premier mot de ce pays (et le dernier):Espérance.