CHAPITRE XIV

CHAPITRE XIV

Zèle de Talleyrand contre tout ce qui porte le nom de Bonaparte.—Projet de déporter Napoléon aux Açores.—Lettre de la légation française à Vienne, adressée à Paris.—Lettre de mon grand-père à sa femme, blâmant avec force la conduite de quelques-unes des personnes de la suite de Marie-Louise.—M. de Carcassonne.—Constatation de l'influence dominatrice prise par Neipperg sur Marie-Louise.—Folle passion de cette dernière pour le général.

Docile aux instructions de Louis XVIII, Talleyrand quele zèle de la légitimité dévorait(depuis la Restauration), jugeait—comme son nouveau maître—que la présence de Napoléon à l'île d'Elbe constituait un danger pour la sécurité du trône des Bourbons. L'événement s'est chargé, par la suite, de montrer que ces craintes n'étaient pas des appréhensions chimériques. En attendant il s'efforçait, par peur de l'Empereur déchu et pour plaire au parti royaliste, d'obtenir qu'on éloignâtNapoléon de son île, qu'on déchirât le traité qui lui en assurait la propriété, et qu'on le déportât soit aux Açores, soit à Sainte-Hélène. Ainsi le traité de Fontainebleau, moins d'un an après sa signature, était déjà lettre morte aux yeux non seulement du Gouvernement royal français, mais encore à ceux des souverains et ministres des puissances alliées cosignataires du même traité[58]. L'article par lequel la souveraineté de Parme était formellement assurée à Marie-Louise et à son fils n'était pas respecté davantage, puisqu'il faisait—comme on l'a vu—l'objet des mêmes controverses et des mêmes tergiversations. Même à la date du 12 novembre on trouve une dépêche des plénipotentiaires du roi de France à Vienne, par laquelle ils se déclarent fondés à espérer que Parme sera rendu à la famille d'Espagne, c'est-à-dire à l'ancienne reine d'Étrurie, tandis que Marie-Louise recevra une compensation. Metternich paraissait être de cet avis, car il avait laissé entendre à Talleyrand qu'il désirait «qu'une ou deux légations fussent données à l'archiduchesse Marie-Louiseet à son fils». Dans le cas où cet échange aurait pu s'effectuer, on devait en proposer le retour au Saint-Siège, si le fils de Napoléon mourait sans enfants.

Le 23 novembre l'ambassade française en Autriche mandait au Ministère des Affaires étrangères à Paris:

«Si les paroles de M. de Metternich, pouvaient inspirer la moindre confiance, on serait fondé à croire qu'il trouverait l'archiduchesse Marie-Louise suffisamment établie en obtenant l'état de Lucques, qui rapporte cinq à six cent mille francs et que, pour lors, les Légations pourraient être rendues au Pape et Parme à la reine d'Etrurie[59].»

Ce n'est guère qu'à la fin de décembre que tous ces obstacles seront aplanis, et qu'en dépit des embûches et des bâtons dans les roues mis par Talleyrand sur sa route pour arriver à Parme, Marie-Louise finira par être à peu près certaine d'obtenir gain de cause, mais en sacrifiant celle de son fils.

Cependant la petite cour française de l'Impératrice continuait à rester divisée en deux camps: celui des serviteurs demeurés fidèles à l'empereur Napoléon, c'est-à-dire Mmede Montesquiou et mon grand-père; et l'autre, dont Mmede Brignole et M. de Bausset paraissaient faire désormais partie.

La lettre suivante, adressée à ma grand'mère par son mari, donne à ce sujet des détails que nous continuons à placer sous les yeux du lecteur:

«Schönbrunn, 14 novembre 1814.

»... Je t'avais dit, je crois, que la princesse Tyskievich t'enverrait demander tes lettres. Mmede Brignole a reçu une réponse de cette dame à la lettre par laquelle elle la priait d'envoyer chez toi. Je te dirai, au reste, pour toi, que je ne me livre nullement aux avances de Mmede B... et que je m'en tiens un peu éloigné. Je n'ai point à me plaindre d'elle, mais de sa manière d'être qui n'est pas estimable, et qui ne peut être justifiée par rien. Du reste je garde la bienséance avec elle, mais j'évite de la voir en particulier. Je t'avoue que l'idée ne m'était pas venue d'un changement si subit que celui qui s'est opéré,depuis trois mois, dans cette petite cour. Je devrais regretter mon voyage de Paris, si je n'obtenais tous les jours la conviction que je n'aurais pas pu empêcher ce qui s'est passé. Quand les princes ont du penchant à la faiblesse, les complaisances et les lâches conseils leur deviennent bien funestes; le mal qu'ils font est irrésistible. Ne m'envoie ici ni caricatures, ni brochures faites dans un esprit qui n'est plus celui de notre cour. J'ai le renom d'être l'homme de l'Empereur Napoléon, mais ma profession de foi, à cet égard, est qu'il y aurait de l'extravagance à se faire le champion d'une cause qu'on n'est pas en état de défendre. Je regarde le doigt de Dieu comme marqué dans tous les événements qui se sont passés; je ne puis rien faire pour anticiper sur ses décrets, mais cela ne m'empêche pas de conserver, dans mon cœur, une reconnaissance et un sentiment que personne n'a le droit de blâmer. Je sais que cette façon de penser est appréciée,et qu'elle me vaut au moins de l'estime. Ce que je trouve le plus laid, c'est que ceux qui se conduisent le plus mal, à cet égard et sous d'autres rapports dont je ne dirai pas la turpitude, proteste, devantmoi, tous les jours du contraire, tant ils se sentent honteux; mais j'ai trop de raisons de ne pas les croire... Il est dur d'être obligé de revenir sur le compte de personnes qu'on était accoutumé à aimer et à estimer...»

Autre lettre:

«Du 15 novembre, à Schönbrunn.

»Tu me demandes, chère amie, des nouvelles de ce qui se passe ici relativement à nos affaires; Il paraît que Parme restera à l'Impératrice. Les concessions importantes que les souverains viennent de se faire, réciproquement, laissent l'espoir qu'on passera légèrement sur les plus petites, et surtout sur celles de l'Italie, depuis que Gênes est cédé au Piémont, et Alexandrie par moitié à l'Autriche. Reste à savoir si l'Impératrice aura la faculté de résider dans ses nouveaux Etats... Pour dégoûter les Français, le Ministère veut qu'on ne paie point les grandes places. B... et Mmede B.., C... surtout sont mal vus, et ils le méritent. On a la bonté de penser plus favorablement de moi, sans doute à cause de mon désintéressement. Mais tu penses bien que je rougirais (si j'accompagnais, à Parme, Sa Majesté dont je désapprouve tout à faitla conduite) de recevoir de ses fonds particuliers, un traitement que j'aurais l'air publiquement de refuser; et puis en quelle qualité? On ne veut que des ministres et employés autrichiens, que des chambellans et des dames de Parme ou d'Autriche...

»Au milieu des fêtes qui se succèdent à Vienne, les plus grandes iniquités se consomment. La Saxe est décidément enlevée à son roi, le plus vertueux et le plus loyal des souverains, pour être donnée à la Prusse. Ce bon et malheureux roi de Saxe ne veut accepter aucun dédommagement. Il veut mendier son pain, suivi de sa femme et de sa fille...»

A l'égard de l'inique spoliation du roi de Saxe, les sentiments généreux se trouvèrent, cette fois, d'accord avec la politique au sein du Cabinet français. M. de Talleyrand reçut l'ordre de plaider, à Vienne, avec la plus grande insistance, la cause de l'infortuné souverain de la Saxe.[60]Louis XVIII et son frère s'étaient souvenus, sans doute, des liens étroits de parenté qui les unissaient à la maison royale saxonne. Tous les efforts tentés dans ce sens n'aboutirent, néanmoins,qu'à tempérer bien faiblement la grandeur de l'injuste sacrifice imposé au monarque saxon.

Mmede Brignole, intime amie de M. de Talleyrand, s'était formée à son école et avait—comme lui—le goût de l'intrigue au plus haut degré. Ce besoin d'inquisition de leur part, cette curiosité intéressée que rien ne pouvait satisfaire de façon suffisante, inspiraient des soupçons et des inquiétudes assez justifiées à tous ceux qui étaient au courant de leurs procédés. C'est ainsi qu'à propos de la visite annoncée à ma grand'mère d'un certain M. de Carcassonne, son mari croit utile de la prémunir contre toute imprudence de langage qui serait susceptible de lui échapper en présence de ce personnage, considéré par mon grand-père comme un émissaire de Mmede Brignole. Aussi adresse-t-il à sa femme, le17 novembre, la lettre qu'on va lire:

«Tu me demandes ce que c'est que M. de Carcassonne... Comme je ne veux pas t'en parler par la poste, je te dirai que je ne le connais pas du tout, que je ne l'ai vu que pendant deux jours, qu'il m'a paru fort attaché à Mmede B..., qu'il ne faut pas, je crois, que tu penses tout haut devantlui, parce que Mmede B... peut l'avoir mis en avant pour servir son goût d'intrigues de toute espèce. Il a fait un peu tous les métiers. Il a été, entre autres choses, employé auprès du général Menou en Piémont et à Venise. Voilà ce que je désire que tu saches pour te mettre en garde, contre toute insinuation qu'il pourrait te faire, pour savoir ma manière de penser vis-à-vis de sa patronne ou de l'Impératrice...

»Tu crois que je suis fort triste, chère amie. Je ne m'amuse pas excessivement il est vrai, car ce qui se passe sous mes yeux m'afflige quelquefois. Mais, quand tu auras lu mes précédentes lettres, tu pourras interpréter ce que Mmede B... appelle êtrefort tristede ma part, c'est-à-dire très réservé avec elle, parce que sa conduite, vis-à-vis de l'Impératrice, me donne de justes sujets de l'être. Je me suis déjà assez étendu sur ce chapitre, dans mes autres lettres, pour le remettre encore sur le tapis.

»Je suis étonné que Mmede Montebello ne reçoive pas de lettres de l'Impératrice. J'entends dire tous les jours à Sa Majesté qu'elle lui a écrit par telle occasion. Je n'ose presque pas dire que,pour moi, c'est presque une raison de croire le contraire. Ce malheureux défaut de dissimulation et de mensonge s'est développé chez l'Impératrice à un point extrême. J'ai été deux mois sans vouloir m'en apercevoir. Voilà au reste où mène la nécessité de cacher ses actions. Je ne puis t'exprimer combien il m'en coûte de te faire voir, sous un jour si défavorable, une personne que nous regardions comme un ange!»

Il est certain que, depuis les temps heureux auxquels le passage de la lettre qu'on vient de lire fait mélancoliquement allusion, l'ange—dont elle rappelle les vertus—s'était singulièrement dépravé... S'il était nécessaire d'en fournir une preuve plus manifeste, nous la trouverions inscrite dans quelques lignes concises duJournalauquel il a déjà été fait tant d'emprunts, au cours de nos récits: A la date du 18 novembre de l'année 1814, une brève inscription de quelques lignes mentionne, sans réflexion, à quel point le succès du général Neipperg devait être éclatant et complet. Ce jour-là Marie-Louise, de plus en plus folle de son nouveau seigneur et maître, après avoir mené le favori faire une promenade sentimentaledans le parc de Laxembourg, l'entraînait dans les appartements du Palais pour lui montrer celui qu'elle y occupait avant son mariage, et probablement peut-être aussi la cage devenue vide des oiseaux qu'elle y nourrissait!... Ce qui nous amène à formuler cette adjonction aux courtes phrases du journal, c'est que nous savons que, beaucoup plus tard, Marie-Louise eut, par la suite, une perruche du nom deMargaritinaà laquelle elle devait tendrement s'attacher, et dont le babillage contribua, semble-t-il, à lui apporter d'utiles consolations à l'époque de la mort du comte Neipperg...

Cette pauvre impératrice avait par trop vraiment les allures d'une petite pensionnaire écervelée!

Nous terminerons ce chapitre par un extrait de lettre de la correspondance de mon grand-père, lettre datée du 19 novembre 1814:

«Bien que dans la maison d'une souveraine et au milieu du tumulte qu'occasionnent la présence de tant de monarques, et les plaisirs dont on entoure les maîtres du monde, réunis ici comme dans un conseil des dieux, mon isolement est absolu... Entouré de gens qui se roulent dans la fange et qui abusent de l'inexpérience et de lafacilité de la plus faible des princesses, je ne puis que gémir des malheurs qui en seront la conséquence inévitable.Elle avoue qu'elle est trompée et trahie, et elle n'a pas le courage de dire un mot qui servirait de frein aux plus audacieux. J'ai fini par cesser des observations inutiles et qui deviendraient importunes, et je vis, comme un solitaire, au milieu de scènes auxquelles je voudrais être étranger. J'attends avec impatience la fin de tout ceci. Il paraît probable qu'avant la fin de décembre, toutes les affaires du Congrès seront terminées d'une manière ou d'une autre.

«Je t'ai donné des nouvelles du prince de Parme dans mes dernières lettres. Cet aimable et cher enfant est une de mes consolations principales ici. Je l'aime comme mon fils, et je passe mes heures les plus agréables avec lui...»

Bientôt le pauvre enfant, grâce en partie à l'insouciante faiblesse de sa mère, ne portera même plus le nom de prince de Parme. On ne saura bientôt plus comment qualifier le fils de Napoléon le Grand, jusqu'au moment où son grand-père, l'empereur d'Autriche, lui conférera le titre allemand de duc de Reichstadt!


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