CHAPITRE XIX

CHAPITRE XIX

Plaintes de Napoléon de ne recevoir aucune lettre de Marie-Louise.—Mon grand-père s'en fait l'écho auprès d'elle.—Réponse qu'il en obtient.—Promenades à cheval avec Neipperg.—Le roi de Danemark, anecdote.—Wellington à Vienne.—Faux départ de Neipperg.—Mmede Brignole très malade.—Nouvelles du Congrès.—L'avis du départ de Napoléon de l'île d'Elbe parvient à Vienne.

Le 19 février mon grand-père annonçait à l'Impératrice, après déjeuner, qu'il venait de recevoir une lettre de l'île d'Elbe et une autre en même temps du cardinal Fesch. Dans la première, signée du général Bertrand, en date du 28 janvier, l'empereur Napoléon se plaignait de n'avoir reçu, depuis plus d'un mois, aucune nouvelle de sa femme, ni de son fils; il en témoignait son inquiétude. Ces lettres furent communiquées à l'Impératrice. Celle-ci, l'air gêné, et embarrassée de cette communication, prévint lelendemain mon grand-père, à déjeuner, de ne pas répondre aux lettres dont il lui avait parlé la veille. Marie-Louise ajouta qu'elle lui en ferait connaître plus tard le motif, qui le concernait lui-même bien plutôt qu'elle. Malgré sa déférence pour les recommandations de l'Impératrice, qui lui étaient dictées, dans cette circonstance, par sa bienveillance naturelle, l'auteur desMémoires pour servir à l'histoire de Napoléon Ierdéclare que, loin de s'y conformer, il ne crut pas pouvoir se dispenser de répondre à ces lettres. Il ne doute pas, assure-t-il, à ce propos, que c'est à l'intervention de Marie-Louise qu'il dut de n'être pas inquiété dans sa correspondance avec l'île d'Elbe: «Spectateur impuissant, dit-il, mais non indifférent de ce qui se passait autour de moi, je ne pouvais qu'être péniblement affecté de voir l'Impératrice, placée entre son devoir, comme épouse et comme mère, et son désir d'aller régner à Parme (ce qu'elle ne pouvait obtenir que par un double sacrifice) prendre si facilement son parti dans cette fâcheuse alternative, qui lui avait causé, jusque-là, tant de sollicitude. Les orages passagers n'avaient jamais altéré ni sa douceur,ni sa bienveillance, mais, à ses anxiétés, avait tout à coup succédé une sécurité difficile à troubler. Peut-être devais-je dès ce moment chercher le motif de cette sérénité dans la confiance que lui inspirait la puissante protection de son père, quil'absolvait de tout, et dans le sacrifice de ses sentiments français auquel elle était résolue[70].» Celui qui avait le plus contribué à apaiser, dans le cœur de Marie-Louise, les anxiétés dont il vient d'être parlé, celui qui était parvenu à les faire à peu près disparaître, c'était aussi, il ne faudrait pas l'oublier, le général Neipperg, son conseiller très aimé, et un peu plus tard son second mari.

Quand le temps le permettait l'impératrice Marie-Louise allait, presque toujours, faire de longues promenades à cheval, avec son cher général et MmeHéreau. Elle en rapportait souvent de gros bouquets de violettes qu'elle était descendue ramasser dans les bois; ces promenades lui offraient en même temps toute liberté de s'entretenir, à cœur ouvert, avec le favori, loin des regards curieux et des oreilles des indiscrets.C'était une véritable idylle... de la part de la princesse tout au moins; mais une idylle qu'il est difficile de considérer avec des yeux indulgents.

Après les affaires de la Saxe et de la Pologne que le Congrès avait mis un si long espace de temps à régler, au détriment du vertueux roi de Saxe, la question de l'indemnisation de la Bavière, à qui l'Autriche reprenait le Tyrol, revenait sur le tapis. Les solutions étaient lentes à se produire dans le sein de ce Congrès, au milieu de tant de convoitises et d'appétits déchaînés, et les discussions s'y éternisaient. Le roi de Danemark, cet excellent prince albinos, dont il a été tracé un portrait au chapitre XII, allait se voir enlever la Norvège convoitée par Bernadotte, et recevoir de la sorte la punition de sa fidélité à l'alliance française. Ce bon roi, d'un naturel fort gai, recevant à son départ de Vienne un compliment de l'empereur Alexandre qui lui disait: «Vous emportez tous les cœurs!» répondit paraît-il: «C'est possible, mais un fait plus certain, c'est que je n'emporte pas une âme!»[71]

A propos du Congrès et de ses plénipotentiaires mon grand-père écrivait à sa femme le 22 février 1815:

«... Lord Wellington est toujours la plus grande curiosité de Vienne. On a passé hier une revue pour lui. L'Impératrice ayant dîné chez son père, j'ai passé à Vienne une partie de la journée et visité l'arsenal bourgeois qui renferme une collection d'armures et d'objets bizarres...

»J'ai été me baigner dans les beaux bains de Diane. En y allant j'ai rencontré l'empereur Alexandre qui se promenait seul avec le prince Eugène, et qui m'a dit un bonjour très affectueux en me serrant le bras. Comme il est sourd il crie fort haut, de sorte qu'il a attiré l'attention des badauds qui sont, à Vienne, encore plus nombreux qu'à Paris...

»Aujourd'hui il y a à la Cour une espèce de ballet-pantomime, exécuté par les personnes de la Cour, représentant l'Olympe. On n'a pu trouver jusqu'ici une Vénus, ou du moins aucune dame n'a eu la prétention d'en jouer le rôle. Enfin une princesse Bagration a eu plus de témérité, mais encore hier elle a retiré ses offres; de sorte qu'Isabey, pour tout accorder, a imaginé de représenterVénus par derrière, non la Vénus Callypige, mais drapée avec le plus de grâce et d'élégance possibles. On jouera aussi des scènes de comédie détachées...»

Le 22 février Neipperg, étant au spectacle de la Cour où il avait été invité, recevait de M. de Metternich, l'avis de se préparer à partir en mission pour Turin. Mon grand-père, dînant seul avec l'Impératrice, faisait avec elle en sortant de table une partie de billard, quand survint le général, à 9 heures, pour prévenir Marie-Louise de l'ordre qu'il venait de recevoir et de son prochain départ. L'Impératrice, bien éloignée de s'attendre à une aussi fâcheuse nouvelle, en témoigna aussitôt, paraît-il, le plus vif chagrin. Comment pourrait-elle se passer de son factotum?... Loin de s'y résigner Marie-Louise se rendit le lendemain, tout de suite après son déjeuner, à Vienne chez l'empereur François, auquel elle adressa les plus pressantes sollicitations pour qu'il lui fût permis de conserver le comte Neipperg auprès d'elle, jusqu'à la conclusion définitive de ses affaires de Parme. L'empereur son père n'ayant pas répondu de façon assez catégorique,la princesse dut, sur le conseil de son favori, solliciter une entrevue avec le tout-puissant premier ministre autrichien, qu'elle alla attendre, le 24 février, une heure et demie, chez sa sœur l'archiduchesse Léopoldine. Tant de trouble et d'alarmes ne laissèrent pas le Ministre insensible, et Metternich qui, en fin de compte, trouvait autant d'avantages à permettre à Neipperg de rester à Schönbrunn qu'à le laisser partir, consentit en dernière analyse à contremander son départ. L'Impératrice rentra chez elle dans le ravissement, et la soirée, agrémentée de chant et de musique, dut être, ce jour-là, particulièrement animée et joyeuse.

Cependant mon grand-père continuait, consciencieusement, à tenir ma grand'mère au courant des événements, grands et petits, auxquels il assistait plutôt en qualité de spectateur qu'en qualité d'acteur. Le24 févrieril lui adressait la lettre suivante:

«... On nous a assuré que dans la première quinzaine de mars, les affaires de Parme seraient finies; Dieu le veuille! car mon courage est à bout. Je meurs mille fois par jour d'impatience et d'ennui. J'ai renoncé à toute fête, à tout plaisirtant que je serai loin de toi. Pour ne point perdre mon temps tout à fait inutilement, il m'est venu dans l'idée, hier, d'étudier la botanique. Tu sais que c'est un de mes projets favoris; je vais m'en occuper sérieusement. Je serais bien agréablement désappointé—comme disent les Anglais—si j'étais surpris par la fin du Congrès au fort de ma passion. Tu sauras qu'il y a à Schönbrunn les plus belles serres de l'Europe. J'aurai donc beau jeu à y faire mes nouvelles études. Je ne sais pas comment l'idée m'en est venue si tard. Il a fallu qu'Anatole de Montesquiou me soufflât ce désir. Nous avons acheté un ouvrage élémentaire assez médiocre, mais enfin c'est le seul ouvrage que nous ayons trouvé à Vienne. J'espère qu'il suffira pour nous inoculer les premiers éléments de cette science si douce et si attrayante...

»Le temps est aussi beau qu'au printemps depuis trois ou quatre jours. Le soleil est chaud plus qu'il ne l'est ordinairement dans cette saison. La pauvre Mmede Brignole est bien dangereusement malade. Le médecin a cru devoir la faire confesser. Elle est elle-même tellement frappée de l'idée de sa fin prochaine qu'elle enparle sans cesse,—ce qui rend pénibles et douloureuses les visites que nous lui faisons. Bausset ne souffre pas de sa goutte d'une manière intolérable, mais il est immobile dans son lit et, quand il veut remuer les jambes, il est subitement assailli de douleurs lancinantes qui l'épuisent et lui ôtent toute faculté de se mouvoir. Au total le séjour de Schönbrunn n'a porté bonheur à personne. Les uns y souffrent au physique, les autres au moral. A Paris c'est encore pis. On peut y dire comme ce curé qui se félicitait des profits que son église retirait des enterrements: «La mort rend beaucoup depuis deux mois.» Ce pauvre Nansouty y a donc passé lui aussi... un M. de Mortfontaine également. Ce dernier avait épousé MlleLepelletier de Saint-Fargeau, fille du député de la Convention, qui a été assassiné chez un restaurateur du Palais-Royal pour avoir voté la mort de Louis XVI. Sa fille avait été adoptée dans ce temps-là par la Convention et déclarée fille de la Nation... On aurait une liste longue à faire si l'on voulait tenir note de toutes les personnes marquantes que nous avons perdues dans un si court espace de temps.»

A la date des 2 et 5 mars 1815, nous relevons, dans la même correspondance, quelques détails qui peuvent encore présenter au lecteur un certain intérêt. Ils ont trait aux affaires du Congrès et aux divertissements des hôtes princiers de l'empereur d'Autriche:

«2 mars 1815.

»... Les affaires du Congrès tirent à leur fin. Je commence ma lettre par cet article parce qu'il est le plus intéressant. Les affaires de la Bavière sont terminées, et la question de Parme, déjà décidée par l'opinion, ne souffrira plus de retard, je l'espère. Les souverains se disposent à partir la semaine prochaine...»

«5 mars 1815.

»... Les affaires sont toujours dans le même état. J'espère toujours qu'avant huit ou dix jours il y aura quelque chose de décidé. J'ai fait hier une débauche. J'ai été badauder avec Anatole de Montesquiou pour voir une promenade de souverains en calèche. Comme Isabey demeure sur le passage du Prater où les calèches se sont rendues,je les ai vues des fenêtres de sa maison. Une vue qui m'a plus intéressé que celle des calèches, c'est celle de lord Wellington que j'ai trouvé chez Isabey, où il se faisait peindre pour le tableau d'une conférence du Congrès qu'Isabey a entrepris. Je ne te ferai pas la description du personnage. Le prince Eugène était de la partie et se faisait remarquer—comme partout—par l'élégance de son carrick et sa bonne mine. J'ai bien plaint les pauvres princesses qui étaient étouffées, dans des robes de velours fourrées, par un soleil ardent qui les rendait pourpres. Je ne pouvais pas m'empêcher de faire des réflexions sur la condition des souverains qui ne peuvent prendre aucun plaisir sans monter sur les planches, comme des acteurs, et traîner à leur suite une foule immense de peuple qui les applaudit ou bien les siffle, selon qu'ils jouent leur rôle bien ou mal. Il y a eu dans un jardin public, que l'on appelle l'Augarten, un bal et un souper qui ont occupé les souverains jusqu'à neuf ou dix heures du soir. L'empereur d'Autriche menait l'impératrice de Russie, et l'empereur de Russie menait l'impératrice d'Autriche. Le prince héréditaire menaitsa sœur l'archiduchesse Léopoldine. Il est d'usage que les princes conduisent eux-mêmes; il n'y a point de cochers.»

Le 6 mars 1815 arrivait à Vienne un courrier que lord Burgersh avait expédié de Florence à lord Stewart, l'un des plénipotentiaires du cabinet de Londres au Congrès de Vienne. Ce courrier apportait une nouvelle qui éclatait, comme un coup de foudre, au milieu de la réunion des souverains et de leurs ministres: Napoléon venait de quitter l'île d'Elbe!...

Imitant l'exemple que nous a donné l'auteur estimé de l'Histoire des deux Restaurations[72], nous emprunterons, à notre tour, aux mémoires d'un auditeur au Conseil d'État sous le Premier Empire M. Fleury de Chaboulon, l'émouvant récit de son voyage à l'île d'Elbe à la fin de février 1815. Nous nous bornerons à transcrire quelques-unes des phrases de sa conversation avec Napoléon. Cet entretien dramatique, admirablement reproduitdans le livre de M. de Chaboulon, triompha des dernières hésitations de l'Empereur, et décida son retour immédiat en France. N'ayant pas à tenir compte des motifs de prudence qui avaient porté M. Fleury de Chaboulon à masquer le duc de Bassano sous la dénomination de X... par crainte des persécutions du Gouvernement de la Restauration, nous mettrons le nom du fidèle Ministre de Napoléon Ierà la place de X.., autant de fois qu'il sera nécessaire, dans le but de faciliter au lecteur l'intelligence du récit.

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