XXIIIeSITUATIONDevoir sacrifier les siens

(Le Héros — le Proche désigné — la Nécessité du sacrifice)

Symétrique aux trois que nous venons de voir, cette Situation rappelle, par un côté, cette destruction du sens naturel qui fait les « Haines de proches » (XIIIe). A vrai dire, les sentiments que nous allons rencontrer chez le protagoniste seront d’une nature bien différente, mais, — de par l’intrusion de la Nécessité dans le drame, — le point de perspective où celui-ci va courir ne sera-t-il pas, exactement, le même ?

A 1 —Devoir sacrifier sa fille à l’intérêt public: —Iphigéniesd’Eschyle et de Sophocle,Iphigénies à Aulisd’Euripide et de Racine,Érechtéed’Euripide.

2 —Devoir la sacrifier par suite d’un serment à Dieu: — lesIdoménéesde Crébillon, de Lemierre, de Cienfuegos, lesJephtésde Buchanan, de Boyer. Cette nuance s’étend d’abord vers leXVIIe(Imprudence) ; mais les luttes psychologiques lui donnent bientôt un tour très divergent.

3 —Devoir sacrifier des êtres chers, des bienfaiteurs à sa foi: —Torquemada,Quatre-vingt-treize. Histoire : Philippe II ; Abraham et Isaac.

B 1 —Devoir sacrifier son enfant, inconnu d’autrui, sous la pression des nécessités: —Mélanippe-la-Saged’Euripide,Lucrèce-Borgia(II, 5).

2 —Devoir, dans les mêmes circonstances, sacrifier son père: — lesHypsipylesd’Eschyle, d’Euripide et de Métastase,les Lemniennesde Sophocle.

3 —Devoir, dans les mêmes circonstances, sacrifier son époux: — lesDanaïdesde Phrynichus, d’Eschyle, de Gombaud, de Salieri, de Spontini, lesLyncéesde Théodecte, d’Abeille, lesHypermnestresde Métastase, de Rieupeyroux, de Lemierre, etc.

4 —Devoir sacrifier son gendre au salut public: —Un patriote(M. Dartois, 1881).

5 —Devoir combattre son beau-frère pour le salut public: —Horace. La loyauté et l’affection qui subsistent entre les adversaires écartent toute ressemblance avec laXXXe.

La nuance B (B 1 par exemple) prête à de beaux entrelacements de motifs : dansMélanippe-la-Sage, celle-ci se trouvait (1o) forcée de tuer son fils, ordre auquel elle eût résisté, au risque de sa propre vie, mais elle était en même temps (2o) forcée de cacher son intérêt pour cet enfant, de peur d’en révéler l’identité et d’en causer, ainsi, la mort certaine. C’était, on le voit, le procédé du dilemme appliqué à une donnée dramatique. On peut l’adapter, avec un égal succès, à tous les cas où un personnage reçoit une injonction à laquelle il ne veut pas obéir ; il suffira de le faire tomber par son refus même dans une seconde situation aboutissant à un résultat aussi répugnant, ou, mieux encore, identique. Ce dilemme d’action se retrouve dans ce qu’on appelle le « chantage » ; nous l’avons vu aussi ébaucher sa cruelle alternative dans C de laXXe(Théodore,la Vierge Martyre, etc.), et la manifester clairement dans D, surtout D 2 de laXXIIe(Mesure pour Mesure,le Huron, etc.) ; mais il est, là, posé tout crûment, par un seul et même personnage ou événement, d’une nature tyrannique, odieuse. Tandis que, dansMélanippe-la-Sage, il résulte d’une façon si logique et si impitoyable de l’action que, ne songeant plus à nous révolter, nous le subissons complètement ; et il nous paraît plus naturel, plus écrasant.

Avant d’abandonner ces 4 situations symétriques (et rien n’empêche le lecteur d’en grouper d’autres ainsi, pour en tirer un profit analogue), je veux encore indiquer une manière d’en disposer les éléments en vue de chercher des états d’âme moins déflorés. Nous venons de voir aux prises les forces : Passion (vice, etc.), Affection pure (pour des parents, pour des amis, pour des bienfaiteurs, et, particulièrement, pour leur vie, pour leur honneur ou pour tel autre de leurs intérêts), Raison d’État (succès de ses compatriotes, de sa cause, de son œuvre), Égoïsme (volonté de vivre, cupidité, ambition, avarice, vanité), Honneur (parole, chasteté féminine, fidélité), Foi (vœu religieux, serment à la divinité, piété familiale). Opposez-les deux à deux, — et étudiez-en les conflits.

D’abord se produiront les cas déjà cités ; mais en voici de nouveaux : une Passion ou vice détruisant l’Intérêt de l’État (car dansAntoine et Cléopâtre, il ne tombe que la Puissance royale des deux amants, et l’on ne sent pas des peuples en péril) ; — l’Égoïsme (sous sa forme « ambition » par exemple) luttant avec la Foi, en l’âme d’un homme, cas fréquent dans les guerres religieuses ; — l’Égoïsme sous cette forme ambitieuse étreignant l’Affection pure (l’intrigant qui renie ou sacrifie son père, sa mère, son ami, et s’en fait des marchepieds, — tableau splendide !) ; — un combat entre l’Honneur personnel et la Raison d’État (Judith aux bras d’Holopherne, Bismarck falsifiant la dépêche de son maître). Opposez ensuite les nuances entre elles (le héros sera pris entre sa foi et l’honneur des siens, et ainsi de suite) ; les sujets naîtront par milliers.

Avis spécial, la tragédie néo-classique étant morte, au roman psychologique, son légataire.


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