IILe premier rendez-vous

Ce2d’Avril1770.

Vous me mandez, Monsieur, que vous attendez que je vous fasse le récit de mes bonnes fortunes. Hélas, avec quelque bonté que vous m’ayez opportunément secouru, après mes mésaventures, je ne suis guère dans le cas de prétendre à ces succès. On n’approche point aisément les personnes de qualité, et il s’en faut que j’aie réussi à nouer commerce avec les gens qui pourraient, pour me pousser dans le monde, m’être de quelque utilité.

Vous ne sauriez croire quel est le peu de consistance, à Paris, des relations qu’on a pensé former, quand on est un petit gentilhomme obligé de compter de près pour sa dépense. Comment se fier à la bonne grâce de l’accueil qu’on reçoit ? Ici, tout est en paroles. Je fus, ces derniers jours, chez M. de Prisches, qui a des terres dans notre Hainaut, et que vous connûtes jadis, pendant cette campagne de Bohême qui vous fut si fatale. A peine eus-je prononcé votre nom qu’il m’embrassa chaudement, puisque j’étais votre neveu, s’enquit de vous, m’accabla de prévenances, et, en m’assurant de son crédit, me fit de grandes promesses de s’intéresser à moi. C’était d’un ton d’amitié décidée qu’il voulait bien me parler. Je dus jurer de revenir chez lui sans délai : il aurait songé à me pourvoir de quelque emploi avantageux. J’attendis, par bienséance, près d’une semaine avant de renouveler ma visite. Hé bien, Monsieur, M. de Prisches ne me reconnut aucunement, et je lui fis assurément l’effet d’un fâcheux, car il ne parut point se souvenir ni de ses embrassades, ni de ses offres de service.

Je ne laisse pas que d’être assez dépité du temps perdu en démarches dont je ne vois pas poindre le résultat. Et si j’ai une histoire galante à vous conter, pour votre distraction, elle est fort à ma confusion. Je vous la dirai sans ambages.

J’eus l’occasion de passer par la rue Traversière, qui joint, en contournant la Butte des Moulins, la rue Saint-Honoré à la rue Richelieu. Elle a des vieilles habitations et des maisons de construction récente. Il semble qu’elle soit bien gardée, car la première chose qu’on y aperçoive est la lanterne d’un commissaire.

Je n’avais point de hâte et j’allais, en effet, d’un pas assez lent, curieux d’observer que, en cette rue, c’est, en quelque manière, un résumé de la vie de Paris : la noblesse y est représentée par l’hôtel de Maupéou et l’hôtel de la Sablonnière, mais des masures sont encore debout, tout à côté de ces demeures seigneuriales. On ne rencontre pas moins de trois hôtels pour étrangers. C’est aussi l’activité du commerce. C’est encore la fantaisie qui se mêle à tout dans cette grande ville. Vous seriez surpris, sur la façade d’une maison, de la disposition de tout un jeu d’écriteaux, qui force les regards à s’arrêter. Ces écriteaux, de toutes dimensions, annoncent qu’un homme ingénieux exécute en cinq minutes, pour le prix de six livres, des portraits à la silhouette.

Mon attention fut attirée, un peu plus loin, par l’enseigne que je trouvai plaisante, d’une lingère :Au Bandeau d’Amour. Cela me parut le plus joliment imaginé du monde, et je me voulus assurer du bien-fondé de cette allégorique inscription. A la vérité, je ne vis d’abord qu’une grosse marchande qui déployait de la toile, aidée par une commère de son espèce. Mais, ayant sans doute fini de mesurer et de vérifier, ces deux matrones qui ne rappelaient nullement une scène mythologique, disparurent, et, à travers les vitres, je remarquai, cousant assez distraitement, car tout en maniant l’aiguille elle avait la curiosité d’examiner la rue, une fille de boutique à laquelle je trouvai quelque grâce. Elle n’avait point un visage régulier, mais elle offrait un de ces minois aimables qui ont ce je ne sais quoi d’agile et de léger répandu sur une figure, de riant à l’œil, qui semble appartenir en propre à des jeunes femmes de Paris. Elle avait, à ce que je découvris, la taille en guêpe, la gorge agréablement arrondie, et, sous son léger bonnet, les cheveux du plus clair châtain. En fait, je la jugeai charmante.

Sans que j’eusse de dessein bien déterminé, je me plus à aller et venir de telle sorte que je la pusse bien considérer. Un petit casaquin blanc lui seyait au mieux. On sentait en elle de l’aisance et de la vivacité. Pour une personne qui était assujettie au travail, elle avait les mains fort blanches.

Elle ne fut pas longtemps sans discerner mon manège, et n’eut pas l’air de s’en fâcher, tout d’abord, car elle sourit. Cependant, j’eus l’impression que, à ce sourire, se mêlait une ombre de mélancolie. Je fus piqué de l’énigme de cette apparence d’intérêt qui m’était témoigné, n’allant point sans un soupir. La tentation me vint de pousser mes avantages, si j’en avais, en effet. Faute d’un objet plus digne de mes ambitions, cette lingère était fort avenante, et, dans l’attente de plus glorieuses aventures, pouvait faire prendre patience à mon appétit d’intrigues amoureuses. Je la saluai : elle détourna la tête, comme pour se refuser à mes avances, mais ce ne fut pas sans avoir, un instant après, levé les yeux, de mon côté. N’était-ce que jeu de coquetterie ? Il me sembla, plutôt, démêler sur ses traits l’expression d’un regret de cette indifférence à laquelle elle se contraignait.

Je repassai plusieurs fois devant elle. Je constatai qu’elle s’était insensiblement rapprochée de la porte, et que, si elle affectait du zèle à son ouvrage, ce zèle n’était qu’en parade. Je la saluai de nouveau, et ce fut, de sa part, la même manœuvre : je feignis d’en montrer quelque dépit, comme si je lui eusse dit, en un muet langage, qu’elle avait dans ses façons, une inconséquence qui déconcertait, et je me retirai. Mais la figure de cette petite lingère se représentait devant moi. Moins de deux heures plus tard, porté par un instinct, je me retrouvais dans la rue Traversière. J’étais plus sollicité par le désir de la revoir que je ne voulais me le confesser.

On eût juré qu’elle attendait ce retour, car elle eut une manière de petit tressaillement en m’apercevant. Cette fois, elle ne fit pas mine de ne point soupçonner ma présence. Il y avait même de la douceur dans ses regards, mais j’y lus, en même temps, une sorte de prière de ne point persister dans ma curiosité. Vous imaginez, Monsieur, que je n’étais pas homme à me conduire sans délicatesse, par une bravade, car il y avait du touchant dans cette imploration, mais je n’en fus que plus enclin à chercher la raison de cette ambiguïté d’attitude : apparence de sympathie, d’une part, et, de l’autre, sollicitation de n’insister point. A ce moment, la marchande l’appela : elle me revint point de longtemps, et je dus prendre le parti de m’en aller.

Mais je sentais la chaleur de mon sang. Ces regards, avec leur double signification, me poursuivaient. On a accoutumé de dire qu’une fille de boutique, pourvu qu’elle soit passablement tournée, me demande qu’à faire un saut du magasin au fond d’une berline anglaise. Cependant, il était visible que je n’eusse point de berline à lui offrir. Était-ce donc qu’elle m’avait toisé et m’avait jugé sur la médiocrité de ma fortune ? Mais, dans ce cas, elle eût haussé légèrement les épaules, et ce n’eût pas été ce coup d’œil suppliant.

Je rêvai d’elle. Vous penserez, Monsieur, que c’était avoir l’esprit bien occupé d’une créature d’un si petit état, pour aimable qu’elle fût : encore avais-je pour excuse cette bizarrerie d’une attitude qui présentait ces contradictions. A quelles suppositions n’arrivais-je point ? Je me souvins de laMarianne, de M. de Marivaux. Peut-être, comme elle, dans le temps que Marianne, vivant chez la vulgaire Mme Dufour, était injustement réduite à une condition inférieure, avait-elle été victime d’un mauvais sort, qui l’avait déplacée, ce qui eût expliqué sa réserve, bien qu’elle n’eût pas été insensible à mes attentions. Oui, vraiment, j’en venais à me forger ce roman, tout déraisonnable que je le reconnusse.

Je résolus d’en avoir le cœur net. Aussi bien, en songeant à cette fille, lui découvrais-je des charmes qui avaient sur moi plus de prise que dans l’instant de notre rencontre. Le lendemain, après avoir un peu tourné autour de la boutique, j’y entrai, sous le prétexte de renouveler les dentelles de mon jabot, non sans un peu d’ennui d’avoir à me contenter d’une qualité assez commune ; mais je n’avais point à faire le fastueux. Le hasard voulut qu’une apprentisse nommât ma séduisante lingère, et je sus ainsi qu’elle s’appelait Agathe. Je m’adressai à elle, et je vis bien qu’elle éprouvait quelque trouble, en m’apercevant. Pendant qu’elle mesurait le point de Paris que j’avais demandé, je tins galamment l’aune, et à la faveur de ce geste, qui nous dissimulait un peu, je me hâtai de lui dire qu’elle avait fait grande impression sur moi, et que je souhaitais fort une occasion de lui parler plus librement. Elle me répondit (et je remarquai encore sur sa physionomie, cet air de regret qui ne m’avait pas échappé, alors que nos yeux se croisaient), que je ne devais point, supposé que je la trouvasse à mon goût, m’aventurer à la courtiser. Je ripostai qu’elle ne pouvait regarder comme un outrage si cruel qu’il lui parût impardonnable que je fusse touché de sa grâce. Elle sourit, mais repartit qu’il y avait de grandes impossibilités à ce qu’un commerce s’établît entre nous. Ce n’était point l’accent de la vertu, et j’observai qu’elle faisait cas de ma bonne mine. Sans doute appartenait-elle déjà. Ce ne fut que pour me piquer de jeu, dans la vanité d’une conquête n’allant point sans difficultés. Au demeurant, je ne saurais ne pas avouer que je m’enflammais peu à peu, et bien qu’à mots coupés, par le fait de notre situation du moment, je devins pressant. Il me sembla que sa défense mollissait, encore que de la mélancolie se peignît sur son avenante figure. Qu’on peut dire de choses, en tenant, par prévenance, l’aune d’une jolie lingère ! Agathe finit par me confier, tout en protestant que je n’avais rien à espérer d’elle, que la marchande était, le soir même, priée à un repas de noces, et que, par suite elle serait seule, après la fermeture de la boutique. Elle m’attendrait, la nuit venue, dans le couloir de la maison, mais il était entendu que ce ne serait que pour plus commodément lier conversation et qu’elle m’imposerait la plus grande retenue. Je n’eus garde de ne pas promettre cette sagesse qu’elle exigeait.

Je ne manquai point d’être exact au rendez-vous. Sous le porche, une petite main me fit signe, et Agathe m’introduisit par quelques détours, dans une salle attenant à la boutique. Apparemment qu’elle s’était apprivoisée. Je la remerciai avec chaleur de la faveur qu’elle m’accordait, bien que le décor de cet entretien ne fût qu’une humble antichambre de Cythère. Mais j’avais auprès de moi une forte accorte personne, qui me plaisait, et mes sens me s’embarrassaient point, dans l’ardeur de leur feu, de l’absence de majesté du lieu. Elle me rappela nos conventions, d’après lesquelles nous ne devions échanger que des paroles, mais ses joues se teintaient d’un rouge qui n’était point du fard et que je devinais brûlantes. Je m’en assurai, encore qu’elle se débattît, en y imprimant un baiser qui tenta de descendre jusqu’à ses lèvres. Je fis appel à sa sensibilité en lui disant que j’étais un peu perdu dans ce grand Paris, et que je formais le vœu d’un tendre attachement. Cependant, elle ne laissait pas que de me résister, s’opposant, par toutes sortes d’arguments futiles, aux privautés que j’essayais de prendre, et leur futilité apparaissait d’autant, en effet, qu’elle brûlait manifestement des mêmes désirs que moi. La barrière qu’elle élevait contre la hardiesse de mes gestes n’empêchait point qu’elle eût des tendances à s’abandonner.

Elle m’avoua, dans un soupir, qu’elle avait un penchant pour moi, et qu’elle l’avait eu dès que je l’avais saluée. Mais après ces moments où je la croyais voir faiblir, elle se rebellait de nouveau, échappant à mon étreinte, et, dans le même instant, j’entendais qu’elle murmuraitque cela était dommage, ce qui signifiait vraisemblablement qu’elle luttait contre soi. Si elle se gardait contre le décisif, sa bouche ne se défendait plus de la mienne, et se livrait à l’avidité de mes transports.

— Agathe, lui dis-je, il y a, de toute évidence, entre nous, sympathie d’organes. Pourquoi vous faites-vous aussi cruelle ? Pourquoi refusez-vous le plaisir que nous promet un semblable entraînement ?

Elle me répondit qu’elle avait de grands scrupules, qu’elle ne pouvait me confier, mais que si elle n’en eût point été empêtrée, elle m’eût aimé à la folie. Cela n’était point propre à m’arrêter, et pour commencer de vaincre ces scrupules, j’avais dégrafé son corsage et j’embrassais la gorge la mieux faite du monde. Ces caresses, qu’elle acceptait, la troublaient fort, et ses yeux languissants appelaient la volupté, encore qu’elle s’entêtât, par des mots prononcés d’une voix mourante, à ne pas me donner le droit d’aller plus avant.

A la fin, elle parut excédée de s’insurger contre elle-même et elle me rendit mes baisers avec un furieux emportement. Elle était prête à me laisser la victoire.

— Nous pourrions être surpris dans cette salle, où nous nous sommes attardés, me dit-elle. Nous serons plus en sûreté dans ma chambre.

Elle ouvrit une porte, et, me tenant par la main, m’engagea avec elle dans un escalier fort étroit qui, au dernier étage de la maison, conduisait dans cette chambre. Je n’étais pas dans le cas de prêter attention à la simplicité des meubles. Je n’avais jeté les yeux que sur le lit. J’avais grande hâte de tenir Agathe dans mes bras. Au demeurant, elle me déclarait qu’elle avait pour moi le plus effréné caprice qui fût. Je mis un zèle extrême à l’aider pour qu’elle se déshabillât promptement. Cependant, quand elle en vint à ses derniers vêtements, elle apporta, à s’en défaire, une lenteur irritante. Étaient-ce les suprêmes retours de la pudeur, après les élans qui l’avaient poussée vers moi ? Allais-je donc, bien que je n’eusse pas espéré une telle faveur, cueillir des prémices, ce qui justifiait qu’elle hésitât, dans la minute précédant le couronnement de mon succès.

Elle n’avait plus que sa chemise, quand soudain, elle reprit sa jupe qu’elle avait jetée sur le carreau de la chambre et se couvrit de son casaquin, tôt ramassé.

— Que faites-vous, mon amour ? lui demandai-je, fort surpris.

— Non, fit-elle, avec une manière de résolution, encore que son visage se baignât de larmes, il y a conscience à épargner un joli homme comme vous, que j’eusse adoré… Il me faut bien vous expliquer l’embarras où vous me vîtes, et les contradictions de ma conduite, partagée que j’étais entre l’inclination la plus vive et la délicatesse. J’eus la malchance de gagner d’un officier aux gardes une galanterie qui n’est point guérie, et, bien que je sois portée vers vous le plus impétueusement du monde, je ne voudrais point vous exposer au mal dont je suis atteinte. Mes regrets sont infinis. Vous concevez maintenant, dans ces conjonctures, la raison de mes mouvements de passion auxquels succédait ma réserve. Avec quelle joie je me fusse donnée à vous, mais quel souvenir je vous eusse laissé de moi !

Je lui sus gré de sa franchise. Ma bonne mine, qui est à peu près mon seul avoir, ne m’a servi qu’à éviter un danger. Voilà, Monsieur, la belle aventure que j’avais à vous conter ; vous en attendiez d’autres et je crains de provoquer votre ironie. Mais je n’en suis qu’à mes débuts, et je table sur de prochaines revanches.


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