Nous avons déjà , au cours de cette étude, rencontré la plupart des conclusions qu’on en peut tirer ; il suffira de rappeler, en les résumant, les principales.
A l’origine des religions, notamment à l’origine de celle qui paraît être la plus ancienne et la source des autres, il n’y a pas de doctrine secrète, il n’y a pas de révélation, il n’y a que la tradition préhistorique d’une métaphysique que nous appellerions aujourd’hui purement rationaliste. L’aveu d’ignorance totale au sujet de la nature, des attributs, du caractère, des volontés, de l’existence même de la Cause première ou du Dieu des dieux, est formel et public. C’est une immense négation, on ne sait rien, on ne peut pas savoir, on ne saura jamais, car Dieu lui-même ne sait peut-être pas.
Cette Cause première inconnue est nécessairement infinie, car l’infini seul est inconnaissable et le Dieu des dieux ne serait plus le Dieu des dieux et ne se concevrait point s’il n’était pas tout. De son infinité naît donc inévitablement le panthéisme, attendu que cette cause étant tout, tout est elle et qu’il n’est pas possible d’imaginer quelque chose qui la limite et ne soit pas elle, en elle ou par elle. De ce panthéisme dérive à son tour la croyance à l’immortalité et l’optimisme final, vu que la cause étant infinie dans l’espace et le temps, rien de ce qui est elle ou en elle ne peut être anéanti sans qu’elle anéantisse une partie d’elle-même, ce qui est impossible puisqu’elle serait encore le néant qui tenterait de la limiter ; de même que rien non plus ne peut être éternellement malheureux sans qu’elle condamne une partie d’elle-même à un malheur éternel.
Agnosticisme total, avec ses conséquences : infinité divine, panthéisme, immortalité de tout et optimisme final, voilà donc le point de départ des grands instructeurs primitifs, pures intelligences et logiciens implacables, tels que l’étaient, s’il faut en croire les traditions occultistes, les mystérieux Atlantes ; et ne serait-ce pas le même point de départ que devraient choisir aujourd’hui ceux qui voudraient fonder une religion nouvelle qui ne répugnât pas à la raison humaine de plus en plus exigeante ?
Mais si tout est Dieu et doit être nécessairement immortel, il n’en est pas moins certain que les hommes, les choses, les mondes disparaissent. A partir de ce moment, nous quittons les conséquences logiques du grand aveu d’ignorance pour entrer dans le dédale de théories qui ne sont plus inattaquables, et qui du reste, à l’origine, ne nous sont pas proposées comme des révélations, mais comme de simples hypothèses métaphysiques, des spéculations très anciennes, nées de la nécessité d’accorder les faits avec les déductions trop abstraites et trop rigides de la raison humaine.
En réalité, selon ces hypothèses, l’homme, les mondes, l’univers ne périssent jamais ; ils disparaissent et reparaissent tour à tour, dans l’éternité, en vertu de Maya, l’illusion de l’ignorance. Quand ils ne sont plus pour nous, quand ils n’existent plus pour personne, ils existent toujours virtuellement, où personne ne les voit ; et ceux qui ont cessé de les voir ne cessent pas d’exister comme s’ils les voyaient. De même, quand Dieu se limite pour se manifester et prendre conscience d’une partie de soi, il ne cesse pas d’être infini et inconnaissable à lui-même. Il semble se mettre un moment au point de vue ou à portée de ceux qu’il a réveillés dans son sein.
Cette dernière hypothèse ne pouvait être à l’origine, comme elle l’est encore maintenant et comme elle le sera toujours, qu’un pis-aller, mais devint plus tard une sorte de dogme qui, avidement accueilli par l’imagination, se substitua bientôt complètement à la grande négation primitive. A partir de ce moment, désespérant de connaître l’inconnaissable, on le dédouble, on le subdivise, on le multiplie, on relègue dans l’inaccessible infini l’inconcevable cause première et on ne s’occupe plus que des causes secondes par lesquelles elle se manifeste et agit. On ne se demande pas, ou plutôt on n’ose pas se demander comment la cause étant essentiellement inconnaissable, ses manifestations peuvent être considérées comme connues sans qu’elle cesse d’être inconnaissable, et on entre dans l’immense cercle vicieux où il faut bien se résigner à vivre sous peine de se condamner à une négation, à une immobilité, à une ignorance et à un silence éternels.
Ne pouvant connaître Dieu en soi, on se contente de le chercher et de l’interroger dans ses créatures et surtout dans l’homme. On croit l’y trouver, et les religions naissent avec leurs dieux, leurs cultes, leurs sacrifices, leurs croyances, leurs morales, leurs enfers et leurs cieux. La filiation qui les rattache toutes à la Cause inconnue est de plus en plus oubliée et ne reparaît qu’à certains moments, par exemple, longtemps après, dans le Bouddhisme, dans les métaphysiques, dans les mystères et dans les traditions occultes. Mais malgré cet oubli, grâce à l’idée de cette cause première, nécessairement une, invisible, intangible, inconcevable, et qu’on est par conséquent obligé de considérer comme purement spirituelle ; dans la religion primitive, deux grands principes, infiltrés par la suite dans celles qui en dérivèrent, sont demeurés vivaces, qui répètent sourdement, sous toutes les apparences, que l’essence est une et que l’esprit est la source de tout, l’unique certitude, la seule réalité éternelle.
De ces deux principes qui au fond n’en sont qu’un, découle toute la morale primitive qui devint la grande morale de l’humanité. L’unité étant l’idéal et le souverain bien, le mal est la séparation, la division, la multiplicité ; et la matière n’est en somme qu’un résultat de la séparation ou de la multiplicité. Il faut donc pour rentrer dans l’unité, se dépouiller, sortir de la matière qui n’est qu’une forme inférieure, une dégradation de l’esprit.
C’est ainsi qu’on trouva ou qu’on crut trouver la volonté de l’inconnaissable et la clef de toute morale, sans du reste oser se demander pourquoi cette rupture de l’unité et cette dégradation de l’esprit avaient été nécessaires ; comme si l’on avait supposé que la Cause première qui aurait pu retenir toutes choses à l’état d’unité souverainement heureuse dans son sein unique, immobile et souverainement heureux, eût été condamnée par une loi supérieure et irrésistible au mouvement et aux recommencements éternels.
Ces idées, trop purement métaphysiques pour alimenter une religion, furent bientôt, dans l’Inde même, recouvertes d’une prodigieuse végétation de mythes et devinrent peu à peu le secret des brahmanes qui les cultivèrent, les développèrent, les approfondirent et les compliquèrent jusqu’à la démence. De là elles se répandirent sur la terre ou regagnèrent les lieux d’où elles étaient parties, car s’il nous est permis de repérer plus ou moins chronologiquement un foyer central, il nous est impossible de déterminer d’où elles surgirent dans la préhistoire, à moins de nous en rapporter aux légendes théosophiques des sept races, que nous pourrons peut-être admettre quand on nous offrira des documents moins critiquables que ceux qu’on nous a fournis jusqu’ici.
En tout cas, nous suivons assez facilement, dans le monde historique, la marche de ces idées, qu’elles soient simultanées ou postérieures, dans l’Inde, dans l’Égypte et la Perse, ou qu’elles pénètrent en Chaldée et dans la Grèce anté-socratique par des mythes, par des contacts ou des émigrations que nous ignorons, ou, spécialement pour l’Hellade, par les poèmes orphiques, recueillis à l’époque alexandrine, mais remontant à des temps légendaires et nous offrant des vers qui, comme le constate Émile Burnouf dans saScience des religions, sont traduits mot à mot des hymnes du Véda[64].
[64]Émile Burnouf,La science des religions, p. 105.
[64]Émile Burnouf,La science des religions, p. 105.
Par suite du séjour en Égypte, de la captivité de Babylone et de la conquête de Cyrus, elles atteignirent la Bible, s’y dénaturèrent pour s’accorder au monothéisme juif, mais se conservèrent secrètement, à peu près pures, par transmission orale, dans la Kabbale, où l’En-Sof, comme nous l’avons vu, est la réplique exacte de l’Inconnaissable hindou et conduit à un agnotiscisme, à un panthéisme, à un optimisme et à une morale presque similaires.
Ces idées, étouffées sous la Bible dans le monde juif, et dans le monde gréco-romain sous le poids des religions et des philosophies officielles, survécurent dans des sectes secrètes et notamment parmi les Esséniens, ainsi que dans les mystères, et reparurent à la lumière du jour aux environs de l’ère chrétienne, dans les écoles gnostiques et néo-platoniciennes et plus tard dans la Kabbale enfin fixée par écrit, d’où elles passèrent, plus ou moins défigurées, dans l’occultisme du Moyen âge dont elles forment l’unique fond.
Nous voyons ainsi que l’occultisme, ou plutôt la doctrine secrète, variable dans ses formes, souvent très obscurcie, surtout durant le Moyen âge, mais presque partout identique dans son fond, fut toujours une protestation de la raison humaine, fidèle à ses traditions anté-historiques, contre les affirmations arbitraires et les prétendues révélations des religions publiques et officielles. Elle opposait à leurs dogmes sans fondements, à leurs manifestations divines anthropomorphes, illogiques, trop petites et inacceptables, l’aveu d’une ignorance totale et invincible sur tous les points essentiels. De cet aveu, qui au premier abord paraît tout détruire mais qui conduit presque forcément à une conception spiritualiste de l’univers, elle sut tirer une métaphysique, une mystique et une morale beaucoup plus pures, plus élevées, plus désintéressées et surtout plus rationnelles que celles qui naquirent des religions qui l’étouffèrent. On pourrait même démontrer que tout ce que ces religions ont encore de commun sur des hauteurs où toutes se rejoignent, tout ce qui n’a pu être rabaissé au niveau des exigences matérielles d’une trop longue vie, tout ce qu’on trouve en elles de grandiose, d’infini, d’impérissable et d’universel, elles le doivent à cette métaphysique immémoriale où plongèrent leurs premières racines.
Il semble même qu’à mesure que le temps les en éloigne, l’esprit les y ramène ; c’est ainsi que dans les deux dernières, sans parler de tout ce qu’elles lui empruntèrent plus directement, le Dieu-le-Père du Christianisme et l’Allah de l’Islamisme, sont bien plus près de l’En-Sof de la Kabbale que du Jéhovah de la Bible ; et que le Verbe de Saint Jean, dont il n’est pas question dans l’Ancien Testament, ni dans les Synoptiques, n’est que le Logos des gnostiques et des néo-platoniciens qui le tenaient eux-mêmes de l’Inde et de l’Égypte.
Est-ce donc là le grand secret de l’humanité qu’on cachait avec tant de soin sous des formules mystérieuses et sacrées, sous des rites parfois effrayants, sous des réticences et des silences redoutables : une négation sans bornes, un vide immense, une ignorance sans espoir ? Oui, ce n’est que cela ; et il est heureux que ce ne soit pas autre chose, car un Dieu et un univers assez petits pour que le petit cerveau de l’homme pût en faire le tour, en comprendre la nature et l’économie, en connaître l’origine, le but et les limites, deviendraient si étroits et si misérables que personne ne se résignerait à y demeurer éternellement prisonnier. Il faut à l’humanité l’infini et son corollaire l’ignorance invincible pour ne pas se sentir dupe ou victime d’une inexcusable expérience ou d’une erreur sans issue. On pouvait ne pas l’appeler à la vie, mais puisqu’on l’a tirée du néant, il lui faut l’illimité de l’espace et du temps dont on lui a donné l’idée ; elle est en droit de participer de tout ce qu’est celui qui la fit naître avant qu’elle lui pardonne d’être née. Et elle n’y peut participer qu’à condition de ne pas comprendre. Toute certitude, du moins tant que notre cerveau ne sera pas délivré des liens qui l’entravent, deviendrait une borne contre laquelle irait se briser tout désir d’exister. Réjouissons-nous donc de n’en pas avoir d’autre que celle d’une ignorance aussi infinie que le monde ou le Dieu qui en est l’objet.
Après tant d’efforts, après tant d’épreuves, nous nous retrouvons exactement au point d’où étaient partis nos grands instructeurs. Ils nous ont légué une sagesse que nous commençons à peine à débarrasser des débris que les siècles y avaient déposés ; et sous ces débris nous retrouvons intact le plus haut aveu d’ignorance que l’homme ait osé proférer. C’est peu si l’on aime l’illusion, c’est beaucoup si l’on préfère la vérité. Nous savons enfin qu’il n’y eut jamais de révélation ultra-humaine, de message direct et irrécusable de la divinité, de secret ineffable et que tout ce que l’homme croit connaître au sujet de Dieu, de son origine et de ses fins, c’est de sa propre raison qu’il l’a tiré. On se doutait bien, avant d’avoir interrogé nos ancêtres préhistoriques, que toute révélation, au sens où l’entendent les religions, était et sera toujours impossible ; car on ne peut révéler à quelqu’un que ce qu’il est capable de comprendre, et Dieu seul peut comprendre Dieu. Mais on s’imaginait volontiers, qu’ayant pour ainsi dire assisté à la naissance du monde, ils devaient en savoir plus que nous puisqu’ils étaient encore plus près de Dieu. Ils n’étaient pas plus près de Dieu, ils étaient simplement plus près de la raison humaine que n’avaient pas encore offusquée des imaginations millénaires. Ils se sont contentés de nous donner les seuls repères que cette raison puisse découvrir dans l’inconnaissable : panthéisme, spiritualisme, immortalité, optimisme final, abandonnant le reste aux hypothèses de leurs successeurs et laissant sagement sans réponse, comme nous les laisserions encore aujourd’hui, toutes les questions insolubles que les religions qui suivirent tranchèrent aveuglément, de façon souvent ingénieuse, mais toujours arbitraire et parfois puérile.
Faut-il refaire le compte de ces questions ? Passage du virtuel au réel, de l’essence au devenir, du néant à l’être, descente de l’esprit dans la matière, c’est-à -dire origine du mal, et remontée de la matière vers l’esprit, nécessité de sortir d’un état éternellement bienheureux pour y revenir après une purification et des épreuves dont l’indispensabilité est incompréhensible ; recommencements éternels pour atteindre un but qui fuira toujours, puisqu’il n’a pas été atteint, bien que dans le passé on ait eu pour l’atteindre autant de temps qu’on en aura dans l’avenir.
On pourrait allonger sans mesure ce bilan de l’inconnaissable. Il suffira d’ajouter pour le clore que la question qui, à tort ou à raison nous inquiète le plus, celle qui concerne le sort de notre conscience et de notre personnalité dans l’absorption divine, demeure elle aussi sans réponse ; car le Nirvana ne décide, ne précise rien, et le Bouddha, dernier interprète des grands enseignements ésotériques, avoue lui-même qu’il ne sait pas si cette absorption a lieu dans un néant ou dans un bonheur éternel : « Le sublime ne l’a pas révélé. »
« Le Sublime ne l’a pas révélé », car rien n’a été révélé et rien n’est résolu parce qu’il est probable que rien ne sera jamais résoluble et qu’il est vraisemblable que des êtres dont l’intelligence serait un million de fois plus puissante que la nôtre ne trouveraient pas encore de solution. Pour comprendre la création, nous dire d’où elle vient, où elle va, il faudrait en être l’auteur ; et encore, se demande le Rig-Véda, à la source même de la sagesse primordiale, « Et encore, le sait-il ? »
Le grand secret, le seul secret, c’est que tout est secret. Apprenons du moins à l’école de nos mystérieux ancêtres à faire, comme ils l’avaient fait, la part de l’inconnaissable et à n’y chercher que ce qui s’y trouve, c’est-à -dire la certitude que tout est Dieu, que tout est en lui et y doit aboutir dans le bonheur, et que la seule divinité que nous puissions espérer de connaître, c’est au plus profond de nous-mêmes qu’il la faut découvrir. Le grand secret n’a pas changé d’aspect, il reste, à la même place, ce qu’il était pour eux. Ils surent, dès l’origine, tirer de l’inconnaissable la morale la plus pure que nous ayons eue ; puisque nous nous retrouvons au même point dans cet inconnaissable, il serait hasardeux, pour ne pas dire impossible, d’en déduire d’autres enseignements. Et leurs enseignements, qui par le haut sont demeurés les mêmes et ne diffèrent qu’aux parties basses dans toutes les religions dont les dogmes divers ne sont au fond que des traductions ou des interprétations mythologiques de ces vérités trop abstraites, auraient fait de l’homme ce qu’il n’est pas encore, s’il avait eu le courage de les suivre. Ne les oublions point, c’est le dernier et le meilleur conseil que nous donne le testament mystique que nous venons de feuilleter.