Chapter 16

103: Et le fruit principal de cette expérience, c'est que le sang humain a une vertu terrible contre ceux qui l'ont versé. Il me serait trop facile d'établir que la France fut sauvéemalgré la Terreur. Les terroristes nous ont fait un mal immense, et qui dure. Allez dans la dernière chaumière du pays le plus reculé de l'Europe, vous retrouvez ce souvenir et cette malédiction. Les rois ont fait périr de sang-froid sur leurs échafauds, dans leurs Spielberg, leurspresides, leurs Sibéries, etc., etc., un nombre d'hommes bien plus grand, n'importe? les victimes de la Terreur n'en restent pas moins toujours sanglantes dans la pensée des peuples. Nous ne devons jamais perdre l'occasion de protester contre ces horreurs qui ne sont pointnôtreset ne nous sont point imputables. L'élan des armées sauva seul la France. Le Comité de salut public seconda cet élan, sans doute, mais justement par les excellents administrateurs militaires qu'il avait dans son sein, que Robespierre détestait, et qu'il aurait fait périr s'il avait pu se passer d'eux. Nos généraux les plus purs ne trouvèrent dans Robespierre et ses amis que malveillance, défiance, obstacles de toute sorte. Je n'ai pas le temps aujourd'hui de m'arrêter sur tout ceci.—À ce propos, je fais des vœux pour que ceux qui réimpriment l'utile compilation de MM. Roux et Buchez en fassent disparaître leurs tristes paradoxes, l'apologie du 2 septembre et de la Saint-Barthélemi, le brevet de bons catholiques donné aux Jacobins, la satire de Charlotte Corday (t. XXVIII, p. 337), et l'éloge de Marat, etc. «Marat distribuait ses dénonciationsavec un sens droitetun tact à peu près sûr» (p. 345). Judicieux éloge de celui qui demandait deux cent mille têtes à la fois (voy. lePubliciste, 14 décembre 1792). Ces néo-catholiques, dans leurs belles justifications de la Terreur, ont pris au sérieux celle que s'est amusé à faire le paradoxal rédacteur de laQuotidienne, Charles Nodier. Je n'aurais pas fait cette observation si l'on ne s'attachait à répandre ces étranges folies par des journaux à bon marché, dans le peuple et parmi les travailleurs qui n'ont pas le temps d'examiner.104: J'ai sous les yeux (auxArchives) la liste originale de ceux qui acceptèrent les fonctions de professeurs aux écoles centrales, qui étaient les collèges d'alors: Sieyès, Daunou, Rœderer, Haüy, Cabanis, Legendre, Lacroix, Bossut, Saussure, Cuvier, Fontanes, Ginguené, Laharpe, Laromiguière, etc.105: Un homme eut le rare courage de réclamer, sous l'Empire, en faveur de l'organisation donnée à l'enseignement par la Convention: Lacroix,Essais sur l'enseignement, 1805.106: Le génie de l'inquisition et de la police, qui a étonné tant de gens dans Robespierre et Saint-Just, n'étonne guère ceux qui connaissent le Moyen-âge et qui y trouvent si souvent ces tempéraments d'inquisiteurs et d'ergoteurs sanguinaires. Ce rapport des deux époques a été saisi avec beaucoup de pénétration par M. Quinet:Le Christianisme et la Révolution(1845). Deux hommes d'une équité scrupuleuse, et portés à juger favorablement leurs ennemis, Carnot et Daunou, concordaient parfaitement dans leur opinion sur Robespierre. Le dernier m'a dit souvent que, sauf le dernier moment où la nécessité et le péril le rendirent éloquent, le fameux dictateur était un homme de second ordre. Saint-Just avait plus de talent. Ceux qui veulent nous faire accroire qu'ils sont tous deux innocents des derniers excès de la Terreur sont réfutés par Saint-Just lui-même. Le 15 avril 1794 (si peu de temps avant le 9 Thermidor!), il déplore la coupableindulgencequ'on a eue jusqu'à ce moment: «Dans ces derniers temps,le relâchement des tribunauxs'était accru au point que, etc.Qu'ont fait les tribunauxdepuis deux ans?A-t-on parlé de leur justice?...Institués pour maintenir la Révolution,leur indulgencea laissé partout le crime libre, etc.» (Histoire parlementaire, t. XXXII, p. 311, 319, 26 germinal an II.)107: L'éducation spéciale, du collège ou de l'atelier, viendrait ensuite, l'atelier, adouci et réglé par l'école (selon les vues judicieuses de M. Faucher,Travail des Enfants); le collège adouci, surtout dans les premières années, où l'enfant n'apprendrait de grammaire que ce qu'il en peut comprendre. Plus d'exercice et de récréations, moins d'écritures inutiles.—Grâce, grâce pour les petits enfants!108: Et c'est la mort qui enseigne! Les ignorantins imposent aux enfants l'histoire de France des Jésuites (Loriquet). J'y lis, entre autres calomnies infâmes, celle que l'émigré Vauban a lui-même démentie, qu'à Quiberon, Hocheaurait promis la vie et la libertéà ceux qui mettraient bas les armes, tome II, p. 256.109: Voy. laPréfacede mon livre:le Prêtre, la Femme et la Famille.110: Dans un plan de constitution que nous devons à l'un des plus grands et des meilleurs hommes qui aient existé, à Turgot, avant l'État il fonde la commune, et avant la commune, il fonde l'homme par l'éducation. Cela est admirable. Seulement, qu'il soit bien entendu que l'éducation donnée dans la commune doit émaner de l'État, de la Patrie. Ce n'est pas là une affaire communale.111: «À vous il fut donné de savoir les mystères du royaume des cieux. À eux cela n'est pas donné.» (Matth.,XXII. Voir aussi Jean,XII, 40.)—Pourquoi parler en paraboles? «Pour qu'ils voient sans voir, entendent sans entendre.» (Marc,IV, 11; Luc,VIII, 10.) Et Marc ajoute: «De peur qu'ils ne se convertissent, et que leurs péchés ne leur soient remis.» (Marc,IV, 12.)112: Dans un livre sur l'éducation, on ne peut dire un mot sans marquer d'abord son point de départ, sans diresi la nature est bonne, donc à développer,—ousi la nature est mauvaise, donc à corriger, réprimer, étouffer. Ceci est le principe chrétien. J'ai été bien surpris de voir dans l'Éducationde M. Dupanloup (édit. 1866), a quel point il dissimule ce principe. À peine, au IIIevolume, il mentionne brièvement, honteusement, le péché originel. Au tome Ieril ne parle que derespecter la liberté de la volonté, ne pas altérer la nature, etc. Au livre IV, je lis:le respect qui est dû à la dignité de la nature, etc. Ce sont les propres paroles de Rousseau et des Pélagiens.—Ne croyez pas qu'on puisse donc nous amuser ainsi. Soyez, ou ne soyez pas chrétiens. Ne restez pas dans ce lâche éclectisme. Que dira votre Dieu: «Tu as rougi de moi. Tu m'as caché, dérobé derrière toi, pour moins scandaliser le monde.»113: M. de Frarière a trouvé un joli titre:Éducation antérieure, 1864; j'y reviendrai plus loin.114: Le divorce pour la femme est un cruel événement qui la renvoie quand elle a donné tellement sa personne et qu'elle n'est plus elle-même. Et cependant l'union peut être dans certains cas un si horrible supplice, qu'on doit à tout prix la rompre. Au-dessus de la nature subsiste le droit de l'âme. Le détestable moyen terme qu'on appelleséparationest l'immoralité même. Il donne lieu à cent crimes, une foule d'infanticides, de suppressions d'état. Que d'enfants égarés, perdus, pis que morts! Mieux vaut cent fois le divorce, mais difficile, et surtout retardé et ajourné. Souvent les époux réfléchissent. Tant de choses aimées ensemble et d'habitudes communes, une telle identité de vie, tous ces fils vibrent fortement lorsqu'on est séparé, plutôt des fibres sanglantes, arrachées, qui, d'elles-mêmes, palpitent pour se rejoindre.115: Et sans la mère peu de langage. C'est la raison réelle pour laquelle l'Anglais est muet, tout au moins taciturne.—Même dans l'allaitement, l'entant n'est apporté qu'un moment pour prendre le sein. Généralement il est mis dans une autre chambre, dans les mains de lanurse. Mot très particulier et sans équivalent (ni nourrice, ni bonne, ni gouvernante). C'est lanursequi, simplifiant tellement la vie, la concentrant en deux personnes, l'a rendue si active, toute prête aux voyages lointains et à la colonisation. Aux eaux, aux bains de mer où l'intérieur se voit, est moins muré, j'observai souvent cettenurse. Pauvre créature ennuyée. Les parents ne lui parlaient guère. L'enfant était pour elle le plus souvent un dur tyran. S'ils sortent, c'est lui qui la mène, il fait tout à sa tête. En réalité il est seul, c'est Robinson (sans Vendredi). Trop nourri et gorgé de viande, il est colère et de mauvaise humeur. Ce n'est pas là l'ancien enfant anglais, nourri de lait, de bière, le fils de la Merry England. Celui-ci, exilé de sa mère en naissant, toujours en présence de cette fille qu'il gouverne, est déjà plein d'orgueil. Le passage à l'école est horrible pour lui. Sa volonté sauvage, jusque-là sans obstacle, est brisée à force de coups. Les châtiments cruels (tout comme au régiment ou à la flotte) sont d'usage à l'école. Malgré ces traitements qui pourraient faire un caractère atroce, les Anglais à la longue, par la vie et le monde, s'humanisent, sont parfois très doux. Mais il leur en reste au visage un incurable sérieux. On y lit qu'à la naissance ils furent éloignés de leur mère, privés de son sourire. Quand je les vois, Virgile me vient à la pensée:Cui non risere parentes, etc., et le mot de Frœbel: «Point de chambre d'enfant.»116: Si l'on donne un peu de grammaire, il faut que ce soit uniquement comme secours et simplification pour le devoir du jour. Et cela dicté et écrit, non pris dans un gros livre qui éblouit, embrouille, décourage d'avance, rien qu'à le regarder, par la complexité, l'immensité obscure d'un grimoire incompréhensible.—Ce n'est pas que ces pauvres petits, si on les attache à ce livre, n'y pénètrent, ne soient même très propres à cette étude (je tiens cela d'un maître de grand mérite, M. B...). Dans l'âge singulièrement lucide et pur qui sépare les deux âges troubles (de l'époque lactée et de la puberté), les enfants de huit à treize ans ont une aptitude singulière pour saisir les choses subtiles. Mais cela fait trembler. Qui use de cette précocité, risque de les sécher, de les faire pour toujours délicats, faibles, arides (disons, d'un mot,fruits secs). Il faut tout au contraire leur donner des choses grossières, épaisses, saisissables et palpables, qui nourrissent sans trop affiner.117: Ait mihi: «Vides super hoc tectum quæ ego suspicio?—Cui ego:Video super tegulum...—Aliud, non aspicis?—Cui ego:Nihil video. Si tu aliquid magis cernis, enarra.—At ille, alta trahens suspiria ait:Video ego evaginatum iræ divinæ gladium super domum hanc dependentem.» (Script. rer. Franc., t. I, p. 264; Greg. Tur., lib. V, chap.LI.)118: Cette belle tête, si triste, me reste à jamais dans l'esprit. Elle était une énigme. Il y avait beaucoup du conspirateur italien. Et en effet toujours il conspira le bien public. À la mairie, à l'hôpital, il ne trouva qu'obstacles, difficultés. Dans la question souveraine qui lui tenait le plus au cœur, celle des eaux, de leur distribution, il fut quelque temps juge, arbitre, mais dès qu'il essaya d'y mettre l'équité et un règlement sage, utile à tout le monde, il fut arrêté court. On tenait à rester en plein état sauvage. Ainsi de tous côtés il se trouvait captif. Son esprit, très actif, cherchait et regardait de tous côtés, en toute science. Rien de plus varié que sa bibliothèque; c'est un monument subsistant de son inquiétude, de ses curiosités infinies. Nul n'était plus discret. Des idées très hardies, très avancées, couvaient et fermentaient en lui. Mais il avait en même temps le plus grand sens pratique qui l'avertissait trop et ne lui laissait pas la félicité d'utopie. Donc, deux fois prisonnier, et du monde et de sa sagesse! Et tout cela en grand silence. Mais je le voyais bien. Et il me semblait être dans les prisons, les spacieux cachots, voûtes sur voûtes, que nous a peints Piranesi. Il s'y tenait fermé. Nulle échappée en lui. À peine en dix années je lui surpris un mot. On causait d'un asile où les indigents envoyaient leurs enfants sans avoir de quoi leur garnir le panier, de sorte que ces enfants avec tristesse voyaient manger les autres; lui il y suppléait, faisait faire de petites soupes. En parlant, la voix lui changea... «Ah! tu es homme!» dis-je en moi. Et je compris. Cet instinct bienfaisant le tournait vers l'agriculture où il croyait agir mieux pour le peuple. Mais, là aussi, il était arrêté. Les étonnants succès qu'il y avait ne lui suffisaient pas. Ils n'excitaient qu'envie. On ne sortait pas des routines. Il devenait très riche, mais que lui importait? son but était manqué. Sa passion secrète n'eut nul apaisement en ce monde. Son cœur toujours gonflé, et toujours contenu, lui devint peu à peu une grande difficulté de vivre. On trouva à sa mort qu'il l'avait eu énorme. Je l'avais toujours deviné.Il écrivait et ne montrait jamais. Son livre, d'ingénieuse et si profonde expérience, n'a paru qu'après lui, publié par son fils adoptif, l'honorable M. Garcin (librairie Bixio, 2 vol.). Il n'a donc pu le voir ce livre, et là encore il n'a pas eu sa libre expansion. Il ne l'a eue que dans son testament, où il a tout laissé à la ville et aux pauvres. Legs de trois cent mille francs: crèches, école, hospice, hôpital, secours aux enfants, aux vieillards, sans parler de cette belle bibliothèque où moi-même j'ai puisé si souvent. D'ici, je la vois encore et j'y suis en esprit, je la revois variée, riche, sombre, comme il fut lui-même, peuplée des idées et des songes de son destin inachevé.119: Je dis orienté et renseigné; car, de soi-même, on ne s'y retrouverait guère. Pour sentir, pénétrer la vie dans son mouvement, il faudrait une expérience, une patience, une finesse que n'a pas le jeune homme. Là se présente une question: Qui l'y initiera, tout en le laissant libre et sans gêner son action? Trop vaste question pour la traiter ici. Quelques mots seulement, de mon observation personnelle, de ce que j'ai vu. Très rarement le père réussit à cela; il est ou occupé ou déjà endurci; il pèse trop, ou, s'il est trop facile, il perd en dignité et n'a pas d'action. Pour mille choses du monde, les femmes (mères, tantes, sœurs) valent mieux, voient et font voir tels points délicats, peu sensibles aux hommes. Parfois les sœurs aînées ont été admirables, ont fait des frères charmants (mais artistes indécis). L'Idéal ne serait-il pas la personne qui aime le plus, et se donne le plus, la mère? Il faut pourtant des dons bien rares et d'esprit de suite, et d'adresse, de douce austérité, le dirai-je? de fine tactique pour ne pas peser trop, ne pas envelopper jusqu'à l'étouffement par l'excès de la passion. Si elle a tout cela, c'est certainement avec elle qu'il verra bien et vite. Par elle il entrera dans l'intelligence rapide de toutes classes, surtout des classes pauvres. À l'humble foyer, il verra mille détails instructifs de misères, d'intérêts, d'affaires, qui lui rendront vivante son étude des lois. J'ai vu en ce genre des miracles. Sous cette incubation puissante d'une mère supérieure, il devenait tout à coup homme. Trop affiné peut-être? Trop parfait? C'est mon doute.—J'en ai un autre encore. Ce guide, si charmant, l'initie à la charité certainement; le mène-t-il à la fraternité? chez la femme, c'est chose rare. Et pourtant le sens fraternel est le vrai rameau d'or qui éclaire et conduit à travers les forêts humaines.120: Celui dont on croira et suivra les paroles, c'est celui dont la vie, dont l'exemple muet, sans parole, impose et influe. J'ai connu aux Ardennes un homme fort et rude, un rustre qu'admirait le pays. Ce qui avait d'abord frappé les paysans, c'est que ses taureaux (fort sauvages) avaient pour lui un respect visible, une sérieuse considération. Ils l'aimaient et ils le craignaient. Ses terres étaient les mieux cultivées. Il payait tout comptant et en espèces sonnantes. Sa parole était rare, mais on disait: «C'est sûr.» Sans vouloir ni chercher l'ascendant politique, il l'avait fort utilement. Ses opinions libres, sans qu'il les eût prêchées, avaient converti bien des gens. Une association réelle (sans formules expresses) s'était faite, contre la lourde autorité qui pèse tant à la frontière.Si le médecin était riche, n'était pas obligé d'exiger un salaire, grande serait son influence. Il est moins que l'homme d'affaires mêlé aux intérêts, moins tenté de chercher le sien. Les mères qui par l'enfant dépendent de lui si souvent, le consulteraient en cent choses où l'expérience de la vie qu'il acquiert leur serait un guide excellent.Le pharmacien qu'on consulte gratis a, dans beaucoup d'endroits, autant, plus d'importance que les médecins. Là il est l'oracle réel de la contrée. C'est un beau fait du temps que le progrès énorme et d'instruction et d'influence qu'on voit dans cette profession. L'ancien apothicaire, un peu ridicule, en eut peu. Mais venez vous asseoir, un jour de fête ou de marché, chez ce pharmacien de village. Vous serez frappé et ravi de voir tout ce qu'un homme peut faire de bien au pauvre peuple. Son conseil sage, utile (leurs maladies sont simples) est d'autant plus suivi qu'il est plus désintéressé. Deux sous d'herbes souvent, c'est toute la dépense. S'il est seul, la bonne femme qui est venue parler de son enfant, ne manque guère de parler d'autre chose. Moment précieux de confiance. On parle du fermage, on parle de l'impôt, de la misère qui fait les maladies. C'est là l'occasion où un homme de sens et de cœur peut tirer la pauvre créature du préjugé fatal qui fait le plus souvent le divorce intérieur, l'ennui, l'obstacle du mari. Celui-ci est moins serf du prêtre, et sans elle il aurait dans ses actes, ses votes, un peu plus de courage. C'est le salut pour eux si un conseiller sage fait comprendre à la femme qu'en appuyant l'Église elle appuie l'allié de l'Église, le système violent qui retient son fils à l'armée.121: Ceux qui se croient sûrs de voir au loin, ne disconviendront pas que pour atteindre ce lointain lumineux il nous faut d'abord traverser deux moments obscurs, deux crises, certainement salutaires, mais dont personne encore ne peut bien dire les caractères et la portée: 1ola centralisation brutale et mécanique (portée par nos tyrans à sa dernière tension), cette grande machine va casser. La vie renaîtra très féconde, engendrera l'ordre nouveau, un organisme vrai, la centralisation vivante que tout être animé se crée par l'accord de ses fonctions. Cela viendra certainement, mais à travers un monde trouble, que les pires influences de la localité pourront certainement exploiter; 2odans l'industrie de même, dans la grande question du salaire, du travail (question chère et sacrée qui n'est pas moins au fond que celle du respect de la vie humaine), il y aura un passage obscur encore. Je ne m'en trouble pas outre mesure. Je me fie au bon sens des ouvriers, et vois avec plaisir que la forte majorité échappe au grand écueil (l'idée du bon tyran, protecteur des petits). Ils sentent aussi très bien qu'aujourd'hui, sur ces questions, c'est l'Europe qu'il faut regarder, tout le marché européen; que certaines conditions peuvent tuer telle industrie, ou la font fuir ailleurs (par exemple, les unis de la soie, qui ont passé en Suisse, etc.). J'ai l'espoir que cette grande révolution si juste s'accomplira par la discussion et le libre arbitrage.122: Quel rayon, quel réchauffement cette littérature porterait dans les lieux de mortel loisir, d'ennui et de tristesse, de longs jours, d'éternelles heures, laPrison, l'Hôpital! On fait si peu pour y vivifier, y ranimer les âmes! Ce ne sont pas des offices incompris, surannés, d'un autre âge, ce ne sont pas des sermons ennuyeux qui moraliseront le prisonnier. Par de belles lectures, par l'art (l'art attrayant), par le réveil du beau, on peut rendre des ailes à son âme abattue. J'ai vu dans nos prisons de petites bibliothèques, quelques livres excellents (l'Histoired'Henri Martin, Malte-Brun, laCollection des Voyages, etc.). Mais on en usait peu. Les lieux trop resserrés, le défaut d'air, de promenade, affadissent le cœur, ôtent toute activité d'esprit. La prison ne diffère que peu de l'hôpital.—Pour l'hôpital, je ne peux pas comprendre que nos médecins, si intelligents, ne voient pas que nombre de malades y meurent (à la lettre) d'ennui. L'ennui, et le retour que fait constamment sur son mal une âme inoccupée, doublent la maladie. Sauf les romans qui peuvent agiter trop, bien des livres soutiendraient, histoires, voyages, etc. La grande Commune de Paris (spécialement Chaumette), qui eut le peuple au cœur, un sentiment si vif du pauvre et des misères de l'homme eut l'idée excellente d'envoyer aux malades toutes les publications qui pouvaient les calmer, les rassurer sur les affaires du temps. Combien étaient malades de souci et d'inquiétude! Représentez-vous le pauvre homme, enfermé derrière ces grands murs, parmi les bruits d'une telle ville, dont il n'arrive à lui que de tristes échos, accablé des pensées d'un tel moment, ne sachant rien, seul, faible, avec sa défaillante vie. «Mais non, tu n'es pas seul, dit laPatrie, sa mère. Je te suis, et je pense à toi. Je t'envoie nos pensées communes. Pour médicaments et remèdes, reçois de moi les belles nouvelles de la France. L'individu faiblit en toi, mais ce n'est rien. Français tu ressuscites, tu es fort, tu es grand. Tu te croyais malade? Erreur. Tu es si bien portant que tu viens d'accabler la Vendée et l'Autriche, tu as vaincu deux fois (Wattignies et Granville). Tu ne peux plus mourir, car la France est guérie.»123: L'honnête et incapable gouvernement de Février se fia à la Presse et crut le parti contraire a l'Association. Ce gouvernement innocent (et d'ailleurs emporté par la rapidité des troubles quotidiens) ferma les yeux sur ce qu'on lui disait: «On ne lit pas en France.» Premièrement, la France ne sait pas lire, sauf une petite élite des villes. Deuxièmement, cette élite lit bien moins qu'on ne croit, n'aime (au vrai) qu'à parler. On sait comment se fit l'embauchage du parti contraire, comment ses parleurs populaires et ses chansonniers ambulants parvinrent à réveiller la légende endormie. Cela était visible à tout le monde. Je retrouve les lettres qu'on écrivit alors à Lamartine et autres. On leur disait qu'au lieu de manifestes littéraires si vains qu'ils affichaient, il fallait employer un moyen plus grossier, qu'il fallait procéder par un puissant compagnonnage de jeunes gens zélés, qui eussent, de village en village, explique les bienfaits, raconté les histoires, et surtout enseigné les chants de la Révolution. Elle existait cette jeunesse. C'est par elle qu'il fallait agir. Des hommes! des apôtres! c'est tout. Moins de phrases. Des hommes vivants!124: Impressions graves et douces, et aussi très fécondes. Cela a été dit à merveille dans la brochure si belle du docteur Robinet (Paris sans cimetière, 1869). Le cimetière est un organe essentiel de la cité, une puissance de moralité. Une ville sans cimetière est une ville barbare, aride, sauvage. Que de saintes et bonnes pensées, quelle poésie du cœur vous ôtez aux vivants en leur ôtant leurs morts! Il est des états douteux, intermédiaires, où, pour ainsi parler, on a un pied au temple et un pied hors du temple, où l'on flotte, où l'on rêve. Pour cela l'ancien temple s'entourait de portiques où l'on errait, songeait. Ce vestibule du temple est aujourd'hui pour nous le cimetière. Celui de l'Est, surtout, a cet effet puissant. Des tombes on aperçoit le volcan de la vie.

103: Et le fruit principal de cette expérience, c'est que le sang humain a une vertu terrible contre ceux qui l'ont versé. Il me serait trop facile d'établir que la France fut sauvéemalgré la Terreur. Les terroristes nous ont fait un mal immense, et qui dure. Allez dans la dernière chaumière du pays le plus reculé de l'Europe, vous retrouvez ce souvenir et cette malédiction. Les rois ont fait périr de sang-froid sur leurs échafauds, dans leurs Spielberg, leurspresides, leurs Sibéries, etc., etc., un nombre d'hommes bien plus grand, n'importe? les victimes de la Terreur n'en restent pas moins toujours sanglantes dans la pensée des peuples. Nous ne devons jamais perdre l'occasion de protester contre ces horreurs qui ne sont pointnôtreset ne nous sont point imputables. L'élan des armées sauva seul la France. Le Comité de salut public seconda cet élan, sans doute, mais justement par les excellents administrateurs militaires qu'il avait dans son sein, que Robespierre détestait, et qu'il aurait fait périr s'il avait pu se passer d'eux. Nos généraux les plus purs ne trouvèrent dans Robespierre et ses amis que malveillance, défiance, obstacles de toute sorte. Je n'ai pas le temps aujourd'hui de m'arrêter sur tout ceci.—À ce propos, je fais des vœux pour que ceux qui réimpriment l'utile compilation de MM. Roux et Buchez en fassent disparaître leurs tristes paradoxes, l'apologie du 2 septembre et de la Saint-Barthélemi, le brevet de bons catholiques donné aux Jacobins, la satire de Charlotte Corday (t. XXVIII, p. 337), et l'éloge de Marat, etc. «Marat distribuait ses dénonciationsavec un sens droitetun tact à peu près sûr» (p. 345). Judicieux éloge de celui qui demandait deux cent mille têtes à la fois (voy. lePubliciste, 14 décembre 1792). Ces néo-catholiques, dans leurs belles justifications de la Terreur, ont pris au sérieux celle que s'est amusé à faire le paradoxal rédacteur de laQuotidienne, Charles Nodier. Je n'aurais pas fait cette observation si l'on ne s'attachait à répandre ces étranges folies par des journaux à bon marché, dans le peuple et parmi les travailleurs qui n'ont pas le temps d'examiner.

104: J'ai sous les yeux (auxArchives) la liste originale de ceux qui acceptèrent les fonctions de professeurs aux écoles centrales, qui étaient les collèges d'alors: Sieyès, Daunou, Rœderer, Haüy, Cabanis, Legendre, Lacroix, Bossut, Saussure, Cuvier, Fontanes, Ginguené, Laharpe, Laromiguière, etc.

105: Un homme eut le rare courage de réclamer, sous l'Empire, en faveur de l'organisation donnée à l'enseignement par la Convention: Lacroix,Essais sur l'enseignement, 1805.

106: Le génie de l'inquisition et de la police, qui a étonné tant de gens dans Robespierre et Saint-Just, n'étonne guère ceux qui connaissent le Moyen-âge et qui y trouvent si souvent ces tempéraments d'inquisiteurs et d'ergoteurs sanguinaires. Ce rapport des deux époques a été saisi avec beaucoup de pénétration par M. Quinet:Le Christianisme et la Révolution(1845). Deux hommes d'une équité scrupuleuse, et portés à juger favorablement leurs ennemis, Carnot et Daunou, concordaient parfaitement dans leur opinion sur Robespierre. Le dernier m'a dit souvent que, sauf le dernier moment où la nécessité et le péril le rendirent éloquent, le fameux dictateur était un homme de second ordre. Saint-Just avait plus de talent. Ceux qui veulent nous faire accroire qu'ils sont tous deux innocents des derniers excès de la Terreur sont réfutés par Saint-Just lui-même. Le 15 avril 1794 (si peu de temps avant le 9 Thermidor!), il déplore la coupableindulgencequ'on a eue jusqu'à ce moment: «Dans ces derniers temps,le relâchement des tribunauxs'était accru au point que, etc.Qu'ont fait les tribunauxdepuis deux ans?A-t-on parlé de leur justice?...Institués pour maintenir la Révolution,leur indulgencea laissé partout le crime libre, etc.» (Histoire parlementaire, t. XXXII, p. 311, 319, 26 germinal an II.)

107: L'éducation spéciale, du collège ou de l'atelier, viendrait ensuite, l'atelier, adouci et réglé par l'école (selon les vues judicieuses de M. Faucher,Travail des Enfants); le collège adouci, surtout dans les premières années, où l'enfant n'apprendrait de grammaire que ce qu'il en peut comprendre. Plus d'exercice et de récréations, moins d'écritures inutiles.—Grâce, grâce pour les petits enfants!

108: Et c'est la mort qui enseigne! Les ignorantins imposent aux enfants l'histoire de France des Jésuites (Loriquet). J'y lis, entre autres calomnies infâmes, celle que l'émigré Vauban a lui-même démentie, qu'à Quiberon, Hocheaurait promis la vie et la libertéà ceux qui mettraient bas les armes, tome II, p. 256.

109: Voy. laPréfacede mon livre:le Prêtre, la Femme et la Famille.

110: Dans un plan de constitution que nous devons à l'un des plus grands et des meilleurs hommes qui aient existé, à Turgot, avant l'État il fonde la commune, et avant la commune, il fonde l'homme par l'éducation. Cela est admirable. Seulement, qu'il soit bien entendu que l'éducation donnée dans la commune doit émaner de l'État, de la Patrie. Ce n'est pas là une affaire communale.

111: «À vous il fut donné de savoir les mystères du royaume des cieux. À eux cela n'est pas donné.» (Matth.,XXII. Voir aussi Jean,XII, 40.)—Pourquoi parler en paraboles? «Pour qu'ils voient sans voir, entendent sans entendre.» (Marc,IV, 11; Luc,VIII, 10.) Et Marc ajoute: «De peur qu'ils ne se convertissent, et que leurs péchés ne leur soient remis.» (Marc,IV, 12.)

112: Dans un livre sur l'éducation, on ne peut dire un mot sans marquer d'abord son point de départ, sans diresi la nature est bonne, donc à développer,—ousi la nature est mauvaise, donc à corriger, réprimer, étouffer. Ceci est le principe chrétien. J'ai été bien surpris de voir dans l'Éducationde M. Dupanloup (édit. 1866), a quel point il dissimule ce principe. À peine, au IIIevolume, il mentionne brièvement, honteusement, le péché originel. Au tome Ieril ne parle que derespecter la liberté de la volonté, ne pas altérer la nature, etc. Au livre IV, je lis:le respect qui est dû à la dignité de la nature, etc. Ce sont les propres paroles de Rousseau et des Pélagiens.—Ne croyez pas qu'on puisse donc nous amuser ainsi. Soyez, ou ne soyez pas chrétiens. Ne restez pas dans ce lâche éclectisme. Que dira votre Dieu: «Tu as rougi de moi. Tu m'as caché, dérobé derrière toi, pour moins scandaliser le monde.»

113: M. de Frarière a trouvé un joli titre:Éducation antérieure, 1864; j'y reviendrai plus loin.

114: Le divorce pour la femme est un cruel événement qui la renvoie quand elle a donné tellement sa personne et qu'elle n'est plus elle-même. Et cependant l'union peut être dans certains cas un si horrible supplice, qu'on doit à tout prix la rompre. Au-dessus de la nature subsiste le droit de l'âme. Le détestable moyen terme qu'on appelleséparationest l'immoralité même. Il donne lieu à cent crimes, une foule d'infanticides, de suppressions d'état. Que d'enfants égarés, perdus, pis que morts! Mieux vaut cent fois le divorce, mais difficile, et surtout retardé et ajourné. Souvent les époux réfléchissent. Tant de choses aimées ensemble et d'habitudes communes, une telle identité de vie, tous ces fils vibrent fortement lorsqu'on est séparé, plutôt des fibres sanglantes, arrachées, qui, d'elles-mêmes, palpitent pour se rejoindre.

115: Et sans la mère peu de langage. C'est la raison réelle pour laquelle l'Anglais est muet, tout au moins taciturne.—Même dans l'allaitement, l'entant n'est apporté qu'un moment pour prendre le sein. Généralement il est mis dans une autre chambre, dans les mains de lanurse. Mot très particulier et sans équivalent (ni nourrice, ni bonne, ni gouvernante). C'est lanursequi, simplifiant tellement la vie, la concentrant en deux personnes, l'a rendue si active, toute prête aux voyages lointains et à la colonisation. Aux eaux, aux bains de mer où l'intérieur se voit, est moins muré, j'observai souvent cettenurse. Pauvre créature ennuyée. Les parents ne lui parlaient guère. L'enfant était pour elle le plus souvent un dur tyran. S'ils sortent, c'est lui qui la mène, il fait tout à sa tête. En réalité il est seul, c'est Robinson (sans Vendredi). Trop nourri et gorgé de viande, il est colère et de mauvaise humeur. Ce n'est pas là l'ancien enfant anglais, nourri de lait, de bière, le fils de la Merry England. Celui-ci, exilé de sa mère en naissant, toujours en présence de cette fille qu'il gouverne, est déjà plein d'orgueil. Le passage à l'école est horrible pour lui. Sa volonté sauvage, jusque-là sans obstacle, est brisée à force de coups. Les châtiments cruels (tout comme au régiment ou à la flotte) sont d'usage à l'école. Malgré ces traitements qui pourraient faire un caractère atroce, les Anglais à la longue, par la vie et le monde, s'humanisent, sont parfois très doux. Mais il leur en reste au visage un incurable sérieux. On y lit qu'à la naissance ils furent éloignés de leur mère, privés de son sourire. Quand je les vois, Virgile me vient à la pensée:Cui non risere parentes, etc., et le mot de Frœbel: «Point de chambre d'enfant.»

116: Si l'on donne un peu de grammaire, il faut que ce soit uniquement comme secours et simplification pour le devoir du jour. Et cela dicté et écrit, non pris dans un gros livre qui éblouit, embrouille, décourage d'avance, rien qu'à le regarder, par la complexité, l'immensité obscure d'un grimoire incompréhensible.—Ce n'est pas que ces pauvres petits, si on les attache à ce livre, n'y pénètrent, ne soient même très propres à cette étude (je tiens cela d'un maître de grand mérite, M. B...). Dans l'âge singulièrement lucide et pur qui sépare les deux âges troubles (de l'époque lactée et de la puberté), les enfants de huit à treize ans ont une aptitude singulière pour saisir les choses subtiles. Mais cela fait trembler. Qui use de cette précocité, risque de les sécher, de les faire pour toujours délicats, faibles, arides (disons, d'un mot,fruits secs). Il faut tout au contraire leur donner des choses grossières, épaisses, saisissables et palpables, qui nourrissent sans trop affiner.

117: Ait mihi: «Vides super hoc tectum quæ ego suspicio?—Cui ego:Video super tegulum...—Aliud, non aspicis?—Cui ego:Nihil video. Si tu aliquid magis cernis, enarra.—At ille, alta trahens suspiria ait:Video ego evaginatum iræ divinæ gladium super domum hanc dependentem.» (Script. rer. Franc., t. I, p. 264; Greg. Tur., lib. V, chap.LI.)

118: Cette belle tête, si triste, me reste à jamais dans l'esprit. Elle était une énigme. Il y avait beaucoup du conspirateur italien. Et en effet toujours il conspira le bien public. À la mairie, à l'hôpital, il ne trouva qu'obstacles, difficultés. Dans la question souveraine qui lui tenait le plus au cœur, celle des eaux, de leur distribution, il fut quelque temps juge, arbitre, mais dès qu'il essaya d'y mettre l'équité et un règlement sage, utile à tout le monde, il fut arrêté court. On tenait à rester en plein état sauvage. Ainsi de tous côtés il se trouvait captif. Son esprit, très actif, cherchait et regardait de tous côtés, en toute science. Rien de plus varié que sa bibliothèque; c'est un monument subsistant de son inquiétude, de ses curiosités infinies. Nul n'était plus discret. Des idées très hardies, très avancées, couvaient et fermentaient en lui. Mais il avait en même temps le plus grand sens pratique qui l'avertissait trop et ne lui laissait pas la félicité d'utopie. Donc, deux fois prisonnier, et du monde et de sa sagesse! Et tout cela en grand silence. Mais je le voyais bien. Et il me semblait être dans les prisons, les spacieux cachots, voûtes sur voûtes, que nous a peints Piranesi. Il s'y tenait fermé. Nulle échappée en lui. À peine en dix années je lui surpris un mot. On causait d'un asile où les indigents envoyaient leurs enfants sans avoir de quoi leur garnir le panier, de sorte que ces enfants avec tristesse voyaient manger les autres; lui il y suppléait, faisait faire de petites soupes. En parlant, la voix lui changea... «Ah! tu es homme!» dis-je en moi. Et je compris. Cet instinct bienfaisant le tournait vers l'agriculture où il croyait agir mieux pour le peuple. Mais, là aussi, il était arrêté. Les étonnants succès qu'il y avait ne lui suffisaient pas. Ils n'excitaient qu'envie. On ne sortait pas des routines. Il devenait très riche, mais que lui importait? son but était manqué. Sa passion secrète n'eut nul apaisement en ce monde. Son cœur toujours gonflé, et toujours contenu, lui devint peu à peu une grande difficulté de vivre. On trouva à sa mort qu'il l'avait eu énorme. Je l'avais toujours deviné.

Il écrivait et ne montrait jamais. Son livre, d'ingénieuse et si profonde expérience, n'a paru qu'après lui, publié par son fils adoptif, l'honorable M. Garcin (librairie Bixio, 2 vol.). Il n'a donc pu le voir ce livre, et là encore il n'a pas eu sa libre expansion. Il ne l'a eue que dans son testament, où il a tout laissé à la ville et aux pauvres. Legs de trois cent mille francs: crèches, école, hospice, hôpital, secours aux enfants, aux vieillards, sans parler de cette belle bibliothèque où moi-même j'ai puisé si souvent. D'ici, je la vois encore et j'y suis en esprit, je la revois variée, riche, sombre, comme il fut lui-même, peuplée des idées et des songes de son destin inachevé.

119: Je dis orienté et renseigné; car, de soi-même, on ne s'y retrouverait guère. Pour sentir, pénétrer la vie dans son mouvement, il faudrait une expérience, une patience, une finesse que n'a pas le jeune homme. Là se présente une question: Qui l'y initiera, tout en le laissant libre et sans gêner son action? Trop vaste question pour la traiter ici. Quelques mots seulement, de mon observation personnelle, de ce que j'ai vu. Très rarement le père réussit à cela; il est ou occupé ou déjà endurci; il pèse trop, ou, s'il est trop facile, il perd en dignité et n'a pas d'action. Pour mille choses du monde, les femmes (mères, tantes, sœurs) valent mieux, voient et font voir tels points délicats, peu sensibles aux hommes. Parfois les sœurs aînées ont été admirables, ont fait des frères charmants (mais artistes indécis). L'Idéal ne serait-il pas la personne qui aime le plus, et se donne le plus, la mère? Il faut pourtant des dons bien rares et d'esprit de suite, et d'adresse, de douce austérité, le dirai-je? de fine tactique pour ne pas peser trop, ne pas envelopper jusqu'à l'étouffement par l'excès de la passion. Si elle a tout cela, c'est certainement avec elle qu'il verra bien et vite. Par elle il entrera dans l'intelligence rapide de toutes classes, surtout des classes pauvres. À l'humble foyer, il verra mille détails instructifs de misères, d'intérêts, d'affaires, qui lui rendront vivante son étude des lois. J'ai vu en ce genre des miracles. Sous cette incubation puissante d'une mère supérieure, il devenait tout à coup homme. Trop affiné peut-être? Trop parfait? C'est mon doute.—J'en ai un autre encore. Ce guide, si charmant, l'initie à la charité certainement; le mène-t-il à la fraternité? chez la femme, c'est chose rare. Et pourtant le sens fraternel est le vrai rameau d'or qui éclaire et conduit à travers les forêts humaines.

120: Celui dont on croira et suivra les paroles, c'est celui dont la vie, dont l'exemple muet, sans parole, impose et influe. J'ai connu aux Ardennes un homme fort et rude, un rustre qu'admirait le pays. Ce qui avait d'abord frappé les paysans, c'est que ses taureaux (fort sauvages) avaient pour lui un respect visible, une sérieuse considération. Ils l'aimaient et ils le craignaient. Ses terres étaient les mieux cultivées. Il payait tout comptant et en espèces sonnantes. Sa parole était rare, mais on disait: «C'est sûr.» Sans vouloir ni chercher l'ascendant politique, il l'avait fort utilement. Ses opinions libres, sans qu'il les eût prêchées, avaient converti bien des gens. Une association réelle (sans formules expresses) s'était faite, contre la lourde autorité qui pèse tant à la frontière.

Si le médecin était riche, n'était pas obligé d'exiger un salaire, grande serait son influence. Il est moins que l'homme d'affaires mêlé aux intérêts, moins tenté de chercher le sien. Les mères qui par l'enfant dépendent de lui si souvent, le consulteraient en cent choses où l'expérience de la vie qu'il acquiert leur serait un guide excellent.

Le pharmacien qu'on consulte gratis a, dans beaucoup d'endroits, autant, plus d'importance que les médecins. Là il est l'oracle réel de la contrée. C'est un beau fait du temps que le progrès énorme et d'instruction et d'influence qu'on voit dans cette profession. L'ancien apothicaire, un peu ridicule, en eut peu. Mais venez vous asseoir, un jour de fête ou de marché, chez ce pharmacien de village. Vous serez frappé et ravi de voir tout ce qu'un homme peut faire de bien au pauvre peuple. Son conseil sage, utile (leurs maladies sont simples) est d'autant plus suivi qu'il est plus désintéressé. Deux sous d'herbes souvent, c'est toute la dépense. S'il est seul, la bonne femme qui est venue parler de son enfant, ne manque guère de parler d'autre chose. Moment précieux de confiance. On parle du fermage, on parle de l'impôt, de la misère qui fait les maladies. C'est là l'occasion où un homme de sens et de cœur peut tirer la pauvre créature du préjugé fatal qui fait le plus souvent le divorce intérieur, l'ennui, l'obstacle du mari. Celui-ci est moins serf du prêtre, et sans elle il aurait dans ses actes, ses votes, un peu plus de courage. C'est le salut pour eux si un conseiller sage fait comprendre à la femme qu'en appuyant l'Église elle appuie l'allié de l'Église, le système violent qui retient son fils à l'armée.

121: Ceux qui se croient sûrs de voir au loin, ne disconviendront pas que pour atteindre ce lointain lumineux il nous faut d'abord traverser deux moments obscurs, deux crises, certainement salutaires, mais dont personne encore ne peut bien dire les caractères et la portée: 1ola centralisation brutale et mécanique (portée par nos tyrans à sa dernière tension), cette grande machine va casser. La vie renaîtra très féconde, engendrera l'ordre nouveau, un organisme vrai, la centralisation vivante que tout être animé se crée par l'accord de ses fonctions. Cela viendra certainement, mais à travers un monde trouble, que les pires influences de la localité pourront certainement exploiter; 2odans l'industrie de même, dans la grande question du salaire, du travail (question chère et sacrée qui n'est pas moins au fond que celle du respect de la vie humaine), il y aura un passage obscur encore. Je ne m'en trouble pas outre mesure. Je me fie au bon sens des ouvriers, et vois avec plaisir que la forte majorité échappe au grand écueil (l'idée du bon tyran, protecteur des petits). Ils sentent aussi très bien qu'aujourd'hui, sur ces questions, c'est l'Europe qu'il faut regarder, tout le marché européen; que certaines conditions peuvent tuer telle industrie, ou la font fuir ailleurs (par exemple, les unis de la soie, qui ont passé en Suisse, etc.). J'ai l'espoir que cette grande révolution si juste s'accomplira par la discussion et le libre arbitrage.

122: Quel rayon, quel réchauffement cette littérature porterait dans les lieux de mortel loisir, d'ennui et de tristesse, de longs jours, d'éternelles heures, laPrison, l'Hôpital! On fait si peu pour y vivifier, y ranimer les âmes! Ce ne sont pas des offices incompris, surannés, d'un autre âge, ce ne sont pas des sermons ennuyeux qui moraliseront le prisonnier. Par de belles lectures, par l'art (l'art attrayant), par le réveil du beau, on peut rendre des ailes à son âme abattue. J'ai vu dans nos prisons de petites bibliothèques, quelques livres excellents (l'Histoired'Henri Martin, Malte-Brun, laCollection des Voyages, etc.). Mais on en usait peu. Les lieux trop resserrés, le défaut d'air, de promenade, affadissent le cœur, ôtent toute activité d'esprit. La prison ne diffère que peu de l'hôpital.—Pour l'hôpital, je ne peux pas comprendre que nos médecins, si intelligents, ne voient pas que nombre de malades y meurent (à la lettre) d'ennui. L'ennui, et le retour que fait constamment sur son mal une âme inoccupée, doublent la maladie. Sauf les romans qui peuvent agiter trop, bien des livres soutiendraient, histoires, voyages, etc. La grande Commune de Paris (spécialement Chaumette), qui eut le peuple au cœur, un sentiment si vif du pauvre et des misères de l'homme eut l'idée excellente d'envoyer aux malades toutes les publications qui pouvaient les calmer, les rassurer sur les affaires du temps. Combien étaient malades de souci et d'inquiétude! Représentez-vous le pauvre homme, enfermé derrière ces grands murs, parmi les bruits d'une telle ville, dont il n'arrive à lui que de tristes échos, accablé des pensées d'un tel moment, ne sachant rien, seul, faible, avec sa défaillante vie. «Mais non, tu n'es pas seul, dit laPatrie, sa mère. Je te suis, et je pense à toi. Je t'envoie nos pensées communes. Pour médicaments et remèdes, reçois de moi les belles nouvelles de la France. L'individu faiblit en toi, mais ce n'est rien. Français tu ressuscites, tu es fort, tu es grand. Tu te croyais malade? Erreur. Tu es si bien portant que tu viens d'accabler la Vendée et l'Autriche, tu as vaincu deux fois (Wattignies et Granville). Tu ne peux plus mourir, car la France est guérie.»

123: L'honnête et incapable gouvernement de Février se fia à la Presse et crut le parti contraire a l'Association. Ce gouvernement innocent (et d'ailleurs emporté par la rapidité des troubles quotidiens) ferma les yeux sur ce qu'on lui disait: «On ne lit pas en France.» Premièrement, la France ne sait pas lire, sauf une petite élite des villes. Deuxièmement, cette élite lit bien moins qu'on ne croit, n'aime (au vrai) qu'à parler. On sait comment se fit l'embauchage du parti contraire, comment ses parleurs populaires et ses chansonniers ambulants parvinrent à réveiller la légende endormie. Cela était visible à tout le monde. Je retrouve les lettres qu'on écrivit alors à Lamartine et autres. On leur disait qu'au lieu de manifestes littéraires si vains qu'ils affichaient, il fallait employer un moyen plus grossier, qu'il fallait procéder par un puissant compagnonnage de jeunes gens zélés, qui eussent, de village en village, explique les bienfaits, raconté les histoires, et surtout enseigné les chants de la Révolution. Elle existait cette jeunesse. C'est par elle qu'il fallait agir. Des hommes! des apôtres! c'est tout. Moins de phrases. Des hommes vivants!

124: Impressions graves et douces, et aussi très fécondes. Cela a été dit à merveille dans la brochure si belle du docteur Robinet (Paris sans cimetière, 1869). Le cimetière est un organe essentiel de la cité, une puissance de moralité. Une ville sans cimetière est une ville barbare, aride, sauvage. Que de saintes et bonnes pensées, quelle poésie du cœur vous ôtez aux vivants en leur ôtant leurs morts! Il est des états douteux, intermédiaires, où, pour ainsi parler, on a un pied au temple et un pied hors du temple, où l'on flotte, où l'on rêve. Pour cela l'ancien temple s'entourait de portiques où l'on errait, songeait. Ce vestibule du temple est aujourd'hui pour nous le cimetière. Celui de l'Est, surtout, a cet effet puissant. Des tombes on aperçoit le volcan de la vie.


Back to IndexNext