VOYAGE DANS LE ROYAUME D'AVA(EMPIRE DES BIRMANS),

Pagode à Pagán.

Pagode à Pagán.

L'éclairage, à l'huile minérale, consiste en quelques vases de terre qu'un des acteurs remplit de temps à autre et qui lancent leurs lueurs rougeâtres autour de l'arbre symbolique. L'orchestre, sur un des côtés de la scène, a près de lui une espèce de chevalet d'où pendent une foule de masques grotesques. Le coffre qui renferme les costumes de la troupe lui fait face; invariablement ce coffre fait fonction de trône à l'usage des rois, toujours très-nombreux dans ces drames.

De fait, rois, princes, princesses, ministres et courtisans sont les seuls personnages qui y figurent. Quant à l'intrigue, s'il y en a une, elle est très-difficile à découvrir. Le héros est le plus souvent un jeune prince, qui a toujours pour valet un bouffon, comme celui de nos anciennes comédies; le Crispin de Magwé remplissait parfaitement son rôle de comique, ainsi qu'en témoignaient les éclats de rire de l'audience. C'était le seul acteur digne de ce nom, et son jeu était souvent si hautement épicé, que pour le comprendre il n'était pas besoin de connaître la langue dont il se servait. L'interminable prolixité du dialogue dépassait toutes les bornes; je ne pense pas que personne pût comprendre ni ce qu'il signifiait ni sa raison d'être; ce qu'il y a de certain, c'est que l'action marchait si lentement qu'il eût fallu plusieurs semaines pour arriver au dénoûment.

Une partie du dialogue était chantée; dans ces moments, les attitudes, les gestes et certaines lamentations prolongées avaient un caractère très-comique, mais dont on se lassait bientôt. Des danseurs et des danseuses viennent souvent jouer des intermèdes ou même prendre part à l'action. Les rôles de femmes, dans les villes éloignées de la capitale, étaient joués par de jeunes garçons.

Représentation théâtrale dans le royaume d'Ava.—Dessin de W. Haussoullier et Hadamard d'après H. Yule.

Représentation théâtrale dans le royaume d'Ava.—Dessin de W. Haussoullier et Hadamard d'après H. Yule.

Les marionnettes sont encore plus populaires que les drames: les représentations de ces acteurs de bois ont lieu sur des théâtres assez élevés, ayant souvent neuf mètres de développement, ce qui permet de transporter la scène selon les exigences du sujet; le plus communément, on voit un trône à un bout, c'est la cour; à l'autre extrémité des branches d'arbre représentent une forêt. Les pièces que jouent ces marionnettes sont, comme celles des acteurs vivants, très-prolixes, et elles m'ont paru avoir une tendance au surnaturel, car on y voit des princessesenchantées, des dragons, des esprits (hàts), des chariots volants, etc. Ces marionnettes jouent souvent aussi des mystères qui se rapportent à l'histoire de Gautama, et qu'on ne pourrait laisser représenter par des acteurs.

Sources de naphte; leur exploitation. — Un monastère et ses habitants.

La ville de Ye-nan-Gyong, que nous atteignîmes le 13, révèle la nature de son industrie et à la vue et à l'odorat; on y sent partout l'odeur nauséabonde du pétrole; la plage est couverte de vases de terre qui ruissellent d'huile; de toutes parts on voit fumer des poteries. Nous montâmes sur les collines qui entourent la ville; un sol de sable ou de pierre, à peine assez d'herbe pour ne pas accuser une stérilité absolue, çà et là quelques euphorbes rabougris, du bois pétrifié en abondance, tel est l'aspect désolé du pays.

Le 15 août fut consacré à visiter les mines; nos chevaux n'étaient pas mauvais; mais je n'en puis dire autant de leur harnachement. Après avoir chevauché pendant trois milles (cinq kilomètres) à travers des ravins et des collines escarpées de grès en pleine désagrégation, nous arrivâmes sur une hauteur au centre de l'exploitation. C'est un plateau irrégulier qui forme une espèce de péninsule au milieu des ravins.

Dagobah ou pagode en forme de cloche.

Dagobah ou pagode en forme de cloche.

Les puits sont, dit-on, au nombre de cent; mais il en est qui sont abandonnés. Leur profondeur est variable, suivant qu'ils sont percés à la partie supérieure du plateau ou sur ses flancs. Nous en avons mesuré plusieurs à l'aide de longues cordes qui servent à puiser l'huile, et nous avons trouvé cinquante-quatre, cinquante-sept, quatre-vingt-un et jusqu'à quatre-vingt-onze mètres. Cette exploitation occupe une surface d'environ deux cent soixante hectares.

Un treuil grossier, monté sur un tronc d'arbre, posé lui-même sur des branches fourchues, est tout le matériel employé. On laisse descendre un pot de terre, il se remplit d'huile, puis un ouvrier, homme ou femme, tirant la corde, descend la pente de la colline jusqu'à ce que le vase arrive à l'orifice du puits. Les Birmans se servent de cette huile pour l'éclairage; on l'emploie aussi pour préserver les bois de construction des atteintes des insectes; c'est souvent même un médicament. Ce pétrole, qui depuis quelques années et largement importé en Europe, sert à l'éclairage, au graissage des machines, et la substance solide est employée à la fabrication des bougies.

Cette huile, de couleur verdâtre, a la consistance de la mélasse; son odeur n'est pas désagréable quand on est en plein air, et qu'elle est en petite quantité.

Le travail dans ces puits, d'où s'échappent des gaz délétères, n'est pas sans danger, surtout quand on approche du niveau de l'huile. Le capitaine Macleod, qui vit travailler au percement de l'un d'eux, rapporte que les ouvriers ne restent au fond du puits que de quatorze à vingt-huit secondes; encore en sortent-ils très-épuisés.

Cette exploitation fournit par mois vingt-sept milleviss(quarante-cinq mille kilogrammes de pétrole), il en revient mille au roi, mille au seigneur du district, et environ neuf mille aux ouvriers. Par suite de la demande du marché européen, cette substance vaut actuellement, à Londres, de mille à onze cents francs la tonne. La production totale annuelle de tous les puits, y compris ceux de la région sud, est d'environ douze mille tonnes.

Dans la soirée j'allai avec le major Phayre faire une promenade dans les environs: un chemin bien entretenu nous conduisit, à travers des collines arides, jusqu'à un petit vallon ombreux s'ouvrant sur la rivière; il avait son monastère et sa pagode. Les écoliers du monastère s'attroupant autour de nous, un vieuxpoon-gyi[3]vint sous lezayat[4]comme s'il voulait nous parler. Ces moines n'adressent jamais la parole les premiers: c'est la seule classe dans le Pégu avec laquelle il soit agréable de parler, parce qu'ils ne sont jamais quémandeurs.

Nous invitâmes le vieux poon-gyià venir visiter les steamers; mais il nous refusa en lorgnant soupçonneusement unavocat de Penang(un bâton), que l'un de nous avait à la main. «Je crains d'être battu,» nous dit-il.

Ce peuple semble croire que parler birman implique une communauté de foi avec eux. On demandait invariablement à l'ambassadeur: «Est-ce que vous adorez les pagodes?» Comme en parlant au poon-gyi il avait employéles termes de respect qu'on emploie à l'égard des prêtres, un des assistants aux dents noires lui dit d'une façon assez impertinente: «Quoi! est-ce que vous adorez les poon-gyis; pourquoi alors n'avez-vous pas rendu à celui-ci les hommages que vous lui devez?—Parce qu'aujourd'hui n'est pas un jour de culte,» répliqua l'envoyé. Cette réponse excita un rire général dans tout l'auditoire.

La ville de Pagán. — Myeen-Kyan. — Amarapoura.

À mesure que nous approchons dePagán, le fleuve semble grandir. La rive orientale est magnifique de végétation. Ce n'est qu'une succession continue de vallons richement boisés, de bouquets d'élégants palmiers abritant des villages; c'est un contraste frappant avec la rive opposée, qui ne présente qu'une série de collines stériles, dénudées, dont l'apparence est d'autant plus désolée que les îles qui surgissent à leurs pieds sont couvertes d'une épaisse verdure.

Nous voici enfin à Pagán; d'abord un dôme immense apparaît, c'est leTsetna-phya; ensuite des pyramides éclatantes qui, étagées les unes sur les autres, surmontent des toitures resplendissantes de dorures; des temples sombres, étranges, avec leurs bases carrées, d'où s'élance un clocher en forme de mitre; puis enfin des coupoles blanches, noires, bizarres, fantastiques, se dessinant au milieu des maisons, des palmiers, des champs et des jardins.

Voici venir les canots de guerre, les parasols dorés, les rameurs qui hurlent, les danseurs frénétiques, la musique assourdissante; c'est le gouverneur de Pagán, leMyit-sing-woon, espèce de grand shérif de l'Irawady.

Les temples apparaissent de plus en plus nombreux, les villages se montrent de toutes parts; de tous côtés, sous des arbres majestueux, une population qui fourmille; enfin nous laissons tomber l'ancre devant Pagán, et, comme d'habitude, près du théâtre.

L'escorte du Myit-sing-woon était la plus nombreuse que nous ayons encore vue. Dans son canot il avait cinquante hommes armés d'épées; une vingtaine portaient des fusils de tout calibre, mais tous à deux coups, plusieurs même de ces équipages portaient un uniforme. Nous comptâmes trente canots, qui en moyenne avaient trente hommes à bord. Enfin environ deux cents cavaliers, montés sur des petits chevaux campagnards, parmi lesquels il y avait plus d'une jument suivie de son poulain, nous attendaient sur la plage. Notre mouillage était des plus pittoresques. Près de nous, sur le bord du fleuve, s'élevait un temple, petit, il est vrai, mais d'une construction très-originale: son dôme avait la forme d'un oeuf, le gros bout en l'air, et était surmonté d'une simple flèche.

Cet œuf pose sur une terrasse dechunamou chaux qui est faite avec des coquillages ou du corail blanc; elle descend jusqu'à la rivière par une série de murs en talus, dont les parapets sont couronnés d'un cordon de trèfle mystique. En arrière une châsse de bois sculpté et doré, et untheinen brique avec son clocher pyramidal, s'étagent l'un derrière l'autre. Ce thein est d'une richesse et d'un fini d'exécution rares actuellement chez les Birmans.

De la rivière, cet ensemble d'architecture était si fantastique, si étrange, qu'en le voyant, on aurait pu se croire dans un monde nouveau.

Pagán nous causa à tous un profond étonnement. Aucun des voyageurs qui nous avaient précédés ne nous avait préparés au spectacle de ruines aussi vastes, aussi intéressantes. C'est à Pagán, dans les décombres de la vieille cité, que le 8 février 1826, l'armée des Birmans, commandée par le malheureux Naweng-Chuyen (le roi du coucher du soleil), livra son dernier combat aux Anglais envahisseurs.

Intérieur d'une pagode.

Intérieur d'une pagode.

Les ruines de Pagán couvrent, le long du fleuve, un espace de treize kilomètres de long sur trois kilomètres de large. Le nombre des temples ruinés ou en bon état est de huit cents, peut-être même de mille. Il y en a de toute espèce: pagodes en forme de cloche, en forme de bouton, en forme de potiron ou d'œuf;Dagobahs,Chaityas,Bo-phyas[5], tout s'y trouve réuni, avec toutes les variantes que comportent d'ailleurs ces différents types. Ces constructions, presque toutes sur le même plan, affectent la forme cubique: à l'intérieur une grande chambre avec des voûtes gothiques; à la principale entrée, grand porche qui fait saillie; à l'orient, deux portes latérales; le plan a la forme d'une croix; le bâtiment s'élève en terrasses successives pour se terminer par une flèche, le plus souvent une espèce de pyramide renflée vers le milieu. Ces constructions sont en briques revêtuesde plâtre. Les murs intérieurs et les chapelles ont un revêtement pareil, richement décoré de fresques d'un travail soigné.

Tel est en général le type de ces pagodes, dont la superficie varie de quatre-vingts à huit cents mètres carrés.

Ce qu'il y a de plus remarquable sans contredit dans ces temples, ce sont les chapelles à idoles, colossales statues de neuf mètres qui se ressemblent toutes; la seule différence qui existe entre elles est dans leur attitude: les unes prient, les autres prêchent, celles-ci donnent leur bénédiction. Posées sur un piédestal en bois sculpté en lotus, elles font face à l'entrée des chapelles, qui toutes sont ornées de magnifiques grilles de sept mètres de haut: ces grilles en bois sont très-curieusement fouillées; des guirlandes de feuillage d'un fini précieux s'enroulent autour de chaque traverse; les voûtes sont treillissées et semées de rosaces d'or.

L'immense niche où se trouve la statue a parfois plus de quinze mètres d'élévation; tout autour court une dentelle de métal doré, soigneusement découpée: au sommet de la voûte, à l'abri des regards du spectateur, se trouve une fenêtre dont le jour est dirigé sur la tête et les épaules de l'idole, qui, couverte d'or, semble ruisseler de lumière. Ce rayonnement éclatant au fond d'une chapelle sombre saisit le spectateur et produit un effet étrange.

Ces pagodes sont, je crois, toutes construites enkucha-pukka, c'est-à-dire en briques cimentées de vase. On se représente difficilement des monuments de ce genre, atteignant une hauteur de soixante mètres; il faut dire que ces constructions sont presque des masses solides, si bien que les corridors et les voûtes ressemblent plutôt à des excavations qu'à de grandes nefs. Ces travaux sont d'ailleurs exécutés avec un tel soin, le joint des briques est si bien fait, qu'il est difficile d'introduire entre elles la lame d'un couteau. Toute cette maçonnerie est couverte de plâtre; la nature même de cette construction exige qu'il en soit ainsi.

Maison de l'ambassade, à Amarapoura.

Maison de l'ambassade, à Amarapoura.

Là où le plâtre a résisté, les monuments sont en bon état; quand il a disparu, les monuments tombent en ruine. Il va sans dire que tous les ornements sont exécutés en plâtre; ils sont d'un goût et d'un fini qu'on rencontre rarement dans ce pays et dans les Indes.

Myeen-kyan, ville importante entre Pagán et la capitale du royaume, fait un grand commerce; c'est le principal marché à riz de la Birmanie. Les rues étaient très-animées: ici on battait le riz, là on le vannait, plus loin, on l'emballait et on le mettait à bord de grandes barques de cinquante à cent tonneaux, qui emportaient aussi des balles de coton destinées à la Chine. Celui que nous avons vu était sale et court de laine.

Les habitants se pressaient en foule pour voir les navires; ils regardaient par les sabords ouverts, questionnant, plaisantant sur tout ce qu'ils voyaient; qu'on fût à sa toilette ou non, ils ne se dérangeaient point.

Les eaux du fleuve étaient si hautes et inondaient tellement les champs et les prés, qu'il nous fut impossible de juger de l'importance du Kyend-wen, un des affluents de l'Irawady: nous remarquâmes au confluent de ces deux rivières un petitkyaung(monastère), bâti sur pilotis: il avait été construit, nous dit-on, pour les mariniers.

Vallée des puits de bitume.—Dessin de Karl Girardet d'après H. Yule.

Vallée des puits de bitume.—Dessin de Karl Girardet d'après H. Yule.

Au delà de cette ville nous fûmes témoins de la fabrication indigène du salpêtre. Comme aux Indes, il se recueille ici sur le sol; pendant la saison sèche, on racle la terre à une profondeur de quinze centimètres environ; puis on met ce qu'on a ainsi ramassé dans des espèces de filtres d'osier garnis d'argile à l'intérieur et qu'on monte sur des châssis de bois. On les recouvre de balles de riz, puis on verse de l'eau sur le tout. Cette eau, passant lentement à travers l'appareil, vient tomber dans un vase enterre qui sert de récipient. On répète les lavages deux fois et on porte les eaux mères à la cuisson.

Celle-ci s'opère dans de larges vases peu profonds, juste assez élevés au-dessus du sol pour qu'on puisse faire un petit feu: ces chaudières sont en fonte de Chine, métal connu par ses qualités tenaces et ductiles. Le salpêtre vient se cristalliser sur les parois des vases, d'où on le retire en les raclant avec un couteau de bois.

La plus grande partie du salpêtre est vendue au roi; c'est un commerce libre; cependant, si on en vendait de grandes quantités pour l'exportation, il est probable qu'on l'arrêterait à la frontière. Ce qui ne se vend pas au roi sert à faire des pièces d'artifices, car les Birmans excellent dans la pyrotechnie.

Le 29 août, nous rencontrâmes une flotte de bateaux de guerre qui accompagnait une députation nouvelle envoyée à notre rencontre. Le chef vint abord, c'était Nan-ma-dau-woon, le gouverneur du palais de la reine; au commencement de la guerre, il était gouverneur de Dalla, et avait été à la tête de la députation envoyée à Calcutta. Il portait une longue robe d'organdi et avait sur l'épaule untsal-wé[6]d'or à douze rangs. C'était le fonctionnaire le plus distingué que nous eussions rencontré. Son canot avec ses cinquante-six rameurs était un spécimen modèle du genre.

Le spectacle avait un grand caractère. La flottille de canots se divisa en deux bandes, l'une restant sur la rive droite, l'autre traversant la rive gauche; les vapeurs avançaient lentement pendant tous ces préparatifs; nous comptâmes trois cents canots; ils avaient en moyenne un équipage de trente hommes, le tout formant un total de neuf mille hommes, qui nous accompagnaient de leurs chants et de leur musique habituelle.

M.Spears, négociant anglais résidant depuis longtemps à Amarapoura, vint à bord avec Antonio Camaretta, Portugais de Goa, un des employés de confiance du gouvernement birman; il est actuellement receveur des douanes dans la capitale et maître de la garde-robe du roi.

Nous débarquâmes à Sagaïn, juste en face du vieil Ava; un bois épais, quelques pagodes blanches, quelques monastères en ruines, des remparts couverts d'herbes et de broussailles, indiquent seuls l'ancienne capitale du royaume. Aussitôt arrivés, le padre Abbona, prêtre piémontais, vint nous voir; nous eûmes de nombreux rapports avec lui dans la suite.

Le patron du canot de guerre qui avait amené le vieux woon, et qui était monté à bord avec lui, nous avait beaucoup amusés le long de la route. C'était un gaillard gros et gras, d'un aspect désagréable, qui se prélassait avec des airs d'importance, ainsi qu'il convient à qui possède un abdomen puissant et unputsobattant neuf. Sa vanité subit ici un léger échec, et nous eûmes un curieux exemple de la manière dont cela se passe en Birmanie. Au moment du mouillage, plusieurs canots, qui auraient dû être au large, se trouvèrent gêner notre manœuvre. Un des chefs prononça quelques paroles, et tout aussitôt deux de ces licteurs nus qui suivent tout personnage de marque, et dont les insignes caractéristiques sont un long et vigoureux rotin et des chapeaux en laque rouge, se précipitèrent sur notre pilote, au moment où il débarquait dans toute sa gloire, le saisirent par sa houppe de cheveux, lui lièrent les pieds et les poings, et sans souci duputsoneuf et de son importance, le jetèrent, près l'avoir fort malmené, sur un tas de briques situé derrière notre demeure.

Dans la soirée, nous explorâmes la ville et ses environs. Cette ville, qui plus d'une fois fut la capitale du royaume, est fermée par une enceinte en briques tombant en ruines et entourant, au milieu d'épais bouquets de magnifiques tamariniers, quelques rares maisons. Les boutiques, plus rares encore, ne contenaient rien d'intéressant.

Paysage. — Arrivée à Amarapoura.

Les chemins des environs de la ville auraient eu parfois un aspect tout anglais, n'étaient des haies de cactus qui nous rappelaient à la réalité. M. Oldham et moi, après avoir gravi fort péniblement environ trois cents marches très-roides, par un escalier ressemblant beaucoup à celui qui décorait le fronton du temple de la Renommée dans les livres de notre enfance, nous arrivâmes à un temple ruiné, qui lui-même ne nous paya pas de notre fatigue; mais du haut de ses terrasses nous eûmes une de ces vues qu'on n'oublie jamais. Il n'est rien sur les bords du Rhin qui puisse s'y comparer. Ici l'Irawady fait un coude brusque et s'infléchit presque à angle droit. Tantôt, étincelant comme une zone d'argent, il baigne des îles verdoyantes comme de sombres émeraudes, et semble se perdre dans les montagnes bleues qui apparaissent à l'horizon; tantôt il rayonne ardent sous les feux du soleil, comme un fleuve d'or liquide. Devant nous, Amarapoura, enveloppée d'une vapeur légère qui couvre ses maisons de clayonnage et ses pagodes de plâtre, de cette estompe mystérieuse qui permet à l'imagination de rêver de palais de marbre, de pagodes de porphyre et d'or. Derrière ses lagunes, c'est la merveilleuse Venise! À nos pieds des arbres splendides (il n'est pas d'arbres comme ceux de la Birmanie), d'où se détachent des pagodes, des temples éclatants de dorure; plus loin, large comme un lac, s'étend une nappe d'eau où se reflètent la profonde verdure des coteaux et les nuages blancs qui courent dans le ciel; puis encore le fleuve, que sillonnent les canots de guerre tout dorés et dont la musique et les chants arrivent jusqu'à nous; plus loin encore les collines nues, abruptes, désolées de Sagaïn, où, sur chaque mamelon, se dresse un sombre monastère ou un blancBo-phya; puis des îles, des temples, des villages, des collines nues, et, comme Cybèle, couronnées de tours, puis enfin de l'autre côté de l'Irawady, le vieil Ava, sombreforêt où surgissent encore quelques blanches pagodes ... splendide spectacle qui ne sortira jamais de ma mémoire!

En allant visiter la pagode de Khoung-moo-dau, nous traversâmes plusieurs villages habités chacun par des corps d'état distincts: dans l'un, des fabricants de papier; dans l'autre, des forgerons; un troisième ne renfermait que des marbriers. Ces derniers sculptent une quantité innombrable de gautamas en marbre. Ils polissent merveilleusement ces statues du Bouddha, se servant à cet effet d'une pâte faite avec du bois fossile. On demandait, pour un gautama d'un mètre de haut, deux cent trente-sept dollars; un petit gautama portatif, de vingt centimètres environ, tout rehaussé d'or, ne valait que vingt et un dollars.

30 août.—Vers midi arriva une autre immense flottille de canots de guerre; elle escortait le magwé-mengyi, qui venait au-devant de l'envoyé anglais. Ce fonctionnaire jouit d'une haute réputation de modération et d'honnêteté; il a la préséance sur tous les membres duhwlot-dau(conseil royal). Un certain air sensuel, combiné avec son air intelligent et rusé, le fait ressembler aux portraits de quelques rois du moyen âge.

L'entrevue fut très-cordiale; on causa de différents sujets, et enfin on vint à parler du système planétaire, que le major Phayre chercha à leur faire comprendre, sans y pouvoir réussir toutefois; c'était trop complétement opposé à la théorie des Birmans, qui admettent l'existence d'une montagne centrale (Myen-mo) dont la hauteur est de plusieurs millions de kilomètres, et autour de laquelle sont solidement attachées quatre grandes îles (l'Europe et l'Asie sont situées sur l'île du sud). Le soleil éclaire ces quatre terres en tournant autour de l'immense Myen-mo. Après quelques discussions sur ce thème, le woon-gyi, se tournant vers le major Phayre, lui demanda quels étaient les peuples qui croyaient à ce système.

«Les Anglais, les Français, les Portugais, les Américains, répondit celui-ci.

—Tous les blancs, alors. Il faudra que j'en parle au P. Abbona,» répondit le woon-gyi.

Dans la soirée M. Camaretta arriva avec une nombreuse suite de valets qui portaient une trentaine de plats d'argent massifs, contenant des ragoûts et des sucreries que le roi et la reine envoyaient à l'ambassade.

C'étaient les premiers spécimens de la cuisine indigène soumis à notre appréciation; aussi tous les plats furent-ils soigneusement dégustés. Il y avait, entre autres, une espèce de vol-au-vent de volaille et de porc, dont la pâte était de farine de riz, qui fut déclaré comparable aux meilleurs produits de l'art culinaire français. Les sucreries, préparées sous la direction de Son Altesse la princesse Pakhan, propre sœur du roi, étaient dignes d'une si haute provenance.

Partis le 1erseptembre pour la capitale, nous trouvâmes le fleuve tellement débordé, qu'on fut obligé de faire jalonner devant nous le chenal par des canots de guerre, jusqu'à ce que, quittant l'Irawady, nous fîmes notre entrée dans le Myit-ngé ou lac d'Amarapoura, au milieu d'une forêt d'embarcations de toute espèce, parmi lesquelles apparurent bientôt les bateaux du roi. L'un d'eux était vraiment une embarcation royale; la proue représentait une tête de paon, et sur le pont s'étageaient les uns sur les autres de nombreux pavillons; le tout ruisselait d'or. Les tours et détours de la rivière étaient si fréquents que les collines de Sagaïn avaient l'air de danser autour de nous.

Enfin, après avoir traversé un dédale de canaux plus étroits les uns que les autres, si étroits que laNerbuddaavec ses tambours brisait les branches des arbres du rivage, nous arrivons au but de notre voyage, à cet interminable pont de bois qui traverse le lac pour aller rejoindre Amarapoura. Le pont et la berge étaient couverts de monde, et plus d'un curieux, pour mieux voir, n'avait pas craint d'entrer dans l'eau jusqu'à mi-corps.

Des éléphants nous attendaient au débarcadère, mais le major Phayre ayant préféré marcher, nous nous acheminâmes pédestrement entre deux haies de soldats d'assez piètre apparence, tous armés de sabres et de fusils du vieux modèle français. Les réguliers, ou pour mieux dire les quasi-réguliers, ceux qui sont de service dans la capitale, avaient des jaquettes rouges de drap grossier, des ceinturons en étain et de vastes chapeaux à grands bords, en forme de cloche; ces coiffures sont en bambou tressé et recouvert de laque verte ou dorée. Les irréguliers étaient vêtus chacun selon sa fantaisie. De temps en temps apparaissaient sur le second rang des pelotons de cavalerie. Les cavaliers, montés sur de maigres chevaux, armés de courtes lances et dedhasou cimeterres, faisaient triste figure. Quelques officiers étaient splendides, au point de vue de la parade s'entend. Encastrés entre leurs pommeaux d'or prodigieusement élevés, avec d'immenses quartiers de selle en buffle doré ou couverts de dragons fantastiques, ils faisaient un effet merveilleux. Ce quartier de selle, qui a quelquefois un mètre de diamètre, est certainement ce qu'il y a de plus curieux dans l'accoutrement des cavaliers birmans; c'est peut-être un reste des anciennes armures.

Nous arrivâmes à notre résidence, située à environ trois kilomètres de notre flottille; ce qui n'était rien moins que commode; mais il nous fallut nous résigner. Les précédents règlent tout en Birmanie; le colonel Symes, le capitaineCanning, pendant leur séjour à Amarapoura, avaient demeuré là, ce fut raison suffisante pour nous y loger.

Notre habitation, dont la superficie était d'environ cinq cents mètres carrés, était entourée d'une palissade de bambous. À l'extérieur existaient des abris servant à environ six cents soldats placés là pour nous protéger, ou plutôt pour nous surveiller. Notre demeure, dans le fait, n'était rien autre qu'un large bungalow avec de nombreux pignons et non moins de larmiers, qui, ainsi que nous pûmes bientôt nous en assurer par expérience, laissaient facilement pénétrer l'eau dans les chambres. La charpente était en bois de teck, les murs et planchers en bambou.

Une immense chambre de plus de vingt-cinq mètres de long nous servait de salle à manger: de grands vases de Chine garnis d'arbres artificiels couverts de fleurs et de fruits la décoraient. Ces derniers imitant des mangues, des pêches, des ananas ou autres fruits, étaient bons à manger ou au moins destinés à l'être, car on les remplaçait tous les jours; c'étaient des sucreries ou des pâtes de fruits suspendues aux branches par des fils de fer. Les arbres, assez bien imités d'ailleurs, formaient une décoration agréable.

Le plancher de la salle était couvert de tapis chinois en feutre imprimé; nous avions aussi des tables, des chaises, unpunkaorné de grandes lanternes chinoises dans lesquelles on mettait tous les soirs de petites bougies indigènes en cire jaune, et qui n'éclairaient guère mieux que des veilleuses.

Types de grands seigneurs et hauts fonctionnaires birmans.—Dessin de Morin d'après H. Yule.

Types de grands seigneurs et hauts fonctionnaires birmans.—Dessin de Morin d'après H. Yule.

Le long de ce salon régnait une verandah ayant vue sur un grand portique, immense abri circulaire avec un toit conique supporté par un seul mât placé au centre. Sous cet immense parapluie se trouvaient et le théâtre, et les marionnettes, et la musique destinée à nos plaisirs, ou plutôt à ceux de notre garde d'honneur, car ils ne nous causèrent jamais que des insomnies.

Dans notre portique-théâtre et sur la verandah brillaient d'énormes jarres d'argent massif où deux hommes auraient logé sans peine; d'immenses cuillers, aussi en argent, permettaient de se désaltérer avec l'eau qu'elles contenaient: c'était d'un aspect vraiment royal.

Amarapoura, en pali, «la ville immortelle,» n'a aucune prétention à l'antiquité; elle a été fondée par Mentaragyi Phra, fils de ce grand Alompra, qui, vers le milieu du siècle dernier, affranchit la Birmanie du joug des Péguans. D'après le P. San-Germano, Mentaragyi prit possession de son palais le 10 mai 1783. La ville fut abandonnée par son successeur en 1822; cet acte fut considéré comme de mauvais augure; ce fut ce qui amena, disent les Birmans, les désastres de 1824-1826. Les résidences royales, à chaque changement, avaient toujours remonté la rivière, de Prome à Pagán, de Pagán à Panya, de là à Ava, puis à Amarapoura: cet abandon des antiques coutumes amena la mauvaise chance et les revers.

(La suite à la prochaine livraison.)

Le palais du roi et l'éléphant blanc.—Dessin de Navlet d'après H. Yule.

Le palais du roi et l'éléphant blanc.—Dessin de Navlet d'après H. Yule.

PAR LE CAPITAINE HENRI YULE,DU CORPS DU GÉNIE BENGALAIS[7].1855

Amarapoura; ses palais, ses temples. — L'éléphant blanc. — Population de la ville. — Recensement suspect.

Amarapoura est bâtie sur un terrain légèrement élevé au-dessus de la rivière et qui, dans la saison des pluies, forme une longue péninsule rattachée à la terre ferme par le nord. Des chaussées revêtues de briques, ou des ponts de bois d'une longueur énorme, la font communiquer avec les rivages est, sud et sud-ouest. Pendant la saison sèche l'Irawadi ne baigne que le faubourg occidental.

La ville proprement dite, placée au point le plus large de la péninsule, a la forme d'un carré dont chaque côté peut avoir seize cents mètres environ; un mur de briques de trois mètres cinquante centimètres à quatre mètres, garni de créneaux et appuyé sur des terrassements, l'entoure de toutes parts. Chacun des côtés du carré a trois portes et de treize à quatorze bastions. À environ trente mètres du mur, un fossé de cinq à six mètres de profondeur, avec une escarpe et une contrescarpe en briques, en défend les approches. Toutes ces défenses sont d'ailleurs de peu d'importance: il n'y a de canons nulle part, et, défendues par les Birmans, toutes ces fortifications n'offriraient pas plus de résistance que des chevaux de frise.

Les rues vont d'une porte à l'autre, et, se coupant à angles droits, divisent la cité en îlots rectangulaires.

Suivant le caractère propre à toutes les vieilles cités des Birmans, et qui se retrouve dans Pégu, Sagaïn,Toungoo, Tavoy, etc., le palais occupe le centre de la ville, et ses murs affectent un parallélisme parfait avec les remparts de la cité. Il y a trois enceintes, et de plus une haute palissade en troncs de teck, à laquelle vient s'ajouter un épais mur de briques. Du côté de l'est, où se trouve l'entrée publique, s'étend une esplanade d'environ cent vingt-cinq mètres, qui se termine par un autre mur en briques avec double porte. Chaque face du palais a une grille, confiée à la garde d'un officier qui, chargé de veiller à la sûreté du roi, prend le titre de commandant de la porte du nord, de la porte du sud, et ainsi de suite.

Après avoir franchi le dernier mur, on se trouve devant le Myé-nan (palais de terre), ainsi nommé à cause de son sol en terre battue: c'est la grande salle des audiences. Construite sur une terrasse en briques recouvertes de plâtre, de quatre-vingts mètres de long sur trois mètres de hauteur, sa façade est couronnée d'un triple pignon, et sur les ailes soutenues par des colonnettes s'étage un double toit; cette construction, tout en bois, est dorée. La salle d'audience a de dix-huit à vingt mètres de profondeur; à son extrémité se trouve le trône; au-dessus du trône, au centre du palais et de la ville, autant qu'aient pu y réussir les géomètres birmans, s'élève un élégantphya-sath(clocher de bois) semblable à ceux des monastères, et sur lequel brille unhteedoré, privilége que le roi seul partage avec les établissements religieux. Le phya-sath aussi avait été doré, mais, lors de notre visite, il ne conservait plus de trace de son ancien éclat.

Au nord du palais, se trouve le palais duseigneur éléphant blanc, derrière lequel sont les appartements ordinaires de Sa Seigneurie. Près de sa demeure se trouvent les écuries où l'on renferme les éléphants vulgaires.

L'éléphant blanc actuel occupe sa haute position depuis plus de cinquante ans. Je croirais volontiers que c'est celui dont parle le P. San-Germano, et qui fut pris en 1806, à la grande joie du roi, qui venait de perdre celui qu'il possédait.

C'est un éléphant énorme; il a plus de trois mètres de haut, une tête superbe, des défenses magnifiques. Malheureusement son corps est long, efflanqué, mal fait. Il nous parut dans un mauvais état de santé. Son regard est faux et désagréable, et ses gardiens semblent se méfier de son caractère: ils nous ont toujours conseillé de ne pas nous approcher de sa tête; le petit anneau rougeâtre qui entoure son iris ressemble, dit-on, à un «cercle des neuf pierres précieuses» (talisman). À peu près uniforme, sa couleur rappelle celle des taches que l'on voit sur les oreilles et sur la trompe des éléphants ordinaires; en somme il mérite bien son nom d'éléphant blanc.

Sesparaphernaliaroyaux, qu'on déploie quand il arrive des visiteurs, sont magnifiques: sondriving-hook[8], qui avait environ un mètre, était incrusté de perles dans toute sa longueur; ça et là cerclé de rubis, son manche était de cristal avec des ornements d'or. La tiare, de drap écarlate, ruisselait de gros rubis et de diamants splendides; son front était orné de «cercles des neuf pierres précieuses» qui détournent les mauvaises influences.

Quand il était en grand costume, comme les grands dignitaires birmans, comme le roi lui-même, il portait sur sa tête une plaque d'or où se lisaient tous ses titres, et entre ses yeux resplendissait un croissant de grosses pierres précieuses. À ses oreilles pendaient d'énormes glands d'argent, et il était harnaché de bandes écarlates tissées d'or et de soie et embossées d'or pur.

Il a un fief qui lui appartient en propre, unwoon(ministre), quatre ombrelles d'or, et une maison composée de trente personnes. Avant d'entrer dans son palais, les Birmans ôtent leur chaussure.

On annonce souvent la prise d'éléphants blancs; il y a alors grand émoi à la cour; mais la plupart du temps, vérification faite, il se trouve que ce n'est de leur part qu'une prétention à ce titre, au grand regret du roi, qui saluerait la venue d'un véritable éléphant blanc comme la consécration par la nature de ses droits légitimes à la royauté; car il n'est pas sans quelques remords, paraît-il, au sujet de l'usurpation qui l'a placé sur le trône de son frère. En 1831 on avait pris un de ces éléphants suffisamment blanc pour qu'on lui assignât un apanage. Mais le gouvernement étant alors obligé de payer les dernières indemnités de la paix de Yandabo, on fut obligé d'y appliquer les revenus du nouveauSenmeng(seigneur éléphant). Une députation présenta en grande pompe, au pachyderme, une lettre du roi, écrite sur une longue feuille de palmier. Le roi le priait de ne pas s'offenser si on le privait de son revenu pour payer leskalàs(étrangers), et on lui donnait l'assurance que le tout lui serait remboursé avant deux mois.

Je n'ai pu m'assurer si les Birmans intelligents ont conservé leur antique superstition pour les éléphants blancs, ou s'ils ne voient là qu'une sorte d'attribut traditionnel de la royauté; quelque chose comme les chevaux café au lait qui conduisent la reine d'Angleterre quand elle ouvre ou proroge le parlement.

Devant le soubassement de la salle d'audience se trouvent une vingtaine de canons remarquables soit par leur grandeur, soit par leur exécution. J'y remarquai entre autres deux pièces de bronze de 24, que certains détails semblent désigner comme d'origine birmane, et qui font grand honneur à l'intelligence de ce peuple. Quelques pièces de petit calibre imitant des dragons hérissés, la gueule ouverte, les ailes éployées, sont d'un fini remarquable; ces dernières ont, dit-on, été prises aux Siamois.

Un peu plus loin on voit une énorme pièce d'artillerie amenée de l'Aracan, à la fin du dernier siècle, après la conquête de ce pays. Semblable à la Mons-meg d'Édimbourg, elle est formée de barres de fer longitudinales entourées de massifs cercles de fer, très-imparfaitement soudés. Cette pesante machine a environ huit mètres soixante-dix centimètres de long; son diamètre extérieur à la culasse est de quatre-vingts centimètres, mais son calibre n'est que de trente.

Immédiatement à la sortie du palais, on trouve leyoom-dau(maison de ville), et letara-yoom, chambres de conseil ou de justice; à l'ouest du palais est l'anouk-yoom, où un magistrat spécial juge les délits des femmes du palais; non loin de là aussi est la prison publique: c'est, comme les maisons de la ville, un assemblage de huttes en nattes et de barrières de bambou. Les prisonniers sont obligés de se nourrir, de sorte que ceux qui ne peuvent payer ou attendrir leurs geôliers, meurent de faim. Ils sont très-maltraités. Le roi, il est vrai, a ordonné de nourrir les prisonniers et s'imagine que ses ordres sont exécutés, mais il n'en est rien. Un jour, en sortant de son palais, Sa Majesté avisa un bouffon très-activement occupé à piocher; à la demande du roi sur ce qu'il faisait: «Je cherche, répondit le bouffon, un de ces nombreux ordres qui émanent journellement du palais et du conseil suprême et dont on n'entend jamais plus parler.»

Les rues sont très-larges et assez propres par un temps sec; on n'y rencontre pas de ces mauvaises odeurs si insupportables dans les villes indiennes. Il n'y a cependant aucune police attachée au nettoyage des rues; les chiens sont les seuls êtres qui s'occupent de ce soin. L'écoulement des eaux se fait à la grâce de Dieu; aussi, quand il pleut, la boue arrive à une profondeur impraticable; il est même des quartiers de la ville dont elle interdit l'accès.

Amarapoura ne s'est jamais relevée de l'incendie qui, pendant les guerres civiles de 1831, la consuma complètement, à l'exception toutefois du palais du roi. Aussi la population y est-elle clair-semée; les habitations sont rares; on rencontre souvent de grands espaces déserts.

La plupart des maisons, construites en bambou, sont exhaussées sur des pieux. Le long des rues principales, à quelques pieds des maisons, court un rang de palissades bien faites et blanchies à la chaux; les pieux qui les soutiennent sont couronnés de pots de fleurs, et souvent entre la palissade et la maison fleurissent des arbustes.

Leyaja-mat(palissade du roi) a pour but d'empêcher la foule d'encombrer irrespectueusement le passage du monarque, et même de le voir; car il faut dire qu'en Birmanie «le droit qu'a un chien de regarder un roi» ne semble pas encore bien établi. Ce système de palissades donne une apparence de propreté à la ville; mais comme elles cachent les boutiques et les habitants, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus intéressant pour un étranger, elles jettent par cela même un grand caractère de monotonie sur tout l'ensemble. De fait, quand nous nous rendions au palais en grand apparat, n'eût-ce été de nos éléphants qui nous servaient de monture et nous permettaient de voir derrière les barrières, nous ne nous serions jamais doutés du nombre de personnes, hommes, femmes, enfants, occupés à nous épier.

Aux portes de la ville s'élèvent des corps de garde construits en bois et ouverts de toutes parts. Les portes semblent avoir été taillées au travers des bastions, et n'ont d'autres ornements que de grossières moulures en plâtre; ces bastions, blanchis à la chaux, rompent toutefois la monotonie que la couleur de la brique imprime au reste de la muraille. Au-dessus des portes s'élèvent des pavillons à triples toits pour les entrées principales et à doubles toits pour les autres; de moindres pavillons couvrent les bastions. Dans le passage des portes les plus fréquentées stationne une foule de petits détaillants dont le commerce consiste en sandales, peignes de bois, cuillers, ciseaux, crayons de stéatite, etc. Des échoppes de pareils articles se groupent aux angles des palissades du palais, et à sa principale porte on trouve la plupart des marchands depara-beiks(tablettes noires) et de crayons de stéatite, qui constituent tout le matériel à écrire des Birmans dans leurs transactions ordinaires.

Les demeures des princes, des ministres d'État et autres dignitaires occupent généralement les emplacements tracés par les rues rectangulaires qui divisent la ville. Ces palais, entre autres celui du prince héréditaire, sont vastes, construits en bois et semblables aux monastères, mais d'un style moins orné; leurs doubles et triples toitures (permises seulement à la famille royale) sont recouvertes de tuiles petites et minces. Les autres habitations sont faites de nattes de bambou encadrées de bois de teck, avec des pignons et des larmiers en teck et des toits de chaume. Ça et là, dans de larges espaces sous les remparts, on rencontre les greniers royaux.

On compte, suivant le majorAllan, dans l'enceinte des murs, cinq mille trois cent trente-quatre maisons, ce qui donne un chiffre de vingt-six mille six cent soixante-dix âmes; toute la capitale, y compris les faubourgs, contiendrait dix-sept mille six cent cinquante-neuf maisons, qui pourraient fournir une population de quatre-vingt-dix mille âmes. Le woondouk nous apprit un jour que le nombre des habitants s'élevait à dix millions! nombre, suivant lui, fort exact, car il correspondait à celui des pièces d'étoffes distribuées lors de l'avénement du roi à chaque homme, femme et enfant d'Amarapoura; mais, pour nous, ce nombre fabuleux ne pouvait, hélas! que nous donner une idée approximative du chiffre effrayant despots-de-vinprélevés par les fonctionnaires chargés de la fourniture des étoffes.

Le faubourg de l'ouest, qui couvre la péninsule au delà des murs d'Amarapoura, est de beaucoup le plus peuplé. Les rues y sont percées avec la même régularité que dans la ville, quoique moins larges, et sont animées d'une activité qui augmente à mesure qu'on s'éloigne du foyer royal; les principales sont garnies des mêmes palissades que dans la cité et près du fort; elles constituent le quartier qu'habitent les étrangers. On dit que les natifs ne peuvent, sans l'autorisation du roi, élever des demeures en briques ou pierres; du reste leurs habitudes et leurs préjugés les en éloignent, et comme cette prohibition ne s'étend pas aux étrangers, les quartiers qu'habitent ceux-ci, à l'exception des Chinois, sont en partie construits en briques. Ce sont des maisons à deux étages, assez basses et de médiocre apparence, percées d'étroites fenêtres et sans verandahs. Il n'y a qu'un marchand anglais, demeurant actuellement à Amarapoura, M. ThomasSpears, qui ait toujours su maintenir son crédit auprès des rois qu'il a vus se succéder, en se tenant à l'écart des intrigueslocales. Quelques agents des maisons de Rangoun viennent habiter temporairement le quartier des étrangers. Nous vîmes plusieurs aventuriers français pendant notre séjour, mais on ne peut pas les considérer comme établis dans le pays. Nous devons citer particulièrement M. Camaretta, Portugais de Goa, qui demeure dans le pays depuis une trentaine d'années et a été employé par le gouvernement birman sous Tharawadi, père du roi actuel; il fut même nommé en 1839shabunder(surintendant) du port de Rangoun. Il jouit d'une haute faveur auprès de Mendoon-Men, qu'il a connu enfant, et le poste de confiance qu'il occupe auprès de lui le rend l'objet de l'envie des employés birmans. Il paraît dévoué au roi, et s'il lui cache de désagréables vérités, au moins ne l'abuse-t-il point par de basses flatteries. Il est à cette heure akouk-woon ou receveur des douanes de la capitale, et jouit de l'estime des étrangers. Les Arméniens fréquentaient autrefois en grand nombre la cour birmane; on en compte actuellement une douzaine de familles qui s'occupent de commerce. Ils sont généralement ennemis de l'Angleterre et grands partisans de la Russie; mais on ne saurait dire s'ils sont les émissaires du tzar dans ces régions lointaines. Makertich, l'un d'eux, nous escorta de Maloon à la capitale. Gouverneur du district de Maloon, il remplit aussi le poste de kalâ-woon ou surintendant des étrangers de l'ouest.


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