Quand les enfants grandissent et que la famille réunie commence à se demander: «Qu'en fera-t-on?» le plus vif, le moins disciplinable, ne manque guère de dire: «Moi, je veux être indépendant.» Il entrera dans le commerce, et il y trouvera l'indépendance que nous venons de caractériser. L'autre frère, le docile, le bon sujet, sera fonctionnaire.
On tâchera du moins qu'il le devienne. La famille fera pour cela d'énormes sacrifices, souvent par delà sa fortune. Grands efforts, et quel but? Après dix ans de classes, plusieurs années d'école, il deviendra surnuméraire, et enfin petit employé. Son frère, le commerçant qui, pendant ce temps-là, a eu bien d'autres aventures, lui porte grande envie, et perd peu d'occasions de faire allusion aux gens qui ne produisent pas, «qui s'endorment commodément assis au banquet du budget». Aux yeux de l'industriel,nul ne produit que lui; le juge, le militaire, le professeur, l'employé, sont «des consommateurs improductifs[44]».
Les parents savaient bien que la carrière des fonctions publiques n'était pas lucrative. Mais ils ont désiré pour cet enfant doux et tranquille une vie sûre, fixe et régulière. Tel est l'idéal des familles, après tant de révolutions, tel, dans leur opinion, est le sort du fonctionnaire; le reste va, vient, varie et change, le fonctionnaire seul est sorti des alternatives de cette vie mortelle, il est comme en un meilleur monde.
Je ne sais si l'employé a jamais eu ce paradis sur la terre, cette vie d'immobilité et de sommeil. Aujourd'hui, je ne vois pas un homme plus mobile. Sans parler des destitutions qui frappent quelquefois et que l'on craint toujours, sa vie n'est que mutations, voyages, translations subites (pour tel ou tel mystère électoral) d'un bout de la France à l'autre, disgrâces inexplicables, prétendus avancements qui, pour deux cents francs de plus, le font aller de Perpignan à Lille. Toutes les routes sont couvertes de fonctionnaires qui voyagent avec leurs meubles; beaucoup ont renoncé à en avoir. Campés dans une auberge, et le paquet tout fait, ils vivent là un an, au moins, d'une vie seule et triste, dans une ville inconnue; vers la fin, lorsqu'ils commencent à former quelque relation, on les dépêche à l'autre pôle.
Qu'ils ne se marient pas surtout; leur situation enserait empirée. Indépendamment de cette mobilité, leurs faibles traitements ne comportent point un ménage. Ceux d'entre eux qui sont obligés de faire respecter leur position, ayant charge d'âmes, le juge, l'officier, le professeur, passeront leur vie, s'ils n'ont point de fortune, dans un état de lutte, d'effort misérable pour cacher leur misère et la couvrir de quelque dignité.
N'avez-vous pas rencontré en diligence (je ne dis pas une fois, mais plusieurs) une dame respectable, sérieuse, ou plutôt triste, d'une mise modeste et quelque peu passée, un enfant ou deux, beaucoup de malles, de bagages, un ménage sur l'impériale. Au débarqué, vous la voyez reçue par son mari, un brave et digne officier qui n'est plus jeune. Elle le suit ainsi, avec toute espèce d'incommodité et d'ennui, de garnison en garnison, accouche en route, nourrit à l'auberge, puis se remet encore en route. Rien de plus triste que de voir ces pauvres femmes associées ainsi par l'affection et le devoir aux servitudes de la vie militaire.
Les traitements des fonctionnaires, militaires et civils, ont peu changé depuis l'Empire[45]. La fixité, que l'on considère comme leur suprême bonheur, presque tous l'ont sous ce rapport. Mais comme l'argent a baissé, le même chiffre va diminuant de valeurréelle, et représentant toujours moins; nous l'avons remarqué pour les salaires industriels.
La France peut se vanter d'une chose, c'est qu'à l'exception de quelques grandes places trop rétribuées, nos fonctionnaires publics servent l'État presque pour rien. Et avec cela, j'affirme qu'en ce pays dont on dit tant de mal, il est peu, très peu de fonctionnaires accessibles à l'argent.
J'entends l'objection: beaucoup sont corrompus par l'espoir d'avancer, par l'intrigue, par les mauvaises influences; je le sais, je l'accorde. Et je n'en soutiendrai pas moins que, parmi ces gens si peu rétribués, vous n'en trouverez pas qui reçoivent de l'argent, comme on voit en Russie, en Italie, dans tant d'autres contrées.
Voyons l'ordre le plus élevé. Le juge qui décide du sort, de la fortune des hommes, qui tous les jours a dans les mains des affaires de plusieurs millions, et qui pour des fonctions si hautes, si assidues, si ennuyeuses, gagne moins que tel ouvrier, le juge ne reçoit pas d'argent.
Prenez en bas, dans une classe où les tentations sont grandes, prenez le douanier: il en est peut-être qui recevraient un léger pourboire dans une occasion insignifiante, mais jamais pour ce qui donne le moindre soupçon de fraude.—Voulez-vous savoir, maintenant, combien il a pour ce service ingrat? six cents francs, un peu plus de trente sous par jour; ajoutons-y les nuits qui ne sont point payées; il passe, de deux nuits l'une, sur la frontière, sur la côte, sansabri que son manteau, exposé à l'attaque du contrebandier, au vent de la tempête, qui, de la falaise, parfois l'emporte en mer. C'est là, sur cette grève, que sa femme lui apporte son maigre repas; car il est marié, il a des enfants, et, pour nourrir quatre ou cinq personnes, il a à peu près trente sous.
Un garçon boulanger à Paris[46]gagne plus que deux douaniers, plus qu'un lieutenant d'infanterie, plus que tel magistrat, plus que la plupart des professeurs; il gagneautant que six maîtres d'école!
Honte! infamie!... Le peuple qui paye le moins ceux qui instruisent le peuple (cachons-nous, pour l'avouer), c'est la France.
La France d'aujourd'hui.—Au contraire, la vraie France, celle de la Révolution, déclara que l'enseignement était un sacerdoce, que le maître d'école était l'égal du prêtre. Elle posa en principe que la première dépense de l'État, c'était l'instruction. Dans sa terrible misère, la Convention voulait donner cinquante-quatre millions à l'instruction primaire[47], et elle l'eût fait certainement, si elle eût duré davantage... Temps singulier où les hommes se disaient matérialistes, et qui fut en réalité l'apothéose de la pensée, le règne de l'esprit!
Je ne le cache pas; de toutes les misères de ce temps-ci, il n'y en a pas qui me pèse davantage.L'homme de France le plus méritant, le plus misérable[48], le plus oublié, c'est le maître d'école. L'État qui ne sait pas seulement quels sont ses vrais instruments et sa force, qui ne soupçonne pas que son plus puissant levier moral serait cette classe d'hommes, l'État, dis-je, l'abandonne aux ennemis de l'État. Vous dites que les Frères enseignent mieux; je le nie; quand cela serait vrai, que m'importe? le maître d'école, c'est la France; le Frère, c'est Rome, c'est l'étranger et l'ennemi: lisez plutôt leurs livres; suivez leurs habitudes et leurs relations; flatteurs pour l'Université, et tout jésuites au cœur.
J'ai parlé ailleurs des servitudes du prêtre; elles sont grandes, dignes de compassion; serf de Rome, serf de son évêque, d'ailleurs presque toujours dans une position qui donne au supérieur, bien informé, hypothèque sur lui. Eh bien! ce prêtre, ce serf, c'est le tyran du maître d'école. Celui-ci n'est pas son subordonné légalement, mais il est son valet. Sa femme, mère de famille, fait sa cour à madame la gouvernantede M. le curé, à la pénitente préférée, influente. Elle sent bien, cette femme qui a des enfants et qui a tant de peine à vivre, qu'un maître d'école mal avec le curé, c'est un homme perdu!... On ne va pas par deux chemins pour le couler à fond; on ne s'amuse pas à dire qu'il est ignorant; non, il est vicieux, il est ivrogne, il est... Ses enfants, multipliés, hélas! année par année, ont beau témoigner pour ses mœurs. Les Frères seuls ont des mœurs; ils ont bien quelques petits procès, mais si vite étouffés!
Servitude! pesante servitude! je la retrouve en montant, descendant, à tous les degrés, écrasant les plus dignes, les plus humbles, les plus méritants!
Et je ne parle pas de la dépendance hiérarchique et légitime, de l'obéissance au supérieur naturel. Je parle de l'autre dépendance, oblique, indirecte, qui part de haut, qui descend bas, qui pèse lourdement, qui pénètre, qui entre dans le détail, qui s'informe, qui veut gouverner jusqu'à l'âme.
Grande différence entre le marchand et le fonctionnaire! le premier, nous l'avons dit, est condamné à mentir, sur des objets minimes, d'intérêt extérieur; pour ce qui est de l'âme, il garde souvent l'indépendance. C'est justement ce côté-là qu'on attaque dans le fonctionnaire; il est inquiété dans les choses de l'âme, parfois mis en demeure de mentir en ce qui touche la foi et la foi politique.
Les plus sages travaillent à se faire oublier; ils évitent de vivre et de penser, font semblant d'être nuls, et jouent si bien ce jeu qu'à la longue ils n'ontbesoin d'aucun semblant; ils deviennent vraiment ce qu'ils voulaient paraître. Les fonctionnaires, qui sont pourtant les yeux et les bras de la France, visent à ne plus voir ni remuer; un corps qui a de tels membres doit être bien malade.
Pour s'annuler ainsi, le malheureux est-il quitte? pas toujours. Plus il cède, plus il recule, et plus on exige. On en vient à lui demander ce qu'on appelle des gages de dévouement, des services positifs. Il pourrait avancer, s'il se rendait utile, s'il éclairait sur telle ou telle personne... «Tel par exemple, qui est votre collègue, est-ce un homme bien sûr?»
Voilà un homme troublé, malade. Il rentre chez lui très soucieux. Pressé tendrement, il avoue ce qu'il a... Où croyez-vous, dans cette grave circonstance, qu'il trouve appui? Dans les siens? Rarement.
Chose triste et dure à dire, mais qu'il faut dire: l'homme aujourd'hui n'est pas corrompu par le monde, il le connaît trop bien; pas davantage par ses amis... qui a des amis?... Non, ce qui le corrompt le plus souvent, c'est sa famille même. Une excellente femme, inquiète pour ses enfants, est capable de tout, pour faire avancer son mari, jusqu'à le pousser aux lâchetés. Une mère dévote trouve tout simple qu'il fasse sa fortune par la dévotion; le but sanctifie tout; comment pécher en servant la bonne cause?... Que fera l'homme, quand il trouve la tentation dans la famille même, qui devait l'en garder? quand le vice lui vient par la vertu, par l'obéissance filiale, par le respect de l'autorité paternelle?
Ce côté de nos mœurs est grave; je n'en connais pas de plus sombre.
Au reste, que la bassesse, même avec ces moyens, que le servilisme et le jésuitisme puissent triompher en France, je ne le croirai jamais. La répugnance pour tout ce qui est faux et perfide est invincible dans ce noble pays. La masse est bonne; n'en jugez pas par l'écume qui surnage. Cette masse, quoiqu'elle flotte, elle a en elle une force qui l'assure: le sentiment de l'honneur militaire renouvelé toujours par notre légende héroïque. Tel, au moment de faillir, s'arrête sans qu'on sache pourquoi... C'est qu'il a senti passer sur sa face l'esprit invisible des héros de nos guerres, le vent du vieux drapeau!...
Ah! je n'espère qu'en lui! qu'il sauve la France, ce drapeau, et la France de l'armée! Notre glorieuse armée sur qui le monde a les yeux[49], qu'elle se maintienne pure! qu'elle soit de fer contre l'ennemi, et d'acier contre la corruption! que jamais l'esprit de police n'y pénètre! qu'elle garde l'horreur des traîtres, des vilaines offres, des moyens souterrains d'avancer!
Quel dépôt dans les mains de ces jeunes soldats! quelle responsabilité pour l'avenir!... Au jour du suprême combat de la civilisation et de la barbarie (qui sait si ce n'est pas demain?) il faut que le Juge les trouve irréprochables, leur épée nette, et que leursbaïonnettes étincellent sans tache!... Chaque fois que je les vois passer, mon cœur s'émeut en moi: «Ici seulement, ici, vont d'accord la force et l'idée, la vaillance et le droit, ces deux choses séparées par toute la terre... Si le monde est sauvé par la guerre, vous seuls le sauverez... Saintes baïonnettes de France, cette lueur qui plane sur vous, que nul œil ne peut soutenir, gardez que rien ne l'obscurcisse!»
Le seul peuple qui ait une armée sérieuse, est celui qui ne compte pour rien en Europe. Ce phénomène ne s'explique pas suffisamment par la faiblesse d'un ministère, d'un gouvernement; il tient malheureusement à une cause plus générale, au déclin de la classe gouvernante, classe très nouvelle et très usée. Je parle de la bourgeoisie.
Je remonterai un peu haut, pour mieux me faire comprendre.
La glorieuse bourgeoisie qui brisa le Moyen-âge et fit notre première Révolution, au quatorzième siècle, eut ce caractère particulier d'être une initiation rapide du peuple à la noblesse[50]. Elle fut moins encore une classe qu'un passage, un degré. Puis, ayant fait sonœuvre, une noblesse nouvelle et une royauté nouvelle, elle perdit sa mobilité, se stéréotypa, et resta une classe, trop souvent ridicule. Le bourgeois des dix-septième et dix-huitième siècles est un être bâtard, que la nature semble avoir arrêté dans son développement imparfait, être mixte, peu gracieux à voir, qui n'est ni d'en haut ni d'en bas, ne sait ni marcher ni voler, qui se plaît à lui-même et se prélasse dans ses prétentions.
Notre bourgeoisie actuelle, née en si peu de temps de la Révolution, n'a pas rencontré, en montant, de nobles sur sa tête. Elle a voulu d'autant plus être une classe tout d'abord. Elle s'est fixée en naissant, et si bien, qu'elle a cru naïvement pouvoir tirer de son sein une aristocratie; autant vaut dire, improviser une antiquité. Cette création s'est trouvée, comme on pouvait prévoir, non antique, mais vieille et caduque[51].
Quoique les bourgeois ne demandent pas mieux que d'être une classe à part, il n'est pas facile de préciser les limites de cette classe, où elle commence, où elle finit. Elle ne renferme pas exclusivement les gens aisés; il y a beaucoup de bourgeois pauvres[52]. Dans nos campagnes, le même homme est journalier ici, et làbourgeois, parce qu'il y a du bien. Cela fait, grâceà Dieu, qu'on ne peut opposer rigoureusement la bourgeoisie au peuple, comme font quelques-uns, ce qui n'irait pas à moins qu'à créer deux nations. Nos petits propriétaires ruraux, qu'on les appelle ou nonbourgeois, sont le peuple et le cœur du peuple.
Qu'on étende ou qu'on resserre cette dénomination, ce qui importe à observer, c'est que la bourgeoisie qui s'est chargée presque seule d'agir depuis cinquante ans semble aujourd'hui paralysée, incapable d'action. Une classe toute récente semblait devoir la renouveler; je parle de la classe industrielle, née de 1815, grandie dans les luttes de la Restauration, et qui plus qu'une autre a fait la Révolution de Juillet. Peut-être plus française que la bourgeoisie proprement dite, elle est bourgeoise d'intérêt; elle n'ose bouger. La bourgeoisie ne le veut, ne le peut; elle a perdu le mouvement. Un demi-siècle a donc suffi pour la voir sortir du peuple, s'élever par son activité et son énergie, et tout à coup, au milieu de son triomphe, s'affaisser sur elle-même. Il n'y a pas d'exemple d'un déclin si rapide.
Ce n'est pas nous qui disons cela, c'est elle. Les plus tristes aveux lui échappent sur son déclin et celui de la France qu'elle entraîne.
Un ministre disait, il y a dix ans, devant plusieurspersonnes: «La France sera la première des puissances secondaires.» Ce mot, qui alors était humble, au point où les choses sont venues depuis, est presque ambitieux. Tellement la descente est rapide!
Aussi rapide au dedans qu'au dehors. Le progrès du mal se marque au découragement de ceux même qui en profitent. Ils ne peuvent guère s'intéresser à un jeu où personne n'espère plus tromper personne. Les acteurs s'ennuient presque autant que les spectateurs; ils bâillent avec le public, excédés d'eux-mêmes et de sentir qu'ils baissent.
L'un d'eux, homme d'esprit, écrivait il y a quelques années qu'il ne fallait plus de grands hommes, que désormais on saurait s'en passer. Ce mot venait à point. Seulement, s'il le réimprime, il faudra qu'il l'étende et prouve cette fois que les hommes moyens, les talents secondaires, ne sont pas indispensables et qu'on peut s'en passer aussi.
La presse, il y a dix ans, prétendait influer. Elle en est revenue. Elle a senti, pour parler seulement de la littérature, que la bourgeoisie qui lit seule (le peuple ne lit guère), n'avait plus besoin d'art. Donc elle a pu, sans que personne s'en plaignît, réformer deux choses coûteuses, l'art et la critique; elle s'est adressée aux improvisateurs, aux romanciers en commandite, puis, gardant seulement leur nom, aux ouvriers de troisième ordre.
L'affaissement général est moins senti, parce qu'il a lieu d'ensemble; tous descendant, le niveau relatif est le même.
Qui dirait, au peu de bruit qui se fait, que nous ayons été un peuple si bruyant? l'oreille s'y fait peu à peu, la voix aussi. Le diapason change. Tel croit crier, et crie tout bas. Le seul bruit un peu haut, c'est celui de la Bourse. Celui qui l'entend de près, et qui voit cette agitation, croira trop aisément que ce courant trouble profondément le grand marais dormant de la bourgeoisie. Erreur. C'est faire trop de tort, trop d'honneur à la masse bourgeoise que de lui supposer tant d'activité pour les intérêts matériels[53]. Elle est fort égoïste, il est vrai, mais routinière, inerte. Sauf quelques courts accès, elle s'en tient ordinairement aux premières acquisitions qu'elle craint de compromettre. Il est incroyable combien cette classe, en province surtout, se résigne aisément à la médiocrité en toute chose. Elle a peu, elle l'a d'hier; pourvu qu'elle le garde, elle s'arrange pour vivre sans agir, sans penser[54].
Ce qui caractérisait l'ancienne bourgeoisie, ce qui manque à la nouvelle, c'est surtout la sécurité.
Celle des deux derniers siècles, fortement assise sur la base de fortunes déjà anciennes, sur des charges de robe et de finance qui comptaient pour propriétés, sur le monopole des corporations marchandes, etc., se croyait tout aussi ferme en France que le Roi. Son ridicule fut l'orgueil, la gauche imitation des grands. Cet effort pour monter plus haut qu'on ne le peut, se traduit par l'emphase, la bouffissure qui marque la plupart des monuments du dix-septième siècle.
Le ridicule de la nouvelle bourgeoisie, c'est le contraste de ses précédents militaires, et de cette peur actuelle qu'elle ne cache nullement, qu'elle exprime à tout propos avec une naïveté singulière. Que trois hommes soient dans la rue à causer de salaires, qu'ils demandent à l'entrepreneur, riche de leur travail, un sol d'augmentation! le bourgeois s'épouvante, il crie, il appelle main-forte.
L'ancien bourgeois du moins était plus conséquent. Il s'admirait dans ses privilèges, il voulait les étendre, il regardait en haut. Le nôtre regarde en bas, il voit monter la foule derrière lui, comme il a monté, et il n'aime pas qu'elle monte, il recule, il se serre du côté du pouvoir. S'avoue-t-il nettement ses tendancesrétrogrades? Rarement, son passé y répugne; il reste presque toujours dans cette position contradictoire, libéral de principes, égoïste d'application, voulant, ne voulant pas. S'il lui reste quelque chose de français qui réclame, il l'apaise par la lecture de quelque journal innocemment grondeur, pacifiquement belliqueux.
La plupart des gouvernements, il faut le dire, ont spéculé sur ce triste progrès de la peur qui n'est autre à la longue que celui de la mort morale. Ils ont pensé qu'on avait meilleur marché des morts que des vivants. Pour leur faire peur du peuple, ils ont montré sans cesse à ces gens effrayés deux têtes de Méduse qui les ont à la longue changés en pierre: la Terreur et le Communisme.
L'histoire n'a pas encore examiné de près ce phénomène unique de la Terreur, qu'aucun homme, aucun parti, à coup sûr, ne pourrait ramener. Tout ce que j'en puis dire ici, c'est que, derrière cette fantasmagorie populaire, les meneurs, nos grands Terroristes, n'étaient nullement des hommes du peuple, mais des bourgeois, des nobles, des esprits cultivés, subtils, bizarres, des sophistes et des scolastiques.
Quant au Communisme, auquel je reviendrai, un mot suffit. Le dernier pays du monde où la propriété sera abolie, c'est justement la France. Si, comme disait quelqu'un de cette école, «la propriété n'est autre chose que le vol», il y a ici vingt-cinq millions de voleurs, qui ne se dessaisiront pas demain.
Ce n'en sont pas moins là d'excellentes machines politiques pour effrayer ceux qui possèdent, les faireagir contre leurs principes, leur ôter tout principe. Voyez le bon parti que les Jésuites et leurs amis tirent du Communisme, spécialement en Suisse. Chaque fois que le parti de la liberté va gagner du terrain, on découvre, à point nommé, on publie à grand bruit quelque noirceur nouvelle, quelque atroce menée qui fait frémir d'horreur les bons propriétaires, protestants, catholiques, Berne autant que Fribourg.
Nulle passion n'est fixe, la peur moins qu'aucune autre. Il faut en subir le progrès. Or, la peur a ceci qu'elle va toujours grossissant son objet, toujours affaiblissant l'imagination maladive. Chaque jour nouvelle défiance; telle idée semble dangereuse aujourd'hui, tel homme demain, telle classe; on s'enferme de plus en plus, on barricade, on bouche solidement sa porte et son esprit; plus de jour, point de petite fente par où puisse entrer la lumière.
Plus de contact avec le peuple. Le bourgeois ne le connaît plus que par laGazette des Tribunaux. Il le voit dans son domestique qui le vole et se moque de lui. Il le voit, à travers les vitres, dans l'homme ivre qui passe là-bas, qui crie, tombe, roule dans la boue. Il ne sait pas que le pauvre diable est, après tout, plus honnête que les empoisonneurs en gros et en détail qui l'ont mis dans ce triste état.
Les rudes travaux font les hommes rudes, et les rudes paroles. La voix de l'homme du peuple est âpre; il a été soldat, il affecte toujours l'énergie militaire. Le bourgeois en conclut que ses mœurs sont violentes, et le plus souvent il se trompe. Le progrès du tempsn'est sensible en nulle chose plus qu'en ceci. Récemment, lorsque la force armée entra brusquement chez lamèredes charpentiers, que leur caisse fut brisée, leurs papiers saisis, leurs pauvres épargnes, n'avons-nous pas vu ces hommes courageux se contenir dans la modération, et s'en remettre aux lois?
Le riche, c'est l'enrichi généralement, c'est le pauvre d'hier. Hier, il était lui-même l'ouvrier, le soldat, le paysan qu'il évite aujourd'hui. Je comprends mieux que le petit-fils, né riche, puisse oublier cela; mais que, dans une vie d'homme, en trente ou quarante ans, on se méconnaisse, c'est chose inexplicable. De grâce, homme des temps belliqueux, qui cent fois avez vu l'ennemi, ne craignez pas d'envisager en face vos pauvres compatriotes dont on vous fait tant de peur. Que font-ils? ils commencent aujourd'hui comme vous avez commencé. Celui qui passe là-bas, c'est vous plus jeune... Ce petit conscrit qui s'en va, chantant laMarseillaise, n'est-ce pas vous, enfant, qui partiez en 92? L'officier d'Afrique, plein d'ambition et d'un souffle de guerre, ne vous rappelle-t-il pas 1804 et le camp de Boulogne? Le commerçant, l'ouvrier et le petit fabricant ressemblent fort à ceux qui, comme vous, vers 1820, ont suivi la fortune.
Ceux-ci sont comme vous; s'ils peuvent, ils monteront, et très probablement par de meilleurs moyens, étant nés dans un temps meilleur. Ils gagneront, et vous n'y perdrez rien... Laissez cette idée fausse qu'on ne gagne qu'en prenant aux autres. Chaque flot depeuple qui monte, amène avec lui un flot de richesse nouvelle.
Savez-vous le danger de s'isoler, de s'enfermer si bien? c'est de n'enfermer que le vide. En excluant les hommes et les idées, on va diminuant soi-même, s'appauvrissant. On se serre dans sa classe, dans son petit cercle d'habitudes où l'esprit, l'activité personnelle ne sont plus nécessaires. La porte est bien fermée; mais il n'y a personne dedans... Pauvre riche, si tu n'es plus rien, que veux-tu donc si bien garder?
Ouvrons cette âme, voyons avec elle, si elle a du souvenir, ce qui y fut, ce qui y reste. Le jeune élan de la Révolution, hélas! qui en trouverait ici la moindre trace? La force guerrière de l'Empire, l'aspiration libérale de la Restauration, n'y paraissent pas davantage.
Cet homme d'aujourd'hui, nous l'avons vu décroître, à chaque degré qui semblait l'élever. Paysan, il eut les mœurs sévères, la sobriété et l'épargne; ouvrier, il fut bon camarade et secourable aux siens; fabricant, il était actif, énergique, il avait son patriotisme industriel, qui faisait effort contre l'industrie étrangère. Tout cela, il l'a laissé en chemin, et rien n'est venu à la place; sa maison s'est remplie, son coffre est plein, son âme n'est que vide.
La vie s'allume et s'aimante à la vie, s'éteint par l'isolement. Plus elle se mêle aux vies différentes d'elle-même, plus elle devient solidaire des autres existences, et plus elle existe avec force, bonheur, fécondité. Descendez dans l'échelle animale jusqu'aux pauvres êtres qui laissent douter s'ils sont plantes ouanimaux, vous entrez dans la solitude; ces misérables créatures n'ont presque aucun rapport avec les autres.
Égoïsme inintelligent! de quel côté la classe craintive des riches et bourgeois regarde-t-elle? où va-t-elle s'allier, s'associer? justement à ce qui est le plus mobile, aux puissances politiques qui vont et viennent en ce pays, aux capitalistes qui, le jour des révolutions, prendront leurs portefeuilles et passeront le détroit... Propriétaires, savez-vous bien celui qui ne bougera point, pas plus que la terre même?... C'est le peuple. Appuyez-vous sur lui.
Le salut de la France et le vôtre, gens riches, c'est que vous n'ayez pas peur du peuple, que vous alliez à lui, que vous le connaissiez, que vous laissiez-là les fables qu'on vous fait et qui n'ont nul rapport à la réalité... Il faut s'entendre, desserrer les dents, le cœur aussi, se parler, comme on fait entre hommes.
Vous irez descendant, faiblissant, déclinant toujours, si vous n'appelez à vous et n'adoptez tout ce qui est fort, tout ce qui est capable. Il ne s'agit pasdes capacitésdans le sens ordinaire. Peu importe qu'une assemblée qui possède cent cinquante avocats, en ait trois cents. Les hommes élevés dans nos scolastiques modernes ne renouvelleront pas le monde... Non, ce sont les hommes d'instinct, d'inspiration, sans culture, ou d'autres cultures (étrangères à nos procédés et que nous n'apprécions pas), ce sont eux dont l'alliance rapportera la vie à l'homme d'étude, à l'homme d'affaires le sens pratique, qui certainementlui a manqué aux derniers temps; il n'y paraît que trop à l'état de la France.
Ce que je dois espérer des riches et des bourgeois pour l'association large, franche, généreuse, je l'ignore. Ils sont bien malades; on ne revient pas aisément de si loin. Mais, je l'avoue, j'ai encore espérance en leurs fils. Ces jeunes gens, tels que je les vois dans nos écoles, devant ma chaire, ont de meilleures tendances. Toujours ils ont accueilli d'un grand cœur toute parole en faveur du peuple. Qu'ils fassent plus, qu'ils lui tendent la main, et forment de bonne heure avec lui l'alliance de la régénération commune. Qu'elle n'oublie pas, cette jeunesse riche, qu'elle porte un poids lourd, la vie de ses pères, qui, en si peu de temps, ont monté, joui et déchu; elle est lasse en naissant, et, toute jeune qu'elle est, elle a grand besoin de rajeunir en recueillant la pensée populaire. Ce qu'elle a de plus fort, c'est d'être encore tout près du peuple, sa racine, d'où elle est à peine sortie. Eh bien! qu'elle y retourne de sympathie et de cœur, qu'elle y reprenne un peu de la sève puissante qui a fait, depuis 89, le génie, la richesse, la force de la France.
Jeunes et vieux, nous sommes fatigués. Pourquoi ne l'avouerions-nous pas, vers la fin de cette journée laborieuse qui fait une moitié de siècle?... Ceux même qui ont traversé, comme moi, diverses classes, et qui, à travers toute sorte d'épreuves, ont conservé l'instinct fécond du peuple, ils n'en ont pas moins perdu, sur la route, en luttes intérieures, une grandepartie de leurs forces... Il est tard, je le sens, le soir ne peut tarder. «Déjà l'ombre plus grande tombe du haut des monts.»
À nous donc, les jeunes et les forts. Venez, les travailleurs. Nous vous ouvrons les bras. Rapportez-nous une chaleur nouvelle; que le monde, que la vie, que la science, recommencent encore.
Pour ma part, j'espère bien que ma science, ma chère étude, l'histoire, ira se ravivant à cette vie populaire, et deviendra par ces nouveaux-venus la chose grande et salutaire que j'avais rêvée. Du peuple sortira l'historien du peuple.
Celui-là ne l'aimera pas plus que moi, sans doute. J'y ai tout mon passé, ma vraie patrie, mon foyer et mon cœur... Mais bien des choses m'ont empêché d'en prendre l'élément le plus fécond. La culture tout abstraite qu'on nous donne, m'a bien longtemps séché. Il m'a fallu de longues années pour effacer le sophiste qu'on avait fait en moi. Je ne suis arrivé à moi-même qu'en me dégageant de cet accessoire étranger; je ne me suis connu que par voie négative. Voilà pourquoi, toujours sincère, toujours passionné pour le vrai, je n'ai pas atteint l'idéal de simplicité grandiose que j'avais devant l'esprit... À toi, jeune homme, à toi reviennent les dons qui m'ont manqué[55]. Fils du peuple, t'étant moins éloigné de lui, tu arriveras tout d'abord sur le terrain de son histoireavec sa force colossale et son inépuisable sève; mes ruisseaux viendront d'eux-mêmes se perdre dans tes torrents.
Je te donne tout ce que j'ai fait... Toi, tu me donneras l'oubli. Puisse monHistoireimparfaite s'absorber dans un monument plus digne, où s'accordent mieux la science et l'inspiration, où parmi les vastes et pénétrantes recherches on sente partout le souffle des grandes foules et l'âme féconde du peuple!
En repassant des yeux cette longue échelle sociale, indiquée en si peu de pages, une foule d'idées, de sentiments pénibles m'obsède, un monde de tristesse... Tant de douleurs physiques! mais combien plus de souffrances morales!... Peu me sont inconnues; je sais, je sens, j'ai eu ma bonne part... Je dois néanmoins écarter et mes sentiments et mes souvenirs, et suivre dans ce nuage ma petite lumière.
Ma lumière d'abord, qui ne me trompera pas, c'est la France. Le sentiment français, le dévouement du citoyen à la patrie, est ma mesure pour juger ces hommes et ces classes; mesure morale, mais naturelle aussi; en toute chose vivante chaque partie vaut surtout par son rapport avec l'ensemble.
En nationalité, c'est tout comme en géologie, la chaleur est en bas. Descendez, vous trouverez qu'elle augmente; aux couches inférieures, elle brûle.
Les pauvres aiment la France, comme lui ayant obligation, ayant des devoirs envers elle. Les riches l'aiment comme leur appartenant, leur étant obligée. Le patriotisme des premiers, c'est le sentiment du devoir; celui des autres, l'exigence, la prétention d'un droit.
Le paysan, nous l'avons dit, a épousé la France en légitime mariage; c'est sa femme, à toujours; il est un avec elle. Pour l'ouvrier, c'est sa belle maîtresse; il n'a rien, mais il a la France, son noble passé, sa gloire. Libre d'idées locales, il adore la grande unité. Il faut qu'il soit bien misérable, asservi par la faim, le travail, lorsque ce sentiment faiblit en lui; jamais il ne s'éteint.
Le malheureux servage des intérêts augmente encore, si nous montons aux fabricants, aux marchands. Ils se sentent toujours en péril, marchent comme sur la corde tendue... La faillite! pour l'éviter partielle, ils risqueraient plutôt de la faire générale... Ils ont fait et défait Juillet.
Et pourtant peut-on dire que dans cette grande classe de plusieurs millions d'âmes, le feu sacré soit éteint, décidément et sans remède? Non, je croirais plus volontiers que la flamme est chez eux à l'état latent. La rivalité étrangère, l'Anglais, les empêchera d'en perdre l'étincelle.
Quel froid, si je monte plus haut! c'est comme dans les Alpes. J'atteins la région des neiges. La végétation morale disparaît peu à peu, la fleur de nationalité pâlit. C'est comme un monde saisi en unenuit d'un froid subit d'égoïsme et de peur... Que je monte encore un degré, la peur même a cessé, c'est l'égoïsme pur du calculateur sans patrie; plus d'hommes, mais des chiffres... Vrai glacier abandonné de la nature[56]... Qu'on me permette de descendre, le froid est trop grand ici pour moi, je ne respire plus.
Si, comme je le crois, l'amour est la vie même, on vit bien peu là-haut. Il semble qu'au point de vue du sentiment national, qui fait qu'un homme étend sa vie de toute la grande vie de la France, plus on monte vers les classes supérieures, moins on est vivant.
Du moins, en récompense, est-on moins sensible aux souffrances, plus libre, plus heureux? j'en doute. Je vois par exemple que le grand manufacturier, tellement supérieur au misérable petit propriétaire rural, est comme lui, et plus souvent encore que lui, esclave du banquier. Je vois que le petit marchand qui a mis son épargne aux hasards du commerce, qui y compromet sa famille (comme j'ai expliqué), qui sèche d'attente inquiète, d'envie, de concurrence,n'est pas beaucoup plus heureux que l'ouvrier. Celui-ci, s'il est célibataire, s'il peut, sur sa journée de quatre francs, épargner trente sols pour les chômages, est sans comparaison plus gai que l'homme de boutique, et plus indépendant.
Le riche, dira-t-on, ne souffre que de ses vices.—Cela déjà, c'est beaucoup; mais il faut ajouter l'ennui, la défaillance morale, le sentiment d'un homme qui valut mieux, et qui conserve assez de vie pour sentir qu'elle baisse, pour voir dans les moments lucides qu'il enfonce dans les misères et les ridicules du petit esprit... Baisser, ne plus pouvoir faire acte de volonté qui vous relève, quoi de plus triste? Du Français, tomber au cosmopolite, à l'homme quelconque, et de l'homme au mollusque!
Qu'ai-je voulu dire, en tout ceci? que le pauvre est heureux? Que toute destinée est égale? «Qu'il y a compensation?» Dieu me garde de soutenir une thèse si fausse, si propre à tuer le cœur, à rassurer l'égoïsme!... Ne vois-je pas, ne sais-je pas d'expérience que la souffrance physique, loin d'exclure la souffrance morale, s'unit le plus souvent à elle? terribles sœurs qui s'entendent si bien pour écraser le pauvre!... Voyez, par exemple, le destin de la femme dans nos quartiers indigents; elle n'enfante presque que pour la mort, et trouve dans le besoin matériel une cause infinie de douleurs morales.
Au moral, au physique, cette société a, par-dessus les autres, un mal qui lui est propre: elle est devenue infiniment sensible. Que les maux ordinaires àl'homme aient diminué, je le crois, l'histoire le prouve assez. Ils ont diminué toutefois dans une proportion finie, et la sensibilité a augmenté infiniment. Pendant que la pensée agrandie ouvrait une sphère nouvelle à la douleur, le cœur donnait, par l'amour, par les liens de famille, de nouvelles prises à la fortune... Chères occasions de souffrir, que personne, à coup sûr, ne veut sacrifier... Mais combien elles ont rendu la vie plus inquiète! On ne souffre plus du présent seulement, mais de l'avenir, du possible. L'âme, tout endolorie d'avance, sent et pressent le mal qui doit venir, celui parfois qui ne viendra jamais.
Pour comble, cet âge d'extrême sensibilité individuelle est justement celui où tout se fait par les moyens collectifs qui se prêtent le moins à ménager l'individu. L'action, en tout genre, se centralise autour de quelque grande force, et bon gré, mal gré, l'homme entre dans ce tourbillon. Combien peu il y pèse, ce que deviennent, dans ces vastes systèmes impersonnels, ses pensées les plus chères, ses poignantes douleurs, hélas! qui peut le dire?... La machine roule immense, majestueuse, indifférente, sans savoir seulement que ses petits rouages, si durement froissés, ce sont des hommes vivants.
Ces roues animées qui fonctionnent sous une même impulsion, se connaissent-elles au moins les unes les autres? Leur rapport nécessaire de coopération produit-il un rapport moral?... Nullement. C'est le mystère étrange de cet âge; le temps où l'on agit le plus ensemble, est peut-être celui où les cœurs sontle moins unis. Les moyens collectifs qui mettent en commun la pensée, la font circuler, la répandent, n'ont jamais été plus grands: jamais l'isolement plus profond.
Le mystère reste inexplicable, pour qui n'observe pas historiquement le progrès du système dont il résulte. Ce système, je l'appelle d'un mot: leMachinisme; qu'on me permette d'en rappeler l'origine.
Le Moyen-âge posa une formule d'amour, et il n'aboutit qu'à la haine. Il consacrait l'inégalité, l'injustice, qui rendait l'amour impossible. La violente réaction de l'amour et de la nature qu'on appelle la Renaissance, ne fonda point l'ordre nouveau, et parut un désordre. Le monde, pour qui l'ordre était un besoin, dit alors: «Eh bien! n'aimons pas; c'est assez d'une expérience de mille ans. Cherchons l'ordre et la force dans l'union des forces; nous trouverons des machines qui les tiendront assemblées sans amour, qui encadreront, serreront si bien les hommes, cloués, rivés, vissés, que, tout en se détestant, ils agiront d'ensemble.» Et alors, on refit des machines administratives, analogues à celles du vieil Empire romain, bureaucratie à la Colbert, armées à la Louvois. Ces machines avaient l'avantage d'employer l'homme comme force régulière, la vie, moins ses caprices, ses inégalités.
Toutefois, ce sont encore des hommes, ils en gardent quelque chose. La merveille du Machinisme, ce serait de se passer d'hommes. Cherchons des forces qui, unefois mues par nous, puissent agir sans nous, comme les roues de l'horlogerie.
Mues par nous? c'est encore de l'homme, c'est un défaut. Que la nature fournisse, non seulement les éléments de la machine, mais le moteur... C'est alors qu'on créa ces ouvriers de fer qui, de cent mille bras, cent mille dents, peignent, tissent, filent, ouvrent de toute façon; la force, ils la prennent, comme Antée, au sein de leur mère, la nature, aux éléments, à l'eau qui tombe, ou qui, captive, distendue en vapeur, les anime, les soulève, de son puissant soupir.
Machines politiques pour rendre nos actes sociaux uniformément automatiques, nous dispenser de patriotisme; machines industrielles qui, créées une fois, multiplient à l'infini des produits monotones, et qui, par l'art d'un jour, nous dispensent d'être artistes tous les jours... Cela, c'est déjà bien, l'homme ne paraît plus beaucoup. Le Machinisme néanmoins veut davantage; l'homme n'est pas encore mécanisé assez profondément.
Il garde la réflexion solitaire, la méditation philosophique, la pensée pure du Vrai. Là, on ne peut l'atteindre, à moins qu'une scolastique d'emprunt ne le tire de lui-même pour l'engager dans ses formules. Une fois qu'il aura mis le pied dans cette roue qui tourne à vide, la Machine à penser, engrenée dans la machine politique, roulera triomphante et s'appelleraphilosophie d'État.
La fantaisie reste encore libre, la vaine poésie, qui aime et crée à son caprice... Inutile mouvement!fâcheuse déperdition de forces!... Les objets que la fantaisie va suivant au hasard sont-ils donc si nombreux qu'on ne puisse, en les classant bien, frapper pour chaque classe un moule, où nous n'aurons plus qu'à couler, au besoin du jour, tel roman ou tel drame, toute œuvre qu'on commandera? Plus d'hommes alors dans le travail littéraire, plus de passion, plus de caprice... L'économie anglaise rêvait, comme idéal industriel, une seule machine, un seul homme pour la remonter. Combien le triomphe est plus beau, pour le Machinisme, d'avoir mécanisé le monde ailé de la fantaisie!
Résumons cette histoire:
L'État, moins la patrie; l'industrie et la littérature, moins l'art; la philosophie, moins l'examen; l'humanité, moins l'homme.
Comment s'étonner si le monde souffre, ne respire plus sous cette machine pneumatique; il a trouvé moyen de se passer de ce qui est son âme, sa vie: je parle de l'amour.
Trompé par le Moyen-âge, qui promit l'union et ne tint pas parole, il a renoncé et cherché, dans son découragement, des arts pour n'aimer pas.
Les machines (je n'excepte pas les plus belles, industrielles, administratives) ont donné, à l'homme, parmi tant d'avantages[57], une malheureuse faculté, celle d'unir les forces sans avoir besoin d'unir lescœurs, de coopérer sans aimer, d'agir et vivre ensemble sans se connaître; la puissance morale d'association a perdu tout ce que gagnait la concentration mécanique.
Isolement sauvage dans la coopération même, contact ingrat, sans volonté, sans chaleur, qu'on ne ressent qu'à la dureté des frottements. Le résultat n'est pas l'indifférence, comme on croirait, mais l'antipathie et la haine, non la simple négation de la société, mais son contraire, la société travaillant activement à devenir insociable.
J'ai sous les yeux, j'ai dans le cœur, la grande revue de nos misères qu'on a faite avec moi. Eh bien! j'affirmerais sous serment qu'entre toutes ces misères, très réelles, que je n'atténue pas, la pire encore, c'est la misère d'esprit. J'entends par là l'ignorance incroyable où nous vivons, les uns à l'égard des autres, les hommes pratiques aussi bien que les spéculatifs. Et de cette ignorance, la cause principale, c'est que nous ne croyons pas avoir besoin de nous connaître; mille moyens mécaniques d'agir sans l'âme nous dispensent de savoir ce que c'est que l'homme, de le voir autrement que comme force, comme chiffre... Chiffre nous-mêmes et chose abstraite, débarrassés de l'action vitale par le secours du Machinisme, nous nous sentons chaque jour baisser et tourner à zéro.
J'ai observé cent fois la parfaite ignorance où chaque classe vit à l'égard des autres, ne voyant pas, et ne voulant pas voir.
Nous, par exemple, les esprits cultivés, que de peine nous avons à reconnaître ce qu'il y a de bon dans le peuple! Nous lui imputons mille choses qui tiennent, presque fatalement, à sa situation: un habit vieux ou sale, un excès après l'abstinence, un mot grossier, de rudes mains, que sais-je?... Et que deviendrions-nous, s'ils les avaient moins rudes?... Nous nous arrêtons à des choses extérieures, à des misères de forme, et nous ne voyons pas le bon cœur, le grand cœur qui est souvent dessous.
Eux, d'autre part, ils ne soupçonnent pas qu'une âme énergique puisse se trouver dans un corps faible. Ils se moquent de la vie de cul-de-jatte que mène le savant. C'est un fainéant, à leur sens. Ils n'ont aucune idée des puissances de la réflexion, de la méditation, de la force de calcul décuplée par la science. Toute supériorité qui n'est point gagnée à la guerre, leur semble mal gagnée. Que de fois j'ai entrevu en souriant que la Légion d'honneur leur semblait mal placée sur un homme chétif, de pâle et triste mine...
Oui, il y a malentendu. Ils méconnaissent les puissances de l'étude, de la réflexion persévérante, qui font les inventeurs. Nous méconnaissons l'instinct, l'inspiration, l'énergie qui font les héros.
C'est là, soyez-en sûrs, le plus grand mal du monde. Nous nous haïssons, nous nous méprisons, c'est-à-dire nous nous ignorons.
Les remèdes partiels qu'on pourra appliquer, sont bons, sans doute, mais le remède essentiel est un remède général. Il faudrait guérir l'âme.
Le pauvre suppose qu'en liant le riche par telle loi tout est fini, que le monde ira bien. Le riche croit qu'en ramenant le pauvre à telle forme religieuse, morte depuis deux siècles, il raffermit la société... Beaux topiques! Ils imaginent apparemment que ces formules, politiques ou religieuses, ont une certaine force cabalistique pour lier le monde, comme si leur puissance n'était pas dans l'accord qu'elles trouvent ou ne trouvent pas dans le cœur!
Le mal est dans le cœur. Que le remède soit aussi dans le cœur! Laissez là vos vieilles recettes. Il faut que le cœur s'ouvre, et les bras... Eh! ce sont vos frères, après tout. L'avez vous oublié?...
Je ne dis pas que telle ou telle forme d'association ne puisse être excellente. Mais il s'agit bien moins d'abord de formes que de fonds. Les formes les plus ingénieuses ne vous serviront guère si vous êtes insociables.
Entre les hommes d'étude, de réflexion, et les hommes d'instinct, qui fera le premier pas? Nous, les hommes d'étude. L'obstacle (répugnance? paresse? indifférence?) est frivole de notre côté. Du leur, l'obstacle est vraiment grave, c'est la fatalité d'ignorance, c'est la souffrance qui ferme et sèche le cœur.
Le peuple réfléchit, sans doute, et souvent plus que nous. Néanmoins, ce qui le caractérise, ce sont les puissances instinctives, qui touchent également à la pensée et à l'activité. L'homme du peuple, c'est surtout l'homme d'instinct et d'action.
Le divorce du monde est principalement l'absurdeopposition qui s'est faite aujourd'hui, dans l'âge machiniste, entre l'instinct et la réflexion; c'est le mépris de celle-ci pour les facultés instinctives, dont elle croit pouvoir se passer.
Donc, il faut que j'explique ce que c'est que l'instinct, l'inspiration, que je pose leur droit. Suivez-moi, je vous prie, dans cette recherche. C'est la condition de mon sujet. La cité politique ne se connaîtra en soi, dans ses maux et dans ses remèdes, que quand elle se sera vue au miroir de la cité morale.
Au moment de commencer cette vaste et difficile recherche, je m'aperçois d'une chose peu rassurante, c'est que je suis seul sur cette route; je n'y rencontre personne dont je puisse tirer secours. Seul! je n'en irai pas moins, plein de courage et d'espérance.
De nobles écrivains, d'un génie aristocratique, et qui toujours avaient peint les mœurs des classes élevées, se sont souvenus du peuple. Ils ont entrepris, dans leur bienveillante attention, de mettre le peuple à la mode. Ils sont sortis de leurs salons, ont descendu dans la rue, et demandé aux passantsoù le peuple demeurait. On leur a indiqué les bagnes, les prisons, les mauvais lieux.
Il est résulté de ce malentendu une chose très fâcheuse, c'est qu'ils ont produit un effet contraire à celui qu'ils avaient cherché. Ils ont choisi, peint, raconté, pour nous intéresser au peuple, ce qui devait naturellement éloigner et effrayer. «Quoi! le peuple est fait ainsi?» s'est écrié d'une voix la gent timide des bourgeois. «Vite, augmentons la police, armons-nous, fermons nos portes, et mettons-y le verrou!»
Il se trouve cependant, à bien regarder les choses, que ces artistes, grands dramaturges avant tout, ont peint, sous le nom du peuple, une classe fort limitée, dont la vie, toute d'accidents, de violences et de voies de fait, leur offrait un pittoresque facile, et des succès de terreur.
Criminalistes, économistes, peintres de mœurs, ils se sont occupés tous, à peu près exclusivement, d'un peuple exceptionnel:
De cette classe déclassée, qui nous effraye tous les ans du progrès du crime, du nombre des récidives. C'est un peuple bien connu qui, grâce à la publicité de nos tribunaux, à la lenteur consciencieuse de nos procédures, occupe ici dans l'attention une place qu'il n'obtient en nul pays de l'Europe. Les jugements secrets de l'Allemagne, la rapide justice anglaise, ne donnent aux criminels que l'on cache ou qu'on déporte, nulle illustration. L'Angleterre, deux ou trois fois plus riche que la France en ce genre,n'étale pas ainsi ses plaies. Ici, au contraire, il n'est aucune classe qui obtienne les honneurs d'une publicité plus complète.
Société étrange, qui vit aux dépens de l'autre, et qui n'en est pas moins suivie par elle avec intérêt; elle a ses journaux pour enregistrer ses gestes, arranger ses paroles et lui prêter de l'esprit. Elle a ses héros, ses illustres, que tout le monde connaît par leur nom, et qui viennent périodiquement aux assises nous raconter leurs campagnes.
Cette tribu d'élite qui a le privilège de poser presque seule devant les peintres du peuple, se recrute principalement dans la foule des grandes villes; nulle classe n'y contribue plus que la classe industrielle.
Ici encore les criminalistes ont dominé l'opinion; c'est à leur suite et sous leur inspiration que les économistes ont étudié ce qu'ils appelaientle peuple; pour eux, le peuple, c'est surtout l'ouvrier, et très spécialement l'ouvrier des manufactures. Cette façon de parler qui ne serait pas impropre en Angleterre, où la population industrielle fait les deux tiers du tout, l'est singulièrement en France, dans une grande nation agricole, où l'ouvrier ne fait pas la sixième partie de la population[58]. C'est une classe nombreuse, mais, enfin, une petite minorité. Ceux qui y vont chercher leurs modèles n'ont pas droit d'écrire au bas que c'est là le portrait du peuple.
Examinez bien ces foules spirituelles et corrompues de nos grandes villes qui occupent tant l'observateur, écoutez leur langage, recueillez leurs saillies, souvent heureuses: vous découvrirez une chose que personne n'a remarquée encore, c'est que ces gens qui parfois ne savent pas lire, n'en sont pas moins à leur manière des esprits très cultivés.
Les hommes qui vivent ensemble, et se touchent toujours, se développent nécessairement au simple contact, et comme par l'effet de la chaleur naturelle. Ils se donnent une éducation, mauvaise si l'on veut, mais enfin une éducation. La vie seule d'une grande ville où, sans vouloir rien apprendre, on s'instruit à chaque instant, où, pour avoir connaissance de mille choses nouvelles, il suffit d'aller dans la rue, de marcher les yeux ouverts, cette vue, cette ville, sachez-le bien, c'est une école. Ceux qui y vivent ne vivent nullement d'une vie instinctive et naturelle; ce sont des hommes cultivés, qui observent bien ou mal, et bien ou mal réfléchissent. Je les vois souvent très subtils et d'une subtilité mauvaise. Les effets d'une culture raffinée ne sont là que trop visibles.
Si vous voulez trouver dans le monde quelque chose de contraire à la nature, de directement opposé à tous les instincts de l'enfance, regardez cette créature artificielle qu'on nomme le gamin de Paris[59]. Plus artificiel encore, le dernier né du Diable, l'affreuxpetit homme de Londres qui à douze ans trafique, vole, boit du gin et va chez les filles.
Artistes, voilà donc vos modèles... Le bizarre, l'exceptionnel, le monstrueux, c'est là ce que vous cherchez. Moraliste, caricaturiste? Quelle différence aujourd'hui?
Un homme vint un jour proposer une mnémonique au grand Thémistocle. Il répondit amèrement: «Donne-moi donc plutôt un art d'oublier.»
Que Dieu me le donne, cet art, pour oublier aujourd'hui tous vos monstres, vos créations fantastiques, les exceptions choquantes dont vous embrouillez mon sujet. Vous allez, la loupe à la main, vous cherchez dans les ruisseaux, vous trouvez là je ne sais quoi de sale et d'immonde, et vous nous le rapportez: «Triomphe! Triomphe! Nous avons trouvé le peuple!»
Pour nous intéresser à lui, ils nous le montrent forçant les portes et crochetant les serrures. À ces récits pittoresques ils ajoutent les théories profondes par lesquelles le peuple, à les entendre, se justifie à lui-même cette guerre à la propriété... Vraiment, c'est une terrible misère pour lui, par-dessus tant d'autres, d'avoir ces imprudents amis. Ces actes, ces théories, ne sont nullement du peuple. La masse n'est sans doute ni pure ni irréprochable; mais enfin, si vous voulez la caractériser par l'idée qui la domine dans son immense majorité, vous la verrez occupée tout au contraire de fonder par le travail, l'économie, les moyens les plus respectables, l'œuvreimmense qui fait la force de ce pays, la participation de tous à la propriété.
Je le disais, je me sens seul, et j'en serais attristé, si je n'avais avec moi ma foi et mon espérance. Je me vois faible, et de nature, et de mes travaux antérieurs, devant ce sujet immense, comme au pied d'un gigantesque monument que seul il me faut remuer... Ah! qu'il est aujourd'hui défiguré, chargé d'agrégations étrangères, de mousses et de moisissures, sali des pluies, de la terre, de l'injure des passants!... Le peintre, l'hommede l'art pour l'art, vient, regarde, et ce qui lui plaît, ce sont justement ces mousses... Moi, je voudrais les arracher. Ceci, peintre qui passez, ce n'est pas un jouet d'art, voyez-vous, c'est un autel!
Il faut que je perce la terre, que je découvre les bases profondes de ce monument; l'inscription, je le vois, est maintenant tout enfouie, cachée bien loin là-dessous... Je n'ai pour creuser là ni pioche, ni fer, ni pic; mes ongles y suffiront.
J'aurai peut-être le bonheur que j'eus il y a dix ans, lorsque je découvris à Holyrood deux curieux monuments. J'étais dans la fameuse chapelle qui, depuis longtemps n'ayant plus de toit, reçoit la pluie, le brouillard, et a couvert tous ses tombeaux d'une mousse épaisse, verdâtre. Le souvenir de l'ancienne alliance, si malheureusement perdue, me faisait regretter de ne pouvoir rien lire sur ces tombeaux des vieux amis de la France. Machinalement, j'écartai les mousses d'une de ces pierres, et je lus l'inscriptiond'un Français qui le premier avait pavé Édimbourg. Ma curiosité excitée me mena vers une autre pierre marquée d'une tête de mort. Cette tombe, tout à fait couchée, était ensevelie elle-même dans un linceul de moisissures. De mes ongles je grattai, n'ayant nul autre instrument, et je commençai à lire quelque chose d'une inscription latine, quatre mots presque effacés, que je déchiffrai à la longue, des mots d'un sens fort grave, bien propre à faire rêver et qui faisait soupçonner une destinée tragique. Ces mots étaient ceux-ci: «Legibus fidus, non regibus.» Fidèle aux lois, non aux rois[60].............................
Aujourd'hui encore je creuse... Je voudrais atteindre au fond de la terre. Mais ce n'est pas cette fois un monument de haine et de guerre civile que je voudrais exhumer... Ce que je veux, c'est au contraire de trouver, en descendant sous cette terre stérile et froide, les profondeurs où recommence la chaleur sociale, où se garde le trésor de la vie universelle, où se rouvriraient pour tous les sources taries de l'amour.
La critique m'attend au premier mot, et elle m'impose silence: «Vous avez fait en cent et quelques pages un long bilan des misères sociales, des servitudes attachées à chaque condition. Nous avons patienté, dans l'espoir qu'après les maux nous saurions enfin les remèdes. À des maux si réels, si positifs, tellement spécifiés, nous attendons que vous opposerez autre chose que des paroles vagues, une banale sentimentalité, des remèdes moraux, métaphysiques. Proposez des réformes précises; dressez, pour chaque abus, une formule nette de ce qu'il faut changer; adressez-la aux Chambres... Ou, si vous en restez aux plaintes, aux rêveries, il vaut mieux retourner à votre Moyen-âge que vous n'auriez pas dû quitter.»
Les remèdes spéciaux n'ont pas manqué, ce semble. Nous en avons quelque cinquante mille auBulletindes Lois; nous y ajoutons tous les jours, et je ne vois pas que nous en allions mieux. Nos médecins législatifs traitent chaque symptôme, qui apparaît ici et là, comme une maladie isolée et distincte, et croient y remédier par telle application locale. Ils sentent peu la solidarité profonde de toutes les parties du corps social, et celle de toutes les questions qui s'y rapportent[61].
Hérodote nous conte que les Égyptiens, dans l'enfance de la science, avaient des médecins différents pour chaque partie du corps; l'un soignait le nez, l'autre l'oreille, tel le ventre, etc. Il leur importait peu que leurs remèdes s'accordassent; chacun d'eux travaillait à part, sans déranger les autres; si, chaque membre guéri, l'homme mourait, c'était son affaire.
J'ai eu, je l'avoue, un autre idéal de la médecine. Il m'a paru, qu'avant tout remède extérieur et local, il ne serait pas inutile de s'informer du mal intérieur qui produit tous ces symptômes. Ce mal, c'est, selon moi, le refroidissement, la paralysie du cœur qui fait l'insociabilité; et celle-ci tient surtout à l'idée fausse que nous pouvons impunément nous isoler, que nous n'avons aucun besoin des autres. Les classes riches et cultivées spécialement s'imaginent qu'elles n'ont rien à voir avec l'instinct du peuple, que leur sciencede livres suffit à tout, que les hommes d'action ne leur apprendraient rien. Il m'a fallu, pour les éclairer, approfondir ce qu'il y a de fécond dans les facultés instinctives et actives. Cette route était longue, mais légitime, et nulle autre ne l'était.
J'apporte à cet examen trois choses avec moi. Quand je disais tout à l'heure que j'étais seul, j'avais tort.
1oJ'apporte l'observation du présent, observation d'autant plus sérieuse qu'en moi elle n'est pas seulement du dehors, mais aussi du dedans. Fils du peuple, j'ai vécu avec lui, je le connais, c'est moi-même... Comment pourrais-je, étant ainsi au fond des choses, me fourvoyer, comme d'autres, et m'en aller prendre l'exception pour la règle, les monstruosités pour la nature.
2oMon deuxième avantage, c'est que m'occupant moins de telle nouveauté dans les mœurs, de telle classe spéciale, née d'hier, mais me tenant dans la généralité légitime de la masse,je la reliesans peineà son passé. Les changements, dans les classes inférieures, sont bien plus lents qu'en haut. Je ne vois point naître cette masse brusquement, par hasard, comme un monstre éphémère qui jaillirait du sol; je la vois qui descend par une génération légitime du fond de l'histoire. La vie est moins mystérieuse quand on sait la naissance, les aïeux et les précédents, quand on a vu longtemps comment l'être vivant existait, pour ainsi parler, bien avant de naître.
3oPrenant ainsi ce peuple dans son présent etson passé, je voisses rapportsnécessaires se rétabliravec les autres peuples, à quelque degré de civilisation ou de barbarie qu'ils soient parvenus. Ils s'expliquent tous entre eux, et se commentent. À telle question que vous posez sur l'un, c'est l'autre qui répond. Tel détail, par exemple, dans les habitudes de nos montagnards des Pyrénées, d'Auvergne, vous le trouvez grossier; moi, je le vois barbare; comme tel, je le comprends, je le classe, j'en sais la place et la valeur dans la vie générale. Que de choses, effacées à demi dans nos mœurs populaires, semblaient inexplicables, dépourvues de raison et de sens, et qui, reparaissant pour moi dans leur accord avec l'inspiration primitive, se sont trouvées n'être autre chose que la sagesse d'un monde oublié... Pauvres débris sans forme que je rencontrais sans les reconnaître, mais, par je ne sais quel pressentiment, je ne voulais pas les laisser traîner sur le chemin; au hasard, je les ramassais, j'en remplissais les pans de mon manteau... Puis, en bien regardant, je découvrais avec une émotion religieuse que ce n'était ni pierre ni caillou que j'avais rapporté, mais les os de mes pères[62].
Cette critique du présent par le passé, par la comparaison variée des peuples, des âges différents, je ne pouvais la faire dans ce petit livre. Elle ne m'en a pas moins servi à contrôler, à éclairer les résultats que me donnaient sur nos mœurs actuelles l'observation, la lecture, l'information de toute espèce.
«Mais dira-t-on, ce contrôle lui-même n'a-t-il pas son danger? Cette critique n'est-elle pas hardie? Le peuple que nous voyons, conserve-t-il quelque rapport sérieux avec ses origines? Prosaïque à ce point, peut-il rappeler en rien les tribus qui, dans leur barbarie, gardent un souffle poétique?... Nous ne prétendons pas que la fécondité, la puissance créatrice ait manqué aux masses populaires. Elles produisent, à l'état sauvage ou barbare; les chants nationaux de tous les peuples primitifs le témoignent assez. Elles produisent aussi, lorsque, transformées par la culture, elles s'approchent des classes supérieures et s'y mêlent. Mais le peuple qui n'a ni l'inspiration primitive ni la culture, le peuple qui n'est ni civilisé ni sauvage, qui est, dans l'état intermédiaire, tout à la fois vulgaire et rude, ne reste-t-il pas impuissant?... Les sauvages eux-mêmes, qui ont naturellement beaucoup d'élévation et de poésie, voient avec dégoût nos émigrants, sortis de ces populations grossières.»
Je ne conteste pas l'état de dépression, de dégénération physique, parfois morale, où se trouve aujourd'hui le peuple, surtout celui des villes. Toute la masse des travaux pesants, toute la charge que, dans l'Antiquité, l'esclave portait seul, s'est trouvée aujourd'hui partagée entre les hommes libres des classes inférieures. Tous participent aux misères, aux vulgarités prosaïques, aux laideurs de l'esclavage. Les races les plus heureusement nées, nos jolies races du Midi, par exemple, si vives et si chanteuses, sont tristementcourbées par le travail. Le pis, c'est qu'aujourd'hui l'âme est souvent aussi courbée que les épaules; la misère, le besoin, la peur de l'usurier, du garnisaire, quoi de moins poétique?
Le peuple a moins de poésie en lui-même, et il en trouve moins dans la société qui l'entoure. Cette société a du moins rarement le genre de poésie qu'il peut apprécier, le détail saisissant dans le pittoresque ou le pathétique. Si elle a une haute poésie, c'est dans les harmonies, souvent très compliquées, qu'un œil peu exercé ne saisit pas.
L'homme pauvre et seul, entouré de ces objets immenses, de ces énormes forces collectives qui l'entraînent, sans qu'il les comprenne, se sent faible, humilié. Il n'a nullement l'orgueil qui rendit jadis si puissant le génie individuel. Si l'interprétation lui manque, il reste découragé devant cette grande société qui lui semble si forte, si sage et si savante. Tout ce qui vient du centre lumineux, il l'accepte, le préfère sans difficulté à ses propres conceptions. Devant cette sagesse, la petite muse populaire se contient, elle n'ose souffler. La première impose à cette villageoise, la fait taire, ou même lui fait chanter ses chants. C'est ainsi que nous avons vu Béranger, dans sa forme exquise et noblement classique, devenir le chansonnier national, envahir tout le peuple, remplacer les vieux chants des villages, jusqu'aux mélodies antiques que chantaient nos matelots. Les poètes ouvriers des derniers temps ont imité les rythmes de Lamartine, s'abdiquant, autant qu'il était en eux,et sacrifiant trop souvent ce qu'ils pouvaient avoir d'originalité populaire.
Le tort du peuple, quand il écrit, c'est toujours de sortir de son cœur, où est sa force, pour aller emprunter aux classes supérieures des abstractions, des généralités. Il a un grand avantage, mais qu'il n'apprécie nullement, celui de ne pas savoir la langue convenue, de n'être pas, comme nous le sommes, obsédé, poursuivi de phrases toutes faites, de formules, qui viennent d'elles-mêmes, lorsque nous écrivons, se poser sur notre papier. Voilà justement ce que nous envient, ce que nous empruntent, autant qu'ils peuvent, les littérateurs ouvriers. Ils s'habillent, ils mettent des gants pour écrire, et perdent ainsi la supériorité que donnent au peuple, quand il sait s'en servir, sa main forte et son bras puissant.
Qu'importe? Pourquoi demander à des hommes d'action quels sont leurs écrits? Les vrais produits du génie populaire, ce ne sont pas des livres, ce sont des actes courageux, des mots spirituels, des paroles chaleureuses, inspirées, comme je les recueille tous les jours dans la rue, sortant d'une bouche vulgaire, de celle qui semblait le moins faite pour l'inspiration. Cet homme, au reste, qui vous repousse par la vulgarité, ôtez-lui son vieux vêtement, mettez-lui l'uniforme, le sabre, le fusil, un tambour, un drapeau en avant... On ne le reconnaît plus; c'est un autre homme. Le premier, où est-il? impossible de le retrouver.
La dépression, la dégénération, n'est qu'extérieure.Le fonds subsiste. Cette race a toujours du vin dans le sang; en ceux même qui semblent le plus éteints, vous retrouverez une étincelle. Toujours l'énergie militaire, toujours l'insouciance courageuse, grande parade d'esprit indépendant. Cette indépendance qu'ils ne savent où placer (entravés, comme ils sont, de toutes parts), ils la mettent trop souvent dans les vices, et se vantent d'être pires qu'ils ne sont. Exactement le contraire des Anglais.