AgrandirD’Artagnan releva ses coiffes et dégagea ses mains de dessous son mantelet; à la vue de ses moustaches et de son épée nue, le pauvre diable s’aperçut qu’il avait affaire à un homme.Il crut alors que c’était quelque assassin.—Au secours! à l’aide! au secours! s’écria-t-il.—Tais-toi, malheureux! dit le jeune homme, je suis d’Artagnan, ne me reconnais-tu pas? Où est ton maître?—Vous, monsieur d’Artagnan! s’écria Grimaud, impossible!—Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je crois que vous vous permettez de parler.—Ah! monsieur! c’est que...—Silence!Grimaud se contenta de montrer du doigt d’Artagnan à son maître.Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu’il était, il partit d’un éclat de rire que motivait bien la mascarade étrange qu’il avait sous les yeux: coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers, manches retroussées et moustaches roides d’émotion.—Ne riez pas, mon ami, s’écria d’Artagnan; de par le ciel ne riez pas, car, sur mon âme, je vous le dis, il n’y a point de quoi rire.AgrandirEt il prononça ces mots d’un air si solennel et avec une épouvante si vraie qu’Athos lui prit aussitôt les mains en s’écriant:—Seriez-vous blessé, mon ami? vous êtes bien pâle!—Non, mais il vient de m’arriver un terrible événement. Êtes-vous seul, Athos?—Parbleu! qui voulez-vous donc qui soit chez moi à cette heure?—Bien, bien.Et d’Artagnan se précipita dans la chambre d’Athos.—Hé, parlez! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les verrous pour n’être pas dérangés. Le roi est-il mort? avez-vous tué M. le cardinal? vous êtes tout bouleversé: voyons, voyons, dites, car je meurs véritablement d’inquiétude.—Athos, dit d’Artagnan se débarrassant de ses vêtements de femme et apparaissant en chemise, préparez-vous à entendre une histoire incroyable, inouïe.—Prenez d’abord cette robe de chambre, dit le mousquetaire à son ami.D’Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre tant il était encore ému.—Eh bien? dit Athos.—Eh bien! répondit d’Artagnan en se courbant vers l’oreille d’Athos et en baissant la voix, milady est marquée d’une fleur de lis à l’épaule.—Ah! cria le mousquetaire comme s’il eût reçu une balle dans le cœur.—Voyons, dit d’Artagnan: êtes-vous sûr que l’autresoit bien morte?—L’autre? dit Athos d’une voix si sourde, qu’à peine si d’Artagnan l’entendit.—Oui, celle dont vous m’avez parlé un jour à Amiens.Athos poussa un gémissement et laissa tomber sa tête dans ses mains.—Celle-ci, continua d’Artagnan, est une femme de vingt-six à vingt-huit ans.—Blonde, dit Athos, n’est-ce pas?—Oui.—Des yeux bleus clairs, d’une clarté étrange, avec des cils et sourcils noirs?—Oui.—Grande, bien faite? Il lui manque une dent près de l’œillère à gauche.—Oui.—La fleur de lis est petite, rousse de couleur et comme effacée par les couches de pâte qu’on y applique?—Oui.—Cependant vous dites qu’elle est Anglaise!—On l’appelle milady, mais elle peut être Française. Malgré cela, lord Winter n’est que son beau-frère.—Je veux la voir, d’Artagnan!—Prenez garde, Athos, prenez garde; vous avez voulu la tuer, elle est femme à vous rendre la pareille et à ne pas vous manquer.—Elle n’osera rien dire, car ce serait se dénoncer elle-même.—Elle est capable de tout! L’avez-vous jamais vue furieuse?—Non, dit Athos.—Une tigresse, une panthère! Ah! mon cher Athos! j’ai bien peur d’avoir attiré sur nous deux une vengeance terrible!D’Artagnan raconta tout alors: la colère insensée de milady et ses menaces de mort.—Vous avez raison, et, sur mon âme, je donnerais ma vie pour un cheveu, dit Athos. Heureusement, c’est après-demain que nous partons de Paris; nous allons, selon toute probabilité, à La Rochelle, et une fois partis...—Elle vous suivra jusqu’au bout du monde, Athos, si elle vous reconnaît; laissez donc sa haine s’exercer sur moi seul.—Ah! mon cher! que m’importe qu’elle me tue! dit Athos; est-ce que par hasard vous croyez que je tiens à la vie?—Il y a quelque horrible mystère sous tout cela. Athos! cette femme est l’espion du cardinal, j’en suis sûr.—En ce cas prenez garde à vous. Si le cardinal ne vous a pas dans une haute admiration pour l’affaire de Londres, il vous a en grande haine; mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous reprocher ostensiblement, et qu’il faut que haine se passe, surtout quand c’est une haine de cardinal, prenez garde à vous! Si vous sortez, ne sortez pas seul; si vous mangez,prenez vos précautions: méfiez-vous de tout enfin, même de votre ombre.—Heureusement, dit d’Artagnan, qu’il s’agit seulement d’aller jusqu’après-demain soir sans encombre, car une fois à l’armée, nous n’aurons plus, je l’espère, que des hommes à craindre.—En attendant, dit Athos, je renonce à mes projets de réclusion, et je vais partout avec vous: il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs, je vous accompagne.—Mais si près que ce soit d’ici, reprit d’Artagnan, je ne puis y retourner comme cela.—C’est juste, dit Athos.Et il tira la sonnette.Grimaud entra.Athos lui fit signe d’aller chez d’Artagnan, et d’en rapporter des habits.Grimaud répondit par un autre signe, qu’il comprenait parfaitement, et partit.—Ah çà ! mais voilà qui ne nous avance pas pour l’équipement, cher ami, dit Athos; car, si je ne m’abuse, vous avez laissé toute votre défroque chez milady, qui n’aura sans doute pas l’attention de vous la retourner. Heureusement que vous avez le saphir.—Le saphir est à vous, mon cher Athos! ne m’avez-vous pas dit que c’était une bague de famille?—Oui, mon père l’acheta deux mille écus, à ce qu’il me dit autrefois; il faisait partie des cadeaux de noces qu’il fit à ma mère; et il est magnifique. Ma mère me le donna, et moi, fou que j’étais, plutôt que de garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai à mon tour à cette misérable.—Alors, mon cher, reprenez cette bague, à laquelle je comprends que vous devez tenir.—Moi, reprendre cette bague, après qu’elle a passé par les mains de l’infâme! jamais: cette bague est souillée, d’Artagnan.—Vendez-la donc.—Vendre un bijou qui vient de ma mère! Je vous avoue que je regarderais cela comme une profanation.—Alors engagez-le, on vous prêtera bien dessus un millier d’écus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires; puis, au premier argent qui vous rentrera, vous le dégagerez, et vous le reprendrez lavé de ses anciennes taches, car il aura passé par les mains des usuriers.Athos sourit.—Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d’Artagnan; vous relevez par votre éternelle gaieté les pauvres esprits dans l’affliction. Eh bien! oui, engageons cette bague, mais à une condition!—Laquelle?—C’est qu’il y aura cinq cents écus pour vous et cinq cents écus pour moi.—Y songez-vous, Athos! je n’ai pas besoin du quart de cette somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me le procurerai. Que me faut-il? Un cheval pour Planchet, voilà tout. Puis vous oubliez que j’ai une bague aussi.—A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne tiens, moi, à la mienne; du moins j’ai cru m’en apercevoir.—Oui, car dans une circonstance extrême elle peut nous tirer non seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque grand danger; c’est non seulement une pierre précieuse, mais c’est encore un talisman enchanté.—Je ne vous comprends pas, mais je crois à ce que vous dites. Revenons donc à ma bague, ou plutôt à la vôtre; vous toucherez la moitié de la somme qu’on nous donnera sur elle ou je la jette dans la Seine, et je doute que, comme à Polycrate, quelque poisson soit assez complaisant pour nous la rapporter.—Eh bien! donc, j’accepte! dit d’Artagnan.En ce moment Grimaud rentra accompagné de Planchet; celui-ci, inquiet de son maître et curieux de savoir ce qui lui était arrivé, avait profité de la circonstance et apportait les habits lui-même. D’Artagnan s’habilla, Athos en fit autant: puis quand tous deux furent prêts à sortir, ce dernier fit à Grimaud le signe d’un homme qui met en joue; celui-ci décrocha aussitôt son mousqueton et s’apprêta à accompagner son maître.Ils arrivèrent sans accident à la rue des Fossoyeurs, Bonacieux était sur la porte, il regarda d’Artagnan d’un air goguenard.—Eh, mon cher locataire! dit-il, hâtez-vous donc, vous avez une belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous le savez, n’aiment pas qu’on les fasse attendre!—C’est Ketty, s’écria d’Artagnan, et il s’élança dans l’allée.Effectivement, sur le carré conduisant à sa chambre, et tapie contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante.Dès qu’elle l’aperçut:—Vous m’avez promis votre protection, vous m’avez promis de me sauver de sa colère, dit-elle; souvenez-vous que c’est vous qui m’avez perdue!—Oui, sans doute, dit d’Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais qu’est-il arrivé après mon départ?—Le sais-je! dit Ketty. Aux cris qu’elle a poussés les laquais sont accourus, elle était folle de colère; tout ce qu’il existe d’imprécations elle les a vomies contre vous. Alors j’ai pensé qu’elle se rappellerait que c’était par ma chambre que vous aviez pénétré dans la sienne, et qu’alors elle songerait que j’étais votre complice; j’ai pris le peu d’argent que j’avais, mes hardes les plus précieuses, et je me suis sauvée.—Pauvre enfant! Mais que vais-je faire de toi? Je pars après-demain.—Tout ce que vous voudrez, monsieur le chevalier, faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France.Agrandir—Je ne puis cependant pas t’emmener avec moi au siège de La Rochelle, dit d’Artagnan.—Non; mais vous pouvez me placer en province, chez quelque dame de votre connaissance: dans votre pays, par exemple.—Ah! ma chère amie! dans mon pays les dames n’ont pas de femmes de chambre. Mais, attends, j’ai ton affaire, Planchet, va me chercher Aramis: qu’il vienne tout de suite. Nous avons quelque chose de très important à lui dire.—Je comprends, dit Athos; mais pourquoi pas Porthos? il me semble que sa marquise...—La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs deson mari, dit d’Artagnan en riant. D’ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer rue aux Ours, n’est-ce pas, Ketty?—Je demeurerai où l’on voudra, dit Ketty, pourvu que je sois bien cachée et qu’on ne sache pas où je suis.—Maintenant, Ketty, que nous allons nous séparer, et par conséquent que tu n’es plus jalouse de moi...—Monsieur le chevalier, de loin ou de près, dit Ketty, je vous aimerai toujours.—Où diable la constance va-t-elle se nicher! murmura Athos.—Moi aussi, dit d’Artagnan, moi aussi, je t’aimerai toujours, sois tranquille. Mais voyons, réponds-moi. Maintenant j’attache une grande importance à la question que je te fais: N’aurais-tu jamais entendu parler d’une jeune femme qu’on aurait enlevée pendant une nuit?—Attendez donc... Oh, mon Dieu! monsieur le chevalier, est-ce que vous aimez encore cette femme?—Non; c’est un de mes amis qui l’aime. Tiens, c’est Athos que voilà .—Moi! s’écria Athos avec un accent pareil à celui d’un homme qui s’aperçoit qu’il va marcher sur une couleuvre.—Sans doute, toi! fit d’Artagnan en serrant la main d’Athos. Tu sais bien l’intérêt que nous prenons tous à cette pauvre petite madame Bonacieux. D’ailleurs Ketty ne dira rien: n’est-ce pas, Ketty? Tu comprends, mon enfant, continua d’Artagnan, c’est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici.—Oh! mon Dieu! s’écria Ketty, vous me rappelez ma peur: pourvu qu’il ne m’ait pas reconnue!—Comment, reconnue! tu as donc déjà vu cet homme?—Il est venu deux fois chez milady.—C’est cela. Vers quelle époque?—Mais il y a quinze ou dix-huit jours à peu près.—Justement.—Et hier soir il est revenu.—Hier soir?—Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-même.—Mon cher Athos, nous sommes enveloppés dans un réseau d’espions! Et tu crois qu’il t’a reconnue, Ketty?—J’ai baissé ma coiffe en l’apercevant, mais peut-être était-il trop tard.—Descendez, Athos, vous dont il se défie moins que de moi, et voyez s’il est toujours sur sa porte.Athos descendit et remonta bientôt.—Il est parti, dit-il, et la maison est fermée.—Il est allé faire son rapport, et dire que tous les pigeons sont en ce moment au colombier.—Eh bien! mais, envolons-nous, dit Athos, et ne laissons ici que Planchet pour nous rapporter les nouvelles.—Un instant! Et Aramis que nous avons envoyé chercher!—C’est juste, Athos, attendons Aramis.En ce moment Aramis entra.On lui exposa l’affaire, et on lui dit comment il était urgent que, auprès de toutes ses hautes connaissances, il trouvât une place à Ketty.Aramis réfléchit un instant, et dit en rougissant:—Cela vous rendra-t-il bien réellement service, d’Artagnan?—Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.—Eh bien! madame de Bois-Tracy m’a demandé, pour une de ses amies qui habite la province, je crois, une femme de chambre sûre; et si vous pouvez, mon cher d’Artagnan, me répondre de mademoiselle...—Oh! monsieur, s’écria Ketty, je serai toute dévouée,soyez-en certain, à la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris.—Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux.Il se mit à une table et écrivit un petit mot qu’il cacheta avec une bague, et donna le billet à Ketty.—Maintenant, mon enfant, dit d’Artagnan, tu sais qu’il ne fait pas meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi séparons-nous. Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs.—Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous aime aujourd’hui.—Serment de joueur, dit Athos pendant que d’Artagnan allait reconduire Ketty sur l’escalier.Un instant après, les trois jeunes gens se séparèrent en prenant rendez-vous à quatre heures chez Athos et en laissant Planchet pour garder la maison.Aramis rentra chez lui, et Athos et d’Artagnan s’inquiétèrent du placement du saphir.Comme l’avait prévu notre Gascon, on trouva facilement trois cents pistoles sur la bague. De plus, le juif annonça que, si on voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique pour des boucles d’oreilles, il en donnerait jusqu’à cinq cents pistoles.Athos et d’Artagnan, avec l’activité de deux soldats et la science de deux connaisseurs, mirent trois heures à peine à acheter tout l’équipement du mousquetaire. D’ailleurs Athos était de bonne composition et grand seigneur jusqu’au bout des ongles. Chaque fois qu’une chose lui convenait, il payait le prix demandé sans essayer même d’en rabattre. D’Artagnan voulait bien là -dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main sur l’épaule en souriant, et d’Artagnan comprenait que c’était bon pour lui, petit gentilhomme gascon, demarchander, mais non pour un homme qui avait les airs d’un prince.Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du jais, aux narines de feu, aux jambes fines et élégantes, qui prenait six ans. Il l’examina et le reconnut sans défauts. On le lui fit mille livres.Peut-être l’eût-il eu pour moins; mais tandis que d’Artagnan discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table.Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coûta trois cents livres.Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetées, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d’Athos. D’Artagnan offrit à son ami de mordre une bouchée dans la part qui lui revenait, quitte à lui rendre plus tard ce qu’il lui aurait emprunté.Mais Athos, pour toute réponse, se contenta de hausser les épaules.—Combien le juif donnait-il du saphir pour l’avoir en toute propriété? demanda Athos.—Cinq cents pistoles.—C’est-à -dire, deux cents pistoles de plus; cent pistoles pour vous, cent pistoles pour moi. Mais c’est une véritable fortune cela, mon ami; retournez chez le juif.—Comment! vous voulez...—Cette bague, décidément, me rappellerait de trop tristes souvenirs; puis nous n’aurons jamais trois cents pistoles à lui rendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres à ce marché. Allez lui dire que la bague est à lui, d’Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles.—Réfléchissez, Athos.—L’argent comptant est cher par le temps qui court, etil faut savoir faire des sacrifices. Allez, d’Artagnan, allez; Grimaud vous accompagnera avec son mousqueton.Une demi-heure après, d’Artagnan revint avec les deux mille livres et sans qu’il lui fût arrivé aucun accident.Ce fut ainsi qu’Athos trouva dans son ménage des ressources auxquelles il ne s’attendait pas.IXVISIONA quatre heures, les quatre amis étaient donc réunis chez Athos. Leurs préoccupations sur l’équipement avaient tout à fait disparu, et chaque visage ne conservait plus l’expression que de ses propres et secrètes inquiétudes; car derrière tout bonheur présent est cachée une crainte à venir.Tout à coup Planchet entra apportant deux lettres à l’adresse de d’Artagnan.L’une était un petit billet gentiment plié en long avec un joli cachet de cire verte sur lequel était empreinte une colombe rapportant un rameau vert.L’autre était une grande épître carrée et resplendissante des armes terribles de Son Éminence le cardinal-duc.A la vue de la petite lettre, le cœur de d’Artagnan bondit, car il avait cru reconnaître l’écriture; et quoiqu’il n’eût vu cette écriture qu’une fois, la mémoire en était restée au plus profond de son cœur.Il prit donc la petite épître et la décacheta vivement.«Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six à sept heures du soir, sur la route de Chaillot, regardez avec soin dans les carrosses qui passeront; mais si vous tenez à votrevie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez reconnu celle qui s’expose à tout pour vous apercevoir un instant.»Pas de signature.—C’est un piège, dit Athos, n’y allez pas, d’Artagnan.—Cependant, dit d’Artagnan, il me semble bien reconnaître l’écriture.—Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos; à six ou sept heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout à fait déserte; autant que vous alliez vous promener dans la forêt de Bondy.—Mais si nous y allions tous! dit d’Artagnan; que diable! on ne nous dévorera point tous les quatre: plus, quatre laquais; plus, les chevaux; plus, les armes.—Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages, dit Porthos.—Mais si c’est une femme qui écrit, dit Aramis, et que cette femme désire ne pas être vue, songez que vous la compromettez, d’Artagnan: ce qui est mal de la part d’un gentilhomme.—Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui seul s’avancera.—Oui, mais un coup de pistolet est bientôt tiré d’un carrosse qui marche au galop.—Bah! dit d’Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouveront dedans. Ce sera toujours autant d’ennemis de moins.—Il a raison, dit Porthos: bataille; il faut bien essayer nos armes, d’ailleurs.—Bah! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et nonchalant.—Comme vous voudrez, dit Athos.—Messieurs, dit d’Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous avons le temps à peine d’être à six heures sur la route de Chaillot.—Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprêter, messieurs.—Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l’oubliez; il me semble que le cachet indique cependant qu’elle mérite bien d’être ouverte: quant à moi, je vous déclare, mon cher d’Artagnan, que je m’en soucie bien plus que du petit brimborion de papier que vous venez tout doucement de glisser sur votre cœur.D’Artagnan rougit.—Eh bien! dit le jeune homme, voyons, messieurs, ce que me veut Son Éminence.Et d’Artagnan décacheta la lettre et lut:«M. d’Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au Palais-Cardinal ce soir à huit heures.LA HOUDINIÈRE,Capitaine des gardes.»—Diable! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inquiétant que l’autre.—J’irai au second en sortant du premier, dit d’Artagnan: l’un est pour sept heures, l’autre pour huit; il y aura temps pour tout.—Hum! je n’irais pas, dit Aramis: un galant chevalier ne peut manquer à un rendez-vous donné par une dame; mais un gentilhomme prudent peut s’excuser de ne pas se rendre chez Son Éminence, surtout lorsqu’il a quelque raison de croire que ce n’est pas pour lui faire des compliments.—Je suis de l’avis d’Aramis, dit Porthos.—Messieurs, répondit d’Artagnan, j’ai déjà reçu par M. de Cavois pareille invitation de Son Éminence, je l’ai négligée, et le lendemain il m’est arrivé un grand malheur! Constance a disparu; quelque chose qui puisse advenir j’irai.—Si c’est un parti pris, dit Athos, faites.—Mais la Bastille? dit Aramis.—Bah! vous m’en tirerez, reprit d’Artagnan.—Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et comme si c’était la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons; mais, en attendant, comme nous devons partir après-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cette Bastille.—Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirée, attendons-le chacun à une porte du palais avec trois mousquetaires derrière nous; si nous voyons sortir quelque voiture à portière fermée et à demi suspecte, nous tomberons dessus: il y a longtemps que nous n’avons eu maille à partir avec les gardes de monsieur le cardinal, et M. de Tréville doit nous croire morts.—Décidément, Athos, dit Aramis, vous étiez fait pour être général d’armée; que dites-vous du plan, messieurs?—Admirable! répétèrent en chœur les jeunes gens.—Eh bien! dit Porthos, je cours à l’hôtel, je préviens mes camarades de se tenir prêts pour huit heures, le rendez-vous sera sur la place du Palais-Cardinal; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les laquais.—Mais moi, je n’ai pas de cheval, dit d’Artagnan; mais je vais en faire prendre un chez M. de Tréville.—C’est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.—Combien en avez-vous donc? demanda d’Artagnan.—Trois, répondit en souriant Aramis.—Mon cher! dit Athos, vous êtes très certainement le poète le mieux monté de France et de Navarre.—Écoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux, n’est-ce pas? je ne comprends même pas que vous ayez acheté trois chevaux.—Non, le troisième m’a été amené ce matin même par un domestique sans livrée qui n’a pas voulu me dire à qui il appartenait et qui m’a affirmé avoir reçu l’ordre de son maître...—Ou de sa maîtresse, interrompit d’Artagnan.—La chose n’y fait absolument rien, dit Aramis... et qui m’a affirmé, dis-je, avoir reçu l’ordre exprès de sa maîtresse de mettre ce cheval dans mon écurie sans me dire de quelle part il venait.—Eh bien! en ce cas, faisons mieux, dit d’Artagnan; lequel des deux chevaux monterez-vous: celui que vous avez acheté, ou celui qu’on vous a donné?—Celui que l’on m’a donné sans contredit; vous comprenez bien, mon cher d’Artagnan, que je ne saurais faire une pareille injure...—Au donateur inconnu, reprit d’Artagnan.—Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.—Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile?—A peu près.—Et vous l’avez choisi vous-même?—Et avec le plus grand soin; la sûreté du cavalier, vous le savez, dépend presque toujours de son cheval!—Eh bien! cédez-le-moi pour le prix qu’il vous a coûté!—J’allais vous l’offrir, mon cher d’Artagnan, en vous donnant tout le temps qui vous sera nécessaire pour me rendre cette bagatelle.—Et combien vous coûte-t-il?—Huit cents livres.—Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d’Artagnan en tirant la somme de sa poche; je sais que c’est la monnaie avec laquelle on vous paye vos poèmes.—Vous êtes donc riche en fonds? dit Aramis.—Riche, richissime, mon cher!Et d’Artagnan fit sonner dans sa poche avec ostentation le reste de ses pistoles.—Envoyez votre selle à l’hôtel des Mousquetaires, et l’on vous amènera votre cheval ici avec les nôtres.—Très bien; mais il est bientôt cinq heures, hâtons-nous.Un quart d’heure après, Porthos apparut à un bout de la rue Férou sur un genêt fort beau; Mousqueton le suivait sur un cheval d’Auvergne, petit, mais très beau: Porthos resplendissait de joie et d’orgueil.En même temps Aramis apparut à l’autre bout de la rue, monté sur un superbe coursier anglais; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois: c’était la monture de d’Artagnan.Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la porte: Athos et d’Artagnan les regardaient par la fenêtre.—Diable! dit Aramis, vous avez là un magnifique cheval, mon cher Porthos.—Oui, répondit Porthos; c’est celui qu’on devait m’envoyer tout d’abord: une mauvaise plaisanterie du mari lui a substitué l’autre; mais le mari a été puni depuis, et j’ai obtenu toute satisfaction.Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour, tenant en main les montures de leurs maîtres; d’Artagnan et Athos descendirent, se joignirent à leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche: Athos sur le cheval qu’il devait à sa femme, Aramis sur le cheval qu’il devait à sa maîtresse, Porthossur le cheval qu’il devait à sa procureuse, et d’Artagnan sur le cheval qu’il devait à sa bonne fortune, la meilleure maîtresse qui soit.Les valets suivirent.Comme l’avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet; et si madame Coquenard s’était trouvée sur le chemin de Porthos et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau genêt d’Espagne, elle n’aurait pas regretté la saignée qu’elle avait faite au coffre-fort de son mari.Près du Louvre, les quatre amis rencontrèrent par hasard M. de Tréville qui revenait de Saint-Germain; il les arrêta pour leur faire compliment sur leur superbe équipage, ce qui, en un instant, amena autour d’eux quelques centaines de badauds.D’Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. de Tréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales.M. de Tréville approuva la résolution qu’il avait prise, et l’assura que, si le lendemain il n’avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui, partout où il serait.En ce moment, l’horloge de la Samaritaine sonna six heures, les quatre amis s’excusèrent sur un rendez-vous, et prirent congé de M. de Tréville.Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot: le jour commençait à baisser, les voitures passaient et repassaient; d’Artagnan, gardé à quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu’au fond des carrosses, et n’y apercevait aucune figure de connaissance.Enfin, après un quart d’heure d’attente et comme le crépuscule tombait tout à fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de Sèvres; un pressentiment dit d’avance à d’Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donné rendez-vous: le jeune hommefut tout étonné lui-même de sentir son cœur battre si violemment. Presque aussitôt, une tête de femme sortit par la portière, deux doigts sur sa bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser; d’Artagnan poussa un léger cri de joie: cette femme ou plutôt cette apparition, car la voiture était passée avec la rapidité d’une vision, était madame Bonacieux.AgrandirPar un mouvement involontaire, et malgré la recommandation qui lui avait été faite, d’Artagnan lança au galop son cheval et en quelques bonds rejoignit la voiture; mais la glace de la portière était hermétiquement fermée: la vision avait disparu.AgrandirD’Artagnan alors se rappela cette recommandation du billet anonyme: «Si vous tenez à votre vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez connu celle qui s’expose à tout pour vous apercevoir un seul instant.»Il s’arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui évidemment s’était exposée à un grand péril en lui donnant ce rendez-vous.La voiture continua sa route toujours marchant à fond de train, s’enfonça dans Paris et disparut.D’Artagnan était resté interdit à la même place etne sachant que penser. Si c’était madame Bonacieux et si elle revenait à Paris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple échange d’un coup d’œil, pourquoi ce baiser perdu? Si, d’un autre côté, ce n’était pas elle, ce qui était encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si ce n’était pas elle, ne serait-ce pas le commencement d’un coup de main monté contre lui avec l’appât de cette femme pour laquelle on connaissait son amour?Les trois compagnons se rapprochèrent de lui. Tous trois avaient parfaitement vu une tête de femme apparaître à la portière, mais aucun d’eux, excepté Athos, ne connaissait madame Bonacieux. L’avis d’Athos, au reste, fut que c’était bien elle; mais moins préoccupé que d’Artagnan de ce joli visage, il avait cru voir une seconde tête, une tête d’homme au fond de la voiture.—S’il en est ainsi, dit d’Artagnan, ils la transportent sans doute d’une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre créature, et comment la joindrai-je jamais?—Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls êtres qu’on ne soit pas exposé à rencontrer sur la terre. Vous en savez bien quelque chose ainsi que moi, n’est-ce pas? Or, si votre maîtresse n’est pas morte, si c’est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez certainement un jour ou l’autre. Et peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il avec cet accent misanthropique qui lui était propre, peut-être plus tôt que vous ne voudrez.Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était en retard d’une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donné. Les amis de d’Artagnan lui rappelèrent qu’il avait une visite à faire, tout en lui faisant observer qu’il était encore temps de s’en dédire.Mais d’Artagnan était à la fois entêté et curieux. Il avait mis dans sa tête qu’il irait au Palais-Cardinal, et qu’il saurait ce que voulait lui dire Son Éminence. Rien ne put le faire changer de résolution.On arriva rue Saint-Honoré, et place du Palais-Cardinal on trouva les douze mousquetaires convoqués qui se promenaient en attendant leurs camarades. Là seulement, on leur expliqua ce dont il était question.D’Artagnan était fort connu dans l’honorable corps des mousquetaires du roi, où l’on savait qu’il prendrait un jour sa place; on le regardait donc d’avance comme un camarade. Il résulta de ces antécédents que chacun accepta de grand cœur la mission pour laquelle il était convié; d’ailleurs il s’agissait, selon toute probabilité, de jouer un mauvais tour à M. le cardinal et à ses gens, et pour de pareilles expéditions ces dignes gentilshommes étaient toujours prêts.Athos les partagea en trois groupes, prit le commandement de l’un, donna le second à Aramis et le troisième à Porthos, puis chaque groupe alla s’embusquer séparément en face d’une sortie.D’Artagnan, de son côté, entra bravement par la porte principale.Quoiqu’il se sentît vigoureusement appuyé, le jeune homme n’était pas sans inquiétude en montant pas à pas le grand escalier du palais. Sa conduite avec milady ressemblait tant soit peu à une trahison, et il se doutait des relations politiques qui existaient entre cette femme et le cardinal; de plus, de Wardes, qu’il avait si mal accommodé dans leur rencontre aux portes de Calais, était des fidèles de Son Éminence, et d’Artagnan savait que si Son Éminence était terrible à ses ennemis, elle était fort attachée à ses amis.—Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal,ce qui n’est pas douteux, et s’il m’a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder à peu près comme un homme condamné, disait d’Artagnan en secouant la tête. Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu’aujourd’hui? C’est tout simple: milady aura porté plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si intéressante, et ce dernier crime aura fait déborder le vase. Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me laisseront pas emmener sans me défendre. Cependant la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville ne peut pas faire à elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel hélas! la reine est sans pouvoir et le roi sans volonté. D’Artagnan, mon ami, tu es brave, tu es prudent, tu as d’excellentes qualités, mais les femmes te perdront!AgrandirIl en était à cette triste conclusion lorsqu’il entra dans l’antichambre. Il remit sa lettre à l’huissier de service, qui le fit passer dans la salle d’attente et il s’enfonça dans l’intérieur du palais.Dans cette salle d’attente étaient cinq ou six gardes deM. le cardinal, qui, reconnaissant d’Artagnan et sachant que c’était lui qui avait blessé Jussac, le regardèrent en souriant d’un singulier sourire.Ce sourire parut à d’Artagnan d’un mauvais augure; seulement, comme notre Gascon n’était pas facile à intimider, ou que plutôt, grâce à un grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son âme, quand ce qui s’y passait ressemblait à de la crainte, il se campa fièrement devant MM. les gardes, et attendit, la main sur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majesté.L’huissier rentra et fit signe à d’Artagnan de le suivre. Il sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s’éloigner, chuchotaient entre eux.Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une bibliothèque, et se trouva en face d’un homme assis devant un bureau et qui écrivait.L’huissier l’introduisit et se retira sans dire une parole. D’Artagnan resta debout et examina cet homme.D’Artagnan crut d’abord qu’il avait affaire à quelque juge examinant son dossier, mais il s’aperçut que l’homme de bureau écrivait ou plutôt corrigeait des lignes d’inégale longueur, en scandant des mots sur ses doigts; il vit qu’il était en face d’un poète. Au bout d’un instant, le poète ferma son manuscrit, sur la couverture duquel était écrit:Mirame,tragédie en cinq actes, et leva la tête.D’Artagnan reconnut le cardinal.XUNE VISION TERRIBLELe cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et regarda un instant le jeune homme. Nul n’avait l’œil plus profondément scrutateur que le cardinal de Richelieu, et d’Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une fièvre.Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre à la main, et attendant le bon plaisir de Son Éminence, sans trop d’orgueil, mais aussi sans trop d’humilité.—Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un d’Artagnan du Béarn?—Oui, monseigneur, répondit le jeune homme.—Il y a, si je suis bien informé, plusieurs branches de d’Artagnan à Tarbes et dans les environs, dit le cardinal; à laquelle appartenez-vous?—Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le grand roi Henri, père de Sa Gracieuse Majesté.—C’est bien cela. C’est vous qui êtes parti, il y a deux ans et quatre mois à peu près, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale.—Oui, monseigneur.—Vous êtes venu par Meung, où il vous est arrivé quelque chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.—Monseigneur, dit d’Artagnan, voici ce qui m’est arrivé...—Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait qu’il connaissait l’histoire aussi bien que celui quivoulait la lui raconter: vous étiez recommandé à M. de Tréville, n’est-ce pas?—Oui, monseigneur; mais justement, dans cette malheureuse affaire de Meung...—La lettre avait été perdue, reprit l’Éminence; oui, je sais cela; mais M. de Tréville est un habile physionomiste qui connaît les hommes à première vue, et il vous a placé dans la compagnie de son beau-frère, M. des Essarts, en vous laissant espérer qu’un jour ou l’autre vous entreriez dans les mousquetaires.—Monseigneur est parfaitement renseigné, dit d’Artagnan.—Depuis ce temps-là , il vous est arrivé bien des choses: vous vous êtes promené derrière les Chartreux, un jour qu’il eût mieux valu que vous fussiez ailleurs; puis, vous avez fait avec vos amis un voyage aux eaux de Forges; eux se sont arrêtés en route; mais vous, vous avez continué votre chemin. C’est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre.—Monseigneur, dit d’Artagnan tout interdit, j’allais...—A la chasse, à Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne. Je sais cela, moi, parce que mon état est de tout savoir. A votre retour, vous avez été reçu par une auguste personne, et je vois avec plaisir que vous avez conservé le souvenir qu’elle vous a donné.D’Artagnan porta la main au diamant qu’il tenait de la reine.—Le lendemain de ce jour, vous avez reçu la visite de Cavois, reprit le cardinal: il allait vous prier de passer au palais; cette visite, vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.—Monseigneur, je craignais d’avoir encouru la disgrâce de Votre Éminence.—Eh! pourquoi cela, monsieur? pour avoir suivi les ordres de vos supérieurs avec plus d’intelligence et de courage que nel’eût fait un autre, encourir ma disgrâce quand vous méritiez des éloges! Ce sont les gens qui n’obéissent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme vous, obéissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour où je vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mémoire ce qui est arrivé le soir même.C’était le soir même qu’avait eu lieu l’enlèvement de madame Bonacieux. D’Artagnan frissonna; et il se rappela qu’une demi-heure auparavant la pauvre femme était passée près de lui, sans doute encore emportée par la même puissance qui l’avait fait disparaître.—Enfin, continua le cardinal, comme je n’entendais pas parler de vous depuis quelque temps, j’ai voulu savoir ce que vous faisiez. D’ailleurs, vous me devez bien quelque remercîment: vous avez remarqué vous-même combien vous avez été ménagé dans toutes les circonstances.D’Artagnan s’inclina avec respect.—Cela, continua le cardinal, partait non seulement d’un sentiment d’équité naturelle, mais encore d’un plan que je m’étais tracé à votre égard.D’Artagnan était de plus en plus étonné.—Je voulais vous exposer ce plan le jour où vous reçûtes ma première invitation; mais vous n’êtes pas venu. Heureusement, rien n’est perdu pour ce retard, et aujourd’hui vous allez l’entendre. Asseyez-vous là , devant moi, monsieur d’Artagnan; vous êtes assez bon gentilhomme pour ne pas écouter debout.Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui était si étonné de ce qui se passait, que, pour obéir, il attendit un second signe de son interlocuteur.—Vous êtes brave, monsieur d’Artagnan, continua l’Éminence; vous êtes prudent: ce qui vaut mieux. J’aime leshommes de tête et de cœur, moi; ne vous effrayez pas, dit-il en souriant: par les hommes de cœur, j’entends les hommes de courage; mais, tout jeune que vous êtes, et à peine entrant dans le monde, vous avez des ennemis puissants: si vous n’y prenez garde, ils vous perdront!—Hélas! monseigneur, répondit le jeune homme, bien facilement, sans doute; car ils sont forts et bien appuyés; tandis que moi je suis seul!—Oui, c’est vrai; mais, tout seul que vous êtes, vous avez déjà fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n’en doute pas. Cependant, vous avez, je le crois, besoin d’être guidé dans l’aventureuse carrière que vous avez choisie; car, si je ne me trompe, vous êtes venu à Paris avec l’ambitieuse idée de faire fortune.—Je suis dans l’âge des folles espérances, monseigneur, dit d’Artagnan.—Il n’y a de folles espérances que pour les sots, monsieur, et vous êtes homme d’esprit. Voyons, que diriez-vous d’une enseigne dans mes gardes, et d’une compagnie après la campagne?—Ah! monseigneur!—Vous acceptez, n’est-ce pas?—Monseigneur, reprit d’Artagnan d’un air embarrassé.—Comment, vous refusez? s’écria le cardinal avec étonnement.—Je suis dans les gardes de Sa Majesté, monseigneur,etje n’ai point de raisons d’être mécontent.—Mais il me semble, dit l’Éminence, que mes gardes, à moi, sont aussi les gardes de Sa Majesté, et que, pourvu qu’on serve dans un corps français, on sert le roi.—Monseigneur, Votre Éminence a mal compris mes paroles.—Vous voulez un prétexte, n’est-ce pas? Je comprends. Eh bien! ce prétexte, vous l’avez. L’avancement, la campagne qui s’ouvre, l’occasion que je vous offre, voilà pour le monde; pour vous, le besoin de protections sûres; car il est bon que vous sachiez, monsieur d’Artagnan, que j’ai reçu des plaintes graves contre vous: vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et vos nuits au service du roi.D’Artagnan rougit.—Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de papiers, j’ai là tout un dossier qui vous concerne; mais, avant de le lire, j’ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de résolution, et vos services, bien dirigés, au lieu de vous mener à mal, pourraient vous rapporter beaucoup. Allons, réfléchissez, et décidez-vous.—Votre bonté me confond, monseigneur, répondit d’Artagnan, et je reconnais dans Votre Éminence une grandeur d’âme qui me fait petit comme un ver de terre; mais enfin, puisque monseigneur me permet de lui parler franchement...D’Artagnan s’arrêta.—Oui, parlez.—Eh bien! je dirai à Votre Éminence que tous mes amis sont aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une fatalité inconcevable, sont à Votre Éminence; je serais donc mal venu ici et mal regardé là -bas, si j’acceptais ce que m’offre monseigneur.—Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que je ne vous offre pas ce que vous valez, monsieur? dit le cardinal avec un sourire de dédain.—Monseigneur, Votre Éminence est cent fois trop bonne pour moi, et au contraire je pense n’avoir point encore fait assez pour être digne de ses bontés. Le siège de La Rochelle va s’ouvrir, monseigneur; je servirai sous les yeux de VotreÉminence, et si j’ai eu le bonheur de me conduire à ce siège de telle façon que je mérite d’attirer ses regards, eh bien! après, j’aurai au moins derrière moi quelque action d’éclat pour justifier la protection dont elle voudra bien m’honorer. Toute chose doit se faire à son temps, monseigneur; peut-être plus tard aurai-je le droit de me donner, à cette heure j’aurais l’air de me vendre.—C’est-à -dire que vous refusez de me servir, monsieur, dit le cardinal avec un ton de dépit dans lequel perçait cependant une sorte d’estime; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies.—Monseigneur...—Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas; mais, vous comprenez, on a assez de défendre ses amis et de les récompenser, on ne doit rien à ses ennemis, et cependant je vous donnerai un conseil: tenez-vous bien, monsieur d’Artagnan, car, du moment que j’aurai retiré ma main d’au-dessus de vous, je n’achèterais pas votre vie une obole.—Je tâcherai, monseigneur, répondit le Gascon avec une noble assurance.—Songez plus tard, et à un certain moment, s’il vous arrive malheur, dit Richelieu avec intention, que c’est moi qui ai été vous chercher, et que j’ai fait ce que j’ai pu pour que ce malheur vous fût épargné.—J’aurai, quoi qu’il arrive, dit d’Artagnan, en mettant la main sur sa poitrine et en s’inclinant, une éternelle reconnaissance à Votre Éminence de ce qu’elle fait pour moi en ce moment.—Eh bien donc! comme vous l’avez dit, monsieur d’Artagnan, nous nous reverrons après la campagne; je vous suivrai des yeux, car je serai là -bas, reprit le cardinal en montrant du doigt à d’Artagnan une magnifique armure qu’il devait endosser, et à notre retour, eh bien, nous compterons!—Ah! monseigneur, s’écria d’Artagnan, épargnez-moi le poids de votre disgrâce; restez neutre, monseigneur, si vous trouvez que j’agis en galant homme.—Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce que je vous ai dit aujourd’hui, je vous promets de vous le dire.
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D’Artagnan releva ses coiffes et dégagea ses mains de dessous son mantelet; à la vue de ses moustaches et de son épée nue, le pauvre diable s’aperçut qu’il avait affaire à un homme.
Il crut alors que c’était quelque assassin.
—Au secours! à l’aide! au secours! s’écria-t-il.
—Tais-toi, malheureux! dit le jeune homme, je suis d’Artagnan, ne me reconnais-tu pas? Où est ton maître?
—Vous, monsieur d’Artagnan! s’écria Grimaud, impossible!
—Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je crois que vous vous permettez de parler.
—Ah! monsieur! c’est que...
—Silence!
Grimaud se contenta de montrer du doigt d’Artagnan à son maître.
Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu’il était, il partit d’un éclat de rire que motivait bien la mascarade étrange qu’il avait sous les yeux: coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers, manches retroussées et moustaches roides d’émotion.
—Ne riez pas, mon ami, s’écria d’Artagnan; de par le ciel ne riez pas, car, sur mon âme, je vous le dis, il n’y a point de quoi rire.
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Et il prononça ces mots d’un air si solennel et avec une épouvante si vraie qu’Athos lui prit aussitôt les mains en s’écriant:
—Seriez-vous blessé, mon ami? vous êtes bien pâle!
—Non, mais il vient de m’arriver un terrible événement. Êtes-vous seul, Athos?
—Parbleu! qui voulez-vous donc qui soit chez moi à cette heure?
—Bien, bien.
Et d’Artagnan se précipita dans la chambre d’Athos.
—Hé, parlez! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les verrous pour n’être pas dérangés. Le roi est-il mort? avez-vous tué M. le cardinal? vous êtes tout bouleversé: voyons, voyons, dites, car je meurs véritablement d’inquiétude.
—Athos, dit d’Artagnan se débarrassant de ses vêtements de femme et apparaissant en chemise, préparez-vous à entendre une histoire incroyable, inouïe.
—Prenez d’abord cette robe de chambre, dit le mousquetaire à son ami.
D’Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre tant il était encore ému.
—Eh bien? dit Athos.
—Eh bien! répondit d’Artagnan en se courbant vers l’oreille d’Athos et en baissant la voix, milady est marquée d’une fleur de lis à l’épaule.
—Ah! cria le mousquetaire comme s’il eût reçu une balle dans le cœur.
—Voyons, dit d’Artagnan: êtes-vous sûr que l’autresoit bien morte?
—L’autre? dit Athos d’une voix si sourde, qu’à peine si d’Artagnan l’entendit.
—Oui, celle dont vous m’avez parlé un jour à Amiens.
Athos poussa un gémissement et laissa tomber sa tête dans ses mains.
—Celle-ci, continua d’Artagnan, est une femme de vingt-six à vingt-huit ans.
—Blonde, dit Athos, n’est-ce pas?
—Oui.
—Des yeux bleus clairs, d’une clarté étrange, avec des cils et sourcils noirs?
—Oui.
—Grande, bien faite? Il lui manque une dent près de l’œillère à gauche.
—Oui.
—La fleur de lis est petite, rousse de couleur et comme effacée par les couches de pâte qu’on y applique?
—Oui.
—Cependant vous dites qu’elle est Anglaise!
—On l’appelle milady, mais elle peut être Française. Malgré cela, lord Winter n’est que son beau-frère.
—Je veux la voir, d’Artagnan!
—Prenez garde, Athos, prenez garde; vous avez voulu la tuer, elle est femme à vous rendre la pareille et à ne pas vous manquer.
—Elle n’osera rien dire, car ce serait se dénoncer elle-même.
—Elle est capable de tout! L’avez-vous jamais vue furieuse?
—Non, dit Athos.
—Une tigresse, une panthère! Ah! mon cher Athos! j’ai bien peur d’avoir attiré sur nous deux une vengeance terrible!
D’Artagnan raconta tout alors: la colère insensée de milady et ses menaces de mort.
—Vous avez raison, et, sur mon âme, je donnerais ma vie pour un cheveu, dit Athos. Heureusement, c’est après-demain que nous partons de Paris; nous allons, selon toute probabilité, à La Rochelle, et une fois partis...
—Elle vous suivra jusqu’au bout du monde, Athos, si elle vous reconnaît; laissez donc sa haine s’exercer sur moi seul.
—Ah! mon cher! que m’importe qu’elle me tue! dit Athos; est-ce que par hasard vous croyez que je tiens à la vie?
—Il y a quelque horrible mystère sous tout cela. Athos! cette femme est l’espion du cardinal, j’en suis sûr.
—En ce cas prenez garde à vous. Si le cardinal ne vous a pas dans une haute admiration pour l’affaire de Londres, il vous a en grande haine; mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous reprocher ostensiblement, et qu’il faut que haine se passe, surtout quand c’est une haine de cardinal, prenez garde à vous! Si vous sortez, ne sortez pas seul; si vous mangez,prenez vos précautions: méfiez-vous de tout enfin, même de votre ombre.
—Heureusement, dit d’Artagnan, qu’il s’agit seulement d’aller jusqu’après-demain soir sans encombre, car une fois à l’armée, nous n’aurons plus, je l’espère, que des hommes à craindre.
—En attendant, dit Athos, je renonce à mes projets de réclusion, et je vais partout avec vous: il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs, je vous accompagne.
—Mais si près que ce soit d’ici, reprit d’Artagnan, je ne puis y retourner comme cela.
—C’est juste, dit Athos.
Et il tira la sonnette.
Grimaud entra.
Athos lui fit signe d’aller chez d’Artagnan, et d’en rapporter des habits.
Grimaud répondit par un autre signe, qu’il comprenait parfaitement, et partit.
—Ah çà ! mais voilà qui ne nous avance pas pour l’équipement, cher ami, dit Athos; car, si je ne m’abuse, vous avez laissé toute votre défroque chez milady, qui n’aura sans doute pas l’attention de vous la retourner. Heureusement que vous avez le saphir.
—Le saphir est à vous, mon cher Athos! ne m’avez-vous pas dit que c’était une bague de famille?
—Oui, mon père l’acheta deux mille écus, à ce qu’il me dit autrefois; il faisait partie des cadeaux de noces qu’il fit à ma mère; et il est magnifique. Ma mère me le donna, et moi, fou que j’étais, plutôt que de garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai à mon tour à cette misérable.
—Alors, mon cher, reprenez cette bague, à laquelle je comprends que vous devez tenir.
—Moi, reprendre cette bague, après qu’elle a passé par les mains de l’infâme! jamais: cette bague est souillée, d’Artagnan.
—Vendez-la donc.
—Vendre un bijou qui vient de ma mère! Je vous avoue que je regarderais cela comme une profanation.
—Alors engagez-le, on vous prêtera bien dessus un millier d’écus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires; puis, au premier argent qui vous rentrera, vous le dégagerez, et vous le reprendrez lavé de ses anciennes taches, car il aura passé par les mains des usuriers.
Athos sourit.
—Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d’Artagnan; vous relevez par votre éternelle gaieté les pauvres esprits dans l’affliction. Eh bien! oui, engageons cette bague, mais à une condition!
—Laquelle?
—C’est qu’il y aura cinq cents écus pour vous et cinq cents écus pour moi.
—Y songez-vous, Athos! je n’ai pas besoin du quart de cette somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me le procurerai. Que me faut-il? Un cheval pour Planchet, voilà tout. Puis vous oubliez que j’ai une bague aussi.
—A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne tiens, moi, à la mienne; du moins j’ai cru m’en apercevoir.
—Oui, car dans une circonstance extrême elle peut nous tirer non seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque grand danger; c’est non seulement une pierre précieuse, mais c’est encore un talisman enchanté.
—Je ne vous comprends pas, mais je crois à ce que vous dites. Revenons donc à ma bague, ou plutôt à la vôtre; vous toucherez la moitié de la somme qu’on nous donnera sur elle ou je la jette dans la Seine, et je doute que, comme à Polycrate, quelque poisson soit assez complaisant pour nous la rapporter.
—Eh bien! donc, j’accepte! dit d’Artagnan.
En ce moment Grimaud rentra accompagné de Planchet; celui-ci, inquiet de son maître et curieux de savoir ce qui lui était arrivé, avait profité de la circonstance et apportait les habits lui-même. D’Artagnan s’habilla, Athos en fit autant: puis quand tous deux furent prêts à sortir, ce dernier fit à Grimaud le signe d’un homme qui met en joue; celui-ci décrocha aussitôt son mousqueton et s’apprêta à accompagner son maître.
Ils arrivèrent sans accident à la rue des Fossoyeurs, Bonacieux était sur la porte, il regarda d’Artagnan d’un air goguenard.
—Eh, mon cher locataire! dit-il, hâtez-vous donc, vous avez une belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous le savez, n’aiment pas qu’on les fasse attendre!
—C’est Ketty, s’écria d’Artagnan, et il s’élança dans l’allée.
Effectivement, sur le carré conduisant à sa chambre, et tapie contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante.
Dès qu’elle l’aperçut:
—Vous m’avez promis votre protection, vous m’avez promis de me sauver de sa colère, dit-elle; souvenez-vous que c’est vous qui m’avez perdue!
—Oui, sans doute, dit d’Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais qu’est-il arrivé après mon départ?
—Le sais-je! dit Ketty. Aux cris qu’elle a poussés les laquais sont accourus, elle était folle de colère; tout ce qu’il existe d’imprécations elle les a vomies contre vous. Alors j’ai pensé qu’elle se rappellerait que c’était par ma chambre que vous aviez pénétré dans la sienne, et qu’alors elle songerait que j’étais votre complice; j’ai pris le peu d’argent que j’avais, mes hardes les plus précieuses, et je me suis sauvée.
—Pauvre enfant! Mais que vais-je faire de toi? Je pars après-demain.
—Tout ce que vous voudrez, monsieur le chevalier, faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France.
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—Je ne puis cependant pas t’emmener avec moi au siège de La Rochelle, dit d’Artagnan.
—Non; mais vous pouvez me placer en province, chez quelque dame de votre connaissance: dans votre pays, par exemple.
—Ah! ma chère amie! dans mon pays les dames n’ont pas de femmes de chambre. Mais, attends, j’ai ton affaire, Planchet, va me chercher Aramis: qu’il vienne tout de suite. Nous avons quelque chose de très important à lui dire.
—Je comprends, dit Athos; mais pourquoi pas Porthos? il me semble que sa marquise...
—La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs deson mari, dit d’Artagnan en riant. D’ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer rue aux Ours, n’est-ce pas, Ketty?
—Je demeurerai où l’on voudra, dit Ketty, pourvu que je sois bien cachée et qu’on ne sache pas où je suis.
—Maintenant, Ketty, que nous allons nous séparer, et par conséquent que tu n’es plus jalouse de moi...
—Monsieur le chevalier, de loin ou de près, dit Ketty, je vous aimerai toujours.
—Où diable la constance va-t-elle se nicher! murmura Athos.
—Moi aussi, dit d’Artagnan, moi aussi, je t’aimerai toujours, sois tranquille. Mais voyons, réponds-moi. Maintenant j’attache une grande importance à la question que je te fais: N’aurais-tu jamais entendu parler d’une jeune femme qu’on aurait enlevée pendant une nuit?
—Attendez donc... Oh, mon Dieu! monsieur le chevalier, est-ce que vous aimez encore cette femme?
—Non; c’est un de mes amis qui l’aime. Tiens, c’est Athos que voilà .
—Moi! s’écria Athos avec un accent pareil à celui d’un homme qui s’aperçoit qu’il va marcher sur une couleuvre.
—Sans doute, toi! fit d’Artagnan en serrant la main d’Athos. Tu sais bien l’intérêt que nous prenons tous à cette pauvre petite madame Bonacieux. D’ailleurs Ketty ne dira rien: n’est-ce pas, Ketty? Tu comprends, mon enfant, continua d’Artagnan, c’est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici.
—Oh! mon Dieu! s’écria Ketty, vous me rappelez ma peur: pourvu qu’il ne m’ait pas reconnue!
—Comment, reconnue! tu as donc déjà vu cet homme?
—Il est venu deux fois chez milady.
—C’est cela. Vers quelle époque?
—Mais il y a quinze ou dix-huit jours à peu près.
—Justement.
—Et hier soir il est revenu.
—Hier soir?
—Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-même.
—Mon cher Athos, nous sommes enveloppés dans un réseau d’espions! Et tu crois qu’il t’a reconnue, Ketty?
—J’ai baissé ma coiffe en l’apercevant, mais peut-être était-il trop tard.
—Descendez, Athos, vous dont il se défie moins que de moi, et voyez s’il est toujours sur sa porte.
Athos descendit et remonta bientôt.
—Il est parti, dit-il, et la maison est fermée.
—Il est allé faire son rapport, et dire que tous les pigeons sont en ce moment au colombier.
—Eh bien! mais, envolons-nous, dit Athos, et ne laissons ici que Planchet pour nous rapporter les nouvelles.
—Un instant! Et Aramis que nous avons envoyé chercher!
—C’est juste, Athos, attendons Aramis.
En ce moment Aramis entra.
On lui exposa l’affaire, et on lui dit comment il était urgent que, auprès de toutes ses hautes connaissances, il trouvât une place à Ketty.
Aramis réfléchit un instant, et dit en rougissant:
—Cela vous rendra-t-il bien réellement service, d’Artagnan?
—Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.
—Eh bien! madame de Bois-Tracy m’a demandé, pour une de ses amies qui habite la province, je crois, une femme de chambre sûre; et si vous pouvez, mon cher d’Artagnan, me répondre de mademoiselle...
—Oh! monsieur, s’écria Ketty, je serai toute dévouée,soyez-en certain, à la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris.
—Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux.
Il se mit à une table et écrivit un petit mot qu’il cacheta avec une bague, et donna le billet à Ketty.
—Maintenant, mon enfant, dit d’Artagnan, tu sais qu’il ne fait pas meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi séparons-nous. Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs.
—Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous aime aujourd’hui.
—Serment de joueur, dit Athos pendant que d’Artagnan allait reconduire Ketty sur l’escalier.
Un instant après, les trois jeunes gens se séparèrent en prenant rendez-vous à quatre heures chez Athos et en laissant Planchet pour garder la maison.
Aramis rentra chez lui, et Athos et d’Artagnan s’inquiétèrent du placement du saphir.
Comme l’avait prévu notre Gascon, on trouva facilement trois cents pistoles sur la bague. De plus, le juif annonça que, si on voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique pour des boucles d’oreilles, il en donnerait jusqu’à cinq cents pistoles.
Athos et d’Artagnan, avec l’activité de deux soldats et la science de deux connaisseurs, mirent trois heures à peine à acheter tout l’équipement du mousquetaire. D’ailleurs Athos était de bonne composition et grand seigneur jusqu’au bout des ongles. Chaque fois qu’une chose lui convenait, il payait le prix demandé sans essayer même d’en rabattre. D’Artagnan voulait bien là -dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main sur l’épaule en souriant, et d’Artagnan comprenait que c’était bon pour lui, petit gentilhomme gascon, demarchander, mais non pour un homme qui avait les airs d’un prince.
Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du jais, aux narines de feu, aux jambes fines et élégantes, qui prenait six ans. Il l’examina et le reconnut sans défauts. On le lui fit mille livres.
Peut-être l’eût-il eu pour moins; mais tandis que d’Artagnan discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table.
Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coûta trois cents livres.
Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetées, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d’Athos. D’Artagnan offrit à son ami de mordre une bouchée dans la part qui lui revenait, quitte à lui rendre plus tard ce qu’il lui aurait emprunté.
Mais Athos, pour toute réponse, se contenta de hausser les épaules.
—Combien le juif donnait-il du saphir pour l’avoir en toute propriété? demanda Athos.
—Cinq cents pistoles.
—C’est-à -dire, deux cents pistoles de plus; cent pistoles pour vous, cent pistoles pour moi. Mais c’est une véritable fortune cela, mon ami; retournez chez le juif.
—Comment! vous voulez...
—Cette bague, décidément, me rappellerait de trop tristes souvenirs; puis nous n’aurons jamais trois cents pistoles à lui rendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres à ce marché. Allez lui dire que la bague est à lui, d’Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles.
—Réfléchissez, Athos.
—L’argent comptant est cher par le temps qui court, etil faut savoir faire des sacrifices. Allez, d’Artagnan, allez; Grimaud vous accompagnera avec son mousqueton.
Une demi-heure après, d’Artagnan revint avec les deux mille livres et sans qu’il lui fût arrivé aucun accident.
Ce fut ainsi qu’Athos trouva dans son ménage des ressources auxquelles il ne s’attendait pas.
A quatre heures, les quatre amis étaient donc réunis chez Athos. Leurs préoccupations sur l’équipement avaient tout à fait disparu, et chaque visage ne conservait plus l’expression que de ses propres et secrètes inquiétudes; car derrière tout bonheur présent est cachée une crainte à venir.
Tout à coup Planchet entra apportant deux lettres à l’adresse de d’Artagnan.
L’une était un petit billet gentiment plié en long avec un joli cachet de cire verte sur lequel était empreinte une colombe rapportant un rameau vert.
L’autre était une grande épître carrée et resplendissante des armes terribles de Son Éminence le cardinal-duc.
A la vue de la petite lettre, le cœur de d’Artagnan bondit, car il avait cru reconnaître l’écriture; et quoiqu’il n’eût vu cette écriture qu’une fois, la mémoire en était restée au plus profond de son cœur.
Il prit donc la petite épître et la décacheta vivement.
«Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six à sept heures du soir, sur la route de Chaillot, regardez avec soin dans les carrosses qui passeront; mais si vous tenez à votrevie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez reconnu celle qui s’expose à tout pour vous apercevoir un instant.»
Pas de signature.
—C’est un piège, dit Athos, n’y allez pas, d’Artagnan.
—Cependant, dit d’Artagnan, il me semble bien reconnaître l’écriture.
—Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos; à six ou sept heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout à fait déserte; autant que vous alliez vous promener dans la forêt de Bondy.
—Mais si nous y allions tous! dit d’Artagnan; que diable! on ne nous dévorera point tous les quatre: plus, quatre laquais; plus, les chevaux; plus, les armes.
—Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages, dit Porthos.
—Mais si c’est une femme qui écrit, dit Aramis, et que cette femme désire ne pas être vue, songez que vous la compromettez, d’Artagnan: ce qui est mal de la part d’un gentilhomme.
—Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui seul s’avancera.
—Oui, mais un coup de pistolet est bientôt tiré d’un carrosse qui marche au galop.
—Bah! dit d’Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouveront dedans. Ce sera toujours autant d’ennemis de moins.
—Il a raison, dit Porthos: bataille; il faut bien essayer nos armes, d’ailleurs.
—Bah! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et nonchalant.
—Comme vous voudrez, dit Athos.
—Messieurs, dit d’Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous avons le temps à peine d’être à six heures sur la route de Chaillot.
—Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprêter, messieurs.
—Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l’oubliez; il me semble que le cachet indique cependant qu’elle mérite bien d’être ouverte: quant à moi, je vous déclare, mon cher d’Artagnan, que je m’en soucie bien plus que du petit brimborion de papier que vous venez tout doucement de glisser sur votre cœur.
D’Artagnan rougit.
—Eh bien! dit le jeune homme, voyons, messieurs, ce que me veut Son Éminence.
Et d’Artagnan décacheta la lettre et lut:
«M. d’Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au Palais-Cardinal ce soir à huit heures.LA HOUDINIÈRE,Capitaine des gardes.»
«M. d’Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au Palais-Cardinal ce soir à huit heures.
LA HOUDINIÈRE,Capitaine des gardes.»
—Diable! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inquiétant que l’autre.
—J’irai au second en sortant du premier, dit d’Artagnan: l’un est pour sept heures, l’autre pour huit; il y aura temps pour tout.
—Hum! je n’irais pas, dit Aramis: un galant chevalier ne peut manquer à un rendez-vous donné par une dame; mais un gentilhomme prudent peut s’excuser de ne pas se rendre chez Son Éminence, surtout lorsqu’il a quelque raison de croire que ce n’est pas pour lui faire des compliments.
—Je suis de l’avis d’Aramis, dit Porthos.
—Messieurs, répondit d’Artagnan, j’ai déjà reçu par M. de Cavois pareille invitation de Son Éminence, je l’ai négligée, et le lendemain il m’est arrivé un grand malheur! Constance a disparu; quelque chose qui puisse advenir j’irai.
—Si c’est un parti pris, dit Athos, faites.
—Mais la Bastille? dit Aramis.
—Bah! vous m’en tirerez, reprit d’Artagnan.
—Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et comme si c’était la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons; mais, en attendant, comme nous devons partir après-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cette Bastille.
—Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirée, attendons-le chacun à une porte du palais avec trois mousquetaires derrière nous; si nous voyons sortir quelque voiture à portière fermée et à demi suspecte, nous tomberons dessus: il y a longtemps que nous n’avons eu maille à partir avec les gardes de monsieur le cardinal, et M. de Tréville doit nous croire morts.
—Décidément, Athos, dit Aramis, vous étiez fait pour être général d’armée; que dites-vous du plan, messieurs?
—Admirable! répétèrent en chœur les jeunes gens.
—Eh bien! dit Porthos, je cours à l’hôtel, je préviens mes camarades de se tenir prêts pour huit heures, le rendez-vous sera sur la place du Palais-Cardinal; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les laquais.
—Mais moi, je n’ai pas de cheval, dit d’Artagnan; mais je vais en faire prendre un chez M. de Tréville.
—C’est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.
—Combien en avez-vous donc? demanda d’Artagnan.
—Trois, répondit en souriant Aramis.
—Mon cher! dit Athos, vous êtes très certainement le poète le mieux monté de France et de Navarre.
—Écoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux, n’est-ce pas? je ne comprends même pas que vous ayez acheté trois chevaux.
—Non, le troisième m’a été amené ce matin même par un domestique sans livrée qui n’a pas voulu me dire à qui il appartenait et qui m’a affirmé avoir reçu l’ordre de son maître...
—Ou de sa maîtresse, interrompit d’Artagnan.
—La chose n’y fait absolument rien, dit Aramis... et qui m’a affirmé, dis-je, avoir reçu l’ordre exprès de sa maîtresse de mettre ce cheval dans mon écurie sans me dire de quelle part il venait.
—Eh bien! en ce cas, faisons mieux, dit d’Artagnan; lequel des deux chevaux monterez-vous: celui que vous avez acheté, ou celui qu’on vous a donné?
—Celui que l’on m’a donné sans contredit; vous comprenez bien, mon cher d’Artagnan, que je ne saurais faire une pareille injure...
—Au donateur inconnu, reprit d’Artagnan.
—Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.
—Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile?
—A peu près.
—Et vous l’avez choisi vous-même?
—Et avec le plus grand soin; la sûreté du cavalier, vous le savez, dépend presque toujours de son cheval!
—Eh bien! cédez-le-moi pour le prix qu’il vous a coûté!
—J’allais vous l’offrir, mon cher d’Artagnan, en vous donnant tout le temps qui vous sera nécessaire pour me rendre cette bagatelle.
—Et combien vous coûte-t-il?
—Huit cents livres.
—Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d’Artagnan en tirant la somme de sa poche; je sais que c’est la monnaie avec laquelle on vous paye vos poèmes.
—Vous êtes donc riche en fonds? dit Aramis.
—Riche, richissime, mon cher!
Et d’Artagnan fit sonner dans sa poche avec ostentation le reste de ses pistoles.
—Envoyez votre selle à l’hôtel des Mousquetaires, et l’on vous amènera votre cheval ici avec les nôtres.
—Très bien; mais il est bientôt cinq heures, hâtons-nous.
Un quart d’heure après, Porthos apparut à un bout de la rue Férou sur un genêt fort beau; Mousqueton le suivait sur un cheval d’Auvergne, petit, mais très beau: Porthos resplendissait de joie et d’orgueil.
En même temps Aramis apparut à l’autre bout de la rue, monté sur un superbe coursier anglais; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois: c’était la monture de d’Artagnan.
Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la porte: Athos et d’Artagnan les regardaient par la fenêtre.
—Diable! dit Aramis, vous avez là un magnifique cheval, mon cher Porthos.
—Oui, répondit Porthos; c’est celui qu’on devait m’envoyer tout d’abord: une mauvaise plaisanterie du mari lui a substitué l’autre; mais le mari a été puni depuis, et j’ai obtenu toute satisfaction.
Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour, tenant en main les montures de leurs maîtres; d’Artagnan et Athos descendirent, se joignirent à leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche: Athos sur le cheval qu’il devait à sa femme, Aramis sur le cheval qu’il devait à sa maîtresse, Porthossur le cheval qu’il devait à sa procureuse, et d’Artagnan sur le cheval qu’il devait à sa bonne fortune, la meilleure maîtresse qui soit.
Les valets suivirent.
Comme l’avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet; et si madame Coquenard s’était trouvée sur le chemin de Porthos et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau genêt d’Espagne, elle n’aurait pas regretté la saignée qu’elle avait faite au coffre-fort de son mari.
Près du Louvre, les quatre amis rencontrèrent par hasard M. de Tréville qui revenait de Saint-Germain; il les arrêta pour leur faire compliment sur leur superbe équipage, ce qui, en un instant, amena autour d’eux quelques centaines de badauds.
D’Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. de Tréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales.
M. de Tréville approuva la résolution qu’il avait prise, et l’assura que, si le lendemain il n’avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui, partout où il serait.
En ce moment, l’horloge de la Samaritaine sonna six heures, les quatre amis s’excusèrent sur un rendez-vous, et prirent congé de M. de Tréville.
Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot: le jour commençait à baisser, les voitures passaient et repassaient; d’Artagnan, gardé à quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu’au fond des carrosses, et n’y apercevait aucune figure de connaissance.
Enfin, après un quart d’heure d’attente et comme le crépuscule tombait tout à fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de Sèvres; un pressentiment dit d’avance à d’Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donné rendez-vous: le jeune hommefut tout étonné lui-même de sentir son cœur battre si violemment. Presque aussitôt, une tête de femme sortit par la portière, deux doigts sur sa bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser; d’Artagnan poussa un léger cri de joie: cette femme ou plutôt cette apparition, car la voiture était passée avec la rapidité d’une vision, était madame Bonacieux.
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Par un mouvement involontaire, et malgré la recommandation qui lui avait été faite, d’Artagnan lança au galop son cheval et en quelques bonds rejoignit la voiture; mais la glace de la portière était hermétiquement fermée: la vision avait disparu.
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D’Artagnan alors se rappela cette recommandation du billet anonyme: «Si vous tenez à votre vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez connu celle qui s’expose à tout pour vous apercevoir un seul instant.»
Il s’arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui évidemment s’était exposée à un grand péril en lui donnant ce rendez-vous.
La voiture continua sa route toujours marchant à fond de train, s’enfonça dans Paris et disparut.
D’Artagnan était resté interdit à la même place etne sachant que penser. Si c’était madame Bonacieux et si elle revenait à Paris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple échange d’un coup d’œil, pourquoi ce baiser perdu? Si, d’un autre côté, ce n’était pas elle, ce qui était encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si ce n’était pas elle, ne serait-ce pas le commencement d’un coup de main monté contre lui avec l’appât de cette femme pour laquelle on connaissait son amour?
Les trois compagnons se rapprochèrent de lui. Tous trois avaient parfaitement vu une tête de femme apparaître à la portière, mais aucun d’eux, excepté Athos, ne connaissait madame Bonacieux. L’avis d’Athos, au reste, fut que c’était bien elle; mais moins préoccupé que d’Artagnan de ce joli visage, il avait cru voir une seconde tête, une tête d’homme au fond de la voiture.
—S’il en est ainsi, dit d’Artagnan, ils la transportent sans doute d’une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre créature, et comment la joindrai-je jamais?
—Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls êtres qu’on ne soit pas exposé à rencontrer sur la terre. Vous en savez bien quelque chose ainsi que moi, n’est-ce pas? Or, si votre maîtresse n’est pas morte, si c’est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez certainement un jour ou l’autre. Et peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il avec cet accent misanthropique qui lui était propre, peut-être plus tôt que vous ne voudrez.
Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était en retard d’une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donné. Les amis de d’Artagnan lui rappelèrent qu’il avait une visite à faire, tout en lui faisant observer qu’il était encore temps de s’en dédire.
Mais d’Artagnan était à la fois entêté et curieux. Il avait mis dans sa tête qu’il irait au Palais-Cardinal, et qu’il saurait ce que voulait lui dire Son Éminence. Rien ne put le faire changer de résolution.
On arriva rue Saint-Honoré, et place du Palais-Cardinal on trouva les douze mousquetaires convoqués qui se promenaient en attendant leurs camarades. Là seulement, on leur expliqua ce dont il était question.
D’Artagnan était fort connu dans l’honorable corps des mousquetaires du roi, où l’on savait qu’il prendrait un jour sa place; on le regardait donc d’avance comme un camarade. Il résulta de ces antécédents que chacun accepta de grand cœur la mission pour laquelle il était convié; d’ailleurs il s’agissait, selon toute probabilité, de jouer un mauvais tour à M. le cardinal et à ses gens, et pour de pareilles expéditions ces dignes gentilshommes étaient toujours prêts.
Athos les partagea en trois groupes, prit le commandement de l’un, donna le second à Aramis et le troisième à Porthos, puis chaque groupe alla s’embusquer séparément en face d’une sortie.
D’Artagnan, de son côté, entra bravement par la porte principale.
Quoiqu’il se sentît vigoureusement appuyé, le jeune homme n’était pas sans inquiétude en montant pas à pas le grand escalier du palais. Sa conduite avec milady ressemblait tant soit peu à une trahison, et il se doutait des relations politiques qui existaient entre cette femme et le cardinal; de plus, de Wardes, qu’il avait si mal accommodé dans leur rencontre aux portes de Calais, était des fidèles de Son Éminence, et d’Artagnan savait que si Son Éminence était terrible à ses ennemis, elle était fort attachée à ses amis.
—Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal,ce qui n’est pas douteux, et s’il m’a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder à peu près comme un homme condamné, disait d’Artagnan en secouant la tête. Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu’aujourd’hui? C’est tout simple: milady aura porté plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si intéressante, et ce dernier crime aura fait déborder le vase. Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me laisseront pas emmener sans me défendre. Cependant la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville ne peut pas faire à elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel hélas! la reine est sans pouvoir et le roi sans volonté. D’Artagnan, mon ami, tu es brave, tu es prudent, tu as d’excellentes qualités, mais les femmes te perdront!
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Il en était à cette triste conclusion lorsqu’il entra dans l’antichambre. Il remit sa lettre à l’huissier de service, qui le fit passer dans la salle d’attente et il s’enfonça dans l’intérieur du palais.
Dans cette salle d’attente étaient cinq ou six gardes deM. le cardinal, qui, reconnaissant d’Artagnan et sachant que c’était lui qui avait blessé Jussac, le regardèrent en souriant d’un singulier sourire.
Ce sourire parut à d’Artagnan d’un mauvais augure; seulement, comme notre Gascon n’était pas facile à intimider, ou que plutôt, grâce à un grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son âme, quand ce qui s’y passait ressemblait à de la crainte, il se campa fièrement devant MM. les gardes, et attendit, la main sur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majesté.
L’huissier rentra et fit signe à d’Artagnan de le suivre. Il sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s’éloigner, chuchotaient entre eux.
Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une bibliothèque, et se trouva en face d’un homme assis devant un bureau et qui écrivait.
L’huissier l’introduisit et se retira sans dire une parole. D’Artagnan resta debout et examina cet homme.
D’Artagnan crut d’abord qu’il avait affaire à quelque juge examinant son dossier, mais il s’aperçut que l’homme de bureau écrivait ou plutôt corrigeait des lignes d’inégale longueur, en scandant des mots sur ses doigts; il vit qu’il était en face d’un poète. Au bout d’un instant, le poète ferma son manuscrit, sur la couverture duquel était écrit:Mirame,tragédie en cinq actes, et leva la tête.
D’Artagnan reconnut le cardinal.
Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et regarda un instant le jeune homme. Nul n’avait l’œil plus profondément scrutateur que le cardinal de Richelieu, et d’Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une fièvre.
Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre à la main, et attendant le bon plaisir de Son Éminence, sans trop d’orgueil, mais aussi sans trop d’humilité.
—Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un d’Artagnan du Béarn?
—Oui, monseigneur, répondit le jeune homme.
—Il y a, si je suis bien informé, plusieurs branches de d’Artagnan à Tarbes et dans les environs, dit le cardinal; à laquelle appartenez-vous?
—Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le grand roi Henri, père de Sa Gracieuse Majesté.
—C’est bien cela. C’est vous qui êtes parti, il y a deux ans et quatre mois à peu près, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale.
—Oui, monseigneur.
—Vous êtes venu par Meung, où il vous est arrivé quelque chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.
—Monseigneur, dit d’Artagnan, voici ce qui m’est arrivé...
—Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait qu’il connaissait l’histoire aussi bien que celui quivoulait la lui raconter: vous étiez recommandé à M. de Tréville, n’est-ce pas?
—Oui, monseigneur; mais justement, dans cette malheureuse affaire de Meung...
—La lettre avait été perdue, reprit l’Éminence; oui, je sais cela; mais M. de Tréville est un habile physionomiste qui connaît les hommes à première vue, et il vous a placé dans la compagnie de son beau-frère, M. des Essarts, en vous laissant espérer qu’un jour ou l’autre vous entreriez dans les mousquetaires.
—Monseigneur est parfaitement renseigné, dit d’Artagnan.
—Depuis ce temps-là , il vous est arrivé bien des choses: vous vous êtes promené derrière les Chartreux, un jour qu’il eût mieux valu que vous fussiez ailleurs; puis, vous avez fait avec vos amis un voyage aux eaux de Forges; eux se sont arrêtés en route; mais vous, vous avez continué votre chemin. C’est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre.
—Monseigneur, dit d’Artagnan tout interdit, j’allais...
—A la chasse, à Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne. Je sais cela, moi, parce que mon état est de tout savoir. A votre retour, vous avez été reçu par une auguste personne, et je vois avec plaisir que vous avez conservé le souvenir qu’elle vous a donné.
D’Artagnan porta la main au diamant qu’il tenait de la reine.
—Le lendemain de ce jour, vous avez reçu la visite de Cavois, reprit le cardinal: il allait vous prier de passer au palais; cette visite, vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.
—Monseigneur, je craignais d’avoir encouru la disgrâce de Votre Éminence.
—Eh! pourquoi cela, monsieur? pour avoir suivi les ordres de vos supérieurs avec plus d’intelligence et de courage que nel’eût fait un autre, encourir ma disgrâce quand vous méritiez des éloges! Ce sont les gens qui n’obéissent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme vous, obéissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour où je vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mémoire ce qui est arrivé le soir même.
C’était le soir même qu’avait eu lieu l’enlèvement de madame Bonacieux. D’Artagnan frissonna; et il se rappela qu’une demi-heure auparavant la pauvre femme était passée près de lui, sans doute encore emportée par la même puissance qui l’avait fait disparaître.
—Enfin, continua le cardinal, comme je n’entendais pas parler de vous depuis quelque temps, j’ai voulu savoir ce que vous faisiez. D’ailleurs, vous me devez bien quelque remercîment: vous avez remarqué vous-même combien vous avez été ménagé dans toutes les circonstances.
D’Artagnan s’inclina avec respect.
—Cela, continua le cardinal, partait non seulement d’un sentiment d’équité naturelle, mais encore d’un plan que je m’étais tracé à votre égard.
D’Artagnan était de plus en plus étonné.
—Je voulais vous exposer ce plan le jour où vous reçûtes ma première invitation; mais vous n’êtes pas venu. Heureusement, rien n’est perdu pour ce retard, et aujourd’hui vous allez l’entendre. Asseyez-vous là , devant moi, monsieur d’Artagnan; vous êtes assez bon gentilhomme pour ne pas écouter debout.
Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui était si étonné de ce qui se passait, que, pour obéir, il attendit un second signe de son interlocuteur.
—Vous êtes brave, monsieur d’Artagnan, continua l’Éminence; vous êtes prudent: ce qui vaut mieux. J’aime leshommes de tête et de cœur, moi; ne vous effrayez pas, dit-il en souriant: par les hommes de cœur, j’entends les hommes de courage; mais, tout jeune que vous êtes, et à peine entrant dans le monde, vous avez des ennemis puissants: si vous n’y prenez garde, ils vous perdront!
—Hélas! monseigneur, répondit le jeune homme, bien facilement, sans doute; car ils sont forts et bien appuyés; tandis que moi je suis seul!
—Oui, c’est vrai; mais, tout seul que vous êtes, vous avez déjà fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n’en doute pas. Cependant, vous avez, je le crois, besoin d’être guidé dans l’aventureuse carrière que vous avez choisie; car, si je ne me trompe, vous êtes venu à Paris avec l’ambitieuse idée de faire fortune.
—Je suis dans l’âge des folles espérances, monseigneur, dit d’Artagnan.
—Il n’y a de folles espérances que pour les sots, monsieur, et vous êtes homme d’esprit. Voyons, que diriez-vous d’une enseigne dans mes gardes, et d’une compagnie après la campagne?
—Ah! monseigneur!
—Vous acceptez, n’est-ce pas?
—Monseigneur, reprit d’Artagnan d’un air embarrassé.
—Comment, vous refusez? s’écria le cardinal avec étonnement.
—Je suis dans les gardes de Sa Majesté, monseigneur,etje n’ai point de raisons d’être mécontent.
—Mais il me semble, dit l’Éminence, que mes gardes, à moi, sont aussi les gardes de Sa Majesté, et que, pourvu qu’on serve dans un corps français, on sert le roi.
—Monseigneur, Votre Éminence a mal compris mes paroles.
—Vous voulez un prétexte, n’est-ce pas? Je comprends. Eh bien! ce prétexte, vous l’avez. L’avancement, la campagne qui s’ouvre, l’occasion que je vous offre, voilà pour le monde; pour vous, le besoin de protections sûres; car il est bon que vous sachiez, monsieur d’Artagnan, que j’ai reçu des plaintes graves contre vous: vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et vos nuits au service du roi.
D’Artagnan rougit.
—Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de papiers, j’ai là tout un dossier qui vous concerne; mais, avant de le lire, j’ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de résolution, et vos services, bien dirigés, au lieu de vous mener à mal, pourraient vous rapporter beaucoup. Allons, réfléchissez, et décidez-vous.
—Votre bonté me confond, monseigneur, répondit d’Artagnan, et je reconnais dans Votre Éminence une grandeur d’âme qui me fait petit comme un ver de terre; mais enfin, puisque monseigneur me permet de lui parler franchement...
D’Artagnan s’arrêta.
—Oui, parlez.
—Eh bien! je dirai à Votre Éminence que tous mes amis sont aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une fatalité inconcevable, sont à Votre Éminence; je serais donc mal venu ici et mal regardé là -bas, si j’acceptais ce que m’offre monseigneur.
—Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que je ne vous offre pas ce que vous valez, monsieur? dit le cardinal avec un sourire de dédain.
—Monseigneur, Votre Éminence est cent fois trop bonne pour moi, et au contraire je pense n’avoir point encore fait assez pour être digne de ses bontés. Le siège de La Rochelle va s’ouvrir, monseigneur; je servirai sous les yeux de VotreÉminence, et si j’ai eu le bonheur de me conduire à ce siège de telle façon que je mérite d’attirer ses regards, eh bien! après, j’aurai au moins derrière moi quelque action d’éclat pour justifier la protection dont elle voudra bien m’honorer. Toute chose doit se faire à son temps, monseigneur; peut-être plus tard aurai-je le droit de me donner, à cette heure j’aurais l’air de me vendre.
—C’est-à -dire que vous refusez de me servir, monsieur, dit le cardinal avec un ton de dépit dans lequel perçait cependant une sorte d’estime; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies.
—Monseigneur...
—Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas; mais, vous comprenez, on a assez de défendre ses amis et de les récompenser, on ne doit rien à ses ennemis, et cependant je vous donnerai un conseil: tenez-vous bien, monsieur d’Artagnan, car, du moment que j’aurai retiré ma main d’au-dessus de vous, je n’achèterais pas votre vie une obole.
—Je tâcherai, monseigneur, répondit le Gascon avec une noble assurance.
—Songez plus tard, et à un certain moment, s’il vous arrive malheur, dit Richelieu avec intention, que c’est moi qui ai été vous chercher, et que j’ai fait ce que j’ai pu pour que ce malheur vous fût épargné.
—J’aurai, quoi qu’il arrive, dit d’Artagnan, en mettant la main sur sa poitrine et en s’inclinant, une éternelle reconnaissance à Votre Éminence de ce qu’elle fait pour moi en ce moment.
—Eh bien donc! comme vous l’avez dit, monsieur d’Artagnan, nous nous reverrons après la campagne; je vous suivrai des yeux, car je serai là -bas, reprit le cardinal en montrant du doigt à d’Artagnan une magnifique armure qu’il devait endosser, et à notre retour, eh bien, nous compterons!
—Ah! monseigneur, s’écria d’Artagnan, épargnez-moi le poids de votre disgrâce; restez neutre, monseigneur, si vous trouvez que j’agis en galant homme.
—Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce que je vous ai dit aujourd’hui, je vous promets de vous le dire.