Cependant la mère Marie Madeleine, mobile de tant de biens, vile à ses propres yeux, loin de s'applaudir des soins de son zèle, étoit dans des alarmes continuelles, croyant que son indignité nuisoit aux âmes dont elle étoit chargée. Quelques jours avant la fin de ce premier triennal, elle pressa vivement M. Charton de se prêter à ses représentations, et dans une lettre qu'elle lui écrivit à ce sujet, cette humble mère lui marqua qu'outre ses infirmités habituelles, son incapacité d'esprit est telle, ainsi que son défaut de grâce, qu'il ne peut rendre un service plus grand à cette maison que de la pourvoir incessammentd'une prieure qui répare les grand dommages que les âmes ont reçus d'elle pendant ces trois années. Ce sage supérieur connoissoit trop parfaitement celle qui lui parloit pour se laisser surprendre par son humilité; ainsi elle fut réélue, en 1656, avec une satisfaction générale aussi sincère, de la part de ses filles, que ses sentiments d'humilité étoient véritables de la sienne.Ce fut dans cette même année que cette respectable mère obtint du Roi des lettres patentes pour avoir un hospice dans la rue du Bouloy, où la communauté pût se réfugier en temps de guerre, et éviter l'inconvénient d'être obligée de se partager en pareil cas. Son insigne piété, s'étendant à tout, la porta à faire graver sur une plaque de cuivre les paroles suivantes, pour être jetées dans les fondements de l'église qu'elle comptoit y faire bâtir: «La mère Madeleine de Jésus, prieure maintenant du premier monastère des religieuses Carmélites déchaussées de ce royaume, offre à Dieu cette église sous le titre de l'adorable mystère de l'Incarnation de son Fils unique, notre Dieu et Sauveur, ce 20 août 1657; et elle avec les religieuses dudit monastère, duquel celui-ci doit faire partie, supplient très humblement Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa très sainte Mère de prendre sous leur spéciale protection toutes celles qui l'habiteront jusqu'à la consommation des siècles, et de leur faire la grâce de célébrer si saintement et si purement leurs louanges dans cette église qu'elles le puissent faire encore plus parfaitement un jour dans la sainte cité de la Jérusalem céleste. Elles supplient aussi très humblement celui dont la bonté et les richesses sont infinies, d'inspirer à tous ceux qui entreront en ce lieu d'oraison les choses qu'ils doivent lui demander pour sa gloire et pour leur salut, et qu'il daigne leur accorder l'effet de leurs prières.» Quoique les desseins de la Providence divine fussent différents de ceux de cette respectable mère, et que par ses secrets ressorts ce petit hospice fût destiné à former peu de temps après le troisième monastère de cette ville, l'on peut dire à la gloire de Dieu que l'union parfaite qui a régné depuis entre ces deux maisons prouve que cette séparation a été l'ouvrage de l'infinie bonté de Dieu.Ce fut cette même année que par ses prières, ses instances et ses fortes sollicitations auprès des trois supérieurs, elle procura à l'ordre un bien inestimable en faisant consentir M. l'abbé de Bérulle, neveu du saint cardinal, à accepter le pénible emploi de visiteur triennal. L'année suivante elle eut le même pouvoir auprès de M. l'abbé Chaudronier, ayant avant fait beaucoup de prières dans sa maison pour que Dieu disposât le cœur de l'un et de l'autre de ces saints abbés à se livrer à cette bonne œuvre. Le premier, qui avoit refusé plusieurs évêchés, se rendit à ses désirs en considération de son saint oncle, qui avoit tant travaillé pour notre saint ordre; le second, qui n'avoit encore pu se rendre aux exhortations de saint Vincent de Paul, sondirecteur, se sentit inspiré de Dieu d'y adhérer pendant la sainte messe du jour de Saint-Jean-Baptiste, en lisant l'Évangile où il est dit du saint précurseur, qu'il viendroit en la vertu et le zèle d'Élie; paroles qu'il prit comme une déclaration de la volonté de Dieu par l'impression qu'elles lui firent. La mère Marie Madeleine, au comble de la joie d'avoir acquis à l'ordre ces deux saints visiteurs, s'empressa de procurer à ses filles la grâce attachée à la visite régulière. M. l'abbé de Bérulle fit la sienne en 1657, avec une consolation indicible de la sainte prieure, et M. l'abbé Chaudronier l'année suivante 1658. Toutes les religieuses restèrent dans l'admiration des lumières, du zèle, de la prudence, de la douceur et de la charité de ces saints visiteurs, qui furent, comme nous le verrons bientôt, les premiers, depuis la mort du cardinal de Bérulle, déclarés perpétuels par le saint-siége.Ce fut aussi cette même année que la reine Christine de Suède, ayant abandonné ses États pour conserver la religion catholique qu'elle avoit embrassée, se retira en France. A son retour de Fontainebleau, où elle avoit suivi la cour, elle députa ici M. le comte de Villeneuve, chargé d'annoncer à la mère Marie Madeleine que Sa Majesté étant résolue de se retirer dans une maison religieuse pendant son séjour à Paris, avoit préféré ce monastère à tout autre en faveur de sa réputation de régularité et de sainteté. La prudente prieure, sentant les inconvénients d'un pas si épineux, prit le prétexte de ses indispositions pour ne pas paroître, et chargea la mère Agnès de se présenter au parloir afin de se donner le temps de consulter Dieu sur cette affaire. M. le comte de Villeneuve ayant exposé à la mère Agnès le sujet de sa visite, elle lui répondit que la Reine ignoroit sans doute que les Carmélites, étant solitaires par état, étoient moins propres que toutes autres religieuses à donner à Sa Majesté la consolation dont elle se flattoit; que de plus il n'y avoit point de logement dans la maison propre pour Sa Majesté. Le comte répliqua que deux ou trois chambres suffisoient. Alors la mère Agnès, se trouvant sans excuse, lui dit que n'étant pas chargée du gouvernement, elle ne pouvoit donner de réponse précise sans savoir les intentions de la mère prieure. M. le comte promit de revenir le soir ou le lendemain, étant obligé de rendre compte à la Reine et au cardinal Mazarin de son ambassade qu'il avoit fort à cœur. L'embarras de la prieure fut extrême; mais, résolue de s'exposer elle et sa maison à toutes les fâcheuses suites que pouvoit entraîner son refus plutôt que de consentir à accepter un honneur si préjudiciable à l'esprit de retraite de notre saint état, elle y conforma sa réponse. Le comte fort surpris crut que l'intérêt pourroit peut-être ébranler la constance et la fermeté de la mère, et dans cette espérance, il lui dit: «Vous ignorez sans doute, Madame, que cette princesse est généreuse et magnifique; elle projette déjà de vous en donner des preuves. Si quelque chose, reprit la mère, étoit capable denous faire condescendre aux désirs de Sa Majesté, ce seroit le sacrifice de ses États à sa foi; mais jamais un intérêt temporel ne sera capable de nous faire trahir ceux de notre conscience.» M. le comte de Villeneuve, quoique bien affligé et embarrassé du refus, admira un si rare désintéressement que Dieu bénit de telle sorte que la Reine ni le Cardinal n'en témoignèrent jamais aucun ressentiment.Ce ne fut pas seulement en cette occasion où la sainte prieure donna des preuves de son mépris des biens temporels. Une jeune veuve de qualité, résolue de quitter le monde, vint lui demander une place dans ce monastère offrant, outre trente mille livres de dot, six mille livres de pension, mais avec quelques conditions qui blessoient l'exacte régularité. Elle n'en reçut d'autre réponse que le refus le plus formel. Par le même motif, elle en refusa une autre qui offroit cinquante mille écus qu'elle porta en effet ailleurs. Une abbesse du plus haut rang eut le même sort, ainsi que deux demoiselles illégitimes pour chacune desquelles on offroit vingt mille écus; et la mère Marie Madeleine marqua à une prieure qui l'avoit consultée sur la réception d'un sujet qui se trouvoit dans le même cas: Les supérieures mêmes ne peuvent le permettre, parce que c'est une exclusion pour notre ordre.Les deux triennaux de la mère Marie Madeleine expirant, la mère Marie de Jésus, fille unique de la sainte fondatrice du premier couvent de Bordeaux, Mmede Gourgues, fut élue pour laisser l'intervalle nécessaire à une réélection nouvelle. Ce temps qui devoit être pour la digne mère, qui sortoit de charge, un temps de repos, fut peut-être celui de sa vie où elle le connut moins, et il sembloit que le ciel eût attendu qu'elle fût libre des soins du gouvernement pour lui faire porter tout le poids d'une affaire aussi épineuse que celle qu'elle eut à conduire dans les trois années suivantes.Dès l'année précédente 1658, MM. Grandin et de Gramaches, collègues de M. Charton dans l'emploi de supérieur général des Carmélites de France, avoient commencé à faire éclater leurs injustes prétentions, voulant s'arroger les droits donnés par le saint-siége aux seuls visiteurs apostoliques. L'on peut voir le détail et les procédures de cette grande affaire dans le premier tome de nos fondations, et il suffit de dire ici en peu de mots que Dieu seul peut connoître les innombrables travaux qu'elle occasionna à notre mère Marie Madeleine. Dévorée d'un zèle ardent pour les lois primitives, elle se détermina à les défendre aux dépens de son repos et de sa vie. Quels combats n'eut-elle pas à soutenir contre son naturel toujours porté à la plus humble soumission, se trouvant dans la triste nécessité de s'opposer comme un mur d'airain à ces messieurs, qui, étant les supérieurs légitimes, étoient regardés par elle comme lui tenant la place de Dieu! Comme un autre Jonas, elle se fût estimée heureuse d'être sacrifiée pour apaiserun orage qui n'alloit à rien moins qu'au renversement de l'ordre entier. Avant d'en venir aux voies de fait, cette respectable mère ne négligea rien de tout ce que put lui suggérer la supériorité de son génie, la piété, la douceur de son caractère et son amour pour la paix, se flattant toujours que par les amis de ces messieurs et les siens elle pourroit les porter à se désister de leur projet, et leur ouvrir les yeux sur leurs propres intérêts; tout ayant été sans succès, elle se vit enfin forcée d'en venir au dernier remède. De l'avis et par les conseils des plus grands hommes de ce temps, elle leur fit signifier, au nom de son monastère et de ceux que ces messieurs n'avoient pas engagés dans leur parti, un acte d'appel au Pape. Cet acte juridique arrêta les visites qu'ils avoient commencées; ils prièrent M. Charton, qui n'étoit point entré dans leurs projets, de faire savoir à la mère Marie Madeleine qu'ils s'en rapporteroient à la décision du saint-siége. Croyant cette soumission sans feinte, elle en fut comblée de joie, et une lettre qu'elle écrivit dans ce temps à la mère sous-prieure de l'hospice prouve la pureté des intentions de son âme dans tous les différends: «Je voudrois, lui dit-elle, à présent que l'affaire est à Rome, que les deux parties se bornassent à demander à Dieu qu'il éclaire le Saint-Père; cela vaudroit mieux que des sollicitations qui conviennent peu à des religieuses contemplatives.» Quelle dut être l'affliction de ce monastère et celle de toutes les personnes qui désiroient sincèrement le bien de notre saint ordre, lorsque au fort de cette grande affaire celle qui en étoit regardée comme l'âme et le soutien pensa lui être enlevée par une maladie qui la conduisit aux portes de la mort! Mais la bonté de Dieu ayant égard au besoin qu'en avoit le Carmel dans des circonstances si critiques, la rendit encore une fois aux vœux et aux larmes de ses fidèles servantes. Le bref de 1661 mit fin à ces troubles affligeants; mais les ennemis d'une paix achetée, si l'on peut parler ainsi, au prix de la santé et de la vie de la mère Marie Madeleine, imaginèrent pour s'en venger de faire courir dans Paris et dans toutes les maisons de l'ordre un imprimé où son monastère étoit odieusement maltraité. Rien n'est plus édifiant que la réponse qu'elle fit en telle occasion à une prieure de l'ordre qui lui en marqua sa douleur: «J'ai lu cet écrit, lui dit-elle agréablement; notre monastère y est mis en pièces, ce qui ne nous afflige nullement. Quel plus grand bonheur peut-il arriver à des âmes chrétiennes que de souffrir pour la justice, et que notre maison, en conformité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, soit chargée d'injures et de calomnies pour avoir soutenu son premier établissement! J'en ai le cœur très gai; sans être professe d'ici, soyez de même.» Dans une autre, elle marque que bien loin de penser à se défendre, la communauté avoit chanté unTe Deum, dans l'un des hermitages, en action de grâces d'avoir été jugée digne de participer aux opprobres de Jésus-Christ.Cette mère incomparable chargée des lauriers d'une victoire, qui depuis plus d'un siècle maintient notre saint ordre dans la paix par les sages règlements qui distinguent les deux puissances qui le gouvernent, en renvoyoit à Dieu toute la gloire, et ne pensoit plus qu'à jouir des douceurs de la vie cachée dont elle se flattoit d'être en possession le reste de ses jours; mais la communauté étoit en ceci bien éloignée d'être d'accord avec ses sentiments. Chacun de ses membres aspiroit avec empressement à l'heureux jour qui la remettroit à sa tête. La chose n'étoit pas facile à cause de la foiblesse de sa santé, et plus encore à cause de sa constante répugnance à cette place dans laquelle elle se persuadoit d'avoir commis d'innombrables fautes. La mère Marie de Jésus (Mmede Gourgues), qui depuis trois ans tenoit les rênes du gouvernement, aussi impatiente d'en être délivrée que de les voir entre ses mains, fit faire à la communauté pendant plusieurs mois une infinité de prières dans tous les lieux de dévotion de la maison pour obtenir de Dieu cette grâce, et fit dire à la même intention grand nombre de messes. Voyant néanmoins que rien ne pouvoit vaincre sa répugnance à cet égard, elle se tourna du côté de M. Feret, curé de Saint-Nicolas et supérieur local de ce monastère, en vertu du dernier bref; elle lui dépeignit avec des couleurs si vives la solidité des raisons qui appuyoient son désir et celui de la communauté pour rentrer sous la conduite de leur commune mère, que M. Feret, persuadé que la volonté de Dieu étoit marquée dans cette unanimité des sentiments, aidé de M. l'abbé de Priere, ami particulier de la mère Marie Madeleine, lui dit qu'elle ne pouvoit sans offenser Dieu persister dans son refus. Cette humble mère, craignant d'aller de front contre l'obéissance, ploya encore pour cette fois les épaules sous un fardeau qu'un exercice de dix-sept ans n'avoit servi qu'à lui rendre plus redoutable. Cette élection fut non-seulement un sujet d'admiration pour M. Feret, mais elle lui fut commune avec tous les gens de bien, voyant l'union parfaite d'une communauté qui se trouvoit dans le temps au nombre de plus de soixante religieuses. Toutes se félicitoient de rentrer sous les lois d'une si sainte mère, car quoiqu'il n'y en eût aucune qui ne se louât du gouvernement de celle qui lui avoit succédé dans les interruptions nécessaires, rien ne leur paroissoit égal à la conduite de celle qui avoit puisé dans la source de l'esprit primitif.Tandis que les saintes filles se réjouissoient du succès de leurs vœux, leur mère seule s'affligeoit; plus pénétrée que jamais de son incapacité pour le bien de leurs âmes elle craignoit de plus en plus que sa conduite ne leur fût nuisible, et dans cette appréhension elle ne cessoit de se recommander aux prières de tous les gens de bien de sa connoissance. Sa communauté pensoit bien différemment: ses seuls exemples suffisoient pour les porter aux plus éminentes vertus; ils en inspiroient l'amour et la pratique. «Il m'est arrivé plusieurs fois, dit une d'entreelles, que ne pouvant ou n'osant parler à notre mère à cause des affaires importantes dont elle étoit occupée, et la rencontrant, sa seule vue opéroit un tel changement dans mon intérieur que je ne me reconnoissois plus moi-même.» En effet, son âme portoit partout une telle occupation de Dieu et de ses grandeurs infinies qu'elles rejaillissoient sur tout son extérieur, se regardant sans cesse comme l'esclave de celui qui pour notre amour a voulu prendre cette qualité en terre; elle eût voulu l'être de toutes les créatures, et à l'exemple de son divin modèle en remplir toutes les fonctions. Cet ineffable abaissement de ce Dieu étoit un des plus fréquents objets de son adoration et de ses hommages. Tous ses divins états, ses mystères, ses paroles étoient le sujet de son occupation intérieure, elle en parloit avec tant d'élévation d'esprit et de solidité qu'il étoit facile de juger que l'Esprit-Saint l'instruisoit lui-même; aussi ne se lassoit-on pas de l'entendre. Son plus grand soin fut toujours d'établir dans ce monastère cet esprit de Jésus-Christ afin qu'il se répandît pour lui dans tout l'ordre; il y fut en effet si bien affermi que toutes les âmes qu'il renfermoit faisoient leur unique étude de s'y conformer, chacune selon sa capacité et son attrait. C'étoit ce qui combloit de joie la vénérable mère Marie de Jésus (Mmede Bréauté). La mère Marie Madeleine lui demandant un jour comment elle trouvoit la maison: «J'en suis bien contente, lui répondit-elle; mais ce qui me ravit est le soin qu'ont les sœurs d'honorer Jésus-Christ, et leur appartenance à sa divine personne; c'est là, ma mère, l'esprit de notre maison, et s'il venoit à s'éteindre je voudrois qu'elle s'abîmât et se détruisît et que d'autres vinssent l'habiter. Quand on veut louer un religieux, on dit qu'il a l'esprit de son état et de son saint fondateur; l'esprit du fondateur est celui de Jésus-Christ; il est donc le nôtre. De cette application habituelle de la sainte prieure à Jésus-Christ procédoit cet amour ardent pour sa divine majesté, cette crainte de lui déplaire, ce zèle infatigable pour procurer sa gloire, cette pureté d'intention dans toutes ses actions et dans les grandes affaires qu'elle a eues à traiter, ne regardant en tout que son adorable volonté. Car dès qu'elle l'apercevoit, rien n'étoit capable de l'arrêter; elle se fût exposée, et elle l'a fait mille fois, à se faire et à sa maison des ennemis puissants plutôt que de manquer en un seul point à ce qu'elle croyoit que Dieu demandoit d'elle.Quoique cette respectable mère, disent les mémoires, fût une des âmes les plus élevées de son siècle, et qu'elle reçût de Dieu des grâces et des communications très particulières, elle craignoit souverainement certaines dévotions qui ont plus d'éclat que de solidité, et n'épargnoit rien pour en préserver ses filles. Elle s'attachoit à leur faire comprendre que toute leur dévotion devoit avoir pour fondement Jésus-Christ, et d'imiter les vertus dont il a daigné nous donner l'exemple. C'étoit là le fruit que cette âme véritablement éclairée tiroit des sublimes communicationsqu'elle puisoit dans l'oraison, préférant, disoit-elle, une pratique de renoncement et de mortification aux révélations et visions, ces états extraordinaires étant très sujets à l'illusion si l'on n'en est préservé par une profonde humilité. Ses exhortations tomboient fréquemment sur la fidélité dans les plus petites choses; elle disoit que les petites choses se présentant plus ordinairement que les grandes, on avoit plus souvent l'avantage de donner à Dieu des marques de son amour, que du trône de Sa Majesté il daignoit recevoir ces atomes que nous lui offrons dans notre pauvreté, afin de nous enrichir de ses dons les plus précieux, que la perfection dépendoit quelquefois d'une pratique de vertu qui n'étoit rien en apparence, et que faute de s'y rendre non-seulement on n'avançoit pas, mais que l'on alloit de mal en pis, et que par le même principe la fidélité aux petites choses disposoit aux plus grandes. Si le mal, ajoutoit-elle, conduit au mal par sa nature, à plus forte raison la vertu, qui est toujours accompagnée de la grâce de Jésus-Christ, conduit-elle à un plus grand bien.L'on a vu que depuis son enfance, elle avoit été dévouée à la sainte Vierge d'une manière particulière. Sa dévotion à cette divine mère prit toujours en elle de nouveaux accroissements; elle la recevoit non-seulement comme mère de tous les chrétiens, mais spécialement des Carmélites. Que n'a-t-elle pas fait pour la faire honorer! C'est à elle à qui la maison est redevable des beaux hermitages dont elle est décorée; c'est cette respectable mère, conjointement avec la vénérable mère Marie de Jésus, qui a établi la coutume de réciter, après leVeni, Sanctede l'oraison du matin et après la rénovation des vœux, la prièreSanctissima. Elle avoit surtout un recours particulier à cette divine mère dans tous les besoins et les affaires de l'ordre, et il nous reste encore des monuments de sa piété dans plusieurs manuscrits où elle ordonnoit à la communauté des pratiques et prières pendant plusieurs mois de suite en l'honneur de l'Immaculée Conception de la mère de Dieu, pour réclamer sa protection dans les besoins pressants où s'est trouvé notre saint ordre. L'heureux succès de son zèle sur cet objet ne laisse point de doute que la très sainte Vierge ne l'ait puissamment aidée dans ces critiques occasions. Plus elle avançoit en âge, plus sa dévotion et sa confiance croissoient vers cette divine mère; elle exhortoit sans cesse ses filles à y avoir un continuel recours. Les saints anges étoient aussi un des principaux objets de son culte, et ses filles assurent qu'elles savent de voie certaine que Dieu lui avoit donné une société non commune avec les bienheureux esprits. Notre bienheureuse mère, qui connoissoit à fond les dispositions de cette grande âme, disoit qu'elle étoit dans une voie rapportante à leur manière de s'élever à Dieu, autant qu'il peut être communiqué en cette vie aux âmes unies à leurs corps. Elle brûloit d'un désir ardent d'entrer en participation de leur adoration perpétuelle et de leur pureté. Les anciennes mèresde ce monastère ont laissé pour tradition que l'admirable tableau de l'hermitage des anges n'étoit que l'exécution d'une impression qu'elle avoit reçue en contemplant l'essence divine, et que le peintre auquel elle expliqua ses intentions, lui dit qu'il falloit qu'elle eût eu quelques connoissances surnaturelles pour lui dépeindre si parfaitement l'attitude où elle les vouloit. Son dessein a été si bien exécuté qu'on ne peut regarder ce tableau sans admiration et sans se former une idée de l'état d'élévation de ces célestes intelligences en contemplant cet être incompréhensible.Une sœur demandant un jour à la mère Marie Madeleine pourquoi elle étoit si fortement appliquée à la beauté de ce tableau, elle en reçut cette admirable réponse qui nous a été conservée: «Mon désir a été qu'il fût tel que toujours en le regardant les âmes fussent portées à s'élever à Dieu, et à imiter en tout autant qu'il se peut l'amour, l'adoration et l'application de ces esprits bienheureux vers la majesté souveraine, que cette vue contribuât à les tirer des bassesses où la nature humaine nous fait tendre sans cesse, et que la représentation de ce tableau aidât à imprimer en elles si fortement la beauté, le désir et l'effet de ces saintes dispositions qu'en étant toutes remplies et possédées, elles s'oubliassent entièrement de la terre et d'elle-même, n'étant plus du tout ici bas que des corps seulement, n'usant de ce qui est que pour l'inévitable nécessité, et que toutes retirées en Dieu, toute leur application, leur amour et leur joie n'eussent plus de ce moment d'autre objet que Dieu seul, qu'ainsi elles commençassent dès la terre à vivre de la vie du ciel. Pour conduire les âmes à cette sublime contemplation, elle leur faisoit remarquer qu'elles ne pouvoient y parvenir que par une mortification constante, que l'avancement de celle-ci étoit le degré de l'autre. S'il faut juger par ce principe de celle de la mère Marie Madeleine, il est peu d'âmes qui aient égalé la sublimité de son oraison, puisqu'il seroit difficile d'en trouver de plus inexorables à refuser à la nature les satisfactions les plus permises, surtout dans l'état d'infirmité où l'avoient réduite ses fréquentes maladies. A peine prenoit-elle chaque jour assez de nourriture pour soutenir sa vie, et dormoit-elle deux ou trois heures. Jamais il ne fut possible de lui faire rompre l'abstinence les jours que l'Église la prescrit; elle se contentoit ces jours-là de prendre des œufs frais, et quelques représentations que ses filles pussent lui faire pour l'engager à modérer cette rigueur, elles ne purent rien gagner sur elle, même dans l'âge le plus avancé.Il n'est point de vertu dont elle n'ait donné l'exemple jusqu'à l'héroïsme. On peut dire cependant que l'humilité a toujours paru faire le caractère distinctif de sa sainteté. Il seroit difficile et peut-être impossible de trouver en une même personne tant de bas sentiments d'elle-même, avec tant de rares qualités réunies; l'étendue de sa capacité, la force, la netteté, la justesse de son esprit étoient des sujets d'admirationpour toutes les personnes qui travailloient avec elle, et plusieurs des plus grands hommes de son siècle avouoient que, se trouvant au bout de leurs lumières dans des circonstances aussi difficiles qu'importantes, ils avoient dans les siennes une ressource assurée. Cependant au lieu de s'en élever elle se plongeoit de plus en plus dans l'abîme de son néant, se regardant comme la plus grande pécheresse qui fût au monde. Cette vue continuelle lui donnoit une adresse merveilleuse pour faire tomber sur autrui tout le bien qu'elle faisoit au dedans et au dehors du monastère, et c'étoit pour ses sœurs un spectacle aussi agréable qu'édifiant d'être témoins des saintes contestations que l'humilité faisoit naître entre Marie de Jésus (Mmede Bréauté) et notre respectable mère. Celle-ci lui dit un jour à la récréation: «Ma mère, c'est vous qui avez fait tel accommodement à la sacristie.» La mère Marie de Jésus lui répondit avec une aimable vivacité: «Pour le coup, ma mère, vous avez une adresse si merveilleuse pour parer la vaine gloire qu'elle ne peut être surpassée, et l'on y seroit facilement pris, si l'on n'y regardoit de bien près; car vous prenez notre bienheureuse mère d'une main et moi de l'autre, comme deux boucliers pour repousser toutes les louanges que l'on vous donne.» Ce qu'elle disoit parce que, lorsqu'on parloit des avantages spirituels et temporels que la mère Marie Madeleine avoit procurés à la maison, elle les attribuoit ou à notre bienheureuse mère ou à la mère Marie de Jésus; ou, si elle ne pouvoit désavouer d'y avoir part, elle disoit qu'elle n'avoit fait que suivre leurs intentions et leurs conseils. Une autre fois une sœur portière, qui depuis a été prieure, la mère Claire du Saint-Sacrement, vint lui faire un message. Lorsqu'elle fut sortie, elle dit à la mère Marie de Jésus: Ma mère, telle sœur vous doit deux fois la vie; car c'est vous qui l'avez reçue ici, et qui l'avez préservée de la mort en la secourant si à propos dans une maladie que le médecin a avoué qu'il n'eût pu mieux faire. Eh bien! répondit la vénérable mère quand cela seroit? Qu'est-ce que cela en comparaison de ce que vous avez fait pour elle? C'est vous, ma mère, qui connoissant ses excellentes qualités l'avez attirée dans cette maison; c'est vous qui cultivant son riche fonds en avez fait une parfaite religieuse; c'est à vous que le monastère doit l'excellent présent que vous lui avez fait de cette aimable sœur; vous m'avez attaquée, et vous voyez que je me suis défendue, car vous n'avez rien à répondre à cela.Les sœurs faisant un jour de tendres reproches à cette vénérable mère de ce qu'elle donnoit toujours aux mères qui l'avoient précédée l'honneur de ce qu'elle seule avoit fait, elle leur fit cette réponse qui les remplit encore plus d'admiration et d'estime pour elle: «Dieu m'a montré que pour mériter que mon nom fût écrit au livre de vie, il ne fallait pas qu'il fût trouvé en terre.» C'est ce qui la porta à profiter de l'autorité que lui donnoit sa charge de prieure, pour obligertoutes ses sœurs à lui rapporter tous les écrits qu'elles avoient d'elle, afin qu'il ne restât pas la moindre trace de sa mémoire après sa mort. Elle l'exigea d'une manière si absolue qu'elles ne purent se défendre de lui obéir; c'est à cette occasion, dit à ce propos l'une d'entre elles, que nous avons senti de la peine à le faire. Par le même motif, elle brûla avant sa mort tous les papiers qui auroient pu donner quelques connoissances des sublimes dispositions de son âme.Née bienfaisante et charitable, jamais on ne vit un cœur plus généreux et plus libéral que celui de la mère Marie Madeleine. La grâce avoit en elle si parfaitement divinisé cette vertu naturelle qu'aucun motif humain n'y entroit. On ne pourroit croire, si les preuves n'en existoient sur les registres de la maison, le nombre innombrable de maisons religieuses qu'elle assista, de prisonniers qui lui furent redevables de leur délivrance, de pauvres nourris et vêtus, les secours journaliers qu'elle procuroit à tous les malheureux, et cela dans un temps où son monastère avoit à peine de quoi subsister. On conserve encore grand nombre de lettres qui sont des preuves de la reconnoissance des religieuses de Lorraine. Dans le temps des guerres qui affligèrent cette contrée, elle les pourvut de tous genres de secours en argent et en étoffes pour habiller. Ses charités passèrent jusqu'en Canada, s'étant prévalue des bontés de Mmela Princesse et de l'attachement qu'avoient pour elle les personnes du premier rang, pour en tirer d'abondantes aumônes qu'elle envoya aux Hospitalières et aux Ursulines de Québec. Si sa charité s'est étendue jusqu'au monde le plus reculé, que ne doit-on pas penser de ses tendres attentions pour notre saint ordre! Dans la crainte de faire souffrir la plupart de nos maisons pauvres et mal fondées, elle chargea les siennes propres des frais immenses où la jeta l'affaire des supérieurs dont on a parlé, quoique l'intérêt fût commun, imitant en cela comme en toute autre chose sa bienheureuse mère qui voulut par le même motif que cette maison payât seule les frais de la grande affaire qu'elle soutint contre les pères Carmes. Les grandes sommes, employées pour poursuivre la béatification de cette bienheureuse mère, ont aussi été fournies par ce monastère; néanmoins, malgré sa pauvreté, elle a toujours assisté autant qu'elle l'a pu toutes celles de nos maisons qui lui ont exposé leurs besoins, même dans les temps où elle étoit obligée d'avoir recours aux emprunts pour faire subsister la sienne, ne faisant aucune différence de ses propres intérêts à ceux des autres monastères, employant ses amis et son crédit pour leur rendre tous les services qu'exigeoient leurs affaires.Aucunes paroles ne peuvent rendre les attentions maternelles dans l'intérieur de son monastère, et à quel degré elle a porté sa tendre vigilance pour les besoins spirituels et corporels de ses enfants, surtout dans leurs infirmités; alors elle en oublioit ses propres mauxpour ne s'occuper que des leurs. Dans les maladies mortelles qui l'arrêtoient souvent au lit, elle envoyoit souvent de jour et de nuit celle qui la veilloit auprès des autres malades, dans la crainte qu'elles fussent négligées, et pour se procurer la consolation de savoir de leurs nouvelles. Loin de conserver le plus léger ressentiment contre les personnes qui l'avoient traversée dans les circonstances critiques où elle s'étoit trouvée si souvent en sa vie, elle saisissoit toujours avec empressement les occasions de les servir. Si vous pouviez comprendre, disoit-elle un jour à une personne de confiance, l'excellence de cette vertu de charité, vous seriez incessamment sur vos gardes dans la crainte d'y donner la moindre atteinte. Cette vertu étoit un des plus ordinaires sujets de ses discours à ses filles. Tenant un jour le chapitre, et bénissant Dieu de leur parfaite union, elle leur dit ces paroles remarquables: «Par la connoissance générale et particulière que j'ai de vos dispositions, mes sœurs, je ne vois rien d'essentiel à vous reprocher sur cette grande vertu de charité; cependant faites attention que pour la pratiquer dans toute la perfection que Dieu demande de vous, vous devez craindre d'y avoir manqué en privant vos sœurs de l'exemple des vertus que vous n'avez pas pratiquées et des grâces que la ferveur de vos prières lui auroit obtenues; en quoi vous pouvez leur avoir fait un tort considérable.»Il seroit difficile d'exprimer le zèle de la mère Marie Madeleine pour le maintien de la plus exacte régularité, et celui qu'elle avoit de l'observer jusque dans les plus petites choses. Aussi la mère Agnès assure-t-elle qu'elle et toutes les religieuses peuvent lui rendre ce témoignage de ne l'avoir jamais vue manquer à aucune, toutes jusqu'à la plus petite cérémonie lui étant en grande estime et recommandation, et ce qui doit causer plus d'admiration, c'est que les importantes affaires qu'elle a eues à traiter pendant tant d'années de gouvernement, ne l'ont jamais fait relâcher de cette exactitude. Une prieure de l'ordre la consultant sur le grand silence, elle l'exhorta à le garder hors des cas indispensables, comme seroit, lui dit-elle, de consoler les malades en danger ou qui souffriroient beaucoup. Elle ajouta: «J'ai voulu essayer s'il se peut garder ici où nous avons souvent d'importantes affaires à traiter, et j'ai l'expérience que cela se peut. Mes sœurs n'ont garde de m'approcher dans ce temps; je tâche d'avancer ou de retarder ce qui pourroit m'obliger à le rompre. S'il arrive que j'aie oublié de dire quelque chose à la portière pour le lendemain matin, je le lui écris; elle en fait de même; ce silence de ma part contribue beaucoup à l'exactitude de celui de la communauté. La mère Marie Madeleine étoit en effet tellement exemplaire sur cet article que la mère Agnès, cette mère si éclairée, donnant des avis à une religieuse qui alloit être prieure, lui recommandant sur toutes choses la fidélité à ce point de notre sainte règle, lui cita cet exemple, d'autantplus frappant, que jamais prieure n'avait eu de plus légitimes sujets de s'en dispenser par le genre et la multiplicité de ses occupations.Elle n'avoit pas moins d'exactitude sur l'ouverture des grilles, et de quelque haute qualité que fussent les personnes qui rendoient visite à ses sœurs, elle ne les ouvroit que dans le cas permis par nos constitutions. Cela a paru bien dur, dit-elle dans une de ses lettres à Mmesles duchesses; mais enfin elles s'y sont accoutumées, sachant que c'est notre règle. Sur le même motif de régularité, quoique toutes les affaires du dedans et du dehors aient toujours roulé sur elle, lorsqu'elle n'étoit plus en charge, elle ne voulut jamais aller au parloir sans tiers. C'est ce qu'elle mandoit à une prieure qui l'avoit consultée pour savoir d'elle si elle ne pourroit pas donner cette liberté à celle qui l'avoit précédée dans le gouvernement de la maison, qui étoit professe de ce monastère. Pendant sept ans, lui répondit la mère Marie Madeleine, que j'ai été hors de charge, je n'ai pas parlé seule unAve Maria, et je connois trop la régularité, ma mère, pour y vouloir manquer. Elle recommandoit extrêmement à toutes les prieures de l'ordre qui avoient confiance en elle, l'exactitude sur ce point et sur l'ouverture des grilles. Elle disoit souvent que cette séparation du monde faisoit la différence de notre ordre aux autres aussi austères, mais qui n'ont pas la même obligation de ne pas se laisser voir. Son zèle pour nos saintes observances s'étendoit à tout, et dans la crainte que les usages de l'ordre apportés en France par les mères espagnoles ne vinssent à se perdre ou à s'affoiblir avec le temps, elle et la vénérable mère Marie de Jésus engagèrent le révérend père Gibieuf à faire le recueil précieux contenu dans la lettre adressée à tout l'ordre. C'est aussi à sa prière que M. Charton en écrivit une autre pour suppléer à ce qui étoit échappé à la première; et comme plusieurs choses y paroissoient nouvelles, elle marqua à celles qui lui en écrivirent que tout ce qui y étoit compris s'observoit dans son monastère avec la plus exacte fidélité, et que c'étoit à la lettre les enseignements de la mère Anne de Jésus à ses premières filles de France.Son sentiment sur la réception des sujets est digne de remarque. Non-seulement elle vouloit y reconnoître la vocation à l'état religieux, mais à la vie hérémitique, dont les Carmélites font une particulière profession. Suivant ce que notre sainte mère recommande dans ses Constitutions, elle exigeoit que l'on éprouvât la qualité de leur esprit, rejetant avec fermeté les esprits bornés, disant qu'elles étoient ordinairement arrêtées à leurs sens, que lorsqu'on leur propose quelque chose qui les surpasse, leur petite capacité ne peut s'en convaincre à moins qu'une humilité aussi profonde que rare ne leur fasse soumettre en tout leur jugement. Elle avoit à cœur que celles qui entrent commençassent parfaitement leur carrière, persuadée que le commencementdécide de la fin. Elle les vouloit gaies et l'esprit libre, disant que le trouble et les inquiétudes sont un grand empêchement à la ferveur que demandent les pratiques de religion, que M. le cardinal de Bérulle et notre bienheureuse mère lui avoient dit souvent que d'un grand nombre d'âmes qu'ils avoient conduites ou connues dans ces sortes de peines que l'on taxe d'épreuves des grandes âmes, ils n'en avoient vu qu'une seule qui n'étoit pas retournée en arrière.Elle n'étoit point d'avis que l'on en reçût d'âgées, à moins que l'on ne reconnût en elles un appel très particulier de Dieu, et des dispositions propres à prendre l'esprit de notre état, parce que leur pli étant pris, il est très rare qu'elles soient faciles à manier. Aucune considération humaine n'eût été capable de lui faire recevoir ou garder un sujet qu'elle eût cru ne pas convenir à la communauté. Consultée par une prieure pour une novice qui étoit dans ce cas, elle lui répondit: Il est vrai, ma mère, que je considère et honore madame sa mère au delà de toute expression, car c'est une personne accomplie; elle mérite certainement que l'on fasse à sa considération tout ce qui se peut faire, et il étoit juste de prendre un soin particulier de sa fille pour essayer d'en faire une bonne Carmélite. Mais puisque vous n'êtes pas plus avancée que ce que vous me marquez, je ne puis, selon Dieu et en conscience, vous conseiller de la garder. La compassion que l'on exerce en ces rencontres pour une particulière, est une véritable cruauté pour toute une maison et même tout un ordre. Rien n'est plus préjudiciable que la réception d'un sujet sans vocation; on lui fait tort à lui-même, parce que telle qui se croit sauvée dans le monde ou dans un autre ordre, se perdra dans le nôtre; étant obligée à une plus grande perfection, elle se rendra digne d'une plus grande punition. Je suis naturellement compatissante, mais toutes les fois que je lis le prologue du quatrième livre de la Vie de notre sainte mère par Ribera, je me trouve tellement fortifiée, qu'il me semble que pour tout ce qui est au monde je ne biaiserois pas dans une chose si importante.Par tout ce qui a été dit jusqu'ici, il est aisé d'entrevoir que rien n'étoit plus accompli que le caractère de la mère Marie Madeleine. Elle avoit une douce et majestueuse gaieté, une affabilité charmante; elle étoit charitable et compatissante au delà de toute expression, ferme cependant et même intrépide lorsqu'il s'agissoit des intérêts de Dieu, de ceux de l'ordre et du salut de quelque âme. Dans ces sortes d'occasions, sans s'étonner ni s'arrêter, elle eût surmonté un monde d'oppositions et sacrifié sa propre vie. Tant de vertus et d'amabilités la rendoient vénérable à toutes les personnes qui avoient le bien de la connoître, et lui avoient acquis sur le cœur et l'esprit de ses filles un tel ascendant, qu'une d'entre elles nous a laissé par écrit que si elle eût entrepris de leur persuader que le blanc étoit noir et le jour la nuit, elle y seroit parvenue, tant elles étoient convaincues qu'elle ne pouvoitse tromper. Aussi se rendoient-elles avec délices aux moindres signes de ses volontés et de ses désirs, quelque répugnance que leur nature pût y avoir.Enfin cette mère si chérie et si digne de l'être, martyre de la charité par le sacrifice qu'elle lui avoit fait toute sa vie de son amour pour la solitude, saisit la fin de ce triennal pour se la procurer; elle fit, pour l'obtenir, des instances si fortes et si vives que les supérieurs et la communauté se virent forcés de s'y rendre, craignant qu'un état si violent, joint à ses infirmités, n'abrégeât des jours que chacun eût voulu prolonger aux dépens des siens propres. Ainsi, en 1665, la mère Agnès fut élue en sa place. Alors cette vénérable mère, qui depuis si longtemps aspiroit au doux repos de Marie, s'y plongea tout entière; et dans les treize années que Dieu la laissa encore sur la terre, sa seule occupation fut la prière et le soin de s'anéantir, et de s'effacer de l'esprit et du cœur de toute créature. Seule avec son Dieu, la mère Marie Madeleine regarda désormais comme son unique affaire la délicieuse occupation de contempler ses ineffables perfections, sans laisser aucune entrée dans son cœur ou dans son esprit aux choses de la terre; en sorte que, lorsqu'il arrivoit que la mère prieure lui venoit rendre compte des affaires de la maison, elle détournoit d'abord le discours pour lui faire entendre qu'elle vouloit être regardée comme un être sans existence.De combien de faveurs, dans ces secrètes et divines communications, son humilité ne nous a-t-elle pas dérobé la connoissance! Dans les dernières années de sa vie, ne pouvant plus marcher, elle se faisoit porter au chœur pour la messe conventuelle, et y demeuroit jusqu'au réfectoire, service qui lui étoit encore rendu avec zèle par les sœurs à l'heure des vêpres, où elle restoit encore jusqu'à quatre heures, et de là se faisoit conduire à l'hermitage de la Sainte-Vierge ou à quelque autre.Le moment arrivé qui devoit mettre fin à une si sainte vie, cette vénérable mère fut atteinte d'une fluxion de poitrine et d'une fièvre ardente. Dès les premiers jours, elle comprit que l'époux étoit proche, et demanda à recevoir les sacrements. Elle les reçut de la main de M. l'abbé Pirot, supérieur de ce monastère, dans les dispositions que l'on devoit attendre de cette fidèle épouse de Jésus-Christ. Sa patience, sa douceur, sa mortification jetèrent un nouvel éclat dans les douleurs violentes et aiguës qu'elle porta avec un courage héroïque. Leur excès, loin de ralentir sa ferveur, sembloit l'augmenter; et dans le désir de s'unir à Jésus-Christ encore une fois, elle passa une de ses dernières nuits sans rien prendre pour se procurer ce bonheur; après cette grâce reçue, remplie d'une ferme confiance aux mérites de Jésus-Christ et dans la miséricorde de son Dieu, pleine de foi, d'espérance et de charité, cette âme séraphique alla recevoir la couronne due à tant d'éminentes vertus, le 20 novembre 1679, âgée de quatre-vingt-deux ans.Un ecclésiastique qui avoit eu longtemps sa confiance, apprenant sa mort, s'écria: «L'âme la plus humble qui fût sur la terre vient de lui être enlevée», ajoutant qu'elle avoit porté cette vertu à un degré presque inimitable.La mère Agnès de Saint-Michel rapporte ainsi un secours qu'elle reçut de cette sainte défunte: «Me trouvant un soir, après complies, dans une extrême fatigue de corps et d'esprit, je demandois à Notre-Seigneur la grâce de sa sainte volonté et la force d'accomplir ce que l'obéissance m'avoit prescrit, qui me sembloit au-dessus de ma puissance. Mais, entendant sonner matines, je me mis en devoir d'y aller. Alors je vis notre mère Marie Madeleine qui entroit dans le chœur. Sa beauté étoit toute céleste, et sa blancheur avoit un éclat qui n'avoit rien de semblable sur la terre. Je m'avançois pour lui exposer mes besoins; elle me parla avec beaucoup d'amour, mais d'une manière intellectuelle; son regard et l'impression que j'en reçus me consola de telle sorte, que je ne puis l'exprimer. Ensuite elle se mit à genoux, adorant le très Saint-Sacrement avec un respect qui me fit connoître que c'étoit de l'adoration de l'éternité, et j'entendis au fond de mon cœur ces paroles: Il ne faut pas un moment de repos en cette vie. A l'heure même, je me sentis tant de courage et une si grande joie qu'il me sembloit éprouver quelque chose de la béatitude des saints, disposition où je suis encore.» L'on ignore en quel temps ceci est arrivé; mais ce doit être bien peu de temps après le décès de la mère Marie Madeleine, puisque la mère Agnès de Saint-Michel ne lui a survécu que sept mois.
Cependant la mère Marie Madeleine, mobile de tant de biens, vile à ses propres yeux, loin de s'applaudir des soins de son zèle, étoit dans des alarmes continuelles, croyant que son indignité nuisoit aux âmes dont elle étoit chargée. Quelques jours avant la fin de ce premier triennal, elle pressa vivement M. Charton de se prêter à ses représentations, et dans une lettre qu'elle lui écrivit à ce sujet, cette humble mère lui marqua qu'outre ses infirmités habituelles, son incapacité d'esprit est telle, ainsi que son défaut de grâce, qu'il ne peut rendre un service plus grand à cette maison que de la pourvoir incessammentd'une prieure qui répare les grand dommages que les âmes ont reçus d'elle pendant ces trois années. Ce sage supérieur connoissoit trop parfaitement celle qui lui parloit pour se laisser surprendre par son humilité; ainsi elle fut réélue, en 1656, avec une satisfaction générale aussi sincère, de la part de ses filles, que ses sentiments d'humilité étoient véritables de la sienne.
Ce fut dans cette même année que cette respectable mère obtint du Roi des lettres patentes pour avoir un hospice dans la rue du Bouloy, où la communauté pût se réfugier en temps de guerre, et éviter l'inconvénient d'être obligée de se partager en pareil cas. Son insigne piété, s'étendant à tout, la porta à faire graver sur une plaque de cuivre les paroles suivantes, pour être jetées dans les fondements de l'église qu'elle comptoit y faire bâtir: «La mère Madeleine de Jésus, prieure maintenant du premier monastère des religieuses Carmélites déchaussées de ce royaume, offre à Dieu cette église sous le titre de l'adorable mystère de l'Incarnation de son Fils unique, notre Dieu et Sauveur, ce 20 août 1657; et elle avec les religieuses dudit monastère, duquel celui-ci doit faire partie, supplient très humblement Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa très sainte Mère de prendre sous leur spéciale protection toutes celles qui l'habiteront jusqu'à la consommation des siècles, et de leur faire la grâce de célébrer si saintement et si purement leurs louanges dans cette église qu'elles le puissent faire encore plus parfaitement un jour dans la sainte cité de la Jérusalem céleste. Elles supplient aussi très humblement celui dont la bonté et les richesses sont infinies, d'inspirer à tous ceux qui entreront en ce lieu d'oraison les choses qu'ils doivent lui demander pour sa gloire et pour leur salut, et qu'il daigne leur accorder l'effet de leurs prières.» Quoique les desseins de la Providence divine fussent différents de ceux de cette respectable mère, et que par ses secrets ressorts ce petit hospice fût destiné à former peu de temps après le troisième monastère de cette ville, l'on peut dire à la gloire de Dieu que l'union parfaite qui a régné depuis entre ces deux maisons prouve que cette séparation a été l'ouvrage de l'infinie bonté de Dieu.
Ce fut cette même année que par ses prières, ses instances et ses fortes sollicitations auprès des trois supérieurs, elle procura à l'ordre un bien inestimable en faisant consentir M. l'abbé de Bérulle, neveu du saint cardinal, à accepter le pénible emploi de visiteur triennal. L'année suivante elle eut le même pouvoir auprès de M. l'abbé Chaudronier, ayant avant fait beaucoup de prières dans sa maison pour que Dieu disposât le cœur de l'un et de l'autre de ces saints abbés à se livrer à cette bonne œuvre. Le premier, qui avoit refusé plusieurs évêchés, se rendit à ses désirs en considération de son saint oncle, qui avoit tant travaillé pour notre saint ordre; le second, qui n'avoit encore pu se rendre aux exhortations de saint Vincent de Paul, sondirecteur, se sentit inspiré de Dieu d'y adhérer pendant la sainte messe du jour de Saint-Jean-Baptiste, en lisant l'Évangile où il est dit du saint précurseur, qu'il viendroit en la vertu et le zèle d'Élie; paroles qu'il prit comme une déclaration de la volonté de Dieu par l'impression qu'elles lui firent. La mère Marie Madeleine, au comble de la joie d'avoir acquis à l'ordre ces deux saints visiteurs, s'empressa de procurer à ses filles la grâce attachée à la visite régulière. M. l'abbé de Bérulle fit la sienne en 1657, avec une consolation indicible de la sainte prieure, et M. l'abbé Chaudronier l'année suivante 1658. Toutes les religieuses restèrent dans l'admiration des lumières, du zèle, de la prudence, de la douceur et de la charité de ces saints visiteurs, qui furent, comme nous le verrons bientôt, les premiers, depuis la mort du cardinal de Bérulle, déclarés perpétuels par le saint-siége.
Ce fut aussi cette même année que la reine Christine de Suède, ayant abandonné ses États pour conserver la religion catholique qu'elle avoit embrassée, se retira en France. A son retour de Fontainebleau, où elle avoit suivi la cour, elle députa ici M. le comte de Villeneuve, chargé d'annoncer à la mère Marie Madeleine que Sa Majesté étant résolue de se retirer dans une maison religieuse pendant son séjour à Paris, avoit préféré ce monastère à tout autre en faveur de sa réputation de régularité et de sainteté. La prudente prieure, sentant les inconvénients d'un pas si épineux, prit le prétexte de ses indispositions pour ne pas paroître, et chargea la mère Agnès de se présenter au parloir afin de se donner le temps de consulter Dieu sur cette affaire. M. le comte de Villeneuve ayant exposé à la mère Agnès le sujet de sa visite, elle lui répondit que la Reine ignoroit sans doute que les Carmélites, étant solitaires par état, étoient moins propres que toutes autres religieuses à donner à Sa Majesté la consolation dont elle se flattoit; que de plus il n'y avoit point de logement dans la maison propre pour Sa Majesté. Le comte répliqua que deux ou trois chambres suffisoient. Alors la mère Agnès, se trouvant sans excuse, lui dit que n'étant pas chargée du gouvernement, elle ne pouvoit donner de réponse précise sans savoir les intentions de la mère prieure. M. le comte promit de revenir le soir ou le lendemain, étant obligé de rendre compte à la Reine et au cardinal Mazarin de son ambassade qu'il avoit fort à cœur. L'embarras de la prieure fut extrême; mais, résolue de s'exposer elle et sa maison à toutes les fâcheuses suites que pouvoit entraîner son refus plutôt que de consentir à accepter un honneur si préjudiciable à l'esprit de retraite de notre saint état, elle y conforma sa réponse. Le comte fort surpris crut que l'intérêt pourroit peut-être ébranler la constance et la fermeté de la mère, et dans cette espérance, il lui dit: «Vous ignorez sans doute, Madame, que cette princesse est généreuse et magnifique; elle projette déjà de vous en donner des preuves. Si quelque chose, reprit la mère, étoit capable denous faire condescendre aux désirs de Sa Majesté, ce seroit le sacrifice de ses États à sa foi; mais jamais un intérêt temporel ne sera capable de nous faire trahir ceux de notre conscience.» M. le comte de Villeneuve, quoique bien affligé et embarrassé du refus, admira un si rare désintéressement que Dieu bénit de telle sorte que la Reine ni le Cardinal n'en témoignèrent jamais aucun ressentiment.
Ce ne fut pas seulement en cette occasion où la sainte prieure donna des preuves de son mépris des biens temporels. Une jeune veuve de qualité, résolue de quitter le monde, vint lui demander une place dans ce monastère offrant, outre trente mille livres de dot, six mille livres de pension, mais avec quelques conditions qui blessoient l'exacte régularité. Elle n'en reçut d'autre réponse que le refus le plus formel. Par le même motif, elle en refusa une autre qui offroit cinquante mille écus qu'elle porta en effet ailleurs. Une abbesse du plus haut rang eut le même sort, ainsi que deux demoiselles illégitimes pour chacune desquelles on offroit vingt mille écus; et la mère Marie Madeleine marqua à une prieure qui l'avoit consultée sur la réception d'un sujet qui se trouvoit dans le même cas: Les supérieures mêmes ne peuvent le permettre, parce que c'est une exclusion pour notre ordre.
Les deux triennaux de la mère Marie Madeleine expirant, la mère Marie de Jésus, fille unique de la sainte fondatrice du premier couvent de Bordeaux, Mmede Gourgues, fut élue pour laisser l'intervalle nécessaire à une réélection nouvelle. Ce temps qui devoit être pour la digne mère, qui sortoit de charge, un temps de repos, fut peut-être celui de sa vie où elle le connut moins, et il sembloit que le ciel eût attendu qu'elle fût libre des soins du gouvernement pour lui faire porter tout le poids d'une affaire aussi épineuse que celle qu'elle eut à conduire dans les trois années suivantes.
Dès l'année précédente 1658, MM. Grandin et de Gramaches, collègues de M. Charton dans l'emploi de supérieur général des Carmélites de France, avoient commencé à faire éclater leurs injustes prétentions, voulant s'arroger les droits donnés par le saint-siége aux seuls visiteurs apostoliques. L'on peut voir le détail et les procédures de cette grande affaire dans le premier tome de nos fondations, et il suffit de dire ici en peu de mots que Dieu seul peut connoître les innombrables travaux qu'elle occasionna à notre mère Marie Madeleine. Dévorée d'un zèle ardent pour les lois primitives, elle se détermina à les défendre aux dépens de son repos et de sa vie. Quels combats n'eut-elle pas à soutenir contre son naturel toujours porté à la plus humble soumission, se trouvant dans la triste nécessité de s'opposer comme un mur d'airain à ces messieurs, qui, étant les supérieurs légitimes, étoient regardés par elle comme lui tenant la place de Dieu! Comme un autre Jonas, elle se fût estimée heureuse d'être sacrifiée pour apaiserun orage qui n'alloit à rien moins qu'au renversement de l'ordre entier. Avant d'en venir aux voies de fait, cette respectable mère ne négligea rien de tout ce que put lui suggérer la supériorité de son génie, la piété, la douceur de son caractère et son amour pour la paix, se flattant toujours que par les amis de ces messieurs et les siens elle pourroit les porter à se désister de leur projet, et leur ouvrir les yeux sur leurs propres intérêts; tout ayant été sans succès, elle se vit enfin forcée d'en venir au dernier remède. De l'avis et par les conseils des plus grands hommes de ce temps, elle leur fit signifier, au nom de son monastère et de ceux que ces messieurs n'avoient pas engagés dans leur parti, un acte d'appel au Pape. Cet acte juridique arrêta les visites qu'ils avoient commencées; ils prièrent M. Charton, qui n'étoit point entré dans leurs projets, de faire savoir à la mère Marie Madeleine qu'ils s'en rapporteroient à la décision du saint-siége. Croyant cette soumission sans feinte, elle en fut comblée de joie, et une lettre qu'elle écrivit dans ce temps à la mère sous-prieure de l'hospice prouve la pureté des intentions de son âme dans tous les différends: «Je voudrois, lui dit-elle, à présent que l'affaire est à Rome, que les deux parties se bornassent à demander à Dieu qu'il éclaire le Saint-Père; cela vaudroit mieux que des sollicitations qui conviennent peu à des religieuses contemplatives.» Quelle dut être l'affliction de ce monastère et celle de toutes les personnes qui désiroient sincèrement le bien de notre saint ordre, lorsque au fort de cette grande affaire celle qui en étoit regardée comme l'âme et le soutien pensa lui être enlevée par une maladie qui la conduisit aux portes de la mort! Mais la bonté de Dieu ayant égard au besoin qu'en avoit le Carmel dans des circonstances si critiques, la rendit encore une fois aux vœux et aux larmes de ses fidèles servantes. Le bref de 1661 mit fin à ces troubles affligeants; mais les ennemis d'une paix achetée, si l'on peut parler ainsi, au prix de la santé et de la vie de la mère Marie Madeleine, imaginèrent pour s'en venger de faire courir dans Paris et dans toutes les maisons de l'ordre un imprimé où son monastère étoit odieusement maltraité. Rien n'est plus édifiant que la réponse qu'elle fit en telle occasion à une prieure de l'ordre qui lui en marqua sa douleur: «J'ai lu cet écrit, lui dit-elle agréablement; notre monastère y est mis en pièces, ce qui ne nous afflige nullement. Quel plus grand bonheur peut-il arriver à des âmes chrétiennes que de souffrir pour la justice, et que notre maison, en conformité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, soit chargée d'injures et de calomnies pour avoir soutenu son premier établissement! J'en ai le cœur très gai; sans être professe d'ici, soyez de même.» Dans une autre, elle marque que bien loin de penser à se défendre, la communauté avoit chanté unTe Deum, dans l'un des hermitages, en action de grâces d'avoir été jugée digne de participer aux opprobres de Jésus-Christ.
Cette mère incomparable chargée des lauriers d'une victoire, qui depuis plus d'un siècle maintient notre saint ordre dans la paix par les sages règlements qui distinguent les deux puissances qui le gouvernent, en renvoyoit à Dieu toute la gloire, et ne pensoit plus qu'à jouir des douceurs de la vie cachée dont elle se flattoit d'être en possession le reste de ses jours; mais la communauté étoit en ceci bien éloignée d'être d'accord avec ses sentiments. Chacun de ses membres aspiroit avec empressement à l'heureux jour qui la remettroit à sa tête. La chose n'étoit pas facile à cause de la foiblesse de sa santé, et plus encore à cause de sa constante répugnance à cette place dans laquelle elle se persuadoit d'avoir commis d'innombrables fautes. La mère Marie de Jésus (Mmede Gourgues), qui depuis trois ans tenoit les rênes du gouvernement, aussi impatiente d'en être délivrée que de les voir entre ses mains, fit faire à la communauté pendant plusieurs mois une infinité de prières dans tous les lieux de dévotion de la maison pour obtenir de Dieu cette grâce, et fit dire à la même intention grand nombre de messes. Voyant néanmoins que rien ne pouvoit vaincre sa répugnance à cet égard, elle se tourna du côté de M. Feret, curé de Saint-Nicolas et supérieur local de ce monastère, en vertu du dernier bref; elle lui dépeignit avec des couleurs si vives la solidité des raisons qui appuyoient son désir et celui de la communauté pour rentrer sous la conduite de leur commune mère, que M. Feret, persuadé que la volonté de Dieu étoit marquée dans cette unanimité des sentiments, aidé de M. l'abbé de Priere, ami particulier de la mère Marie Madeleine, lui dit qu'elle ne pouvoit sans offenser Dieu persister dans son refus. Cette humble mère, craignant d'aller de front contre l'obéissance, ploya encore pour cette fois les épaules sous un fardeau qu'un exercice de dix-sept ans n'avoit servi qu'à lui rendre plus redoutable. Cette élection fut non-seulement un sujet d'admiration pour M. Feret, mais elle lui fut commune avec tous les gens de bien, voyant l'union parfaite d'une communauté qui se trouvoit dans le temps au nombre de plus de soixante religieuses. Toutes se félicitoient de rentrer sous les lois d'une si sainte mère, car quoiqu'il n'y en eût aucune qui ne se louât du gouvernement de celle qui lui avoit succédé dans les interruptions nécessaires, rien ne leur paroissoit égal à la conduite de celle qui avoit puisé dans la source de l'esprit primitif.
Tandis que les saintes filles se réjouissoient du succès de leurs vœux, leur mère seule s'affligeoit; plus pénétrée que jamais de son incapacité pour le bien de leurs âmes elle craignoit de plus en plus que sa conduite ne leur fût nuisible, et dans cette appréhension elle ne cessoit de se recommander aux prières de tous les gens de bien de sa connoissance. Sa communauté pensoit bien différemment: ses seuls exemples suffisoient pour les porter aux plus éminentes vertus; ils en inspiroient l'amour et la pratique. «Il m'est arrivé plusieurs fois, dit une d'entreelles, que ne pouvant ou n'osant parler à notre mère à cause des affaires importantes dont elle étoit occupée, et la rencontrant, sa seule vue opéroit un tel changement dans mon intérieur que je ne me reconnoissois plus moi-même.» En effet, son âme portoit partout une telle occupation de Dieu et de ses grandeurs infinies qu'elles rejaillissoient sur tout son extérieur, se regardant sans cesse comme l'esclave de celui qui pour notre amour a voulu prendre cette qualité en terre; elle eût voulu l'être de toutes les créatures, et à l'exemple de son divin modèle en remplir toutes les fonctions. Cet ineffable abaissement de ce Dieu étoit un des plus fréquents objets de son adoration et de ses hommages. Tous ses divins états, ses mystères, ses paroles étoient le sujet de son occupation intérieure, elle en parloit avec tant d'élévation d'esprit et de solidité qu'il étoit facile de juger que l'Esprit-Saint l'instruisoit lui-même; aussi ne se lassoit-on pas de l'entendre. Son plus grand soin fut toujours d'établir dans ce monastère cet esprit de Jésus-Christ afin qu'il se répandît pour lui dans tout l'ordre; il y fut en effet si bien affermi que toutes les âmes qu'il renfermoit faisoient leur unique étude de s'y conformer, chacune selon sa capacité et son attrait. C'étoit ce qui combloit de joie la vénérable mère Marie de Jésus (Mmede Bréauté). La mère Marie Madeleine lui demandant un jour comment elle trouvoit la maison: «J'en suis bien contente, lui répondit-elle; mais ce qui me ravit est le soin qu'ont les sœurs d'honorer Jésus-Christ, et leur appartenance à sa divine personne; c'est là, ma mère, l'esprit de notre maison, et s'il venoit à s'éteindre je voudrois qu'elle s'abîmât et se détruisît et que d'autres vinssent l'habiter. Quand on veut louer un religieux, on dit qu'il a l'esprit de son état et de son saint fondateur; l'esprit du fondateur est celui de Jésus-Christ; il est donc le nôtre. De cette application habituelle de la sainte prieure à Jésus-Christ procédoit cet amour ardent pour sa divine majesté, cette crainte de lui déplaire, ce zèle infatigable pour procurer sa gloire, cette pureté d'intention dans toutes ses actions et dans les grandes affaires qu'elle a eues à traiter, ne regardant en tout que son adorable volonté. Car dès qu'elle l'apercevoit, rien n'étoit capable de l'arrêter; elle se fût exposée, et elle l'a fait mille fois, à se faire et à sa maison des ennemis puissants plutôt que de manquer en un seul point à ce qu'elle croyoit que Dieu demandoit d'elle.
Quoique cette respectable mère, disent les mémoires, fût une des âmes les plus élevées de son siècle, et qu'elle reçût de Dieu des grâces et des communications très particulières, elle craignoit souverainement certaines dévotions qui ont plus d'éclat que de solidité, et n'épargnoit rien pour en préserver ses filles. Elle s'attachoit à leur faire comprendre que toute leur dévotion devoit avoir pour fondement Jésus-Christ, et d'imiter les vertus dont il a daigné nous donner l'exemple. C'étoit là le fruit que cette âme véritablement éclairée tiroit des sublimes communicationsqu'elle puisoit dans l'oraison, préférant, disoit-elle, une pratique de renoncement et de mortification aux révélations et visions, ces états extraordinaires étant très sujets à l'illusion si l'on n'en est préservé par une profonde humilité. Ses exhortations tomboient fréquemment sur la fidélité dans les plus petites choses; elle disoit que les petites choses se présentant plus ordinairement que les grandes, on avoit plus souvent l'avantage de donner à Dieu des marques de son amour, que du trône de Sa Majesté il daignoit recevoir ces atomes que nous lui offrons dans notre pauvreté, afin de nous enrichir de ses dons les plus précieux, que la perfection dépendoit quelquefois d'une pratique de vertu qui n'étoit rien en apparence, et que faute de s'y rendre non-seulement on n'avançoit pas, mais que l'on alloit de mal en pis, et que par le même principe la fidélité aux petites choses disposoit aux plus grandes. Si le mal, ajoutoit-elle, conduit au mal par sa nature, à plus forte raison la vertu, qui est toujours accompagnée de la grâce de Jésus-Christ, conduit-elle à un plus grand bien.
L'on a vu que depuis son enfance, elle avoit été dévouée à la sainte Vierge d'une manière particulière. Sa dévotion à cette divine mère prit toujours en elle de nouveaux accroissements; elle la recevoit non-seulement comme mère de tous les chrétiens, mais spécialement des Carmélites. Que n'a-t-elle pas fait pour la faire honorer! C'est à elle à qui la maison est redevable des beaux hermitages dont elle est décorée; c'est cette respectable mère, conjointement avec la vénérable mère Marie de Jésus, qui a établi la coutume de réciter, après leVeni, Sanctede l'oraison du matin et après la rénovation des vœux, la prièreSanctissima. Elle avoit surtout un recours particulier à cette divine mère dans tous les besoins et les affaires de l'ordre, et il nous reste encore des monuments de sa piété dans plusieurs manuscrits où elle ordonnoit à la communauté des pratiques et prières pendant plusieurs mois de suite en l'honneur de l'Immaculée Conception de la mère de Dieu, pour réclamer sa protection dans les besoins pressants où s'est trouvé notre saint ordre. L'heureux succès de son zèle sur cet objet ne laisse point de doute que la très sainte Vierge ne l'ait puissamment aidée dans ces critiques occasions. Plus elle avançoit en âge, plus sa dévotion et sa confiance croissoient vers cette divine mère; elle exhortoit sans cesse ses filles à y avoir un continuel recours. Les saints anges étoient aussi un des principaux objets de son culte, et ses filles assurent qu'elles savent de voie certaine que Dieu lui avoit donné une société non commune avec les bienheureux esprits. Notre bienheureuse mère, qui connoissoit à fond les dispositions de cette grande âme, disoit qu'elle étoit dans une voie rapportante à leur manière de s'élever à Dieu, autant qu'il peut être communiqué en cette vie aux âmes unies à leurs corps. Elle brûloit d'un désir ardent d'entrer en participation de leur adoration perpétuelle et de leur pureté. Les anciennes mèresde ce monastère ont laissé pour tradition que l'admirable tableau de l'hermitage des anges n'étoit que l'exécution d'une impression qu'elle avoit reçue en contemplant l'essence divine, et que le peintre auquel elle expliqua ses intentions, lui dit qu'il falloit qu'elle eût eu quelques connoissances surnaturelles pour lui dépeindre si parfaitement l'attitude où elle les vouloit. Son dessein a été si bien exécuté qu'on ne peut regarder ce tableau sans admiration et sans se former une idée de l'état d'élévation de ces célestes intelligences en contemplant cet être incompréhensible.
Une sœur demandant un jour à la mère Marie Madeleine pourquoi elle étoit si fortement appliquée à la beauté de ce tableau, elle en reçut cette admirable réponse qui nous a été conservée: «Mon désir a été qu'il fût tel que toujours en le regardant les âmes fussent portées à s'élever à Dieu, et à imiter en tout autant qu'il se peut l'amour, l'adoration et l'application de ces esprits bienheureux vers la majesté souveraine, que cette vue contribuât à les tirer des bassesses où la nature humaine nous fait tendre sans cesse, et que la représentation de ce tableau aidât à imprimer en elles si fortement la beauté, le désir et l'effet de ces saintes dispositions qu'en étant toutes remplies et possédées, elles s'oubliassent entièrement de la terre et d'elle-même, n'étant plus du tout ici bas que des corps seulement, n'usant de ce qui est que pour l'inévitable nécessité, et que toutes retirées en Dieu, toute leur application, leur amour et leur joie n'eussent plus de ce moment d'autre objet que Dieu seul, qu'ainsi elles commençassent dès la terre à vivre de la vie du ciel. Pour conduire les âmes à cette sublime contemplation, elle leur faisoit remarquer qu'elles ne pouvoient y parvenir que par une mortification constante, que l'avancement de celle-ci étoit le degré de l'autre. S'il faut juger par ce principe de celle de la mère Marie Madeleine, il est peu d'âmes qui aient égalé la sublimité de son oraison, puisqu'il seroit difficile d'en trouver de plus inexorables à refuser à la nature les satisfactions les plus permises, surtout dans l'état d'infirmité où l'avoient réduite ses fréquentes maladies. A peine prenoit-elle chaque jour assez de nourriture pour soutenir sa vie, et dormoit-elle deux ou trois heures. Jamais il ne fut possible de lui faire rompre l'abstinence les jours que l'Église la prescrit; elle se contentoit ces jours-là de prendre des œufs frais, et quelques représentations que ses filles pussent lui faire pour l'engager à modérer cette rigueur, elles ne purent rien gagner sur elle, même dans l'âge le plus avancé.
Il n'est point de vertu dont elle n'ait donné l'exemple jusqu'à l'héroïsme. On peut dire cependant que l'humilité a toujours paru faire le caractère distinctif de sa sainteté. Il seroit difficile et peut-être impossible de trouver en une même personne tant de bas sentiments d'elle-même, avec tant de rares qualités réunies; l'étendue de sa capacité, la force, la netteté, la justesse de son esprit étoient des sujets d'admirationpour toutes les personnes qui travailloient avec elle, et plusieurs des plus grands hommes de son siècle avouoient que, se trouvant au bout de leurs lumières dans des circonstances aussi difficiles qu'importantes, ils avoient dans les siennes une ressource assurée. Cependant au lieu de s'en élever elle se plongeoit de plus en plus dans l'abîme de son néant, se regardant comme la plus grande pécheresse qui fût au monde. Cette vue continuelle lui donnoit une adresse merveilleuse pour faire tomber sur autrui tout le bien qu'elle faisoit au dedans et au dehors du monastère, et c'étoit pour ses sœurs un spectacle aussi agréable qu'édifiant d'être témoins des saintes contestations que l'humilité faisoit naître entre Marie de Jésus (Mmede Bréauté) et notre respectable mère. Celle-ci lui dit un jour à la récréation: «Ma mère, c'est vous qui avez fait tel accommodement à la sacristie.» La mère Marie de Jésus lui répondit avec une aimable vivacité: «Pour le coup, ma mère, vous avez une adresse si merveilleuse pour parer la vaine gloire qu'elle ne peut être surpassée, et l'on y seroit facilement pris, si l'on n'y regardoit de bien près; car vous prenez notre bienheureuse mère d'une main et moi de l'autre, comme deux boucliers pour repousser toutes les louanges que l'on vous donne.» Ce qu'elle disoit parce que, lorsqu'on parloit des avantages spirituels et temporels que la mère Marie Madeleine avoit procurés à la maison, elle les attribuoit ou à notre bienheureuse mère ou à la mère Marie de Jésus; ou, si elle ne pouvoit désavouer d'y avoir part, elle disoit qu'elle n'avoit fait que suivre leurs intentions et leurs conseils. Une autre fois une sœur portière, qui depuis a été prieure, la mère Claire du Saint-Sacrement, vint lui faire un message. Lorsqu'elle fut sortie, elle dit à la mère Marie de Jésus: Ma mère, telle sœur vous doit deux fois la vie; car c'est vous qui l'avez reçue ici, et qui l'avez préservée de la mort en la secourant si à propos dans une maladie que le médecin a avoué qu'il n'eût pu mieux faire. Eh bien! répondit la vénérable mère quand cela seroit? Qu'est-ce que cela en comparaison de ce que vous avez fait pour elle? C'est vous, ma mère, qui connoissant ses excellentes qualités l'avez attirée dans cette maison; c'est vous qui cultivant son riche fonds en avez fait une parfaite religieuse; c'est à vous que le monastère doit l'excellent présent que vous lui avez fait de cette aimable sœur; vous m'avez attaquée, et vous voyez que je me suis défendue, car vous n'avez rien à répondre à cela.
Les sœurs faisant un jour de tendres reproches à cette vénérable mère de ce qu'elle donnoit toujours aux mères qui l'avoient précédée l'honneur de ce qu'elle seule avoit fait, elle leur fit cette réponse qui les remplit encore plus d'admiration et d'estime pour elle: «Dieu m'a montré que pour mériter que mon nom fût écrit au livre de vie, il ne fallait pas qu'il fût trouvé en terre.» C'est ce qui la porta à profiter de l'autorité que lui donnoit sa charge de prieure, pour obligertoutes ses sœurs à lui rapporter tous les écrits qu'elles avoient d'elle, afin qu'il ne restât pas la moindre trace de sa mémoire après sa mort. Elle l'exigea d'une manière si absolue qu'elles ne purent se défendre de lui obéir; c'est à cette occasion, dit à ce propos l'une d'entre elles, que nous avons senti de la peine à le faire. Par le même motif, elle brûla avant sa mort tous les papiers qui auroient pu donner quelques connoissances des sublimes dispositions de son âme.
Née bienfaisante et charitable, jamais on ne vit un cœur plus généreux et plus libéral que celui de la mère Marie Madeleine. La grâce avoit en elle si parfaitement divinisé cette vertu naturelle qu'aucun motif humain n'y entroit. On ne pourroit croire, si les preuves n'en existoient sur les registres de la maison, le nombre innombrable de maisons religieuses qu'elle assista, de prisonniers qui lui furent redevables de leur délivrance, de pauvres nourris et vêtus, les secours journaliers qu'elle procuroit à tous les malheureux, et cela dans un temps où son monastère avoit à peine de quoi subsister. On conserve encore grand nombre de lettres qui sont des preuves de la reconnoissance des religieuses de Lorraine. Dans le temps des guerres qui affligèrent cette contrée, elle les pourvut de tous genres de secours en argent et en étoffes pour habiller. Ses charités passèrent jusqu'en Canada, s'étant prévalue des bontés de Mmela Princesse et de l'attachement qu'avoient pour elle les personnes du premier rang, pour en tirer d'abondantes aumônes qu'elle envoya aux Hospitalières et aux Ursulines de Québec. Si sa charité s'est étendue jusqu'au monde le plus reculé, que ne doit-on pas penser de ses tendres attentions pour notre saint ordre! Dans la crainte de faire souffrir la plupart de nos maisons pauvres et mal fondées, elle chargea les siennes propres des frais immenses où la jeta l'affaire des supérieurs dont on a parlé, quoique l'intérêt fût commun, imitant en cela comme en toute autre chose sa bienheureuse mère qui voulut par le même motif que cette maison payât seule les frais de la grande affaire qu'elle soutint contre les pères Carmes. Les grandes sommes, employées pour poursuivre la béatification de cette bienheureuse mère, ont aussi été fournies par ce monastère; néanmoins, malgré sa pauvreté, elle a toujours assisté autant qu'elle l'a pu toutes celles de nos maisons qui lui ont exposé leurs besoins, même dans les temps où elle étoit obligée d'avoir recours aux emprunts pour faire subsister la sienne, ne faisant aucune différence de ses propres intérêts à ceux des autres monastères, employant ses amis et son crédit pour leur rendre tous les services qu'exigeoient leurs affaires.
Aucunes paroles ne peuvent rendre les attentions maternelles dans l'intérieur de son monastère, et à quel degré elle a porté sa tendre vigilance pour les besoins spirituels et corporels de ses enfants, surtout dans leurs infirmités; alors elle en oublioit ses propres mauxpour ne s'occuper que des leurs. Dans les maladies mortelles qui l'arrêtoient souvent au lit, elle envoyoit souvent de jour et de nuit celle qui la veilloit auprès des autres malades, dans la crainte qu'elles fussent négligées, et pour se procurer la consolation de savoir de leurs nouvelles. Loin de conserver le plus léger ressentiment contre les personnes qui l'avoient traversée dans les circonstances critiques où elle s'étoit trouvée si souvent en sa vie, elle saisissoit toujours avec empressement les occasions de les servir. Si vous pouviez comprendre, disoit-elle un jour à une personne de confiance, l'excellence de cette vertu de charité, vous seriez incessamment sur vos gardes dans la crainte d'y donner la moindre atteinte. Cette vertu étoit un des plus ordinaires sujets de ses discours à ses filles. Tenant un jour le chapitre, et bénissant Dieu de leur parfaite union, elle leur dit ces paroles remarquables: «Par la connoissance générale et particulière que j'ai de vos dispositions, mes sœurs, je ne vois rien d'essentiel à vous reprocher sur cette grande vertu de charité; cependant faites attention que pour la pratiquer dans toute la perfection que Dieu demande de vous, vous devez craindre d'y avoir manqué en privant vos sœurs de l'exemple des vertus que vous n'avez pas pratiquées et des grâces que la ferveur de vos prières lui auroit obtenues; en quoi vous pouvez leur avoir fait un tort considérable.»
Il seroit difficile d'exprimer le zèle de la mère Marie Madeleine pour le maintien de la plus exacte régularité, et celui qu'elle avoit de l'observer jusque dans les plus petites choses. Aussi la mère Agnès assure-t-elle qu'elle et toutes les religieuses peuvent lui rendre ce témoignage de ne l'avoir jamais vue manquer à aucune, toutes jusqu'à la plus petite cérémonie lui étant en grande estime et recommandation, et ce qui doit causer plus d'admiration, c'est que les importantes affaires qu'elle a eues à traiter pendant tant d'années de gouvernement, ne l'ont jamais fait relâcher de cette exactitude. Une prieure de l'ordre la consultant sur le grand silence, elle l'exhorta à le garder hors des cas indispensables, comme seroit, lui dit-elle, de consoler les malades en danger ou qui souffriroient beaucoup. Elle ajouta: «J'ai voulu essayer s'il se peut garder ici où nous avons souvent d'importantes affaires à traiter, et j'ai l'expérience que cela se peut. Mes sœurs n'ont garde de m'approcher dans ce temps; je tâche d'avancer ou de retarder ce qui pourroit m'obliger à le rompre. S'il arrive que j'aie oublié de dire quelque chose à la portière pour le lendemain matin, je le lui écris; elle en fait de même; ce silence de ma part contribue beaucoup à l'exactitude de celui de la communauté. La mère Marie Madeleine étoit en effet tellement exemplaire sur cet article que la mère Agnès, cette mère si éclairée, donnant des avis à une religieuse qui alloit être prieure, lui recommandant sur toutes choses la fidélité à ce point de notre sainte règle, lui cita cet exemple, d'autantplus frappant, que jamais prieure n'avait eu de plus légitimes sujets de s'en dispenser par le genre et la multiplicité de ses occupations.
Elle n'avoit pas moins d'exactitude sur l'ouverture des grilles, et de quelque haute qualité que fussent les personnes qui rendoient visite à ses sœurs, elle ne les ouvroit que dans le cas permis par nos constitutions. Cela a paru bien dur, dit-elle dans une de ses lettres à Mmesles duchesses; mais enfin elles s'y sont accoutumées, sachant que c'est notre règle. Sur le même motif de régularité, quoique toutes les affaires du dedans et du dehors aient toujours roulé sur elle, lorsqu'elle n'étoit plus en charge, elle ne voulut jamais aller au parloir sans tiers. C'est ce qu'elle mandoit à une prieure qui l'avoit consultée pour savoir d'elle si elle ne pourroit pas donner cette liberté à celle qui l'avoit précédée dans le gouvernement de la maison, qui étoit professe de ce monastère. Pendant sept ans, lui répondit la mère Marie Madeleine, que j'ai été hors de charge, je n'ai pas parlé seule unAve Maria, et je connois trop la régularité, ma mère, pour y vouloir manquer. Elle recommandoit extrêmement à toutes les prieures de l'ordre qui avoient confiance en elle, l'exactitude sur ce point et sur l'ouverture des grilles. Elle disoit souvent que cette séparation du monde faisoit la différence de notre ordre aux autres aussi austères, mais qui n'ont pas la même obligation de ne pas se laisser voir. Son zèle pour nos saintes observances s'étendoit à tout, et dans la crainte que les usages de l'ordre apportés en France par les mères espagnoles ne vinssent à se perdre ou à s'affoiblir avec le temps, elle et la vénérable mère Marie de Jésus engagèrent le révérend père Gibieuf à faire le recueil précieux contenu dans la lettre adressée à tout l'ordre. C'est aussi à sa prière que M. Charton en écrivit une autre pour suppléer à ce qui étoit échappé à la première; et comme plusieurs choses y paroissoient nouvelles, elle marqua à celles qui lui en écrivirent que tout ce qui y étoit compris s'observoit dans son monastère avec la plus exacte fidélité, et que c'étoit à la lettre les enseignements de la mère Anne de Jésus à ses premières filles de France.
Son sentiment sur la réception des sujets est digne de remarque. Non-seulement elle vouloit y reconnoître la vocation à l'état religieux, mais à la vie hérémitique, dont les Carmélites font une particulière profession. Suivant ce que notre sainte mère recommande dans ses Constitutions, elle exigeoit que l'on éprouvât la qualité de leur esprit, rejetant avec fermeté les esprits bornés, disant qu'elles étoient ordinairement arrêtées à leurs sens, que lorsqu'on leur propose quelque chose qui les surpasse, leur petite capacité ne peut s'en convaincre à moins qu'une humilité aussi profonde que rare ne leur fasse soumettre en tout leur jugement. Elle avoit à cœur que celles qui entrent commençassent parfaitement leur carrière, persuadée que le commencementdécide de la fin. Elle les vouloit gaies et l'esprit libre, disant que le trouble et les inquiétudes sont un grand empêchement à la ferveur que demandent les pratiques de religion, que M. le cardinal de Bérulle et notre bienheureuse mère lui avoient dit souvent que d'un grand nombre d'âmes qu'ils avoient conduites ou connues dans ces sortes de peines que l'on taxe d'épreuves des grandes âmes, ils n'en avoient vu qu'une seule qui n'étoit pas retournée en arrière.
Elle n'étoit point d'avis que l'on en reçût d'âgées, à moins que l'on ne reconnût en elles un appel très particulier de Dieu, et des dispositions propres à prendre l'esprit de notre état, parce que leur pli étant pris, il est très rare qu'elles soient faciles à manier. Aucune considération humaine n'eût été capable de lui faire recevoir ou garder un sujet qu'elle eût cru ne pas convenir à la communauté. Consultée par une prieure pour une novice qui étoit dans ce cas, elle lui répondit: Il est vrai, ma mère, que je considère et honore madame sa mère au delà de toute expression, car c'est une personne accomplie; elle mérite certainement que l'on fasse à sa considération tout ce qui se peut faire, et il étoit juste de prendre un soin particulier de sa fille pour essayer d'en faire une bonne Carmélite. Mais puisque vous n'êtes pas plus avancée que ce que vous me marquez, je ne puis, selon Dieu et en conscience, vous conseiller de la garder. La compassion que l'on exerce en ces rencontres pour une particulière, est une véritable cruauté pour toute une maison et même tout un ordre. Rien n'est plus préjudiciable que la réception d'un sujet sans vocation; on lui fait tort à lui-même, parce que telle qui se croit sauvée dans le monde ou dans un autre ordre, se perdra dans le nôtre; étant obligée à une plus grande perfection, elle se rendra digne d'une plus grande punition. Je suis naturellement compatissante, mais toutes les fois que je lis le prologue du quatrième livre de la Vie de notre sainte mère par Ribera, je me trouve tellement fortifiée, qu'il me semble que pour tout ce qui est au monde je ne biaiserois pas dans une chose si importante.
Par tout ce qui a été dit jusqu'ici, il est aisé d'entrevoir que rien n'étoit plus accompli que le caractère de la mère Marie Madeleine. Elle avoit une douce et majestueuse gaieté, une affabilité charmante; elle étoit charitable et compatissante au delà de toute expression, ferme cependant et même intrépide lorsqu'il s'agissoit des intérêts de Dieu, de ceux de l'ordre et du salut de quelque âme. Dans ces sortes d'occasions, sans s'étonner ni s'arrêter, elle eût surmonté un monde d'oppositions et sacrifié sa propre vie. Tant de vertus et d'amabilités la rendoient vénérable à toutes les personnes qui avoient le bien de la connoître, et lui avoient acquis sur le cœur et l'esprit de ses filles un tel ascendant, qu'une d'entre elles nous a laissé par écrit que si elle eût entrepris de leur persuader que le blanc étoit noir et le jour la nuit, elle y seroit parvenue, tant elles étoient convaincues qu'elle ne pouvoitse tromper. Aussi se rendoient-elles avec délices aux moindres signes de ses volontés et de ses désirs, quelque répugnance que leur nature pût y avoir.
Enfin cette mère si chérie et si digne de l'être, martyre de la charité par le sacrifice qu'elle lui avoit fait toute sa vie de son amour pour la solitude, saisit la fin de ce triennal pour se la procurer; elle fit, pour l'obtenir, des instances si fortes et si vives que les supérieurs et la communauté se virent forcés de s'y rendre, craignant qu'un état si violent, joint à ses infirmités, n'abrégeât des jours que chacun eût voulu prolonger aux dépens des siens propres. Ainsi, en 1665, la mère Agnès fut élue en sa place. Alors cette vénérable mère, qui depuis si longtemps aspiroit au doux repos de Marie, s'y plongea tout entière; et dans les treize années que Dieu la laissa encore sur la terre, sa seule occupation fut la prière et le soin de s'anéantir, et de s'effacer de l'esprit et du cœur de toute créature. Seule avec son Dieu, la mère Marie Madeleine regarda désormais comme son unique affaire la délicieuse occupation de contempler ses ineffables perfections, sans laisser aucune entrée dans son cœur ou dans son esprit aux choses de la terre; en sorte que, lorsqu'il arrivoit que la mère prieure lui venoit rendre compte des affaires de la maison, elle détournoit d'abord le discours pour lui faire entendre qu'elle vouloit être regardée comme un être sans existence.
De combien de faveurs, dans ces secrètes et divines communications, son humilité ne nous a-t-elle pas dérobé la connoissance! Dans les dernières années de sa vie, ne pouvant plus marcher, elle se faisoit porter au chœur pour la messe conventuelle, et y demeuroit jusqu'au réfectoire, service qui lui étoit encore rendu avec zèle par les sœurs à l'heure des vêpres, où elle restoit encore jusqu'à quatre heures, et de là se faisoit conduire à l'hermitage de la Sainte-Vierge ou à quelque autre.
Le moment arrivé qui devoit mettre fin à une si sainte vie, cette vénérable mère fut atteinte d'une fluxion de poitrine et d'une fièvre ardente. Dès les premiers jours, elle comprit que l'époux étoit proche, et demanda à recevoir les sacrements. Elle les reçut de la main de M. l'abbé Pirot, supérieur de ce monastère, dans les dispositions que l'on devoit attendre de cette fidèle épouse de Jésus-Christ. Sa patience, sa douceur, sa mortification jetèrent un nouvel éclat dans les douleurs violentes et aiguës qu'elle porta avec un courage héroïque. Leur excès, loin de ralentir sa ferveur, sembloit l'augmenter; et dans le désir de s'unir à Jésus-Christ encore une fois, elle passa une de ses dernières nuits sans rien prendre pour se procurer ce bonheur; après cette grâce reçue, remplie d'une ferme confiance aux mérites de Jésus-Christ et dans la miséricorde de son Dieu, pleine de foi, d'espérance et de charité, cette âme séraphique alla recevoir la couronne due à tant d'éminentes vertus, le 20 novembre 1679, âgée de quatre-vingt-deux ans.
Un ecclésiastique qui avoit eu longtemps sa confiance, apprenant sa mort, s'écria: «L'âme la plus humble qui fût sur la terre vient de lui être enlevée», ajoutant qu'elle avoit porté cette vertu à un degré presque inimitable.
La mère Agnès de Saint-Michel rapporte ainsi un secours qu'elle reçut de cette sainte défunte: «Me trouvant un soir, après complies, dans une extrême fatigue de corps et d'esprit, je demandois à Notre-Seigneur la grâce de sa sainte volonté et la force d'accomplir ce que l'obéissance m'avoit prescrit, qui me sembloit au-dessus de ma puissance. Mais, entendant sonner matines, je me mis en devoir d'y aller. Alors je vis notre mère Marie Madeleine qui entroit dans le chœur. Sa beauté étoit toute céleste, et sa blancheur avoit un éclat qui n'avoit rien de semblable sur la terre. Je m'avançois pour lui exposer mes besoins; elle me parla avec beaucoup d'amour, mais d'une manière intellectuelle; son regard et l'impression que j'en reçus me consola de telle sorte, que je ne puis l'exprimer. Ensuite elle se mit à genoux, adorant le très Saint-Sacrement avec un respect qui me fit connoître que c'étoit de l'adoration de l'éternité, et j'entendis au fond de mon cœur ces paroles: Il ne faut pas un moment de repos en cette vie. A l'heure même, je me sentis tant de courage et une si grande joie qu'il me sembloit éprouver quelque chose de la béatitude des saints, disposition où je suis encore.» L'on ignore en quel temps ceci est arrivé; mais ce doit être bien peu de temps après le décès de la mère Marie Madeleine, puisque la mère Agnès de Saint-Michel ne lui a survécu que sept mois.