CHAPITRE XXIXLES ZOONITES.«Natura non facit saltus.»(Linné.)IL’étude des Annélides, si ardemment poursuivie depuis le commencement de ce siècle, a déjà rendu de très-grands services à l’anatomie et à la physiologie comparées.Ces animaux, avec leursarticlesplacés bout à bout, présentent une organisation des plus curieuses. On trouve généralement, dans ces articles, lesmêmes organesrégulièrement répétés et symétriquement associés.Tout le monde connaît laSangsue médicinale[162]. Cet animal est regardé comme un des types de la classe des Annélides, bien qu’il en soit un des moins brillants.Cette Sangsue offre un corps vermiforme, atténué antérieurement, composé d’environ quatre-vingt-quinze articles. En avant et en arrière, se trouvent deux ventouses: l’une, diteorale, taillée en bec de flûte; l’autre, diteanale, en forme de soupape.Si vous examinez la région dorsale d’une Sangsue, vousy observerez six bandes longitudinales parallèles, roussâtres, ornées de taches d’un brun foncé, de forme triangulaire ou carrée.Ces taches se répètent régulièrement de cinq en cinq anneaux.Dans laSangsue dragon, les bandes sont interrompues et les taches isolées; ce qui rend la disposition symétrique de ces dernières encore plus apparente.SANGSUE DRAGON(Hirudo troctinaJohnson).Essuyez une Sangsue, et saupoudrez-la avec de la farine ou de la craie pulvérisée, elle prendra alors une couleur grisâtre; si ensuite vous la distendez et la fixez par le dos, sur une planche, vous distinguerez bientôt, à la partie inférieure du corps, sur les côtés, de petites taches produites par certaines portions de farine ou de craie délayées dans de la mucosité sortie de deux séries d’appareils sécrétoires que l’animal possède dans ses flancs.Une paire de ces petites taches se fait remarquer de cinq en cinq anneaux.Disséquons maintenant l’animal, et nous serons surpris de voir le rapport qui existe entre la symétrie des parties extérieures et la symétrie des organes intérieurs. Ainsi, pour le système nerveux, la Sangsue nous présente,de cinq en cinq anneaux, à la même distance que les taches dorsales ou que les glandes mucipares, un ganglion nerveux bilobé.PORTION DE SANGSUE MÉDICINALE(anneaux médians).L’estomac se compose de onze paires de poches correspondant chacune à un ganglion, et disposées par conséquentde cinq en cinq anneaux.Sur les parties latérales, on remarque de petits canaux allongés, intestiniformes, qui communiquent avec une ampoule membraneuse. Ces appareils sécrètent une partie de la mucosité destinée à lubrifier la Sangsue. Il y en a dix-sept paires, que nous trouvons encoreà chaque distance de cinq anneaux.Le système vasculaire nous offre le même genre de répétition.Il se compose d’un vaisseau dorsal, d’un vaisseau abdominal, et de deux vaisseaux latéraux. Ces derniers fournissent tous,à un même intervalle de cinq anneaux, une branche transversale avec un renflement qui n’est autre chose qu’un petit cœur. (Gratiolet.)Dans l’enveloppe coriace (dermato-squelette), nous retrouvons,de cinq en cinq anneaux, le même groupe de faisceaux musculaires.Enfin, si nous considérons l’appareil reproducteur, nous découvrons encore une répétition des parties et une symétrie du même genre.Ainsi, la Sangsue nous offre, parchaque fragment de cinq anneaux, un système nerveux, un système stomacal, des systèmes glandulaire, vasculaire, musculaire et reproducteur; en un mot, unorganisme complet, c’est-à -diretout ce qui est nécessaire pour constituer un individu. On pourrait la comparer à une série d’animaux symétriquement alignés et soudés!La Sangsue n’est donc pas un êtresimple, mais un êtremultiple. Nous en dirons autant duVer de terre, duMille-pieds, duTénia.....Tous les zoologistes ont constaté depuis longtemps, que certains êtres jouissant de l’animalité, les Polypiers, par exemple, diffèrent des animaux ordinaires en ce que, au lieu d’être isolés, ils sont groupés ensemble et vivent en société[163].Il y a donc, dans la nature, des animaux isolés, ouunitaires, et des animaux composés, ouassociés.Eh bien! entre ces deux sortes d’animaux viennent se ranger, comme intermédiaires, d’autres animaux qui ne présentent, ni l’unité parfaitedes premiers, ni lamultiplicité manifestedes seconds.La nature ne fait pas de sauts!.....La Sangsue médicinale est un de ces êtresjuste-milieules mieux caractérisés.Les autres Annélides possèdent une organisation identique ou analogue.On a désigné (1826) ces organismes individuels sous le nom dezoonites.Les zoonites n’embrassent pas nécessairement un intervalle de cinq anneaux. Il y en a de quatre, de trois, de deux et même d’un seul.Ces organismes sont sur une seule ligne (unisériés) chez les Annélides et chez tous les animaux ditsArticulésouAnnelés; mais, chez d’autres espèces, pour le dire en passant, les zoonites sontmultisériés, c’est-à -dire disposés tantôt suivant deux dimensions, comme chez lesÉtoiles de mer[164], tantôt dans tous les sens, comme chez lesPyrosomes[165]. Ces derniers font le passage vers les animaux associés.On ne doit plus s’étonner de l’erreur dans laquelle sont tombés certains auteurs, en comparant la Sangsue aux Vertébrés. C’est uneportionde Sangsue seulement, un zoonite, qu’il fallait leur comparer.On s’est souvent demandé pourquoi un quadrupède auquel on coupe la tête mourait presque instantanément, tandis qu’une Sangsue, après une semblable mutilation, vit encoreplus d’une année. Ce fait est facile à expliquer. Le quadrupède n’a qu’un seul centre sensitif, un cerveau, contenu dans la tête. Si vous le retranchez, l’animal doit périr. Chez la Sangsue, il y a plusieurs centres de vie, et vous ne faites mourir que l’organisme sur lequel vous agissez.IIDe nombreuses objections ont été élevées contre lathéorie des zoonites.«Nous reconnaissons volontiers, dans une Sangsue, a-t-on dit, des ressemblances assez fortes entre lesorganismes de la partie moyenne; mais nous ne pouvons admettre que l’on compare à ces mêmes organismesceux des extrémités, qui présentent en avant une ventouse en bec de flûte, les yeux et la bouche, et, en arrière, une ventouse en forme de soucoupe et l’ouverture anale. La théorie de la multiplicité des organes est donc insoutenable.»On a répondu à cela:1oLa ventouse orale et la ventouse anale ont des rapports tellement sensibles, qu’on les a désignées l’une et l’autre sous le même nom, le nom deventouse.D’un autre côté, ces deux ventouses se ressemblent si fort, chez lesSangsues de mer, qu’un savant zoologiste, Baster, a pris la première pour la postérieure, et celle-ci pour celle de la bouche!2oDans un Papillon, on distingue une tête, un corselet et un abdomen, trois parties bien différentes. Or, avant d’être Papillon, l’animal avait été chrysalide; avant d’être chrysalide, il avait été chenille! Eh bien! sous cette dernière forme, il existait sans doute,en germeouen puissance, une tête, un corselet et un abdomen; mais ces parties offraient alorsune même organisation. Dans l’animal adulte, elles ne se ressemblent plus.3oLesPlanaires, petits animaux aquatiques, d’eau douce et d’eau salée, voisins des Sangsues, présentent, à la partie moyenne du ventre, une poche munie d’une petite trompe. Voilà tout leur système digestif. C’est avec cette trompe quel’animal saisit sa proie et l’introduit dans son estomac. Quand l’aliment est digéré, il rejette les parties excrémentitielles avec le même organe.Si, à l’aide d’un instrument tranchant, on coupe transversalement une Planaire en deux parties, on formera deux êtres nouveaux. Mais l’estomac étant unique, suivant l’endroit où l’on aura opéré la division, il se trouvera dans l’une ou dans l’autre des deux moitiés. Si vous coupez en avant de la poche digestive, cette poche sera dans la queue; si vous coupez en arrière, elle sera dans la tête. Au bout de quelque temps, apparaît sur le milieu de chaque fragment un point blanchâtre qui s’étend, se creuse et donne naissance à un nouvel appareil. L’estomac ancien, quelle que soit la place qu’il occupe, se flétrit et disparaît. (Il y a un moment où les Planaires possèdent deux estomacs, un normal, dans la situation ordinaire, et un autre plus ou moins atrophié, dans la queue ou dans la tête!) Nous pouvons donc, suivant le lieu où nous porterons le scalpel, faire naître l’estomacà l’endroit que nous voudrons!Que résulte-t-il de là ? Que chez certains Invertébrés, il est permis deconsidérer comme identiques des parties ou des organes qui, au premier abord, ne se ressemblent pas.IIIOn a recueilli, depuis quelques années, un grand nombre de faits physiologiques qui prouvent que la Sangsue n’a pas seulement une vie générale,une vie d’association, si l’on peut parler ainsi, mais aussi des vies particulières, desvies de zoonites.Pour l’harmonie générale, la nature a pourvu cette Annélide de Cordons nerveux de communication qui reliententre eux les organismes particuliers. Le premier zoonite, qui offre le centre sensitif le plus développé et qui porte les organes des sens, peut être regardé comme le chef des organismes, le régulateur de l’association, le pilote du vaisseau. Si l’on détruit ce zoonite, les autres continuent de vivre, mais d’une vie obscure et confuse. L’animal ne peut plus pourvoir à sa nourriture, ni à ses principaux besoins.Voici quelques expériences qui montrent manifestement que les vies des zoonites sont, jusqu’à un certain point, indépendantes les unes des autres.1oSi l’on mouille avec de l’eau salée ou avec un acide affaibli les premiers zoonites d’une Sangsue pleine de sang, les estomacs qui leur correspondent se dégorgent, les autres conservent le sang qui les remplit.2oSi l’on plonge partiellement une Sangsue dans un acide concentré ou dans l’alcool, on ne détruit que la vitalité de la portion plongée.3oSi l’on coupe en deux une Sangsue aux trois quarts gorgée et encore attachée à la peau, la moitié antérieure continue de sucer, et l’on voit le sang couler par son extrémité ouverte.4oSi, d’une manière quelconque, on fait périr un zoonite de la région moyenne, les parties antérieure et postérieure ne cessent pas de vivre. Seulement, d’un animalmultiple, on en a fait deux.5oSi l’on coupe ou si on lie, en avant et en arrière d’un ganglion, les cordons qui l’unissent avec ses deux voisins, le zoonite de ce ganglion conserve sa sensibilité, mais on a donné naissance à un animalisolé, placé entre deux animauxmultiples. Les piqûres qu’on fait éprouver à cet animal ne sont senties que par lui seul.6oEnfin, quand on coupe ou qu’on lie le cordon médullaire d’une Sangsue, dans la partie moyenne du corps, onproduit et l’on isole deux animauxmultiples. Il se crée à l’instantdeux volontésbien distinctes, et les phénomènes sensitifs et locomotifs qui se passent dans la moitié antérieure n’ont rien de commun avec ceux de l’autre moitié.Le docteur Vernière a conservé pendant plus de deux mois une Sangsue soumise à cette opération. Rien n’était plus singulier, dit-il, que le conflit des deux volontés entre les deuxdemi-Sangsues, lorsque la ventouse de chacune se trouvait fixée aux parois du vase. On voyait s’engager une lutte dans laquelle chaque moitié se montrait tour à tour contractée ou tiraillée, suivant qu’elle était ou plus forte ou plus faible. Ce combat durait jusqu’à ce que l’une des deux, moins solidement attachée ou moins robuste, vînt à céder; alors la moitié victorieuse la traînait à sa suite. Mais, à son état de contraction et d’immobilité, il était aisé de voir que c’était à contre-cœur, s’il est permis de le dire, que la moitié vaincue se sentait forcée d’obéir à sa compagne.7oSi l’on coupe une Sangsue de manière à isoler plusieurs fragments, chacun vivra, même pendant un temps considérable.On a conservé des tronçons, sans nourriture, pendant quatre, six et onze mois. Carena et Rossi assurent en avoir gardé deux ans.Ces tronçons présentaient, du reste, des signes notables d’amaigrissement: ils ne mangeaient pas. Tout porte à croire que, si par un procédé quelconque on avait pu les nourrir, en introduisant, par exemple, de temps à autre, quelques gouttes de sang dans leur cavité digestive, leur vie se serait prolongée plus longtemps encore.Qui sait même si, dans ce cas, il n’y aurait pas reproduction des organes amputés?«La théorie, a dit un penseur profond, est le seul chemin qui conduise à Dieu, à travers la nature. Il ne suffit pas devoir la création, il faut voir derrière elle le Créateur. Linné, avant de commencer son immortel inventaire des trésors de notre globe, se demande quel est le but suprême de l’histoire naturelle, et se répond solennellement que c’estla glorification du Créateur. Cette belle pensée est aussi forte par sa droiture que par sa piété. Plus nous nous séparons des effets par la vertu du perfectionnement de la science, pour remonter vers les principes, plus nous nous rapprochons de la cause première, et plus sa gloire éclate et nous encourage. Il n’y a, en histoire naturelle, que les points de vue pris dans les lois générales qui aillent vers l’infini. Les quitte-t-on pour descendre vers les détails, ces détails ne trouvent plus d’appui que dans la réalité la plus vulgaire, et la science, humiliée, perd son auréole.» (J. Reynaud.)
CHAPITRE XXIXLES ZOONITES.«Natura non facit saltus.»(Linné.)I
«Natura non facit saltus.»(Linné.)
«Natura non facit saltus.»
(Linné.)
I
L’étude des Annélides, si ardemment poursuivie depuis le commencement de ce siècle, a déjà rendu de très-grands services à l’anatomie et à la physiologie comparées.
Ces animaux, avec leursarticlesplacés bout à bout, présentent une organisation des plus curieuses. On trouve généralement, dans ces articles, lesmêmes organesrégulièrement répétés et symétriquement associés.
Tout le monde connaît laSangsue médicinale[162]. Cet animal est regardé comme un des types de la classe des Annélides, bien qu’il en soit un des moins brillants.
Cette Sangsue offre un corps vermiforme, atténué antérieurement, composé d’environ quatre-vingt-quinze articles. En avant et en arrière, se trouvent deux ventouses: l’une, diteorale, taillée en bec de flûte; l’autre, diteanale, en forme de soupape.
Si vous examinez la région dorsale d’une Sangsue, vousy observerez six bandes longitudinales parallèles, roussâtres, ornées de taches d’un brun foncé, de forme triangulaire ou carrée.Ces taches se répètent régulièrement de cinq en cinq anneaux.
Dans laSangsue dragon, les bandes sont interrompues et les taches isolées; ce qui rend la disposition symétrique de ces dernières encore plus apparente.
SANGSUE DRAGON(Hirudo troctinaJohnson).
SANGSUE DRAGON(Hirudo troctinaJohnson).
SANGSUE DRAGON(Hirudo troctinaJohnson).
Essuyez une Sangsue, et saupoudrez-la avec de la farine ou de la craie pulvérisée, elle prendra alors une couleur grisâtre; si ensuite vous la distendez et la fixez par le dos, sur une planche, vous distinguerez bientôt, à la partie inférieure du corps, sur les côtés, de petites taches produites par certaines portions de farine ou de craie délayées dans de la mucosité sortie de deux séries d’appareils sécrétoires que l’animal possède dans ses flancs.Une paire de ces petites taches se fait remarquer de cinq en cinq anneaux.
Disséquons maintenant l’animal, et nous serons surpris de voir le rapport qui existe entre la symétrie des parties extérieures et la symétrie des organes intérieurs. Ainsi, pour le système nerveux, la Sangsue nous présente,de cinq en cinq anneaux, à la même distance que les taches dorsales ou que les glandes mucipares, un ganglion nerveux bilobé.
PORTION DE SANGSUE MÉDICINALE(anneaux médians).
PORTION DE SANGSUE MÉDICINALE(anneaux médians).
PORTION DE SANGSUE MÉDICINALE(anneaux médians).
L’estomac se compose de onze paires de poches correspondant chacune à un ganglion, et disposées par conséquentde cinq en cinq anneaux.
Sur les parties latérales, on remarque de petits canaux allongés, intestiniformes, qui communiquent avec une ampoule membraneuse. Ces appareils sécrètent une partie de la mucosité destinée à lubrifier la Sangsue. Il y en a dix-sept paires, que nous trouvons encoreà chaque distance de cinq anneaux.
Le système vasculaire nous offre le même genre de répétition.Il se compose d’un vaisseau dorsal, d’un vaisseau abdominal, et de deux vaisseaux latéraux. Ces derniers fournissent tous,à un même intervalle de cinq anneaux, une branche transversale avec un renflement qui n’est autre chose qu’un petit cœur. (Gratiolet.)
Dans l’enveloppe coriace (dermato-squelette), nous retrouvons,de cinq en cinq anneaux, le même groupe de faisceaux musculaires.
Enfin, si nous considérons l’appareil reproducteur, nous découvrons encore une répétition des parties et une symétrie du même genre.
Ainsi, la Sangsue nous offre, parchaque fragment de cinq anneaux, un système nerveux, un système stomacal, des systèmes glandulaire, vasculaire, musculaire et reproducteur; en un mot, unorganisme complet, c’est-à -diretout ce qui est nécessaire pour constituer un individu. On pourrait la comparer à une série d’animaux symétriquement alignés et soudés!
La Sangsue n’est donc pas un êtresimple, mais un êtremultiple. Nous en dirons autant duVer de terre, duMille-pieds, duTénia.....
Tous les zoologistes ont constaté depuis longtemps, que certains êtres jouissant de l’animalité, les Polypiers, par exemple, diffèrent des animaux ordinaires en ce que, au lieu d’être isolés, ils sont groupés ensemble et vivent en société[163].
Il y a donc, dans la nature, des animaux isolés, ouunitaires, et des animaux composés, ouassociés.
Eh bien! entre ces deux sortes d’animaux viennent se ranger, comme intermédiaires, d’autres animaux qui ne présentent, ni l’unité parfaitedes premiers, ni lamultiplicité manifestedes seconds.La nature ne fait pas de sauts!.....
La Sangsue médicinale est un de ces êtresjuste-milieules mieux caractérisés.
Les autres Annélides possèdent une organisation identique ou analogue.
On a désigné (1826) ces organismes individuels sous le nom dezoonites.
Les zoonites n’embrassent pas nécessairement un intervalle de cinq anneaux. Il y en a de quatre, de trois, de deux et même d’un seul.
Ces organismes sont sur une seule ligne (unisériés) chez les Annélides et chez tous les animaux ditsArticulésouAnnelés; mais, chez d’autres espèces, pour le dire en passant, les zoonites sontmultisériés, c’est-à -dire disposés tantôt suivant deux dimensions, comme chez lesÉtoiles de mer[164], tantôt dans tous les sens, comme chez lesPyrosomes[165]. Ces derniers font le passage vers les animaux associés.
On ne doit plus s’étonner de l’erreur dans laquelle sont tombés certains auteurs, en comparant la Sangsue aux Vertébrés. C’est uneportionde Sangsue seulement, un zoonite, qu’il fallait leur comparer.
On s’est souvent demandé pourquoi un quadrupède auquel on coupe la tête mourait presque instantanément, tandis qu’une Sangsue, après une semblable mutilation, vit encoreplus d’une année. Ce fait est facile à expliquer. Le quadrupède n’a qu’un seul centre sensitif, un cerveau, contenu dans la tête. Si vous le retranchez, l’animal doit périr. Chez la Sangsue, il y a plusieurs centres de vie, et vous ne faites mourir que l’organisme sur lequel vous agissez.
II
De nombreuses objections ont été élevées contre lathéorie des zoonites.
«Nous reconnaissons volontiers, dans une Sangsue, a-t-on dit, des ressemblances assez fortes entre lesorganismes de la partie moyenne; mais nous ne pouvons admettre que l’on compare à ces mêmes organismesceux des extrémités, qui présentent en avant une ventouse en bec de flûte, les yeux et la bouche, et, en arrière, une ventouse en forme de soucoupe et l’ouverture anale. La théorie de la multiplicité des organes est donc insoutenable.»
On a répondu à cela:
1oLa ventouse orale et la ventouse anale ont des rapports tellement sensibles, qu’on les a désignées l’une et l’autre sous le même nom, le nom deventouse.
D’un autre côté, ces deux ventouses se ressemblent si fort, chez lesSangsues de mer, qu’un savant zoologiste, Baster, a pris la première pour la postérieure, et celle-ci pour celle de la bouche!
2oDans un Papillon, on distingue une tête, un corselet et un abdomen, trois parties bien différentes. Or, avant d’être Papillon, l’animal avait été chrysalide; avant d’être chrysalide, il avait été chenille! Eh bien! sous cette dernière forme, il existait sans doute,en germeouen puissance, une tête, un corselet et un abdomen; mais ces parties offraient alorsune même organisation. Dans l’animal adulte, elles ne se ressemblent plus.
3oLesPlanaires, petits animaux aquatiques, d’eau douce et d’eau salée, voisins des Sangsues, présentent, à la partie moyenne du ventre, une poche munie d’une petite trompe. Voilà tout leur système digestif. C’est avec cette trompe quel’animal saisit sa proie et l’introduit dans son estomac. Quand l’aliment est digéré, il rejette les parties excrémentitielles avec le même organe.
Si, à l’aide d’un instrument tranchant, on coupe transversalement une Planaire en deux parties, on formera deux êtres nouveaux. Mais l’estomac étant unique, suivant l’endroit où l’on aura opéré la division, il se trouvera dans l’une ou dans l’autre des deux moitiés. Si vous coupez en avant de la poche digestive, cette poche sera dans la queue; si vous coupez en arrière, elle sera dans la tête. Au bout de quelque temps, apparaît sur le milieu de chaque fragment un point blanchâtre qui s’étend, se creuse et donne naissance à un nouvel appareil. L’estomac ancien, quelle que soit la place qu’il occupe, se flétrit et disparaît. (Il y a un moment où les Planaires possèdent deux estomacs, un normal, dans la situation ordinaire, et un autre plus ou moins atrophié, dans la queue ou dans la tête!) Nous pouvons donc, suivant le lieu où nous porterons le scalpel, faire naître l’estomacà l’endroit que nous voudrons!Que résulte-t-il de là ? Que chez certains Invertébrés, il est permis deconsidérer comme identiques des parties ou des organes qui, au premier abord, ne se ressemblent pas.
III
On a recueilli, depuis quelques années, un grand nombre de faits physiologiques qui prouvent que la Sangsue n’a pas seulement une vie générale,une vie d’association, si l’on peut parler ainsi, mais aussi des vies particulières, desvies de zoonites.
Pour l’harmonie générale, la nature a pourvu cette Annélide de Cordons nerveux de communication qui reliententre eux les organismes particuliers. Le premier zoonite, qui offre le centre sensitif le plus développé et qui porte les organes des sens, peut être regardé comme le chef des organismes, le régulateur de l’association, le pilote du vaisseau. Si l’on détruit ce zoonite, les autres continuent de vivre, mais d’une vie obscure et confuse. L’animal ne peut plus pourvoir à sa nourriture, ni à ses principaux besoins.
Voici quelques expériences qui montrent manifestement que les vies des zoonites sont, jusqu’à un certain point, indépendantes les unes des autres.
1oSi l’on mouille avec de l’eau salée ou avec un acide affaibli les premiers zoonites d’une Sangsue pleine de sang, les estomacs qui leur correspondent se dégorgent, les autres conservent le sang qui les remplit.
2oSi l’on plonge partiellement une Sangsue dans un acide concentré ou dans l’alcool, on ne détruit que la vitalité de la portion plongée.
3oSi l’on coupe en deux une Sangsue aux trois quarts gorgée et encore attachée à la peau, la moitié antérieure continue de sucer, et l’on voit le sang couler par son extrémité ouverte.
4oSi, d’une manière quelconque, on fait périr un zoonite de la région moyenne, les parties antérieure et postérieure ne cessent pas de vivre. Seulement, d’un animalmultiple, on en a fait deux.
5oSi l’on coupe ou si on lie, en avant et en arrière d’un ganglion, les cordons qui l’unissent avec ses deux voisins, le zoonite de ce ganglion conserve sa sensibilité, mais on a donné naissance à un animalisolé, placé entre deux animauxmultiples. Les piqûres qu’on fait éprouver à cet animal ne sont senties que par lui seul.
6oEnfin, quand on coupe ou qu’on lie le cordon médullaire d’une Sangsue, dans la partie moyenne du corps, onproduit et l’on isole deux animauxmultiples. Il se crée à l’instantdeux volontésbien distinctes, et les phénomènes sensitifs et locomotifs qui se passent dans la moitié antérieure n’ont rien de commun avec ceux de l’autre moitié.
Le docteur Vernière a conservé pendant plus de deux mois une Sangsue soumise à cette opération. Rien n’était plus singulier, dit-il, que le conflit des deux volontés entre les deuxdemi-Sangsues, lorsque la ventouse de chacune se trouvait fixée aux parois du vase. On voyait s’engager une lutte dans laquelle chaque moitié se montrait tour à tour contractée ou tiraillée, suivant qu’elle était ou plus forte ou plus faible. Ce combat durait jusqu’à ce que l’une des deux, moins solidement attachée ou moins robuste, vînt à céder; alors la moitié victorieuse la traînait à sa suite. Mais, à son état de contraction et d’immobilité, il était aisé de voir que c’était à contre-cœur, s’il est permis de le dire, que la moitié vaincue se sentait forcée d’obéir à sa compagne.
7oSi l’on coupe une Sangsue de manière à isoler plusieurs fragments, chacun vivra, même pendant un temps considérable.
On a conservé des tronçons, sans nourriture, pendant quatre, six et onze mois. Carena et Rossi assurent en avoir gardé deux ans.
Ces tronçons présentaient, du reste, des signes notables d’amaigrissement: ils ne mangeaient pas. Tout porte à croire que, si par un procédé quelconque on avait pu les nourrir, en introduisant, par exemple, de temps à autre, quelques gouttes de sang dans leur cavité digestive, leur vie se serait prolongée plus longtemps encore.
Qui sait même si, dans ce cas, il n’y aurait pas reproduction des organes amputés?
«La théorie, a dit un penseur profond, est le seul chemin qui conduise à Dieu, à travers la nature. Il ne suffit pas devoir la création, il faut voir derrière elle le Créateur. Linné, avant de commencer son immortel inventaire des trésors de notre globe, se demande quel est le but suprême de l’histoire naturelle, et se répond solennellement que c’estla glorification du Créateur. Cette belle pensée est aussi forte par sa droiture que par sa piété. Plus nous nous séparons des effets par la vertu du perfectionnement de la science, pour remonter vers les principes, plus nous nous rapprochons de la cause première, et plus sa gloire éclate et nous encourage. Il n’y a, en histoire naturelle, que les points de vue pris dans les lois générales qui aillent vers l’infini. Les quitte-t-on pour descendre vers les détails, ces détails ne trouvent plus d’appui que dans la réalité la plus vulgaire, et la science, humiliée, perd son auréole.» (J. Reynaud.)