XVLE ROI DES PRAIRIES

Ce fut avec ces mauvaises intentions que les deux Yankees se mirent à suivre la colonne qui ramenait Madeleine.

Instruits par l’exemple des sauvages, par l’existence commune de six semaines qu’ils avaient menée dans leurs rangs, ils ne négligèrent aucune des précautions dont ceux-ci s’entourent pour suivre une piste en se dissimulant eux-mêmes aux regards attentifs des Sioux.

Et, en vérité, si les Comanches les avaient vus, ils auraient pu se vanter d’avoir formé de bons élèves.

Pas à pas, pendant dix longs jours, sous les nuits glacées, sous les midis encore brûlants, les deux coquins, malgré la fatigue, malgré la faim qui les épuisait, la soif qui les brûlait, marchèrent dans les vestiges de leurs ennemis, n’ayant plus que l’affreuse cupidité du meurtre, le besoin maladif du crime à accomplir.

Ils disputèrent ainsi leur misérable existence aux éléments aussi bien qu’aux bêtes nuisibles des forêts et de la plaine.

Un soir, comme on dressait les tentes pour le campement, le ciel, jusque-là très pur, s’assombrit brusquement. De sombres nuages, aux gros ventres renflés et cuivrés, envahirent la voûte bleue, poussés par une brise du nord qui fit frissonner les hommes les plus robustes sous leurs chaudes pelisses de fourrures.

En quelques heures, les bois furent dépouillés de leurs frondaisons jaunies et les ramures se montrèrent, sèches et nues, pareilles à de lugubres squelettes se tordant avec des gémissements dans le vent mortel.

Ainsi procède le froid dans les régions circumpolaires et, malgré la distance qui l’en sépare, le Canada, pays de plaines immenses, de lacs aussi vastes que des mers, et que ne défend aucune chaîne de montagnes, subit les brutales caresses du nord.

En voyant ce firmament lugubre, Wagha-na dit à Georges et à Sourbin :

— Eh bien, Messieurs, vous allez faire connaissance avec l’hiver des septentrions. Ceci n’est que peu de chose, car la saison rigoureuse ne commence vraiment qu’en décembre pour finir au milieu de février. Mais notre automne n’en vaut pas mieux. Ces nuages sont chargés de neige. Demain vous ne reconnaîtrez plus la prairie.

Il donna l’ordre de dresser les tentes en prévision de la neige qui allait tomber. Cette précaution consistait à envelopper chacune d’elles d’une bordure de pieux en palissade, sur laquelle s’arrêterait la neige. Quant à la toiture des tentes, elle fut consolidée à l’aide d’une charpente intérieure en bois, que les Indiens eurent tôt fait de couper aux arbres environnants.

Tout le monde se blottit dans ces huttes essentiellement temporaires. On abrita les chevaux sous des hangars non moins improvisés, faits de longues branches placées obliquement sur le sol et clouées aux troncs des plus gros arbres. Sous cette toiture tout à fait sommaire, les bêtes furent rangées côte à côte, toutes les têtes tournées vers le tronc pris comme pivot de cet étrange cirque. Comme l’on ne pouvait plus compter sur la prairie pour fournir l’herbe du fourrage, on plaça devant les bêtes des brassées entières de genêts rustiques, qui fournissent une pitance, sinon agréable, du moins suffisante dans les jours de disette.

Ainsi que l’avait annoncé Wagha-na, il était impossible, le lendemain, de reconnaître la prairie.

La neige était tombée avec une telle abondance qu’elle couvrait le sol jusqu’à la hauteur de trois pieds, entourant les palissades d’une véritable ceinture formant muraille. Aussi loin que la vue s’étendît, elle ne découvrait qu’une immensité blanche, de laquelle émergeaient les bouquets d’arbres tels qu’ils apparaissent dans les terrés inondées.

Un silence profond régnait dans ce désert glacé. Il s’en dégageait une tristesse morne qui n’ôtait pourtant rien à l’aspect grandiose du tableau. Mais on n’avait pas de temps à perdre en cette contemplation.

Le Bison Noir s’empressa de le rappeler à ses compagnons.

— En route, ordonna-t-il. Il nous faut gagner du terrain tant que le sol est friable, car dès que le vent aura soufflé les difficultés s’accroîtront et le retour ne sera pas sans présenter quelques dangers.

En effet, ces premiers froids sont fréquemment suivis d’une détente de l’atmosphère.

Alors les neiges fondent, les ruisseaux grossissent, les rivières débordent, souvent avec impétuosité, multipliant les ravages, et c’est à travers une prairie inondée, dont ils ne peuvent deviner les niveaux changeants, que les voyageurs sont obligés de se faire une route périlleuse.

C’était là ce que redoutait Wagha-na.

Il connaissait trop bien son pays pour n’avoir point lieu de suspecter ces froids précoces. Bien que le Canada s’étende en partie dans la zone : glaciale, il ne mérite aucunement le mépris qu’affichait Voltaire pour ces « arpents de neige » si glorieusement défendus par Montcalm. C’est une riche et belle terre où l’hiver n’est guère plus rigoureux qu’au nord de l’Allemagne, qu’en Russie, et où il dure beaucoup moins longtemps. La belle saison, au contraire, s’y prolonge, précédée et suivie d’une double période de pluies et de ciels mous.

Dès que l’ordre eut été donné, on fit sortir les chevaux, on replia les tentes, et la colonne s’élança à travers la plaine de l’allure la plus rapide que purent soutenir les chevaux.

On ne fit pas beaucoup de chemin. Si la neige durcie est glissante, la neige fraîche est inconsistante. Les pieds des bêtes s’enfonçaient en d’invisibles crevasses et cela provoquait des chutes souvent pénibles.

Mais le moral de la troupe demeurait excellent. Tous connaissaient ces accidents de la grande vie libre et fière du désert ; ils étaient accoutumés à ces incommodités inhérentes à la nature du pays et à la température de ce ciel qui ne se montre sévère parfois que pour redevenir clément et favorable aux premiers souffles du printemps.

On s’en allait donc gaiement, faisant contre fortune bon cœur, lorsqu’un incident tout à fait imprévu vint jeter un trouble profond dans les esprits et faire renaître les angoisses si récemment éprouvées.

On avait atteint un coude de la rivière Murray où le cours d’eau, parsemé d’îlots boisés, se divise en plusieurs bras de peu de largeur qu’il est aisé de traverser, soit à gué, soit à la nage.

Or, ni l’un ni l’autre de ces moyens ne pouvait être adopté pour le transport de Madeleine qui, à peine relevée de sa maladie, réclamait encore les plus grands ménagements.

Force fut bien de s’arrêter, malgré les instances de la jeune fille pour suivre ses compagnons par la même voie, et de chercher un moyen de locomotion qui écartât tout danger de rechute ou de complication dans la maladie.

Chinga-Roa résolut assez vite le problème.

Le Renard Avisé avait passé la plus grande partie de son enfance sur les bords du lac Supérieur. Il s’y était rompu à tous les exercices du canotage, et, plus tard, dans une course que divers membres de sa tribu avaient poussée à travers les monts Rocheux, jusqu’aux bords du Pacifique, il s’était familiarisé avec l’Océan lui-même.

Il entraîna donc deux ou trois de ses guerriers et, en moins d’une heure, ils eurent confectionné une pirogue creusée dans le tronc d’un bouleau, assez large pour recevoir deux personnes.

Ce fut dans cette embarcation tout à fait primitive que l’on fit monter Madeleine. Une corde fut attachée à l’avant du bateau, permettant aux cavaliers qui nageraient dans le voisinage de la tirer avec eux.

Wagha-na, Georges Vernant, Joë O’Connor, Sheen-Buck et Chinga-Roa s’attelèrent tour à tour à la nacelle, et cinq des bras furent franchis de la sorte sans difficultés.

Restait le sixième, à la fois le plus large et le plus rapide, que creusait un courant plein de remous dangereux.

Quand on en toucha les bords, le Bison Noir ouvrit l’avis que deux guides ne seraient pas de trop pour escorter le frêle esquif.

Léopold Sourbin, dont le tour n’était pas encore venu, s’offrit avec empressement à être l’un des deux nageurs de circonstance. Georges Vernant prit pour la seconde fois sa place à la droite de la pirogue, tandis que Sourbin la flanquait sur la gauche. Résolument, les deux hommes se jetèrent à l’eau et tirèrent le bateau à travers le courant, après l’avoir attaché aux selles des deux montures.

On avait déjà parcouru les deux tiers du lit de la rivière, quand Sourbin, jetant une exclamation, sortit brusquement de l’eau et, se mettant en selle, poussa sa bête en avant de Madeleine, qu’il couvrit de son corps.

En même temps, son bras allongé désignait l’autre rive à Georges et à Wagha-na, en disant :

— Là ! là ! dans le fourré.

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage.

On le vit chanceler sur sa selle, tirer violemment la bride, et tourner si rapidement sur lui-même que Georges effrayé n’eut que le temps de le soutenir pour l’empêcher de tomber dans la rivière.

Une détonation venait d’éclater et au point qu’avait désigné le doigt de Léopold, un nuage de fumée blanche s’enlevait au-dessus d’un buisson de houx, de genêts et de buis sauvage.

Il n’en avait pas fallu davantage pour faire comprendre à Wagha-na ce qui venait de se passer.

Un homme, un ennemi, poussé par une haine aveuglante, avait fait feu sur Madeleine. La jeune fille aurait infailliblement péri, si Léopold Sourbin, avec une admirable générosité, ne s’était jeté devant elle. C’était lui qui avait reçu la balle destinée à sa cousine.

L’assassin, Wagha-na, n’avait pas besoin qu’on le lui désignât autrement. Ce ne pouvait être que l’un des deux Yankees qui depuis le début de cette aventureuse campagne, s’acharnaient à poursuivre l’orpheline de leur inexplicable haine.

Le Bison Noir avait déjà pris terre. Sans prononcer une parole, il lança vivement Gola par-dessus les remblais de neige qui ceignaient le buisson, tandis que Joë et Sheen-Buck aidaient Madeleine à débarquer et tiraient à terre le malheureux Sourbin livide et sanglant.

Georges, lui, suivait déjà l’exemple du chef Pawnie et galopait à côté de lui dans la plaine couverte de neige, bientôt suivi de Chinga-Roa et de vingt cavaliers Sioux.

Un second coup de feu éclata et le jeune Canadien sentit le vent d’une balle rasant sa tempe droite.

Il vit devant lui l’Allemand Gisber Schulmann qui venait de tirer.

— Ah ! rugit le jeune homme, je t’aurai,Deutschmaudit, quand bien même le diable, ton père, viendrait à ton secours.

Dès le début de la poursuite, il fut visible que les bêtes épuisées des deux coquins ne pourraient soutenir une lutte de vitesse avec les deux merveilleux coursiers qui avaient nom Hips et Gola.

En effet, au bout de huit cents pas péniblement franchis, la monture de l’Allemand buta contre un tronc d’arbre enfoui dans la neige et tomba, sur ses genoux, le mufle en avant, les naseaux pleins de sang.

Tout aussitôt le Germain mit pied à terre et brandissant par le canon sa carabine qu’il n’avait pas eu le temps de recharger, attendit de pied ferme son impétueux assaillant. Georges accourait sur lui, la main haute, armé d’un large couteau de chasse à servir un wapiti ou un sanglier.

Mais, en voyant son ennemi désarçonné, il ne voulut point profiter de l’avantage que lui assurait son cheval.

D’un bon rapide, il quitta la selle et s’avança contre Gisber toujours railleur.

— Est-ce toi qui as tiré sur Léopold Sourbin ? demanda-t-il.

— Non, répliqua l’Allemand, mais je regrette de ne l’avoir pas fait. D’ailleurs, ce n’était pas à lui que la balle était destinée.

— C’était la Fée, alors, que vous vouliez tuer ?

— Oui, dit encore crânement le misérable.

Un sourire de mépris glissa sur les lèvres de Georges.

— Tu ne vaux pas l’honneur que je te fais en te tuant, cria-t-il. Mais je n’ai pas le choix des moyens. Défends-toi donc, car j’aurais peut-être dû t’écraser ainsi qu’une bête malfaisante.

— Défends-toi toi-même, gronda encore l’Allemand, qui, se ruant sur le jeune homme, abaissa la crosse de son arme comme il eût fait d’une massue.

Un saut de côté préserva Georges. Il mesura d’un coup d’œil la taille du colosse. Schulmann le dépassait de la moitié de la tête. Le Canadien répondit aux insultes de son ennemi par une suprême raillerie.

— On m’avait toujours dit que vos grandes tailles renfermaient de petites âmes. Je vais prendre ta mesure tout à l’heure, quand je l’aurai couché là.

Et, du bout de son coutelas, il montrait au Teuton le tapis de neige de la prairie.

Gisber, dont le premier coup avait porté à faux, grinça des dents, et se précipita derechef, la crosse levée.

Vernant l’avait vu venir. Comme la première fois, il esquiva l’attaque. Mais, avec la souplesse d’un fauve, il bondit à son tour sur le Germain. Un seul coup de poing brisa le poignet gauche du colosse, et la main du Canadien se ferma, comme une tenaille sur le cou énorme. En même temps, d’une secousse qui eût ébranlé un chêne, le jeune homme déracina le géant de sa lourde base et le jeta pesamment sur le sol.

— Allons, plaisanta une fois encore Georges, tu as l’air d’un taureau ; tu n’es qu’un bœuf. Relève-toi. Je ne veux pas t’égorger comme une bête de boucherie.

L’Allemand ne se le fit pas dire deux fois.

Écumant, les yeux hors de l’orbite, il mit, lui aussi, au clair la lame d’un couteau de chasse et se rua sur Vernant.

Le combat ne fut pas de plus longue durée qu’au premier choc. Une simple parade rejeta l’arme de l’assaillant, tandis que celle du Canadien disparaissait jusqu’à la garde entre le cou et l’épaule de Schulmann, au-dessus du thorax.

— Voilà qui est fait ! dit une voix tranquille, tout près de Georges. Il est dommage que ça n’ait pas eu lieu plus tôt.

C’était Wagha-na qui venait de parler. Et, en se retournant Georges put voir le Bison Noir, toujours monté sur Gola, qui lui ramenait Hips par la bride. Derrière lui, deux Sioux conduisaient Ulphilas Pitch, les deux mains attachées derrière le dos, le cou déjà entouré d’un lasso.

— Il ne faut pas faire languir ce gentleman, reprit le Pawnie avec le même flegme. Cette humidité froide pourrait lui devenir préjudiciable. Allons ! camarades, hissez-moi ce Yankee. Nous n’avons point de pasteur sous la main.

L’ordre fut immédiatement exécuté.

Juste au-dessus du bras du Murray que l’on venait de traverser, un séquoia de belles dimensions allongeait de longues et fortes branches. Ce fut à la plus grosse de ces branches que l’on attacha l’extrémité du lasso. Après quoi, l’on poussa le misérable Pitch dans le vide.

Il se balança quelques minutes au-dessus des eaux toutes noires de la rivière. Puis les convulsions suprêmes prirent fin, et le cadavre demeura immobile, accroché par le cou. Déjà, corbeaux et vautours, taches sombres dans le firmament gris, tournoyaient, avec des cris aigus et des battements d’ailes, au-dessus de cette proie qu’on leur offrait si bénévolement. Une sorte d’urubu à crête sanglante avait pris les devants et, de son bec puissant, déchiquetait déjà les chairs de Gisber Schulmann.

Il n’y avait plus rien à faire qu’à soigner, à soulager, tout au moins, l’infortuné Léopold, qu’on avait dû coucher sous une tente dressée à la hâte et plantée tant mal que bien dans la neige déjà fondante.

Hélas ! Le cas était désespéré. Le cousin de Madeleine expiait en une seule fois toutes les vilenies de son passé. Dieu lui accordait, il est vrai, mieux que la mort d’un honnête homme : celle d’un brave dont la dernière action rachetait une existence mal employée.

Sheen-Buck, qui était le chirurgien de la troupe, put renseigner Wagha-na sur la gravité de la blessure dont Sourbin avait été atteint.

Il avait pu sonder la plaie et extraire la balle.

Celle-ci avait frappé le pauvre garçon de haut en bas, sous la clavicule gauche. Trouant un oblique chemin, elle avait traversé le poumon des deux côtés, déchirant le ventricule droit du cœur. C’était la mort imminente, sans arrêt comme sans rémission.

Léopold connaissait son état. Il sourit tristement aux paroles affectueuses que lui adressaient Wagha-na, Georges, Joë et Sheen-Buck, penchés sur le lit provisoire de sa cruelle agonie.

Quant à Madeleine, le chagrin de ce trépas violent lui ôtait la parole. Elle pleurait silencieusement.

Et, la voyant pleurer, le mourant lui adressa de touchantes paroles :

— Ma cousine, proféra-t-il à travers les hoquets de la fin, j’étais parti de France avec le projet de vous dépouiller. Ici, à votre vue, j’ai changé d’intentions ; j’ai osé lever les yeux sur vous et concevoir d’absurdes espérances. Je vous ai pourtant sincèrement aimée, et, aujourd’hui, je puis le dire, je vous aime tous. J’aurais pu être à l’avenir un honnête homme. Dieu ne l’a pas voulu. Il est juste. Je meurs justement châtié.

Un flot de sang jailli de sa bouche lui coupa la voix. Quand il put la recouvrer, il dit encore :

— Je viens de faire une confession publique. J’espère qu’elle me comptera auprès de Dieu et que ma mort rachètera ma vie. S’il vous est possible de faire mettre mon corps en terre sainte, accordez-moi cette faveur. Qu’un prêtre bénisse mes pauvres restes. Et vous tous, oubliez mes fautes et… priez pour moi.

Telles furent ses dernières recommandations à ceux qu’il n’avait connus que pour essayer de leur nuire. On ne se souvint que de son généreux repentir, et tous versèrent des larmes sur cette dépouille purifiée par le pardon, ennoblie par le sacrifice.

On creusa une tombe sous la neige, dans cette terre durcie. On en marqua la place avec une croix.

Puis, toute la colonne reprit le chemin des établissements du Winnipeg.

Elle y rentra dans les premiers jours de décembre. Deux mois s’étaient écoulés depuis le départ. De combien de tragiques événements n’avaient-ils pas été remplis ?

Au printemps suivant furent célébrés, dans la petite église de Dogherty, les noces chrétiennes de Georges Vernant et de Madeleine Kerlo.

Tout le monde aimait le fier et noble jeune homme que Wagha-na avait choisi pour mari de sa fille adoptive. On l’avait vu à l’œuvre ; on connaissait son indomptable courage, la générosité de son âme et la force herculéenne de son bras. Et, de l’avis de tous, nul homme n’était plus digne de continuer un jour l’œuvre du Bison Noir et d’être l’époux heureux et aimé de la Fée.

Celle-ci était belle à miracle. Sous son voile, couronnée de fleurs d’oranger, dans sa robe d’une éblouissante blancheur, elle rappelait plus que jamais les beaux anges qui peuplent de doux rêves le sommeil des hommes vertueux et des vierges sacrées. Elle était la plus pure fleur de ces neiges septentrionales qui couvrent d’un linceul d’argent l’innocence de ces contrées encore intactes, mais s’entr’ouvrent, tous les printemps, pour en laisser sortir les moissons de l’énergie humaine bénie du ciel.

Madeleine n’avait pas voulu recevoir la bénédiction nuptiale avant d’accomplir un pieux devoir.

Aussi, dès que les premiers souffles tièdes avaient chassé les bises glaciales et fait verdir les bourgeons, elle avait voulu accompagner la colonne qui était retournée au désert, là-bas, sur les bords du Murray, pour retirer de sa couche provisoire la dépouille du malheureux Sourbin.

Et, maintenant, Léopold reposait en terre sainte, dans l’humble cimetière de Dogherty, sous un bloc de granit qui ne rappelait à la mémoire des hommes que l’acte de dévouement où il avait perdu la vie.

Lorsque le jeune couple sortit du temple catholique, des salves de mousqueterie, les clameurs d’une foule enthousiaste saluèrent ses premiers pas. Georges et Madeleine marchèrent sur un tapis de fleurs et de verdure des marches de la chapelle au seuil de leur demeure.

Quarante mille assistants de toutes races se pressèrent pendant trois jours dans les rues et les places de Dogherty. Les hôtels étaient pleins ; les maisons des particuliers elles-mêmes ne purent suffire à recevoir la foule. On coucha sous les tentes, dans des baraquements de planches et de feuillage.

Et, ce jour-là, il fallut bien se départir un peu de la sévère prescription qui rationnait les boissons fortes. Punch, whiskey, brandy, cognac de France, genièvre de Hollande, aguardiente du Mexique, coulèrent plus que de raison. Mais la raison conserva son empire. On n’eut ni troubles, ni accidents à déplorer.

Dans le nombre des chefs de tribus admis à la table des noces, on remarqua Magua, l’Ours Gris.

Le chef des Comanches avait tenu sa parole. Désormais, il était le fils dévoué du Bison Noir. Huit cents hommes de sa tribu l’avaient suivi pour s’établir avec lui sur les bords du lac Athabaska.

Ce jour-là on lut le recensement des peuples de race rouge qui avaient adhéré à la noble ligue fondée par Wagha-na. Cent soixante mille Indiens des deux sexes acceptaient la vie commune et dotaient le Dominion du Canada d’une population pleine d’espoir et de foi en ses nouvelles destinées.

Et comme Sheen-Buck avait, une fois de plus, dressé la carte du banquet, les langues se firent prolixes au dessert.

Ce fut Magua qui se leva le premier pour boire à la santé des nouveaux époux.

— Non, répondit Madeleine en haussant sa coupe, le premier vœu doit être pour notre commun père, pour Jean Wagha-na, le Roi de la Prairie.


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