VOYAGE DANS LE ROYAUME D'AVA(EMPIRE DES BIRMANS)

Jeunes dames birmanes.—Dessin de Morin d'après H. Yule.

Jeunes dames birmanes.—Dessin de Morin d'après H. Yule.

Elles portaient letameinnational, jupe étroite en soie rayée, des jaquettes en fine mousseline blanche, et des ornements d'un éclat qu'auraient envié des femmes plus civilisées. Leurs cylindres d'oreilles étaient d'or; le cercle en était fermé et serti d'un diamant, rubis ou émeraude, entouré de brillants de moindre grosseur. Le collier était formé d'une étroite chaîne d'or, simple ou ornée de perles fines, et garnie de deux rangs de diamants, l'un fixe et l'autre en pendeloque. À leurs doigts scintillaient des bagues de prix; nous y remarquâmes notamment des rubis de la première grandeur.

Deux des dames présentes se ressemblent singulièrement, et étaient caractérisées par un front fuyant, type de la race d'Alompra. Elles étaient filles de Mekaramen, oncle du roi Tharawadi et que le colonelBurneysignale, dans sa relation, comme très-curieux de tout ce qui se rapporte aux sciences européennes.

La vieille mère, femme très-disposée à la conversation, qui avait longtemps vécu à Rangoun et aimait à montrer l'habitude qu'elle avait acquise des manières anglaises, était la veuve de Moung-Shwé-Doung, autrefois le woong ou ministre de la princesse royale, actuellement régnante. Elle se rappelait fort bien Jan-Ken-ning (le majorJohn Canning) pour l'avoir vu à Rangoun.

Parmi ces femmes, on nous en indiqua une d'un aspect charmant et tout féminin, comme étant la femme d'un tsaubwa, ou prince shan, de Monè. Elle était pour le moment dans la capitale «en congé.» Nous eûmes ainsi l'occasion de voir la haute société birmane en famille, et l'impression qu'elle nous laissa fut des plus favorables.

(La fin à la prochaine livraison.)

Le temple du Dragon. Dessin de Lancelot d'après H. Yule.

Le temple du Dragon. Dessin de Lancelot d'après H. Yule.

PAR LE CAPITAINE HENRI YULE,DU CORPS DU GÉNIE BENGALAIS[10].1855

Comment on dompte les éléphants en Birmanie.

Le 26 septembre, plusieurs d'entre nous allèrent voir dompter des éléphants, spectacle dont les Birmans sont aussi passionnément épris que les Espagnols le sont d'un combat de taureaux.

On a construit dans ce but une arène à l'orient de la ville, sur les bords d'un des lacs. Tout auprès s'élève, à l'usage du roi, un pavillon en bois ordinairement appelé le palais de l'Éléphant.

C'est là une des institutions fondamentales de Birmanie, et on en trouve des descriptions dans les livres des plus anciens voyageurs.

L'arène consiste en un enclos d'environ cent yards de diamètre et entouré d'un mur très-épais de vingt-cinq pieds de haut. À une vingtaine de pieds en dedans de cette première enceinte s'en trouve une seconde, formée de poutres massives, mais espacées de façon à permettre à un homme d'en traverser aisément les intervalles. Au centre de l'enclos s'élève un petit réduit, palissadé de même, destiné aux spectateurs. Le mur extérieur est percé de deux portes; leurs battants sont composés de deux lourdes pièces de charpente verticalement ajustées sur pivot et s'emboîtant, une fois fermées, dans une rainure creusée dans le seuil. Des battants de même nature sont disposés de distance en distance le long des facesparallèles du mur d'enceinte et de la palissade, de manière à former, à un moment donné, du couloir qui se trouve entre deux de ces portes, une cage de vingt pieds de long qui se ferme avec rapidité. Un escalier conduit au haut du mur, qui paraît être la place favorite des spectateurs de tout rang; c'est là que des places avaient été préparées pour les personnes de l'ambassade.

Une fois arrivés, nous vîmes un groupe d'environ deux douzaines d'éléphants femelles, les unes montées par leurs cornacs, les autres libres, réunies en une masse compacte dans la plaine, à quatre cents mètres environ de l'enclos, et gardant avec soin au centre de leur troupe deux éléphants mâles sauvages qu'elles avaient attirés. Ces femelles paraissaient fort bien comprendre leur rôle, et poussaient graduellement leurs victimes du côté de l'arène. Quand elles furent arrivées à l'entrée, une femelle avec son mahout (cornac) passa dans l'intérieur de l'enclos, suivie peu après par le plus grand des deux mâles. On ferma l'entrée et on dirigea le reste de la troupe vers une autre porte. Le nouveau captif était adulte, mais paraissait maigre et faible, suite naturelle d'une abstinence forcée. Il courut autour des palissades pour y chercher une issue; puis paraissant reconnaître le passage qui s'était fermé derrière lui, il s'élança de toutes ses forces contre ses poutres qui servaient de portes et, en s'agenouillant, il s'efforça de les arracher de leurs gonds. Les coups et les cris des gens qui se tenaient derrière la palissade, aussi bien que les aiguillons dont le perçaient ceux qui s'introduisaient entre les poutres, lui firent lâcher prise. Se retournant pour leur donner la chasse, il se précipitait la tête la première contre les poteaux dont les intervalles permettaient à ses persécuteurs de s'esquiver, et, de son choc puissant, ébranlait toute la construction, à la grande joie des spectateurs, mais non sans dommage pour lui-même. Après qu'on eut ainsi longtemps harcelé la pauvre bête pour abattre ses forces et son courage, et dès qu'il eut trahi son épuisement, un des principaux mahouts l'excita à le poursuivre et l'entraîna dans le couloir que formait le passage d'entrée. Les portes se fermèrent aussitôt, l'homme s'échappa au travers des poteaux et l'éléphant se trouva dans une cage qui ne lui permettait pas de se retourner. Alors on commença à lui attacher les jambes de derrière et à lui mettre des liens autour du cou. Afin de l'empêcher de s'en débarrasser, on lui jeta autour de l'oreille un nœud coulant, fait d'une corde de cuir, et dont l'extrémité retombait du côté opposé du cou. Toutes les fois qu'il essayait de saisir le collier avec sa trompe, le premier obstacle qu'il rencontrait était cette corde; en tirant dessus il se blessait, et son attention distraite permettait aux mahouts de continuer à le charger d'entraves. Pendant cette opération, le malheureux éléphant se ruait avec une vaine fureur sur les poteaux qui l'entouraient, les déchirant et les faisant voler en éclats avec ses défenses, labourant la terre et rugissant avec rage.

On lui ajustait un second collier et on le fixait fort et ferme, tandis qu'il était couché, haletant de fatigue: tout à coup il se redressa sur son train de derrière et retomba sur le flanc.... Il était mort!

On employa une autre méthode pour réduire le second éléphant, animal de moindre taille. À un signal donné, il fut abandonné par les femelles qui l'entouraient, et neuf ou dix mâles lui donnèrent la chasse, montés par des mahouts armés de lazzos en cuir. On parvint à lui en lier un à une de ses jambes de derrière, et on en fixa solidement les extrémités à un pieu fiché en terre. Il fut ainsi réduit au parcours d'un cercle d'environ quarante yards (trente mètres) de rayon. Les vieux éléphants commencèrent à l'assaillir, le chargeant à coups de trompe, le poussant et se le renvoyant jusqu'à ce que la fatigue commençât à le gagner. Deux éléphants l'entourèrent alors, leurs mahouts lui ajustèrent des liens autour du cou et le menèrent sous un abri où il fut attaché à des piquets pour y rester jusqu'à ce que le régime de la ration congrue lui fit comprendre la nécessité de l'obéissance.

Quelques jours plus tard, on nous amena, à la résidence, deux éléphants danseurs qui nous divertirent grandement. Un d'eux, jeune sujet de six pieds de haut, n'avait qu'une instruction incomplète; son art consistait à lever successivement ses jambes, au commandement de son mahout, et à marcher sur ses genoux, ou pour mieux dire sur les paturons de ses jambes de devant. À l'ordre qu'on lui donna de marcher comme les dames d'honneur du palais, il s'avança vers nous avec ses seules jambes de devant, traînant derrière lui celles de derrière (p.284).

Le plus âgé, un vieux mâle, était plus versé dans son art. Son mahout lui hurlait à l'oreille des ordres auxquels l'éléphant répondait par un grognement d'assentiment d'un effet assez comique. Son pas le plus brillant consistait à lever une patte et à lui faire décrire un cercle avant de la remettre à terre. Les efforts des mahouts n'étaient pas ce qu'il y avait de moins divertissant; leurs danses, leurs cris, leurs encouragements, leurs applaudissements contrastaient plaisamment avec la maladresse de leur élève. À la fin il commença à remuer alternativement ses quatre pattes et à les jeter tantôt à droite, tantôt à gauche; la gravité de sa tête et de ses yeux, l'étrangeté de ses lourds mouvements complétaient le spectacle, qui eut un grand succès de rire parmi tous les assistants, Anglais, Bengalais et Birmans.

Excursions autour d'Amarapoura.

Pendant que le major Phayre, avec une patience ultra-diplomatique, et dans le désir d'atteindre enfin le but réel de sa mission, la conclusion d'un traité d'alliance et de commerce, se pliait complaisamment aux excentricités de la cuisine des Woongyis, et, ce qui était bien autrement méritoire, aux incessants examens métaphysico-religieux que lui faisait subir le roi, j'exécutai plusieurs excursions autour de la capitale, en compagnie de notre géologue, le docteur Oldman, que les Birmans qualifiaient du titre pompeux deprofesseur des roches. La première, dirigée au nord, nous conduisit successivement à Mengoun, sur la rive droite du fleuve, à Madeya, localité importante de la rive gauche, aux carrières de marbre blanc de Tsengo-myo, puis aux cavernes ougrottes de Malé, et enfin à la ville de Tsampenago, chef-lieu d'un canton fertile, borné à l'orient par la belle rangée de collines qui sépare l'Irawady du district des mines de rubis. De là nous redescendîmes le grand fleuve jusqu'au confluent du Myit-Nge, et pûmes contempler encore une fois, du haut d'un pic que nous évaluâmes à environ dix-sept cents pieds, le magnifique panorama qu'arrose cette petite et sinueuse rivière à son débouché dans les vastes plaines où dorment, au milieu de la plus épaisse verdure, Sagaïn et Ava, les vieilles capitales abandonnées.

Cette exploration permit au docteur de dresser une carte géologique de toute la section du bassin de l'Irawady comprise entre les 22eet 23eparallèles, et de recueillir, sur ces contrées, étudiées scientifiquement pour la première fois, des observations auxquelles mes lecteurs me sauront gré, à coup sûr, de faire quelques emprunts.

Mengoun, qui fut notre première étape, à seize kilomètres d'Amarapoura, porte dans le pays le surnom caractéristique defoliedu roi Mentaragyi. Cet aïeul du roi actuel employa les trois derniers quarts d'un règne de quarante ans, les sueurs et les bras non rétribués de milliers de ses sujets, et des sommes incalculables, à entasser les unes sur les autres, jusqu'à une hauteur de cinq cents pieds, des masses énormes de briques et de mortiers: Pélion sur Ossa! On prétend qu'une prédiction avait lié la fin de sa vie avec celle de son œuvre architecturale; mais il laissa celle-ci inachevée, et vingt ans après lui, le terrible tremblement de terre de 1839 fit de son temple de Mengoun la montagne de débris que la photographie nous a permis de reproduire fidèlement (p. 203).

Vis-à-vis de ce témoignage du néant de l'homme et de ses œuvres, une pagode en miniature, proprette et sans félure, bien plus ancienne que le géant écroulé, rappelle involontairement l'apologue du chêne et du roseau.

Géologie de la vallée de l'Irawady. — Les poissons familiers. Le serpent hamadryade[11].

«La formation géologique du pays arrosé par l'Irawady est assez simple. Depuis le delta de la rivière, jusque dans le voisinage de la vieille capitale d'Ava, le cours de la rivière ne présente que des roches de formation tertiaire. Tantôt l'Irawady s'écoule dans des gorges formées par ces roches, comme au-dessus de Prome; tantôt le courant traverse des plaines étendues qui semblent desséchées comme des lits d'anciens lacs. La direction générale de ces roches suit le cours de ce fleuve, bien qu'en certains endroits leurs strates aient fait obstacle au courant, qui a dû percer des couches assez épaisses d'argile bleuâtre, entre des grès durs, et se faire un lit encaissé, comme on le voit au-dessus de Prome.

«Si tel est le caractère général du sol, il faut remarquer pourtant que les couches sont souvent disloquées, contournées et brisées.

«Appuyée sur les crêtes de ces couches bouleversées se trouve une série de strates de grès et de conglomérats, moins consolidées que les précédentes, mais aussi moins contournées. Souvent sablonneuses, quelquefois calcaires, ces strates sont chargées de fer introduit par voie de filtration. Ou y rencontre aussi d'innombrables ossements fossiles de mastodontes, d'éléphants, de rhinocéros, de tapirs, à cerfs, et de tortues.

«On peut fixer l'âge géologique des terrains les plus anciens à l'époque éocène. Les terrains modernes, par leur analogie et l'identité de leurs fossiles, paraissent devoir se rapporter à l'époque miocène.

«Près de la capitale, on rencontre des chaînes de roches métamorphiques et cristallines dans une direction nord et sud, et formant une série de collines distinctes. Il est à présumer qu'elles sont antérieures à la formation des couches tertiaires qui les entourent. Après s'être déposées, ces couches ont été bouleversées par des éruptions volcaniques qui, ayant brisé les roches anciennes, les ont sillonnées, par intervalles, de longuesdykes, et ailleurs les ont recouvertes de leurs matières en fusion. Rien n'indique que ces formations trappéennes soient antérieures aux couches que l'on peut attribuer à l'époque miocène. Elles doivent sans doute leur origine aux mêmes forces souterraines qui, de nos jours, couvent et grondent encore sous le sol birman, qu'elles ébranlent de fois à autres, et qui en 1839 notamment, secouèrent, comme des gerbes de blé mûr, les gigantesques pagodes de Pagán et de Mengoun. Le même laboratoire incandescent d'où jaillirent, dans les anciens âges, les étincelants rubis du district de Momeit et les pépites d'or que roulent tous les cours d'eau de la Birmanie, entretient ces vastes réservoirs d'huile minérale qui font aujourd'hui la principale richesse du bassin de l'Irawady et ces volcans de vase bouillante qui chaque jour hérissent de cônes nouveaux la plaine de Membo (p.301).

«En redescendant le fleuve, je fus témoin d'un incident qui m'étonna, je le confesse, plus que tout ce que j'avais pu voir encore dans cet étrange pays.

Rives de l'Irawady, près des mines de rubis.—D'après H. Yule.

Rives de l'Irawady, près des mines de rubis.—D'après H. Yule.

«Arrivé à la proximité d'une petite île qui partageait le cours du fleuve, le pilote se mit à pousser de toutes ses forces le critet! tet! tet! tet!et comme je lui en demandai la signification, il me répondit tranquillement qu'il appelait les poissons. Effectivement je ne tardai pas à voir bouillonner l'eau sur les deux côtés du bateau, puis surgir à la surface une masse serrée de gros poissons au nez blanc, ressemblant, par la forme de la tête du moins, au chien de mer, et dont plusieurs atteignaient trois et quatre pieds de longueur. J'en comptai plus de quarante autour du bateau, dressant presque verticalement hors de leur élément une moitié au moins de leur corps, et tenant leur bouche aussi ouverte que possible. Les gens du bateau, prélevant des poignées de riz dans les plats préparés pour leur propre dîner, s'empressèrent de les présenter à ces hôtes singuliers, et chaque poisson, dès qu'il avait reçu sa portion, plongeait pour l'avaler, puis se hâtait de reparaître le long du bord. Les bateliers continuaient leur incessanttet! tet! tet!et se penchant par-dessus le plat-bord, caressaient de la main le dos de ces heureux poissons, absolument comme onfait à des chiens favoris. Cette scène se prolongea pendant une bonne demi-heure de navigation, et le seul effet produit par le contact des mains des bateliers sur leurs aquatiques convives, me parut être une surexcitation d'appétit et de familiarité. On me dit que, durant le mois de mars, il y a dans ces parages une grande fête et un grand concours de gens. Chacun s'efforce alors de capturer un poisson, non pour en faire une friture ou une matelote, mais pour lui rendre la liberté dès qu'on lui a décoré le dos d'une couche bien appliquée de feuilles d'or, ni plus ni moins que si c'était une idole. En effet, je remarquai sur plusieurs poissons des traces de dorure. Jamais spectacle ne m'a autant amusé et intéressé que celui-là. J'aurais bien désiré enrichir ma collection ichthyologique d'au moins un spécimen de ces hôtes privilégiés du fleuve. Mais au premier mot hasardé à ce sujet, tous les assistants, saisis d'horreur, crièrent au sacrilége, et je crus prudent de me tenir coi et muet sur ce point.

Petite pagode à Mengoun.—D'après H. Yule.

Petite pagode à Mengoun.—D'après H. Yule.

«... Le lendemain, comme je revenais de visiter un gisement de houille peu éloigné du fleuve, j'aperçus en travers du sentier un grand serpent de l'espèce deshamadryades(genre naja). Un homme de ma suite, porteur d'un fusil à deux coups, se disposait à faire feu sur la bête, quand tous ses camarades l'arrêtèrent par un concert de gestes et de cris. Le serpent, mis en éveil par le bruit, leva la tête, nous regarda un instant, puis s'évada sain et sauf. Je demandai avec assez d'impatience au chasseur pourquoi il n'avait pas tiré sur ce reptile; la réponse me frappa, comme venant à l'appui d'un fait avancé par le naturaliste Mason dans son livre sur Tenasserim[12]; fait que j'avais jusque-là révoqué en doute. Mes gens affirmèrent que si le serpent avait été blessé,il nous aurait fait face et nous aurait poursuivis; qu'il valait donc mieux l'avoir laissé aller paisiblement. L'animal avait bien trois mètres de longueur.»

Grand temple de Mengoun, depuis le tremblement de terre de 1839.—Dessin de K. Girardet d'après H. Yule.

Grand temple de Mengoun, depuis le tremblement de terre de 1839.—Dessin de K. Girardet d'après H. Yule.

Les Shans et autres peuples indigènes du royaume d'Ava.

Ma seconde excursion fut dirigée au sud-est de la capitale, sur la frontière des petits États shans, tributaires d'Ava.

Les Shans ou Tais, comme ils se nomment eux-mêmes sont, de toutes les races indo-chinoises, la plus répandue et probablement la plus nombreuse. Entourant les Birmans du nord-ouest au sud-est, ils forment un chaînon continu depuis les confins du Munnipour (si tant est que les habitants de cette vallée ne soient pas de la même race) jusqu'au cœur du Yunan, et depuis la vallée d'Assam jusqu'à Bankok et à Cambodje. Partout ils professent le bouddhisme, partout ils ont atteint à un degré de civilisation assez élevé, et partout ils parlent une même langue sans grandes variantes, circonstance remarquable au milieu de cette diversité d'idiomes que l'on trouve parmi tant d'autres tribus, en dépit du voisinage et de la parenté. Cette identité caractéristique dans la langue des Shans, tendrait à prouver qu'il y a longtemps qu'ils ont atteint le degré de civilisation où ils sont arrivés, et que jadis ils ont dû constituer un peuple homogène, avant leur dispersion.

Les traditions siamoises, aussi bien que celles des Shans septentrionaux, ont gardé le souvenir d'un ancien royaume considérable fondé par leur race, au nord du présent empire birman, et le nom de «Grands-Tais» appliqué au peuple de ces pays vient corroborer la tradition. Des germes de désunion ont dû briser l'unité de cette race, la fractionner en petites principautés, et le royaume de Siam renferme peut-être, à cette heure, le seul État indépendant de cette famille. Tous les autres sont tributaires d'Ava, de la Chine, de la Cochinchine ou de Siam.

Les États, dont je parlerai sommairement, occupent une étendue de terrain que l'on peut comprendre en masse entre le quatre-vingt-dix-septième et le cent unième méridien, le vingt-quatrième et le vingtième degré de latitude. Ce territoire se termine à l'ouest par la chaîne qui forme la frontière orientale de la Birmanie pure. À l'est, il est borné par le Mekhong ou grande rivière de Cambodje; au nord, par la vice-royauté de Yunan: il comprend les Koshanpris ou neuf États shans qui, successivement, ont passé sous la domination des Chinois et des Birmans, et qui maintenant appartiennent aux premiers. Au sud, il joint, pendant quelque distance, le territoire des Karens rouges, et, à partir de là, le Mekhong forme la frontière des principautés tributaires de Siam.

La suzeraineté des Birmans est plus ou moins reconnue dans ces pays; dans les États contigus à la Birmanie propre, c'est une réalité active et tyrannique; vers l'est elle tend à se relâcher, et vers l'extrême orient et le nord-est, bien que ces États payent hommage à Ava, l'influence chinoise prédomine.

Toutes ces contrées sont sillonnées de chaînes de montagnes, dont la direction est nord et sud, comme celles des principales rivières, le Salouen et le Mekhong. Le Menam, ou rivière de Siam, prend sa source dans ces régions. Le caractère général de ces fleuves est torrentiel; ils sont profondément encaissés et sujets aux débordements.

Les montagnes sont habitées par des tribus plus ou moins sauvages et connues sous plusieurs dénominations. La plus considérable, peut-être, est celle des Laouos, que les Shans considèrent comme les restes sauvages des anciens aborigènes. On prétend que leur langue ne ressemble aucunement à celle des Shans. Quelque barbares qu'on les dise, ils paraissent adonnés à l'agriculture, soignant fort bien l'indigo, la canne à sucre et le coton, que leur achètent les marchands chinois du Kiang-hung, du Kiang-tung et des États limitrophes. Ils travaillent le fer, sont bons forgerons, et fabriquent desdhasou sabres et des fusils à mèches. Ils sont de taille médiocre, mal bâtis et laids; ils ont le nez plat, le front bas et le ventre gros. Ces caractères feraient penser que les Laouos ne sont que le type dégénéré de la race des Shans, telle qu'elle existait avant d'avoir été modifiée par l'action de la civilisation bouddhiste. Les tribus les plus considérables, les plus sauvages et les plus indépendantes de ces Laouos, se trouvent dans la partie nord et ouest de Muang-Lem. Ils ne permettent à personne de pénétrer chez eux; et on dit qu'ils guettent, saisissent et décapitent les voyageurs, pour emporter leurs têtes en manière de trophées, comme font les Garows, les Kookis et autres sauvages, voisins de notre frontière du Sylhet.

La contrée habitée par les Karen-nis ou Karens rouges, qui se sont maintenus indépendants des Birmans et des Shans, comprend cette masse montagneuse qui sépare le Sitang du Salouen et s'étend entre la latitude de Toungoo et le vingtième degré trente minutes. On les croit de race shanne; cependant il ne m'a guère été possible de trouver d'autres preuves de cette parenté, que l'usage qu'ils font de la braie pour vêtement. On attribue leur dénomination derougesà leur teint, qui, étant naturellement clair, rougit plus qu'il ne brunit à l'action du hâle; mais je crois que la couleur de leurs pantalonsrouges est pour beaucoup dans ce surnom, les Shans portant le pantalon bleu.

Le nom que se donnent les Karen-nis est Koyas, et les Shans les appellent Niangs. Leur tradition veut qu'ils soient les descendants d'un corps d'armée chinois qui s'endormit et que l'armée laissa derrière elle dans une retraite. Il est singulier que les Kyens de Yoma-doung aient la même tradition sur leur origine, à la différence, toutefois, que l'armée était birmane et non chinoise.

Les Karens rouges sont de petite taille, avec des jambes grêles et de gros ventres; leur malpropreté est notoire. Ils vivent dans un état de société qui n'est cependant pas la sauvagerie, et bien des Shans se sont établis sur leur territoire, trouvant leur régime social plus doux que celui des Birmans. Leurs seuls actes religieux consistent à apaiser les esprits malins qui frappent de maladie, et les sacrifices qu'ils leur font sont considérables. Ils se servent, dans leurs transactions commerciales, d'une monnaie d'argent assez grossière et des poids en usage en Birmanie; leur agriculture est remarquable sous plus d'un rapport.

Tout leur pays est montagneux, et dans la partie sud de leur district il y a des pics de deux mille cinq cents mètres d'élévation. Leurs villages sont généralement situés sur des collines arrondies ou planes. La population est considérable. Dans une partie de leur pays, entre le Salouen et le Me-pon, on voit les cultures s'étendre jusqu'au sommet des coteaux, les vallées se dérouler en terrasses à la mode chinoise, les routes sillonner le pays, et les villages nombreux à ce point que d'un coup d'œil on peut en embrasser huit ou dix. Leur plus fort village est Ngouè-doung, dont les habitants sont en majeure partie des Shans fugitifs.

Ces Karens rouges sont la terreur des districts avoisinants de la Birmanie, où ils vont faire des razzias et enlever les habitants, qu'ils échangent comme esclaves contre des buffles et des bœufs chez les Shans siamois. Ce sont aussi les receleurs des esclaves que font entre elles les petites communautés karennes sur les frontières du côté de Toungoo. Les villes voisines leur payent redevance pour se garantir de leurs incursions, qui s'étendent assez loin pour forcer les habitants de Nyoung-Ynoué, à trente-deux kilomètres de leurs frontières, à se tenir constamment en garde contre eux.

Les principautés shannes peuvent être divisées en cis-salouennes et trans-salouennes. Le premier des États cis-salouens, en quittant le pays des Karen-ni, qui forme sa frontière sud, est celui de Mobyé.

Ce petit État, dans le voisinage des Karens rouges, a été tellement dévasté par eux, qu'il ne reste plus autsaubouaou prince, que l'espace compris dans les murs de sa ville. À la fin, n'ayant pu obtenir de secours de son suzerain d'Ava, il cessa de lui payer tribut et transféra son allégeance à ses redoutables voisins.

Puis vient l'État de Mokmé ou Moung-mé, à cinq jours de marche de Moyé et à trois jours de la frontière des Karen-ni; il est tellement harassé par les razzias des Karens rouges, que tous les chefs de villages leur payent redevance. La ville de Mokmé peut contenir trois cent cinquante maisons.

À deux jours de marche nord de Mokmé se trouve la capitale de l'État de Moné, qui est le centre du gouvernement des Birmans sur les principautés shannes; aussi les Birmans y sont nombreux. Le territoire est assez étendu au delà du Salouen. La ville, qui est située à cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, est la plus grande de toutes les cités shannes; elle peut contenir huit mille âmes. Elle est bâtie au pied des collines qui bordent la fertile vallée de Nam-toueen, tributaire du Me-pon. À cinquante-six kilomètres nord-ouest de Moné se trouve le Nyoung-Ynoué. C'est le plus occidental de tous ces États et ce fut jadis un des plus grands et des plus importants. Mais les déprédations des Karens rouges, la tyrannie des Birmans, les dissensions intérieures ont tellement réduit la puissance de son tsauboua, qu'elle ne s'étend guère que sur une centaine de familles.

La ville ne contient pas plus de cent cinquante maisons. Elle est située dans un bassin d'alluvion assez étendu et se trouve à cinq cent cinquante mètres au-dessus de la mer. L'ensemble de ce bassin paraît avoir été le lit d'un lac assez semblable à la vallée de Munnipour; il en reste des traces dans le centre de ce terrain, où se trouve un petit lac de vingt-deux kilomètres d'étendue, peu profond, et qui tend à se dessécher graduellement.

Bien que le nombre des habitations soit fort réduit sur le territoire du tsauboua, cependant la population de la vallée est considérable et paye un tribut direct à la cour d'Ava. On y cultive principalement le riz, la canne à sucre, le maïs, etc.

C'est dans ce district que se trouve le lac Nyoung-Ynoué, à la surface duquel flottent d'innombrables îles naturelles, formées de racines de roseaux et d'herbes entremêlées et recouvertes d'un peu de terre. Elles servent de bateaux de pêche; on y construit même des chaumières: elles tremblent sous les pieds, et, par un temps d'orage, tournent à tout vent; il y en a d'assez grandes pour qu'on y voie trois à quatre chaumières. Une énorme vieille femme, qui habitait un de ces îlots, où nous descendîmes pour déjeuner, s'amusa beaucoup de la peur que manifestait un homme de notre suite en mettant le pied sur ce sol mouvant.

Les tsaubouas de toutes ces petites principautés, même quand ils sont dans la dépendance la plus absolue de la Birmanie, tranchent de la royauté; ils épousent leurs demi-sœurs, ils ont, comme lePhrad'Ava, leurEinshe-men, leursAtwen-woons,Thandaut-ens,Nakhan-gyis, etc. Leurs palais ont le triple toit, le htee sacré et le parasol blanc; en un mot, tous les insignes de la royauté.

Le pouvoir que les Birmans exercent sur ces principicules est en raison de la distance; les plus voisins du centre du royaume sont tyranniquement opprimés; les tributs qu'envoie le Kiang-hung, situé sur les frontières de Chine, est une simple affaire de forme. Les contingents que tous ces tributaires réunis doivent aux Birmans en temps de guerre, peuvent s'élever à vingt mille hommes.

Il est à remarquer que tous les voyageurs s'accordentà mentionner quel sentiment amer tous les Shans tributaires nourrissent contre les Birmans, et à signaler les éloges exagérés qu'ils donnent à la justice, à la modération et à la bonne foi des Chinois.

Ne pourrait-on pas appliquer à cette double appréciation la moralité d'un apologue bien connu:

Notre ennemi, c'est notre maître.

Les femmes chez les Birmans et chez les Karens.

Une des plus brillantes pages de l'histoire des missions modernes est celle qui raconte leurs succès chez les Karens du pays birman. Plus de cent mille membres de ces tribus éparses ont, depuis une trentaine d'années, été amenés à la connaissance de l'Évangile, et actuellement on compte dans leurs rangs environ vingt mille communiants, dont la foi naïve et simple, mais inébranlable, fait l'admiration des voyageurs chrétiens qui ont pu parcourir le pays. Ces faits sont connus, grâce surtout à une dame des États-Unis, à qui ses travaux missionnaires parmi les Karens de la Birmanie ont acquis une juste célébrité.

CARTE du cours supérieur de l'Irawady et partie Nord du ROYAUME D'AVA.

CARTE du cours supérieur de l'Irawady et partie Nord du ROYAUME D'AVA.

«Environ trente-cinq mille femmes karennes», dit Mme Mason, ont, nous en avons la douce espérance, renoncé à leurs superstitions pour embrasser la doctrine du Christ; mais parmi les Birmans on en trouverait tout au plus un millier qui aient subi l'influence de l'Évangile, et cependant la longue expérience que j'ai des mœurs du pays me donne la conviction que le pays birman ne pourra efficacement être entraîné dans les voies de la conversion que lorsque les femmes y seront entrées.

Vallée l'Irawady au confluent du Myit-Nge (voy. p.291).—Dessin de Paul Puet d'après H. Yule.

Vallée l'Irawady au confluent du Myit-Nge (voy. p.291).—Dessin de Paul Puet d'après H. Yule.

«Ici, la femme ne ressemble en rien à ces créaturesdouces, timides et indolentes qui se renferment dans les zènanahs de l'Inde, tremblant à la voix ou sous le regard du maître, et n'exerçant sur ses déterminations aucune espèce d'empire. La femme birmane jouit au contraire d'une influence immense. Aux charmes de sa personne, elle unit en général l'énergie de la volonté, et c'est elle, en réalité, qui donne aux mœurs du pays leurs caractères les plus distinctifs. Il suffit d'un désir exprimé par la femme d'un chef de village, pour que le fier montagnard aille porter au loin le pillage et la mort, et dans la capitale même de l'empire on a vu des guerres désastreuses qui n'avaient pas d'autre cause que celle-là.

«La Société des traités religieux fournit ses traités, la Société biblique donne des Bibles, la Société des Missions envoie ses agents et construit deszayats(chapelles du pays); mais tout cela en vue des hommes, et qu'en résulte-t-il? Un Birman entre dans le zayat, écoute, réfléchit, revient encore, puis, après avoir bien pesé ses impressions, il dit un jour à sa famille: «Cette religion est la vérité; je suis décidé à adorer désormais le Jésus-Christ qu'elle prêche.» Mais à peine a-t-il laissé tomber ces mots, que sa mère se précipite sur lui, lui arrache sa touffe de cheveux, ou menace de se suicider; sa sœur le maudit, sa maîtresse l'injurie, ou bien, s'il est marié, sa femme lui jette l'enfant qu'elle nourrit, s'enfuit et va chercher ailleurs un autre mari. Nous, chrétiens, nous connaissons les promesses faites à celui qui, pour obéir à l'Évangile, abandonne mère, femme ou enfants, et cependant combien d'hommes parmi nous seraient résolus à confesser toujours Jésus-Christ, au prix de pareils sacrifices? Bien des Birmans, touchés par la prédication de la vérité, souffriraient, j'en suis sûr, la prison, et monteraient courageusement sur les bûchers plutôt que d'en renier la profession; mais se peut-il imaginer une épreuve plus intolérable que les persécutions malicieuses et incessantes d'une femmepaïenne, livrée aux emportements d'une colère qu'aucun frein moral ne vient réprimer?

«Chez les Birmans, les femmes, loin de vivre en recluses, comme dans d'autres contrées de l'Orient, fréquentent tous les lieux de réunion, et il est évident que ce sont elles qui donnent le ton partout. Pleines d'aisance et de grâce, polies, actives et très-rusées, elles exercent, surtout dans leur pays, une sorte de fascination presque irrésistible, et comme cette prépondérance même les rend souverainement hautaines et égoïstes, il est rare qu'elle n'aboutisse pas au mal. Aux régates, aux combats de taureaux, à la table de jeu, la femme tient toujours le premier rang. Elle s'occupe des affaires, elle fait le commerce, elle bâtit des maisons, ou du moins elle dirige toutes les opérations de ce genre; qu'on juge, d'après cela, du bien que cette partie de la population pourrait faire si son cœur était un jour gagné à la cause de la vérité. La femme peut être appelée l'éducateurdu Birman. C'est elle qui apprend à l'enfant tout ce qu'il croit des sorcières et des esprits. C'est elle qui le mène chaque soir chercher dans sa robe du sable pour le porter à la pagode. C'est elle qu'on voit franchissant de longues distances et montant d'interminables escaliers pour déposer son offrande devant les idoles. C'est elle qui foule aux pieds lelivre blanc(l'Évangile) et met la feuille de palmier entre les mains de son fils. C'est elle, comme je l'ai déjà dit, qui plus d'une fois a soufflé le feu de la révolte et qui, d'un mot, causera la ruine d'un empire.»

Fêtes birmanes. — Audience de congé. — Refus de signer un traité. — Lettre royale. — Départ d'Amarapoura et retour à Rangoun.

À mon retour, la capitale était animée par les apprêts des fêtes qui se succèdent dans ce moment de l'année, à l'occasion de la fin du carême bouddhiste. On fabriquait dans la ville toutes sortes d'offrandes. Dans les faubourgs, les potiers d'étain confectionnaient des quantités de reliquaires fantastiques et des lanternes énormes, contenant des chandelles de cire de plus de deux pouces d'épaisseur. Les offrandes les plus riches étaient promenées à travers la ville. Ici, un groupe de dévots transportait une gigantesque imitation de feuilles de ces palmiers que les poongys portent comme parasol. Elle était en papier aux couleurs brillantes, ornée de quantité de cahiers de feuilles d'or. Là, un autre groupe voiturait un tabernacle en clinquant, semblable aux tazéeas des mahométans shiites au Mohurrum; plus loin, un immense dragon de cent pieds de long au moins était très-adroitement manœuvré dans les rues; il serpentait et rampait, attaquant parfois les passants de ses défenses avec une férocité très-habilement imitée.

Il est peut-être utile de noter, à ce sujet, qu'une des plus grandes fêtes célébrées chez les Birmans tombe le 12 avril, date qui correspond au dernier jour de leur année civile et religieuse.

Pour laver les impuretés du passé et commencer la nouvelle année libre de souillure, le soir du 12 avril, les femmes ont coutume de jeter de l'eau sur chaque homme qu'elles rencontrent, et les hommes ont droit de leur riposter. On peut imaginer si cette licence engendre une gaieté folle, principalement parmi les jeunes femmes qui, armées de longues seringues et de flacons, entreprennent de jeter de l'eau sur chaque homme qui passe, et, à leur tour, reçoivent celle qu'on leur jette avec une parfaite bonne humeur. Mais il est défendu d'employer de l'eau sale, et il n'est personne, homme ou enfant, qui ait le droit de porter les mains sur une femme. Lors même qu'une femme refuserait de prendre part au jeu, elle ne doit point être molestée, car elle est supposée avoir pour excuse la maladie.

Je n'ai pas passé cet anniversaire sur le territoire d'Ava, mais je puis en parler d'après le témoignage de deux Anglais qui vinrent après nous à Amarapoura, et qui furent invités par un des woons à participer chez lui à l'amusement national.

À leur entrée dans la maison du haut et puissant fonctionnaire (un de nos vieux amis), les deux voyageurs reçurent chacun une bouteille d'eau de rose, dont ils versèrent une partie dans les mains de leur hôte, qui la répandit aussitôt sur ses vêtements, de la plus fine mousseline à fleurs. La dame du logis parut alors à la porte,donnant à comprendre qu'elle ne pouvait elle-même participer au jeu; mais, sur son invitation, sa fille aînée, une charmante enfant, encore dans les bras de sa nourrice, retira d'une coupe d'or un peu d'eau de rose, mêlée avec du bois de sandal, et en répandit sur son père ainsi que sur chacun des voyageurs. Ce fut le signal, et le jeu commença; les étrangers s'y étaient préparés en s'habillant tout de blanc.

Aussitôt une quinzaine de jeunes femmes se précipitant des appartements intérieurs dans la salle, et entourant le woon et les deux invités, les inondèrent sans merci. Si l'un d'eux se montrait contrarié d'avoir la face changée en gouttière, ces jeunes filles riaient de tout leur cœur. Les mêmes scènes se passaient au dehors. À la fin, tous lespartnersde ce jeu aquatique étant fatigués et complètement trempés, il fut loisible à chacun de rentrer chez soi pour changer d'habits.

Une heure après, nos compatriotes retournèrent à la maison du woon et furent régalés d'une danse et d'un spectacle de marionnettes, qui durèrent jusqu'à la naissance du jour. La nouvelle année était inaugurée.

... Nous touchions au terme fixé à Calcutta pour le retour de notre mission. Le major Phayre, comprenant que toute insistance pour obtenir du roi la ratification du fameux traité était désormais superflue, demanda son audience de congé. Elle fut fixée au 21 octobre.

Les souwars de la cavalerie irrégulière et la moitié des Européens nous escortèrent jusqu'au palais pour voir l'éléphant blanc; la musique nous accompagna, le roi ayant manifesté le désir de l'entendre. La réception eut lieu dans le même emplacement et avec les mêmes circonstances qu'auparavant; les bayadères du roi tournaient dans la myé-nan, et les belles musiciennes, avec leurs mitres en tête et leurs robes bariolées, jouaient sur leurs instruments dans les verandahs. Au bout de vingt minutes, le roi entra et se jeta, à moitié couché, sur un sofa. Il portait un simple tsal-wé de vingt-quatre rangs à la manière accoutumée. Après quelques minutes de silence, il demanda à l'ambassadeur: «Quand partez-vous?

L'ambassadeur.Sire, après-demain.

Le roi.Combien de jours vous faudra-t-il pour descendre le fleuve?

L'ambassadeur.Nous pourrions faire le trajet en trois jours, mais je désire m'arrêter à Pagán et dans d'autres localités.

Le roi(à l'atwen-woon). Veillez à ce que tout soit prêt et à ce que rien ne manque à leur bien-être.

L'atwen-woon. Les ordres de Votre Majesté seront portés sur le haut de notre tête.

Le roi(à l'ambassadeur). Avez-vous lu les livres et traités religieux que je vous ai envoyés?

L'ambassadeur.J'ai parcouru le Maha-radza-weug, Sire, mais je n'ai pas eu le loisir de l'étudier.

Le roi.Ne les mettez pas de coté, mais étudiez-les, vous en retirerez grand fruit.

L'ambassadeur.Je le ferai, Sire.

Le roi.Toute votre suite se porte bien?

L'ambassadeur.Oui, Sire.

Le roi.J'espère que vous n'avez manqué de rien depuis votre arrivée?

L'ambassadeur.Non, grâce à Votre Majesté.

Le roi.Si vous désiriez quelque chose, dites-le au woondouk, et il veillera à ce que vous soyez satisfait.»

L'ambassadeur ayant ensuite présenté quelques-uns des nôtres qui devaient rester dans le voisinage de la Birmanie comme inspecteurs ou commandants des frontières, le roi, de ce ton débonnaire et doucement sentencieux qui lui était propre, et que durent, sans aucun doute, posséder jadis Édouard le Confesseur en Angleterre et le bon roi Robert en France, déclara au major Phayre qu'il était bien heureux du choix que le gouverneur général avait fait de ces messieurs, «car, ajouta-t-il sagement, on devrait toujours placer sur la frontière des hommes judicieux et modérés. Il est aisé de se fâcher et difficile d'y remédier. La haine peut naître d'un seul mot, et cependant avec de l'attention on peut empêcher une querelle de s'élever. Il est aisé de se lier d'amitié pour quelque temps, mais il est difficile d'y persévérer. Tous nos soins tendront vers cet objet.»

L'ambassadeur.Sire, nous aussi, nous nous y efforcerons.

Le roi.Comme les deux États n'en font qu'un, si quelqu'un désirait venir des pays anglais dans mon royaume, serait-il libre de le faire?

L'ambassadeur.Certainement, Sire.

Le roi.Si vous pouvez me procurer quelques-unes des reliques bouddhiques qui se trouvent dans l'Inde, ainsi que les coffrets originaux qui les contiennent, écrivez pour m'en informer. Ce sont là des objets que nous vénérons.

L'ambassadeur.Je ferai tout mon possible pour satisfaire le vœu de Votre Majesté.

Le roi(à M. Camaretta). Voyez à ce que tout soit prêt pour le voyage.

(À l'ambassadeur). Désirez-vous me dire autre chose?

L'ambassadeur.Rien de plus que de remercier Votre Majesté de toutes les bontés qu'elle nous a témoignées depuis que nous sommes entrés dans son royaume.

Le roi.La reconnaissance honore les hommes, et ceux qui l'oublient, les Birmans les considèrent comme des êtres avilis. À présent, la capitale est bien boueuse; en été, la chaleur est gênante; l'hiver est la meilleure saison pour y venir. Je considère les membres de l'ambassade comme mes propres nobles, et plus tard s'ils revenaient ici, même sans le major Phayre, je serais heureux de les recevoir dans mon palais. Le kalâ-woon vous accompagnera jusqu'à la frontière, et j'espère qu'Allan, le commandant de Prome, et lui se lieront d'amitié.»

En ce moment M.Grant, notre artiste photographe, ayant apporté au palais le portrait de l'éléphant blanc, un des atwen-woons remit l'épreuve au roi, qui la regarda avec soin et dit: «C'est une gravure.» Quand on lui eut affirmé le contraire, il s'écria: «Les étrangers dessinent de vrais portraits; nos artistes ne dessinent que pour plaire. Qu'on apporte notre portrait de l'éléphant blanc.»


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