IV.

Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,J'ai fait la guerre aux rois, je l'aurais faite aux dieux.

Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,J'ai fait la guerre aux rois, je l'aurais faite aux dieux.

Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,J'ai fait la guerre aux rois, je l'aurais faite aux dieux.

Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,

J'ai fait la guerre aux rois, je l'aurais faite aux dieux.

Non, ce n'est pas pour plaire à une femme que vous vous êtes engagé dans la Fronde; vous vous y êtes jeté de vous-même par la passion innée de l'intrigue, et, nous le verrons tout à l'heure, par le dépit d'une petite ambition trompée. Vous le reconnaissez: Mmede Longueville avait une aversion naturelle pour les affaires; elle vous y a suivi contre son goût et contre ses intérêts manifestes.

La Rochefoucauld raconte dans la nouvelle partie de ses Mémoires[57]comment et dans quelle vue il se lia avec Mmede Longueville. Il cherchait à se venger de la Reine et de Mazarin; pour cela, il avait besoin du prince de Condé; il s'efforça d'arriver au frère par la sœur. Laissons-le parler lui-même: «Tant d'inutilité et tant de dégoûts me donnèrent enfin d'autres pensées et me firent chercher des voies périlleuses pour témoigner mon ressentiment à la Reine et au cardinal Mazarin. La beauté de Mmede Longueville, son esprit et tous les charmes de sa personne attachèrent à elle tout ce quipouvoit espérer d'en être souffert. Beaucoup d'hommes et de femmes de qualité essayèrent de lui plaire; et par-dessus les agréments de cette cour, Mmede Longueville étoit alors si unie avec toute sa maison, et si tendrement aimée du duc d'Enghien, son frère, qu'on pouvoit se répondre de l'estime et de l'amitié de ce prince, quand on étoit approuvé de Mmesa sœur. Beaucoup de gens tentèrent inutilement cette voie et mêlèrent d'autres sentiments à ceux de l'ambition. Miossens, qui depuis a été maréchal de France, s'y opiniâtra le plus longtemps, et il eut un pareil succès. J'étois de ses amis particuliers, et il me disoit ses desseins. Ils se détruisirent bientôt d'eux-mêmes: il le connut et me dit plusieurs fois qu'il étoit résolu d'y renoncer; mais la vanité, qui étoit la plus forte de ses passions, l'empêchoit souvent de me dire vrai, et il feignoit des espérances qu'il n'avoit pas et que je savois bien qu'il ne devoit pas avoir. Quelque temps se passa de la sorte, et enfin j'eus sujet de croire que je pourrois faire un usage plus considérable que Miossens de l'amitié et de la confiance de Mmede Longueville. Je l'en fis convenir lui-même. Il savoit l'état où j'étois à la cour; je lui dis mes vues, mais que sa considération me retiendroit toujours, et que je n'essaierois point à prendre des liaisons avec Mmede Longueville, s'il ne m'en laissoit la liberté. J'avoue même que je l'aigris exprès contre elle pour l'obtenir, sans lui rien dire toutefois qui ne fût vrai. Il me la donna tout entière; mais il se repentit de me l'avoir donnée quand il vit les suites de cette liaison.»

L'ennemie déclarée de Mmede Longueville est sa belle-fille, Mmede Nemours, d'un caractère tout opposé ausien, très légitimement portée pour M. de Longueville, son père, qu'elle disputait à l'influence de sa femme et poussait du côté de la cour. Dans ses Mémoires, elle-même reconnaît le parfait désintéressement de Mmede Longueville et son sincère attachement à son frère Condé: «L'on[58]s'étonnera sans doute que Mmede Longueville ait été une des premières (à se jeter dans la Fronde), elle qui n'avoit rien à espérer de ce côté et qui n'avoit aucun sujet de se plaindre de la cour... M. le Prince avoit pour Mmesa sœur une extrême tendresse. Elle, de son côté, le ménageoit moins par intérêt que pour l'estime particulière et la tendre amitié qu'elle avoit pour lui.» En même temps, Mmede Nemours accuse avec raison sa belle-mère d'avoir cherché l'éclat et l'apparence, de n'avoir eu aucun motif solide dans sa conduite, d'avoir sacrifié à une fausse gloire la fortune et le repos, et tout cela sous l'influence de La Rochefoucauld: «Ce fut, dit-elle, M. de La Rochefoucauld qui inspira à cette princesse tant de sentiments si creux et si faux. Comme il avoit un pouvoir fort grand sur elle, et que d'ailleurs il ne pensoit guère qu'à lui, il ne la fit entrer dans toutes les intrigues où elle se mit que pour pouvoir se mettre en état de faire ses affaires par ce moyen.» Elle ajoute: «Marcillac, qui la gouvernoit absolument, et qui ne vouloit pas que d'autres eussent le moindre crédit auprès d'elle, ni même qu'ils parussent y en avoir, l'éloigna fort du coadjuteur, qui n'auroit pas été fâché de la gouverner aussi, et qui l'étoit beaucoup que cela ne fût pas.»

Retz confirme en ce qui le regarde les insinuations de Mmede Nemours, et prend soin de nous bien expliquer lui-même ses prétentions d'un moment et jusqu'à ses espérances. Il achève ainsi le portrait qu'il nous a tracé de Mmede Longueville: «Elle eût eu peu de défauts, si la galanterie ne lui en eût donné beaucoup. Comme sa passion l'obligea de ne mettre la politique qu'en second dans sa conduite, d'héroïne d'un grand parti elle en devint l'aventurière.»

Voici encore deux passages décisifs de Mmede Motteville: «[59]En s'attachant à M. le Prince par politique, le prince de Marcillac s'étoit donné à Mmede Longueville d'une manière un peu plus tendre, joignant les sentiments du cœur à la considération de sa grandeur et de sa fortune. Ce don parut tout entier aux yeux du public, et il sembla à toute la cour que cette princesse le reçut avec beaucoup d'agrément. Dans tout ce qu'elle a fait depuis, on a connu clairement que l'ambition n'étoit pas la seule qui occupoit son âme, et que les intérêts du prince de Marcillac y tenoient une grande place: elle devint ambitieuse pour lui, elle cessa d'aimer le repos pour lui, et pour être sensible à cette affection, elle devint trop insensible à sa propre gloire... Les vœux du prince de Marcillac, comme je l'ai dit, ne lui avoient point déplu, et ce seigneur, qui étoit peut-être plus intéressé qu'il n'étoit tendre, voulant s'agrandir par elle, crut lui devoir inspirer le désir de gouverner les princes ses frères.»

«Le prince de Marcillac, dit Guy Joly, la ménageoitavec une grande attention, jugeant bien dès lors qu'elle aurait une considération toute particulière dans le parti, par l'ascendant qu'elle avoit sur les princes de Condé et de Longueville, et qu'étant dans ses bonnes grâces, il lui seroit aisé d'en tirer de grands avantages pour lui quand il seroit question de traiter et de s'accommoder avec la cour[60].»

Couronnons toutes ces citations par le témoignage d'un fort bon juge des choses et des hommes de ce temps.Montglat assure que Mmede Longueville entra dans la Fronde, «portée à cela par le prince de Marcillac, qui possédoit entièrement ses bonnes grâces et avoit tout pouvoir sur son esprit: il étoit mal satisfait de la Reine[61].»

Ainsi, de l'aveu de tout le monde, La Rochefoucauld, dans la Fronde, ne cherche que son intérêt, et Mmede Longueville ne cherche que l'intérêt de La Rochefoucauld.

Mais il ne faut pas s'arrêter là; il faut établir sur des faits certains et mettre dans une lumière irrésistible le point de vue que nous venons d'indiquer. La Rochefoucauld, bien interrogé, va témoigner que, loin d'avoir été entraîné dans la Fronde par Mmede Longueville, c'est lui qui l'y a jetée, et qu'il n'a jamais cessé de l'y diriger.

Lui-même nous a fait connaître quel objet il se proposait dans la liaison qu'il forma avec Mmede Longueville à la fin de 1647. Il demeura parfaitement fidèle au plan qu'il s'était tracé.

1oDepuis longtemps, La Rochefoucauld était irrité de n'avoir pu obtenir du cardinal ni la place de gouverneur du Havre[62], ni celle de commandant de la cavalerie. Il réussit à tourner contre Mazarin Mmede Longueville, en lui faisant croire qu'on ne rendait pas à Condé ce qu'on lui devait. «Mmede Longueville dont j'avois toute la confiance, sentoit aussi vivement que je le pouvois désirer la conduite du cardinal envers le duc d'Enghien[63].» En 1648, avant d'embrasser le parti de la Fronde, La Rochefoucauld tenta une dernière fois de gagner Mazarin, et lui demanda «pour sa maison les mêmes avantages qu'on accordoit à celles de Rohan, de La Trémouille, et à quelques autres», c'est-à-dire le tabouret pour sa femme et la permission d'entrer au Louvre en carrosse. «Je me voyois, dit-il[64], si éloigné des grâces, que je m'étois arrêté à celle-là. J'en parlai au cardinal en partant; il me promit positivement de me l'accorder en peu de temps, mais qu'après mon retour j'aurois les premières lettres de duc qu'on accorderoit, afin que ma femme eût le tabouret. J'allai en Poitou dans cette attente, et j'y pacifiai les désordres (les premiers mouvements de la Fronde); mais je vis que, bien loin de tenir les paroles que le cardinal m'avoit données, il avoit accordé des lettres de duc à six personnes de qualité, sans se souvenir de moi.» Aussi, avant de revenir à Paris, de Poitiers même, le 7 décembre, il écrit à Chavigny, qui lui-même tournoit à la Fronde: «J'ai appris la distribution qu'on a faite de tous les tabourets dont vous avez entendu parler, et comme jen'ai aucune part à cette grâce-là, quoiqu'on eût eu agréable de me la promettre positivement, et par préférence à qui que ce soit, je suis obligé d'aller à Paris pour voir si on me refusera aussi librement dans cette conjecture qu'on a fait après tant de promesses[65].»

Mmede Longueville, suivant les instructions que La Rochefoucauld lui avait laissées, avait commencé bien des trames avec le coadjuteur et le parlement, subjugué Conti et circonvenu Condé; mais elle tenait si peu les rênes de cette intrigue qu'elle écrivit à La Rochefoucauld pour lui soumettre ce qu'elle avait fait, le prier de venir et de décider. Le passage de La Rochefoucauld mérite bien d'être cité[66]: «J'étois dans le premier mouvement qu'un traitement si extraordinaire me devoit causer, lorsque j'appris, par Mmede Longueville, que tout le plan de la guerre civile s'étoit fait et résolu à Noisy entre le prince de Conti, le duc de Longueville, le coadjuteur de Paris et les plus considérables du parlement. Elle me mandoit encore qu'on espéroit d'y engager le prince de Condé, qu'elle ne savoit quelle conduite elle devoit tenir en cette rencontre, ne sachant pas mes sentiments, et qu'elle me prioit de venir en diligence à Paris pour résoudre ensemble si elle devoit avancer ou retarder ce projet. Cette nouvelle me consola de mon chagrin, et je me vis en état de faire sentir à la Reine et au cardinal qu'il leur auroit été utile de m'avoir ménagé. Je demandai mon congé; j'eus peine à l'obtenir, et on ne me l'accorda qu'à la condition que je ne me plaindrois pas du traitement que j'avois reçu et queje ne ferois point d'instances nouvelles sur mes prétentions. Je le promis facilement, et j'arrivai à Paris avec tout le ressentiment que je devois avoir. J'y trouvai les choses comme Mmede Longueville m'avoit mandé; mais j'y trouvai moins de chaleur, soit que le premier mouvement fût passé, ou que la diversité des intérêts et la grandeur du dessein eussent ralenti ceux qui l'avoient entrepris. Mmede Longueville même y avoit formé exprès des difficultés pour me donner le temps d'arriver, et me rendre plus maître de décider. Je ne balançai pas à le faire, et je ressentis un grand plaisir de voir qu'en quelque état que la dureté de la Reine et la haine du cardinal eussent pu me réduire, il me restoit encore des moyens de me venger d'eux.»

2oAinsi engagée dans la Fronde, Mmede Longueville ne s'y ménagea point. Son mari s'y portait assez de lui-même, c'était sa pente, et elle n'eut pas besoin de l'animer; mais elle donna le prince de Conti à La Rochefoucauld; elle trompa sa mère en refusant de l'accompagner à la cour, sous prétexte de maladie; elle alla jusqu'à se remettre, malgré une grossesse avancée, entre les mains du peuple à l'Hôtel de Ville. Elle fit plus: pour La Rochefoucauld, elle se brouilla avec son frère Condé qui était sa plus grande affection; elle s'efforça de l'attirer à la Fronde; celui-ci s'emporta contre elle; de là cette rupture qui a tant étonné après une amitié si tendre, et ces éclats réciproques de colère dont le secret est maintenant à découvert. «M. le prince de Conti[67]... étoit foible et léger, mais il dépendoit entièrement de MmedeLongueville, et elle me laissoit le soin de le conduire. Le duc de Longueville avoit de l'esprit et de l'expérience; il entroit facilement dans les partis opposés à la cour et il en sortoit avec encore plus de facilité... Il faisoit naître sans cesse des obstacles, et se repentoit de s'être engagé; j'appréhendai même qu'il ne passât plus loin et qu'il ne découvrît à M. le Prince ce qu'il savoit de l'entreprise. Dans ce doute, ... nous fûmes contraints, le marquis de Noirmoutiers et moi, de lui dire que nous allions emmener le prince de Conti et que nous déclarerions dans le monde que lui seul manquoit de foi et de parole à ses amis après les avoir engagés dans un parti qu'il abandonnoit. Il ne put soutenir ces reproches, et il se laissa entraîner à ce que nous voulûmes..... Le Roi, suivi de la Reine, de M. le duc d'Orléans, de M. le Prince, partit secrètement de Paris à minuit, la veille du soir de l'année 1649, et alla à Saint-Germain. Toute la cour suivit avec beaucoup de désordre. Mmela Princesse voulut emmener Mmede Longueville qui étoit sur le point d'accoucher; mais elle feignit de se trouver mal, et demeura à Paris... M. le prince de Conti et Mmede Longueville, pour donner plus de confiance, logèrent dans l'Hôtel de Ville, et se livrèrent entièrement entre les mains du peuple.» Ailleurs[68]: «Encore fallut-il que Mmede Longueville vînt demeurer à l'Hôtel de Ville, pour servir de gage de la foi de son frère et de son mari auprès des peuples qui se défient naturellement des grands, parce que d'ordinaire ils sont les victimes de leurs injures... Le prince de Condé[69]...avoit pris des mesures avec la cour. La liaison que j'avois avec le prince de Conti et Mmede Longueville ne lui étoit pas agréable... Le cardinal se préparoit à sortir du royaume; mais M. le Prince le rassura bientôt, et l'aigreur qu'il fit paraître contre M. le prince de Conti, contre Mmede Longueville et contre moi fut si grande qu'elle ne laissa pas lieu au cardinal de douter qu'elle ne fût véritable.»

3oA la fin de cette première guerre de Paris, en 1649, Condé se réconcilia avec toute sa famille, et même avec La Rochefoucauld. Celui-ci entra dans le traité qui se ménageait, mais d'une façon détournée et qui le peint à merveille. Le tabouret et l'entrée au Louvre en carrosse, voilà le grand objet que poursuivait toujours La Rochefoucauld, mais il ne le fit pas alors ouvertement et sous son nom. Ayant autant d'esprit que d'ambition, il employait l'un à masquer l'autre. Dans la pièce bien connue intitulée:Demandes particulières de messieurs les généraux et autres intéressés, on ne trouve aucune demande de La Rochefoucauld, et on est tenté d'admirer son désintéressement; mais regardez à l'article du prince de Conti, vous y lirez ces mots: «Plus, demande mondit sieur le Prince pour M. le prince de Marcillac, que l'on donne le tabouret à sa femme, qu'on lui paie tous les appointements du gouvernement de Poitou, qui consistent en quatre cent mille cinq cents livres, et qu'on lui conserve l'augmentation de dix-huit mille livres levées pour les fusiliers, dont le paiement lui sera continué, soit qu'ils subsistent ou non.» L'on devine aisément que la sœur avait ici conduit la main du frère, et que c'était Mmede Longueville qui avait mis ce singulier appendiceaux demandes du prince de Conti. Mmede Motteville le déclare: «Mmede Longueville[70]n'avoit rien oublié pour faire que toutes les grâces de la cour tombassent sur la tête du prince de Marcillac... Pour la satisfaire amplement[71], il falloit agrandir le prince de Marcillac, et ce fut dans cette conjecture qu'elle eut le tabouret pour sa femme et permission d'entrer dans le Louvre en carrosse. Ces avantages le mettoient au-dessus des ducs et à l'égal des princes, quoiqu'il ne fût ni l'un ni l'autre: il n'étoit pas de maison souveraine.» Mmede Nemours dit la même chose[72]: «Mmede Longueville s'entremit de cet accommodement, et on prétend même que M. de Marcillac en eut de l'argent.» Quel rôle en tout cela que celui de La Rochefoucauld! Mmede Longueville est au moins désintéressée. A la fois elle se compromet et s'efface, uniquement attentive à servir et à complaire.

4oUne fois ses prétentions satisfaites, La Rochefoucauld se montra fort bien disposé pour la cour et Mazarin. Voilà ce que nous apprend Mmede Nemours: «Sitôt que Marcillac, qui ne se hâtoit et ne se pressoit que pour avoir plus tôt ce qui lui avoit été promis du côté de la cour, en eut obtenu ce qu'il prétendoit, il ne pensa plus guère aux intérêts des autres; il trouva dans les siens tout ce qu'il cherchoit, et son compte lui tenoit d'ordinaire toujours lieu de tout. Il fit même trouver bon à Mmede Longueville qu'on n'eût point pensé à elle[73]»

5oMais Mazarin avait été contraint par une sorte d'insurrection de l'aristocratie indignée de révoquer lafaveur qu'il avait faite à La Rochefoucauld. Tout change alors. La Rochefoucauld, se voyant ou se croyant joué, jure de se venger. Il exhale ses ressentiments dans une pièce inédite et très-précieuse à tous égards,Apologie du prince de Marcillac[74], écrite, à ce qu'il paraît, en réponse à des plaintes que Mazarin lui avait faites de sa violente inimitié. La Rochefoucauld y reprend tous ses griefs anciens et nouveaux; le plus sensible lui est la privation de ce malheureux tabouret. Ce curieux fragment est bien de la main du futur auteur des Mémoires et des Maximes; c'est le premier et très-remarquable essai de sa manière ingénieuse, vive, dégagée, et nous ne connaissons point de pareilles pages de prose dans la langue et la littérature française avant les Provinciales. Mais si le style de La Rochefoucauld y est déjà, son âme surtout y est tout entière, cette âme vaine, intéressée, cachant le calcul sous la légèreté, et un fiel secret sous les formes les plus agréables. Voyant que tant de promesses s'étaient réduites à lui rendre le gouvernement du Poitou, de satisfait qu'il était, il se refit opposant, et renoua avec la Fronde. Docile à toutes ses impressions, Mmede Longueville l'y suivit de nouveau avec son mari et son jeune frère, le prince de Conti; cette fois elle réussit à y attirer Condé lui-même; triste succès qui les conduisit tous à leur perte. Bientôt les esprits s'aigrissent, les troubles recommencent, les princes sont mis en prison; on veut aussi arrêter Mmede Longueville, et on lui donnel'ordre d'aller trouver la Reine au Palais-Royal. «Au[75]lieu d'obéir, dit La Rochefoucauld, elle résolut, par le conseil du prince de Marcillac, de partir à l'heure même pour aller en très-grande diligence en Normandie, afin d'engager cette province et le parlement de Rouen de prendre le parti des princes, et s'assurer de ses amis, des places du duc de Longueville et du Havre-de-Grâce.» Nous le demandons, qui des deux entraîna l'autre dans cette seconde guerre, bien autrement sérieuse que la première? Mais nous nous hâtons de le dire: ici tous deux se conduisirent également bien. Pendant que Mmede Longueville engageait ses pierreries en Hollande pour se défendre à Stenay, La Rochefoucauld, en Guyenne, exposait aussi sa fortune. C'est le moment le plus douloureux et le plus touchant de leurs amours et de leurs aventures. Ils étaient éloignés l'un de l'autre, mais ils s'aimaient encore, ils servaient avec ardeur la même cause, ils combattaient et ils souffraient ensemble.

6oEn 1651, après la délivrance des princes, La Rochefoucauld était las de la guerre, et il semble qu'il n'y rentra que pour plaire à Mmede Longueville. «Le duc de La Rochefoucauld[76]ne pouvoit pas témoigner si ouvertement sa répugnance pour cette guerre; il étoit obligé de suivre les sentiments de Mmede Longueville, et ce qu'il pouvoit faire alors étoit d'essayer de lui faire désirer la paix.» Quels étaient donc les sentiments de Mmede Longueville? Voulait-elle continuer la guerre pour y jouer un rôle et par cette ambition de gloirequ'on lui a tant reprochée? Pas le moins du monde. Ses pensées étaient bien plus humbles. Encore attachée à La Rochefoucauld, elle voyait avec peine une paix qui les allait séparer. «Mmede Longueville[77]savoit que le coadjuteur l'avait brouillée irrévocablement avec son mari, et qu'après les impressions qu'il lui avoit données de sa conduite, elle ne pouvoit l'aller trouver en Normandie sans exposer au moins sa liberté. Cependant le duc de Longueville vouloit la retenir auprès de lui par toutes sortes de voies, et elle n'avoit plus de prétexte d'éviter ce périlleux voyage qu'en portant M. son frère à se préparer à une guerre civile.» Ici La Rochefoucauld lui donna un excellent conseil: il lui persuada de ne point prendre une telle responsabilité, de se retirer à Montrond avec la princesse de Condé et de laisser les choses se débrouiller d'elles-mêmes. «Il[78]fit voir à Mmede Longueville qu'il n'y avoit que son éloignement de Paris qui pût satisfaire son mari et l'empêcher de faire le voyage qu'elle craignoit; que M. le Prince se pouvoit aisément lasser de la protection qu'il lui avoit donnée jusqu'alors, ayant un prétexte aussi spécieux que celui de réconcilier une femme avec son mari, et surtout s'il croyoit s'attacher par là M. le duc de Longueville; de plus, qu'on l'accusoit de fomenter elle seule le désordre, qu'elle se trouveroit responsable en plusieurs façons, et envers M. son frère et envers le monde, d'allumer dans le royaume une guerre dont les événements seroient funestes à sa maison et à l'État...; qu'enfin, pour remédier à tant d'inconvénients, il luiconseilloit de prier M. le Prince de trouver bon que Mmela Princesse, M. le duc d'Enghien et elle se retirassent à Montrond, pour ne l'embarrasser point dans une marche précipitée s'il se trouvoit obligé de partir, et pour n'avoir pas aussi le scrupule de participer à la périlleuse résolution qu'il alloit prendre, ou de mettre le feu dans le royaume par une guerre civile, ou de confier sa vie, sa liberté et sa fortune sur la foi douteuse du cardinal Mazarin. Ce conseil fut approuvé de Mmede Longueville, et M. le Prince voulut qu'il fût suivi bientôt après.»

Mmede Longueville, dans cette dernière circonstance comme dans toutes les précédentes, n'entraîna donc pas La Rochefoucauld; elle se laissa guider par lui; elle obéit à ses conseils qui lui furent des ordres.

Ou bien il faut renoncer à toute critique historique, ou de ces témoignages accumulés et que nous eussions pu grossir encore de toutes sortes de passages analogues, il faut tirer cette conclusion: 1oQue ce n'est pas Mmede Longueville, comme on ne cesse de le répéter, qui jeta La Rochefoucauld dans la Fronde; que loin de là, c'est La Rochefoucauld qui l'y engagea de dessein prémédité et par intérêt; 2oQue la conduite de Mmede Longueville dans la Fronde doit être rapportée à La Rochefoucauld qui la gouvernait, et que la seule chose qui y soit bien à elle est le caractère qu'elle déploya quand l'intrigue devint une tempête, quand il fallut payer de sa personne, jouer son honneur, son repos, sa fortune et sa vie, retenant encore sous la main d'un autre ce qu'elle ne pouvait jamais perdre, la hauteur et l'énergie de la sœur de Condé.

Longtemps l'aveuglement de Mmede Longueville sur les ressorts particuliers qui mouvaient La Rochefoucauld fut entier; mais comme elle joignait beaucoup de finesse à beaucoup de passion, quand ils étaient séparés et qu'elle n'était plus sous le charme ou sous le joug de sa présence, ses yeux s'ouvraient à demi; et dans le voyage de Guyenne, ayant rencontré le duc de Nemours qui lui offrait toutes les apparences de la parfaite chevalerie, et passait alors pour très-occupé de Mmede Châtillon, l'absence, le vide qui commençait à se faire dans son cœur, le goût inné de plaire, l'envie de montrer la puissance de ses charmes, et de troubler une rivale qui ménageait et voulait conserver à la fois Nemours et Condé, enfin la liberté et l'abandon d'un voyage, la rendirent plus accessible qu'elle n'aurait dû l'être aux empressements du jeune et beau cavalier. Rien ne prouve qu'elle ait été au delà de la tentation. A peine de retour à Paris, Nemours l'oublia, reprit les fers de Mmede Châtillon, qui triompha avec sa perfidie accoutumée du sacrifice qu'on lui faisait. De son côté, justement blessé, La Rochefoucauld se brouilla pour toujours avec elle. On dit[79]qu'il saisit avec joie cette occasion de se séparer d'elle, comme il le désirait depuis longtemps. Soit; mais il fallait s'en tenir là, il ne fallait pas la calomnier dans l'esprit de Condé, lui imputer le lâche dessein d'avoir voulu ruiner tout le parti et trahir son frère pour servir les intérêts du duc de Nemours[80], accusation absurde et que toute sa conduitedément, et la peindre comme une créature vulgaire, capable de se porter aux mêmes extrémités pour tout autre, si cet autre le désirait; il ne fallait pas, comme le dit si bien Mmede Motteville[81], «d'amant devenir ennemi», et se laisser entraîner par la vengeance à des offenses qui allèrent, dit encore Mmede Motteville, «au delà de ce qu'un chrétien doit à Dieu et un homme d'honneur à une dame.»

Est-il possible, en effet, qu'un ressentiment, dont le fond était l'amour-propre blessé, car alors La Rochefoucauld aimait bien faiblement Mmede Longueville, si jamais il l'a véritablement aimée[82], ait pu abaisser un homme d'honneur tel que lui jusqu'à le faire entrer dans les manœuvres honteuses de Mmede Châtillon? Mmede Motteville fait connaître, comme à regret, la conduite de La Rochefoucauld en cette circonstance[83]: «Mmede Châtillon se servit du duc de La Rochefoucauldet de ses passions. M. de La Rochefoucauld m'a dit que la jalousie et la vengeance le firent agir soigneusement, et qu'il fit tout ce qu'elle voulut.» Or, ce que voulait Mmede Châtillon, c'était humilier Mmede Longueville, garder Nemours pour ses plaisirs et Condé pour sa fortune. La Rochefoucauld a si peu le sentiment du bien et du mal, de l'honnête et du déshonnête, qu'il raconte ce qu'il a fait avec une sorte de complaisance; il a l'air de triompher d'une intrigue si habilement ourdie. «Mmede Châtillon[84]fit naître le désir de la paix par des moyens fort agréables. Elle crut qu'un si grand bien devoit être l'ouvrage de sa beauté, et mêlant de l'ambition avec le dessein de faire une nouvelle conquête, elle voulut en même temps triompher du cœur de M. le Prince et tirer de la cour tous les avantages de la négociation. Ces raisons ne furent pas les seules qui lui donnèrent ces pensées: il y avoit un intérêt de vanité et de vengeance qui y eut autant de part que le reste. L'émulation que la beauté et la galanterie produisent souvent parmi les dames avoit causé une extrême aigreur entre Mmede Longueville et Mmede Châtillon; elles avoient longtemps caché leurs sentiments, mais enfin ils parurent avec éclat de part et d'autre; et Mmede Châtillon ne borna pas sa victoire à obliger M. de Nemours de rompre par des circonstances très piquantes et très publiques tout le commerce qu'il avoit avec Mmede Longueville, elle voulut encore lui ôter la connaissance des affaires et disposer seule de la conduite et des intérêts de M. le Prince. Le duc de Nemours,qui avoit beaucoup d'engagement avec elle, approuva ce dessein; il crut que, pouvant régler la conduite de Mmede Châtillon vers M. le Prince, elle lui inspireroit les sentiments qu'il lui voudroit donner, et qu'ainsi il disposeroit de l'esprit de M. le Prince par le pouvoir qu'il avoit sur celui de Mmede Châtillon. Le duc de La Rochefoucauld de son côté avoit bien plus de part que personne à la confiance de M. le Prince, et se trouvoit en même temps dans une liaison très-étroite avec le duc de Nemours et Mmede Châtillon... Il porta M. le Prince à s'engager avec elle et à lui donner la terre de Merlou en propre; il la disposa aussi à ménager M. le Prince et M. de Nemours, en sorte qu'elle les conservât tous deux, et fit approuver à M. de Nemours cette liaison qui ne lui devoit pas être suspecte, puisqu'on vouloit lui en rendre compte et ne s'en servir que pour lui donner la principale part aux affaires. Cette machine, étant conduite et réglée par le duc de La Rochefoucauld, lui donnoit la disposition presque entière de tout ce qui la composoit, et ainsi ces quatre personnes y trouvant également leur avantage, elle eût eu sans doute à la fin le succès qu'ils s'étoient proposé, si la fortune ne s'y fût opposée.» Achevons ce tableau par un trait que La Rochefoucauld a oublié et que fournit Mademoiselle: «[85]Mmede Châtillon, MM. de Nemours et de La Rochefoucauld, lesquels espéroient de grands avantages par un traité, la première cent mille écus, l'autre un gouvernement, et le dernier pareille somme, ne songeoient qu'à faire faire la paix à M. le Prince.»

Ainsi à la fin comme au milieu et au début de sa liaison avec Mmede Longueville, les seuls mobiles de La Rochefoucauld furent l'intérêt et l'amour-propre. Un jour dans ses Maximes il y réduira toute la nature humaine, la renfermant tout entière dans l'enceinte de sa personne, et donnant pour limites au monde moral celle de sa fort petite expérience de frondeur et de courtisan[86].

On sourit en vérité d'entendre dire à l'auteur des Mémoires et des Maximes, dans le portrait qu'il nous a laissé de lui-même: «L'ambition ne me travaille point..... j'ai les sentiments vertueux..... je suis fort secret et j'ai moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en confidence... J'aime mes amis, et je les aime d'une façon que je ne balancerois pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs.» Segrais était bien difficile en fait d'éloge, ou il n'avait pas lu celui-là, lorsqu'il dit que La Rochefoucauld ne se louait jamais[87]. Mmede Longueville aurait plus aisément reconnu La Rochefoucauld aux traits suivants: «Je ne suis pas incapable de me venger si l'on m'avoit offensé et qu'il y allât de mon honneur à me ressentir de l'injure qu'on m'auroit faite; au contraire, je serois assuré que le devoir feroit si bien en moi l'office de la haine, que je poursuivrois ma vengeance avec encore plus de vigueur qu'un autre.» Le vrai portrait de La Rochefoucauld est celui que Retz en a tracé[88]: «Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld. Il a vouluse mêler d'intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentoit pas les petits intérêts qui n'ont jamais été son faible, et où il ne connoissoit pas les grands qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucunes affaires... sa vue n'étoit pas assez étendue..... il a toujours eu une irrésolution habituelle..... il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fût très soldat; il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait toujours eu bonne intention de l'être; il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé... ce qui, joint à ses Maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu, et à sa politique qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d'impatience qu'il y étoit entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l'eût pu, pour le courtisan le plus poli et pour le plus honnête homme à l'égard de la vie commune qui eût paru dans son siècle.»

Quant à Mmede Longueville, elle est loin d'être parfaite assurément; mais au milieu des folies où la passion l'entraîne, on sent du moins que l'intérêt ne lui est de rien. Son défaut, celui dont elle s'accuse sans cesse et qu'elle poursuit en elle sous toutes ses faces avec un raffinement de sévérité, est le désir de plaire et de paraître. Son seul tort envers La Rochefoucauld est ce court moment de légèreté et de coquetterie dans le voyage de Guyenne. C'est là sa vraie tache. Tout le reste de sa conduite dans la Fronde s'explique et se défend aisément au point de vue que nous avons marqué.

On serait bien plus tenté d'être sévère envers elle et envers les fautes de plus d'un genre où la jeta sa funeste liaison avec La Rochefoucauld, si elle-même en avait moins gémi, si elle n'en avait pas fait la plus dure et la plus longue pénitence. Ses égarements ont commencé à la fin de 1647 ou dans les premiers mois de 1648, ils n'ont pas été au delà de 1652, et ses remords n'ont cessé qu'avec sa vie en 1679. Mmede Longueville a été touchée, comme on disait alors, en 1653; elle s'est convertie au milieu de l'année 1654. Elle avait trente-cinq ans. Elle était dans tout l'éclat de sa beauté. Longtemps encore elle pouvait connaître les plaisirs de la vie et du monde. Elle y renonça pour se donner à Dieu sans retour et sans réserve. Pendant vingt-cinq années, en Normandie, aux Carmélites et à Port-Royal, elle ne vécut que pour le devoir et le repentir, s'efforçant de mourir à tout ce qui naguère avait rempli sa vie, les soins de sa beauté, les tendresses du cœur, les gracieuses occupations de l'esprit. Mais sous le cilice comme dans le monde, aux Carmélites et à Port-Royal comme à l'hôtel de Rambouillet et dans la Fronde, elle garda ce qu'elle ne pouvait jamais perdre, un angélique visage, un esprit charmant dans la plus extrême négligence, avec une certaine hauteur d'âme et de caractère. Cette troisième et dernière époque de la vie de Mmede Longueville paraîtra ici[89]avec l'étendue qui lui appartient: ony verra dans toute sa vérité une dévotion toujours croissante et de plus en plus scrupuleuse, tombant quelquefois dans bien des misères, quelquefois aussi s'élevant à une admirable grandeur, par exemple dans les luttes qu'elle eut à soutenir, après la mort de son mari, contre son frère Condé, au sujet de ses deux fils, et dans la défense qu'elle entreprit de Port-Royal persécuté[90].

Nous ne croyons pas rabaisser Mllede La Vallière en comparant avec elle Mmede Longueville. Il est certain que les amours de Mllede La Vallière sont bien autrement touchantes que celles que nous aurons à raconter. En mettant à part cette qualité de Roi, qui est ici en quelque sorte le côté désagréable et qui gâte toujours un peu l'amour le plus vrai et le plus désintéressé, Louis XIV était bien plus fait pour plaire que La Rochefoucauld; il était beaucoup plus jeune et plus beau; il était ou paraissait un grand homme et un héros. Il adora Mllede La Vallière à la fois avec une ardeur impétueuse[91]et avec la tendresse la plus délicate, et sa passion dura longtemps. Mllede La Vallière aima le Roi comme elle aurait fait un simple gentilhomme: voilà ce qui lui donne un rang à part parmi les maîtresses de Louis XIV, et la met fort au-dessus de Mmede Montespan, et surtout de Mmede Maintenon. On ne peut nier que Mmede Longueville n'ait aimé avec le même désintéressement et le même abandon; mais elle plaça mal son affection, mais elle y mêla du bel esprit et de la vanité,mais elle eut plus tard un triste retour de légèreté et de coquetterie. La comparaison jusque-là est donc tout à fait contre elle. D'ailleurs, elle était fort supérieure à Mllede La Vallière. Elle était incomparablement plus belle et plus spirituelle. Son âme aussi était plus fière: au moindre soupçon du changement de Louis XIV, elle eût fui de la cour; tandis que Mllede La Vallière y demeura quelque temps devant sa superbe rivale triomphante, croyant, à force d'humilité, de patience et de dévouement, reconquérir le cœur qu'elle avait perdu. Et puis, qu'avait-elle de mieux à faire qu'à se retirer dans un cloître? N'eût-elle pas elle-même avili sa faute en restant dans le monde, en y donnant le spectacle d'une maîtresse de Roi se consolant, comme Mmede Soubise, de l'inconstance de son royal amant dans une fortune tristement acquise et honteusement gardée! En entrant aux Carmélites, Mllede La Vallière ne fit que ce qu'elle ne pouvait pas ne pas faire. Il y a dans la conversion et dans la retraite de Mmede Longueville quelque chose de plus libre et de plus rare, et à la gloire de sa pénitence il n'a manqué que la voix de Bossuet. Si l'incomparable orateur, qui avait consacré à Dieu Louise de la Miséricorde, et qui plus tard égala la parole humaine à la grandeur des actions de Condé, s'était aussi fait entendre aux funérailles d'Anne de Bourbon, les lettres chrétiennes compteraient un chef-d'œuvre de plus, dont l'oraison funèbre de la princesse Palatine peut nous donner quelque idée, et le nom de Mmede Longueville serait environné d'une auréole immortelle.

LA JEUNESSEDEMMEDE LONGUEVILLE

MADEMOISELLE DE BOURBON DANS SA FAMILLE. SA MÈRE, CHARLOTTE DE MONTMORENCY. SON PÈRE, M. LE PRINCE. SON FRÈRE, LE DUC D'ENGHIEN.—SON ÉDUCATION RELIGIEUSE. LE COUVENT DES CARMÉLITES DE LA RUE SAINT-JACQUES. LES QUATRE GRANDES PRIEURES. MADEMOISELLE D'ÉPERNON.—MADEMOISELLE DE BOURBON AU BAL DU LOUVRE, LE 18 FÉVRIER 1635. SON PORTRAIT A L'AGE DE QUINZE ANS.

Un jour nous essayerons de faire connaître dans Mmede Longueville l'héroïne, ou, si l'on veut, l'aventurière de la Fronde, se précipitant dans tous les hasards et dans toutes les intrigues pour servir les intérêts et les passions d'un autre; puis vaincue, désabusée, l'âme à la fois blessée et vide, tournant ses regards du seul côté qui ne trompe point, le devoir et Dieu. Aujourd'hui nous voudrions raconter sa vie avant la Fronde, et peindre la jeunesse de Mmede Longueville depuis ses premières et pures années jusqu'au temps où elle s'égare, et se précipite avec la France dans de coupables et stériles agitations.

D'abord nous ferons voir Mllede Bourbon dans ses jours d'innocent éclat, mais portant en elle toutes les semences d'un avenir orageux, naissant dans une prison et en sortant pour monter presque sur les marches d'un trône, entourée de bonne heure des spectacles les plus sombres et de toutes les félicités de la vie, belle et spirituelle, fière et tendre, ardente et mélancolique, romanesque et dévote, se voulant ensevelir à quinze ans dans un cloître, et une fois jetée malgré elle dans le monde, devenant l'ornement de la cour de Louis XIII et de l'hôtel de Rambouillet, effaçant déjà les beautés les plus accomplies, par le charme particulier d'une douceur et d'une langueur ravissante, prêtant l'oreille aux doux propos, mais pure et libre encore, et s'avançant, ce semble, vers la plus belle destinée, sous l'aile d'une mère telle que Charlotte de Montmorency, à côté d'un frère tel que le duc d'Enghien. Après la jeune fille grandissant innocemment entre la religion et les muses, comme on disait autrefois, paraîtra la jeune femme mariée sans amour, s'élançant à son tour dans l'arène de la galanterie, semant autour d'elle les conquêtes et les querelles, et devenant le sujet du plus illustre de ces grands duels qui, pendant tant d'années, ensanglantèrent la place Royale, et ne s'arrêtèrent pas même devant la hache implacable de Richelieu. Enfin nous montrerons Mmede Longueville enivrée d'hommages, succombant aux besoins de son cœur et à la contagion des mœurs de son temps, et, une fois sur cette pente fatale, entraînée par l'amour à la guerre civile. Il y aura là, ce semble, des tableaux suffisamment animés, et pour offrir tout l'intérêt du roman, l'histoiren'aura besoin que de mettre en relief des faits certains, empruntés aux documents les plus authentiques.

Anne Geneviève de Bourbon vint au monde le 28 août 1619, dans le donjon de Vincennes, où son père et sa mère étaient prisonniers depuis trois ans.

Sa mère était Charlotte Marguerite de Montmorency, petite-fille du grand connétable, et, selon d'unanimes témoignages, la plus belle personne de son temps. Deux descriptions fidèles nous retracent cette beauté célèbre à deux époques très différentes; l'une est du cardinal Bentivoglio, qui la connut et l'aima, dit-on, à Bruxelles, où il était nonce apostolique, vers la fin de l'année 1609; l'autre de la main de Mmede Motteville, qui l'a dépeinte telle qu'elle la vit bien plus tard, en 1643, à la cour de la reine Anne. «Elle avoit le teint, dit Bentivoglio[92], d'une blancheur extraordinaire, les yeux et tous les traits pleins de charmes, des grâces naïves et délicates dans ses gestes et dans ses façons de parler; et toutes ces différentes qualités se faisoient valoir les unes les autres, parce qu'elle n'y ajoutoit aucune des affectations dont les femmes ont accoutumé de se servir.» Mmede Motteville s'exprime ainsi[93]: «Parmi les princesses, celle qui en étoit la première avoit aussi le plus de beauté, et sans jeunesse elle causoit encore de l'admiration à ceux qui la voyoient. Je veux servir de témoinque sa beauté étoit encore grande quand, dans mon enfance, j'étois à la cour, et qu'elle a duré jusqu'à la fin de sa vie. Nous lui avons donné des louanges pendant la régence de la Reine, à cinquante ans passés, et des louanges sans flatterie. Elle étoit blonde et blanche; elle avoit les yeux bleus et parfaitement beaux. Sa mine étoit haute et pleine de majesté, et toute sa personne, dont les manières étoient agréables, plaisoit toujours, excepté quand elle s'y opposoit elle-même par une fierté rude et pleine d'aigreur contre ceux qui osoient lui déplaire.» Ces deux descriptions ne paraissent pas du tout flattées devant les portraits qui nous restent de la belle princesse. Voyez d'abord l'admirable médaille de Dupré, qui nous l'offre en 1611 dans la fraîcheur et l'éclat de la première jeunesse[94], ainsi que le joli dessin colorié, seule trace qui subsiste, avec la petite gravure donnée par Montfaucon, du grand portrait que son mari en avait fait faire un an ou deux après son mariage[95]. Du Cayer nous la montre ensuite dans toute l'opulence de ses charmes, en 1634[96]; et M. le duc de Luxembourg possède un magnifique tableau qui la représente, de grandeur naturelle, vers 1647, trois ans au plus avant sa mort. Elle est assise, habillée en noir, avec le petitbonnet de veuve, une main appuyée sur une balustrade qui donne sur la campagne; l'autre tenant une lettre:A madame la Princesse. La tête est superbe, et les bras les plus beaux du monde, ceux qu'aura un jour Mmede Longueville dans le portrait de Versailles. La bouche est comme celle de sa fille, légèrement rentrée et un peu mignarde. Toute la personne est pleine de majesté et d'agrément[97].

Charlotte de Montmorency était née en 1593. Lorsqu'à quinze ans, elle parut à la cour d'Henri IV, elle y jeta le plus grand éclat et troubla le cœur du vieux Roi. Elle était promise à Bassompierre, à ce que celui-ci nous apprend[98]; mais Henri IV empêcha ce mariage, et la donna en 1609 à son neveu le prince de Condé, avec l'arrière-espérance de le trouver un mari commode. Le Prince, fier et amoureux, entendit bien avoir épousé pour lui-même la belle Charlotte; et, voyant le roi s'enflammer de plus en plus[99], il ne trouva d'autre moyen de se tirerde ce pas difficile que d'enlever sa femme, et de s'enfuir avec elle à Bruxelles. On sait toute la douleur qu'en ressentit Henri IV, et à quelles extrémités il s'allait porter quand il fut assassiné en 1610[100].

Henri de Bourbon, prince de Condé, n'était point un homme ordinaire. Il devait beaucoup à Henri IV, et il en attendait beaucoup; mais il eut le courage de mettre en péril l'avenir de sa maison pour sauver son honneur, et plus tard il se compromit de nouveau par sa résistance à la tyrannie sans gloire du maréchal d'Ancre, sous la régence de Marie de Médicis. Arrêté en 1616, il ne sortit de prison qu'à la fin de 1619, et dès lors il ne songea plus qu'à sa fortune. Il se soumit à Luynes, et, après de vains essais d'indépendance, il ploya sous Richelieu. Il força son fils, le duc d'Enghien, à épouser une nièce du tout-puissant cardinal, qui venait de faire décapiterson beau-frère, Henri de Montmorency. Né protestant, mais dès l'âge de huit ans élevé dans la religion catholique en sa qualité d'héritier présomptif de la couronne avant le mariage d'Henri IV, il fit toujours paraître un grand zèle, sincère ou affecté, pour sa religion nouvelle et pour le saint-siége[101]. Aussi avare qu'ambitieux, il amassait du bien, il entassait des honneurs. Homme de guerre au-dessous du médiocre et même d'une bravoure douteuse, c'était un politique habile, à la mode du temps, sans fidélité et sans scrupule, et ne connaissant que son intérêt. A la mort de Richelieu et de Louis XIII, il devint le chef du conseil, soutint la régence d'Anne d'Autriche, et concourut avec le duc d'Orléans, lieutenant général du royaume, à sauver la France des premiers périls de la longue minorité de Louis XIV. Il ne s'oublia pas sans doute, et ne servit Mazarin qu'en en tirant de grands avantages. Mais quels qu'aient été ses défauts[102], il mérite une place dans la reconnaissance de la patrie pour lui avoir donné en quelque sorte deux fois le grand Condé en imposant à cette nature de feu, et toute faite pour la guerre, la plus forte éducation militaire que jamais prince ait reçue, et en le préparant à pouvoir prendre à vingt et un ans le commandement en chef de l'armée sur laquelle reposaient en 1643 les destinées de la France.

Lorsque Henri de Bourbon, qu'on appelait M. le Prince, fut arrêté, il ne fit qu'une seule prière, que lui dictaient la jalousie et l'amour: il demanda qu'il fût permis à sa femme de partager sa prison[103]. Charlottede Montmorency avait à peine vingt-quatre ans, et elle n'aimait pas son mari; mais elle n'hésita point, et vint elle-même supplier le Roi de lui permettre de s'enfermer avec lui, en acceptant la condition de rester prisonnière tout le temps qu'il le serait. Cette captivité d'abord très dure à la Bastille, puis un peu moins rigoureuse à Vincennes, dura trois années. La jeune princesse eut plusieurs grossesses malheureuses, et accoucha d'enfants morts-nés. Enfin, le 28 août 1619, entre minuit et une heure, elle mit au monde Anne Geneviève. Il semble que la naissance de cet enfant porta bonheur à ses parents, car deux mois n'étaient pas écoulés que le prince de Condé sortait de prison avec sa femme et sa fille, et reprenait son rang et tous ses honneurs.

Anne Geneviève de Bourbon passa donc bien vite du donjon de Vincennes à l'hôtel de Condé. C'est là que deux ans après, le 2 septembre 1621, il lui naquit le frère qui devait porter si haut le nom de Condé, Louis, duc d'Enghien, et plus tard, en 1629, un autre frère encore, Armand, prince de Conti. Celui-ci ne manquait pas d'esprit; mais il était faible de corps, et même assez mal tourné. On le destina à l'église. Il fit ses études au collége de Clermont, chez les jésuites, avec Molière, et sa théologie à Bourges sous le père Deschamps. Il ne commença à paraître dans le monde que vers 1647, un peu avant la Fronde. Le duc d'Enghien, chargé de soutenir la grandeur de sa maison, fut élevé par son pèreavec la mâle tendresse dont nous avons déjà parlé, et dont les fruits ont été trop grands pour qu'il ne nous soit pas permis de nous y arrêter un moment.

M. le Prince ne donna pas de gouverneur à son fils: il voulut diriger lui-même son éducation, en se faisant aider par deux personnes, l'une pour les exercices du corps, l'autre pour ceux de l'esprit. Le jeune duc fit ses études chez les jésuites de Bourges avec le plus grand succès. Il y soutint avec un certain éclat des thèses de philosophie. Il apprit le droit sous le célèbre docteur Edmond Mérille. Il étudia l'histoire et les mathématiques, sans négliger l'italien, la danse, la paume, le cheval et la chasse. De retour à Paris, il revit sa sœur, et fut charmé de ses grâces et de son esprit; il se lia avec elle de la plus tendre amitié, qui plus tard essuya bien quelques éclipses, mais résista à toutes les épreuves, et après l'âge des passions devint aussi solide que d'abord elle avait été vive. A l'hôtel de Condé, le duc d'Enghien se forma dans la compagnie de sa sœur et de sa mère à la politesse, aux bonnes manières, à la galanterie[104]. Son père le mit à l'académie[105]sous un maître renommé, M. Benjamin[106], auquel il donna uneabsolue autorité sur son fils. Louis de Bourbon y fut traité aussi durement qu'un simple gentilhomme. Il eut à l'académie les mêmes succès qu'au collége. Laissons ici parler Lenet[107], l'homme le mieux instruit de tout ce qui regarde les Condé, le confident, le ministre, l'ami du père et du fils, et le véridique témoin de tout ce qu'il raconte.

«L'on n'avoit point encore vu de prince du sang élevé et instruit de cette manière vulgaire; aussi n'en a-t-on pas vu qui ait en si peu de temps et dans une si grande jeunesse acquis tant de savoir, tant de lumière et tant d'adresse en toute sorte d'exercices. Le prince son père, habile et éclairé en toute chose, crut qu'il seroit moins diverti de cette occupation, si nécessaire à un homme de sa naissance, dans l'académie que dans l'hôtel; il crut encore que les seigneurs et les gentilshommes qui y étoient, et qui y entreroient pour avoir l'honneur d'y être avec lui, seroient autant de serviteurs et d'amis qui s'attacheroient à sa personne et à sa fortune. Tous les jours destinés au travail, rien n'étoit capablede l'en divertir. Toute la cour alloit admirer son air et sa bonne grâce à bien manier un cheval, à courre la bague, à danser et à faire des armes. Le Roi même se faisoit rendre compte de temps en temps de sa conduite, et loua souvent le profond jugement du prince son père en toute chose, et particulièrement en l'éducation du duc son fils, et disoit à tout le monde qu'il vouloit l'imiter en cela, et faire instruire et élever monsieur le Dauphin de la même manière... Après que le jeune duc eut demeuré dans cette école de vertu le temps nécessaire pour s'y perfectionner, comme il fit, il en sortit, et, après avoir été quelques mois à la cour et parmi les dames, où il fit d'abord voir cet air noble et galant qui le faisoit aimer de tout le monde, le prince son père fit trouver bon au Roi et au cardinal de Richelieu, ce puissant, habile et autorisé ministre, qui tenoit pour lors le timon de l'État, de l'envoyer dans son gouvernement de Bourgogne avec des lettres patentes, pour y commander en son absence...

«Les troupes traversoient souvent la Bourgogne, et souvent elles y prenoient leurs quartiers d'hiver. Là le jeune prince commença d'apprendre la manière de les bien établir et de les bien régler, c'est-à-dire à faire subsister des troupes sans ruiner les lieux où elles séjournent. Il apprit à donner des routes et des lieux d'assemblée, à faire vivre les gens de guerre avec ordre et discipline. Il recevoit les plaintes de tout le monde et leur faisoit justice. Il trouva une manière de contenter les soldats et les peuples. Il recevoit souvent des ordres du Roi et des lettres des ministres; il étoit ponctuel à y répondre, et la cour comme la province voyoitavec étonnement son application dans les affaires. Il entroit au Parlement quand quelques sujets importants y rendoient sa présence nécessaire ou quand la plaidoirie de quelque belle cause y attirait sa curiosité. L'intendant de la justice n'expédioit rien sans lui en rendre compte; il commençoit dès lors, quelque confiance qu'il eût en ses secrétaires, de ne signer ni ordres ni lettres qu'il ne les eût commandés auparavant et sans les avoir vus d'un bout à l'autre... Ces occupations grandes et sérieuses n'empêchoient pas ses divertissements, et ses plaisirs n'étoient pas un obstacle à ses études. Il trouvoit des jours et des heures pour toutes choses; il alloit à la chasse; il tiroit des mieux en volant; il donnoit le bal aux dames; il alloit manger chez ses serviteurs; il dansoit des ballets; il continuoit d'apprendre les langues, de lire l'histoire; il s'appliquoit aux mathématiques, et surtout à la géométrie et aux fortifications; il traça et éleva un fort de quatre bastions à une lieue de Dijon, dans la plaine de Blaye, et l'empressement qu'il eut de le voir achever et en état de l'attaquer et de le défendre, comme il fit plusieurs fois avec tous les jeunes seigneurs et gentilshommes qui se rendoient assidus auprès de lui, étoit tel qu'il s'y faisoit apporter son couvert et y prenoit la plupart de ses repas.»

Le jeune duc avait étudié de bonne heure, étant encore à Bourges, la science de la fortification, sous le célèbre ingénieur Sarrazin, qui fit de Montrond une place très difficile à prendre. Il n'est donc pas étonnant que, lorsqu'il alla en Bourgogne, il se soit occupé avec le plus grand soin de cette importante partie de l'artmilitaire, où plus tard il a excellé. On conserve au dépôt des fortifications un atlas in-folio, entièrement dessiné de sa main:Plan des villes capitales et frontières du duché de Bourgogne, Bresse et Gex, fait à Dijon le 7mejanvier 1640, avec cette dédicace:


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