The Project Gutenberg eBook ofMesure pour mesureThis ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.Title: Mesure pour mesureAuthor: William ShakespeareTranslator: François GuizotRelease date: April 14, 2006 [eBook #18169]Language: FrenchCredits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the OnlineDistributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (Thisfile was produced from images generously made availableby the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MESURE POUR MESURE ***
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online atwww.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.
Title: Mesure pour mesureAuthor: William ShakespeareTranslator: François GuizotRelease date: April 14, 2006 [eBook #18169]Language: FrenchCredits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the OnlineDistributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (Thisfile was produced from images generously made availableby the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
Title: Mesure pour mesure
Author: William ShakespeareTranslator: François Guizot
Author: William Shakespeare
Translator: François Guizot
Release date: April 14, 2006 [eBook #18169]
Language: French
Credits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the OnlineDistributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (Thisfile was produced from images generously made availableby the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
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Note du transcripteur.===========================================================Ce document est tiré de:OEUVRES COMPLÈTES DESHAKSPEARETRADUCTION DEM. GUIZOTNOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUEAVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEAREDES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTESVolume 4Mesure pour mesure.—Othello.—Comme il vous plaira.Le conte d'hiver.—Troïlus et Cressida.PARISA LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUEDIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS35, QUAI DES AUGUSTINS1863==========================================================
Cette pièce démontre que le génie créateur de Shakspeare pouvait féconder le germe le plus stérile. Une ancienne pièce dramatique, d'un certain Georges Whestone, intituléePromas et Cassandra, composition pitoyable, est devenue une de ses meilleures comédies. Peut-être n'a-t-il même pas fait l'honneur à Whestone de profiter de son travail; car une nouvelle de Geraldi Cinthio contient à peu près tous les événements deMesure pour mesureet Shakspeare n'avait besoin que d'une idée première pour construire sa fable et la mettre en action. Dans la nouvelle de Cinthio, et dans la pièce de Whestone, le juge prévaricateur vient à bout de ses desseins sur la soeur qui demande la grâce de son frère. Condamné par le prince à être puni de mort, après avoir épousé la jeune fille qu'il a outragée, il obtient sa grâce par les prières de celle qui oublie sa vengeance dès que le coupable est devenu son époux.
L'épisode de Marianne a été heureusement inventé par Shakspeare pour mieux récompenser la chaste Isabelle. Un critique moderne ne voit qu'une froide vertu dans la conduite de cette jeune novice: il l'eût préférée plus touchée du sort de son frère, et prête à faire le sacrifice d'elle-même. La scène touchante où Isabelle implore Angelo, son hésitation quand il s'agit de sauver son frère aux dépens de son honneur suffisent pour l'absoudre du reproche d'indifférence. Il ne faut pas oublier qu'élevée dans un cloître elle doit avoir horreur de tout ce qui pouvait souiller son corps qu'elle est accoutumée à considérer comme un vase d'élection; d'ailleurs une vertu absolue a aussi sa noblesse, et si elle est moins dramatique que la passion, elle amène ici cette scène si vraie où Claudio, après avoir écouté avec résignation le sermon du moine et se croyant détaché de la vie, retrouve, à la moindre lueur d'espoir, cet instinct inséparable de l'humanité qui nous fait embrasser avec ardeur tout ce qui peut reculer l'instant de la mort. Par quel heureux contraste Shakspeare a placé à côté de Claudio ce Bernardino, abruti par l'intempérance, auquel même il ne reste plus cet instinct conservateur de l'existence!
Le prince, qui veut être la Providence mystérieuse de ses sujets, est un de ces rôles qui produisent toujours de l'effet au théâtre. Il soutient avec un art infini son déguisement, et il est remarquable que Shakspeare, poëte d'une cour protestante, ait prêté tant de noblesse et de dignité au costume monastique. C'est une remarque qui n'a pas échappé à Schlegel au sujet du vénérable religieux que nous avons déjà vu dans la comédie deBeaucoup de bruit pour rien. Mais le philosophe se trahit sous le capuchon qui le cache dans l'exhortation sur la vie et le néant adressée par le duc à Claudio. Cette tirade contient quelques boutades de misanthropie qui ont sans doute été mises à profit par l'auteur desNuits.
En général, le défaut de cette pièce est de ne pas exciter de sympathie bien vive pour aucun des personnages. Les caractères odieux n'ont pas une couleur très-prononcée, quand on les compare à tant d'autres créations profondes de Shakspeare. Mais l'intrigue occupe constamment la curiosité, on doit y admirer une foule de pensées poétiquement exprimées, et plusieurs scènes excellentes. L'unité d'action et de lieu y est assez bien conservée.
Mesure pour mesure, selon Malone, fut composée en 1603.
PERSONNAGES
VINCENTIO, duc de Vienne.ANGELO, ministre d'État en l'absence du duc.ESCALUS, vieux seigneur, collègue d'Angelo dans l'administration.CLAUDIO, jeune seigneur.LUCIO, jeune homme étourdi et libertin.DEUX GENTILSHOMMES.VARRIUS1, courtisan de la suite du duc.LE PRÉVÔT DE LA PRISON.THOMAS,}PIERRE,  } religieux franciscains.UN JUGE.LE COUDE2, officier de police.L'ÉCUME3, jeune fou.UN PAYSAN BOUFFON, domestique de madame Overdone.ABHORSON, bourreau.BERNARDINO, prisonnier débauché.ISABELLE, soeur de Claudio.MARIANNE, fiancée à Angelo.JULIETTE, maîtresse de Claudio.FRANCESCA, religieuse.MADAME OVERDONE, entremetteuse.Des Seigneurs, des Gentilshommes, des Gardes, des Officiers, etc.
VINCENTIO, duc de Vienne.ANGELO, ministre d'État en l'absence du duc.ESCALUS, vieux seigneur, collègue d'Angelo dans l'administration.CLAUDIO, jeune seigneur.LUCIO, jeune homme étourdi et libertin.DEUX GENTILSHOMMES.VARRIUS1, courtisan de la suite du duc.LE PRÉVÔT DE LA PRISON.THOMAS,}PIERRE,  } religieux franciscains.UN JUGE.LE COUDE2, officier de police.L'ÉCUME3, jeune fou.UN PAYSAN BOUFFON, domestique de madame Overdone.ABHORSON, bourreau.BERNARDINO, prisonnier débauché.ISABELLE, soeur de Claudio.MARIANNE, fiancée à Angelo.JULIETTE, maîtresse de Claudio.FRANCESCA, religieuse.MADAME OVERDONE, entremetteuse.Des Seigneurs, des Gentilshommes, des Gardes, des Officiers, etc.
VINCENTIO, duc de Vienne.
ANGELO, ministre d'État en l'absence du duc.
ESCALUS, vieux seigneur, collègue d'Angelo dans l'administration.
CLAUDIO, jeune seigneur.
LUCIO, jeune homme étourdi et libertin.
DEUX GENTILSHOMMES.
VARRIUS1, courtisan de la suite du duc.
LE PRÉVÔT DE LA PRISON.
THOMAS,}
PIERRE,  } religieux franciscains.
UN JUGE.
LE COUDE2, officier de police.
L'ÉCUME3, jeune fou.
UN PAYSAN BOUFFON, domestique de madame Overdone.
ABHORSON, bourreau.
BERNARDINO, prisonnier débauché.
ISABELLE, soeur de Claudio.
MARIANNE, fiancée à Angelo.
JULIETTE, maîtresse de Claudio.
FRANCESCA, religieuse.
MADAME OVERDONE, entremetteuse.
Des Seigneurs, des Gentilshommes, des Gardes, des Officiers, etc.
Note 1:(retour)Varrius pouvait être omis, on lui adresse bien la parole, mais c'est un personnage muet.
Varrius pouvait être omis, on lui adresse bien la parole, mais c'est un personnage muet.
Note 2:(retour)Elbow.
Elbow.
Note 3:(retour)Froth.
Froth.
La scène est à Vienne.
Appartement du palais du duc.
LE DUC, ESCALUS, SEIGNEURSet suite.
LE DUC.—Escalus!
ESCALUS.—Seigneur!
LE DUC.—Vouloir vous expliquer les principes de l'administration paraîtrait en moi une affectation vaine et discours inutiles, puisque je sais que vos propres connaissances dans l'art de gouverner surpassent tous les conseils et les instructions que pourrait vous donner mon expérience. Il ne me reste donc qu'un mot à vous dire: votre capacité égalant votre vertu, laissez-les agir ensemble et de concert4. Le caractère de notre population, les lois de notre cité, les formes de la justice sont des matières que vous possédez à fond, autant qu'aucun homme instruit par l'art et la pratique que nous nous rappelions. Voilà notre commission, dont nous ne voudrions pas vous voir vous écarter.—(A un domestique.)Allez dire à Angelo de se rendre ici.—Quelle opinion avez-vous de sa capacité pour nous remplacer? Car vous savez que nous l'avons choisi avec un soin particulier pour nous représenter dans notre absence, que nous l'avons armé de toute la puissance de notre autorité, revêtu de tout l'empire de notre amour, et que nous lui avons transmis enfin par sa commission tous les organes de notre pouvoir. Qu'en pensez-vous?
Note 4:(retour)Les commentateurs ont trouvé ici une lacune qu'ils n'ont pu remplir.
Les commentateurs ont trouvé ici une lacune qu'ils n'ont pu remplir.
ESCALUS.—S'il est dans Vienne un homme digne d'être revêtu d'un si grand honneur, et de si hautes fonctions, c'est le seigneur Angelo.
(Entre Angelo.)
LE DUC.—Le voilà qui vient.
ANGELO.—Toujours soumis aux volontés de Votre Altesse, je viens savoir vos ordres.
LE DUC.—Angelo, votre vie présente un certain caractère où l'oeil observateur peut lire à fond toute votre histoire. Votre personne et vos talents ne sont pas tellement votre propriété que vous puissiez vous consacrer entièrement à vos vertus, et les consacrer à votre avantage personnel. Le ciel se sert de nous comme nous nous servons des torches: ce n'est pas pour elles-mêmes que nous les allumons; et si nos vertus restaient ensevelies dans notre sein, ce serait comme si nous ne les avions pas. La nature ne forme les âmes grandes que pour de grands desseins; jamais elle ne communique une parcelle de ses dons que comme une déesse intéressée qui retient pour elle l'honneur d'un créancier, en exigeant l'intérêt et la reconnaissance. Mais j'adresse mes réflexions à un homme qui peut trouver en lui-même toutes les instructions que ma place m'obligerait de lui donner. Tenez donc, Angelo. Pendant notre absence, soyez en tout comme nous-même. La vie et la mort dans Vienne reposent sur vos lèvres et dans votre coeur. Le respectable Escalus, quoique le premier nommé, est votre subordonné. Prenez votre commission.
ANGELO.—Mon noble duc, attendez que le métal dont je suis fait ait subi une plus longue épreuve avant d'y imprimer une si noble et si auguste image.
LE DUC.—Ne cherchez point de prétextes: ce n'est qu'après un choix bien mûr et bien réfléchi que nous vous avons nommé: ainsi, acceptez les honneurs que je vous confère. Les motifs qui pressent notre départ sont si impérieux qu'ils se placent au-dessus de toute autre considération, et ne me laissent pas le temps de parler sur des objets importants. Nous vous écrirons, suivant l'occasion et nos affaires, comment nous nous trouverons; et nous comptons bien être au courant de ce qui vous arrivera ici. Adieu; je vous laisse tous deux avec confiance au soin de remplir les devoirs de vos fonctions.
ANGELO.—Mais du moins, accordez-nous, seigneur, la permission de vous accompagner jusqu'à une certaine distance.
LE DUC.—Je suis trop pressé pour vous le permettre; et, sur mon honneur, vous n'avez pas besoin d'avoir de scrupule: ma puissance est la mesure de la vôtre; vous pouvez renforcer ou adoucir la rigueur des lois, selon que votre conscience le trouvera bon. Donnez-moi la main. Je veux partir secrètement: j'aime mon peuple; mais je n'aime pas à me donner en spectacle à ses yeux. Quoique ses applaudissements soient flatteurs, je n'ai point de goût pour le bruit et les saluts retentissants de la multitude; et je ne crois pas que le prince qui les recherche agisse avec prudence et... Encore une fois, adieu.
ANGELO.—Que le ciel assure l'exécution de vos desseins!
ESCALUS.—Qu'il conduise vos pas, et vous ramène heureux!
LE DUC.—Je vous remercie, adieu.
(Le duc sort.)
ESCALUS,à Angelo.—Je vous prie, monsieur, de m'accorder une heure de libre entretien avec vous; il m'importe beaucoup d'approfondir tous les devoirs de ma place: j'ai reçu des pouvoirs, mais je ne suis pas encore bien au fait de leur étendue et de leur nature.
ANGELO.—Je suis dans le même cas.—Retirons-nous ensemble, et nous ne tarderons pas à nous satisfaire sur ce point.
ESCALUS.—J'accompagne Votre Seigneurie.
(Ils sortent.)
Une rue de Vienne.
LUCIO et DEUX GENTILSHOMMES.
LUCIO.—Si notre duc et les autres ducs n'entrent pas en accommodement avec le roi de Hongrie, eh bien alors! tous les ducs vont tomber sur le roi.
PREMIER GENTILHOMME.—Le ciel veuille nous accorder la paix, mais non pas celle du roi de Hongrie!
SECOND GENTILHOMME.—Amen!
LUCIO.—Vous imitez là ce dévot pirate qui se mit en mer avec les dix commandements, mais qui en effaça un de la table.
SECOND GENTILHOMME.—Tu ne voleras point?
LUCIO.—Oui: il effaça celui-là .
PREMIER GENTILHOMME.—Aussi était-ce là un commandement qui commandait au capitaine et à ses compagnons de renoncer à leurs fonctions: car ils ne s'embarquaient que pour voler. Il n'y a pas parmi nous tous un soldat qui, dans l'action de grâces avant le repas, goûte beaucoup la prière qui demande la paix.
SECOND GENTILHOMME.—Jamais je n'ai entendu aucun soldat la désapprouver.
LUCIO.—Je vous crois; car vous ne vous êtes jamais trouvé, je pense, là où on disait les grâces.
SECOND GENTILHOMME.—Non, dites-vous? au moins une douzaine de fois.
PREMIER GENTILHOMME.—Quoi donc? en vers?
LUCIO.—Dans tous les rhythmes et dans toutes les langues?
PREMIER GENTILHOMME.—Je le pense, et dans toutes les religions?
LUCIO.—Oui. Pourquoi pas? Les grâces sont les grâces en dépit de toute controverse; par exemple, vous êtes un mauvais sujet en dépit de toute grâce.
PREMIER GENTILHOMME.—Dans ce cas il n'y a eu qu'un coup de ciseaux entre nous.
LUCIO.—Je l'accorde, comme entre le velours et la lisière; vous êtes la lisière.
PREMIER GENTILHOMME.—Et vous le velours; un excellent velours, une pièce de première qualité. J'aimerais autant servir de lisière à une serge anglaise, que d'être râpé comme vous l'êtes pour un velours français5. Est-ce que je parle sensiblement maintenant?
Note 5:(retour)Équivoque entre le motpil'd, terme qui désigne la qualité du velours, etpill'd, qui signifieépilé, chauve.
Équivoque entre le motpil'd, terme qui désigne la qualité du velours, etpill'd, qui signifieépilé, chauve.
LUCIO.—Je crois que oui; et vous sentez péniblement vos discours. J'apprendrai d'après vos aveux à boire à votre santé; mais ma vie durant j'oublierai de boire après vous.
PREMIER GENTILHOMME.—Je crois que je me suis fait tort, n'est-ce pas?
SECOND GENTILHOMME.—Certainement, que tu sois pincé ou non.
LUCIO.—Ah! voilà , voilà madame la Douceur qui vient. J'ai acheté chez elle des maladies jusqu'à la somme de....
SECOND GENTILHOMME.—Combien, je vous prie?
PREMIER GENTILHOMME.—Devinez.
SECOND GENTILHOMME.—Jusqu'à trois mille dollars par an.6
Note 6:(retour)Dollarsetdolours, équivoque qui revient souvent dans Shakspeare.
Dollarsetdolours, équivoque qui revient souvent dans Shakspeare.
PREMIER GENTILHOMME.—Et plus.
LUCIO.—Une couronne française de plus.7
Note 7:(retour)Il feint de prendre le mot couronne de France, c'est-à -dire un écu, pour lacouronne de Vénus.
Il feint de prendre le mot couronne de France, c'est-à -dire un écu, pour lacouronne de Vénus.
PREMIER GENTILHOMME.—Vous me croyez toujours des maladies; mais vous vous trompez: je suis sain.
LUCIO.—Ce mot-là ne veut pas dire être en santé pour vous; mais vous êtes sain comme un tronc d'arbre creux, vos os sont creux. L'impiété a fait de vous sa proie.
(Entre madame Overdone.)
PREMIER GENTILHOMME.—Holà ! quelle est celle de vos hanches qui a la plus forte sciatique?
MADAME OVERDONE.—Bien, bien, on vient d'arrêter et de mettre en prison quelqu'un qui vaut cinq mille hommes comme vous.
PREMIER GENTILHOMME.—Qui est-ce, je vous prie?
MADAME OVERDONE.—Hé! c'est Claudio, le seigneur Claudio.
LUCIO.—Claudio en prison? Cela n'est pas.
MADAME OVERDONE.—Et moi je sais que cela est; je l'ai vu arrêter; je l'ai vu emmener; et il y a bien plus encore: c'est que d'ici à trois jours il doit avoir la tête tranchée.
LUCIO.—Mais, après tout ce badinage, je ne voudrais pas que cela fût vrai: en êtes-vous bien sûre?
MADAME OVERDONE.—Je n'en suis que trop sûre; et cela, c'est pour avoir donné un enfant à mademoiselle Juliette.
LUCIO.—Croyez-moi, cela pourrait bien être. Il m'avait promis de venir me joindre il y a deux heures, et il a toujours été exact à sa parole.
SECOND GENTILHOMME.—D'ailleurs, vous savez que cela se rapproche assez de la conversation que nous avons eue sur pareil sujet.
PREMIER GENTILHOMME.—Et surtout cela s'accorde avec l'ordonnance qu'on a publiée.
LUCIO.—Partons: allons savoir la vérité du fait.
(Ils sortent.)
MADAME OVERDONE,seule.—Ainsi, grâce à la guerre, à la sueur, au gibet, à la misère, je me trouve sans chalands.(Entre le bouffon.)Eh bien, quelles nouvelles?
LE BOUFFON—Là -bas, on emmène un homme en prison.
MADAME OVERDONE.—Oui; et qu'a-t-il fait?
LE BOUFFON.—Une femme.
MADAME OVERDONE.—Mais quel est son délit?
LE BOUFFON.—D'avoir été pêcher des truites dans la rivière d'autrui.
MADAME OVERDONE.—Quoi! Y a-t-il une fille grosse de son fait?
LE BOUFFON.—Non: mais il y a une fille qu'il a rendue femme. Vous n'avez pas entendu parler de l'ordonnance: n'est-ce pas?
MADAME OVERDONE.—Quelle ordonnance, mon ami?
LE BOUFFON.—Que toutes les maisons des faubourgs de Vienne seront jetées bas.
MADAME OVERDONE.—Et que deviendront celles de la cité?
LE BOUFFON.—Elles resteront pour graine: elles seraient tombées aussi, si un sage bourgeois n'avait plaidé en leur faveur.
MADAME OVERDONE.—Mais toutes nos maisons de refuge dans les faubourgs seront-elles abattues?
LE BOUFFON.—Jusqu'aux fondements, madame.
MADAME OVERDONE.—Voilà vraiment un changement dans l'État! Que deviendrai-je?
LE BOUFFON.—Allons, ne craignez rien; les bons procureurs ne manquent pas de clients. Quoique vous changiez de place, vous n'avez pas besoin pour cela de changer d'état; je serai toujours votre valet. Allons, du courage; on prendra pitié de vous; vous qui avez presque usé et perdu vos yeux au service, on vous prendra en considération.
MADAME OVERDONE.—Qu'avons-nous à faire ici? Thomas, retirons-nous.
LE BOUFFON.—Voici le seigneur Claudio conduit en prison par le prévôt, et voici madame Juliette.
(Ils sortent.)
EntrentLE PRÉVÔT, CLAUDIO, JULIETTEet desOFFICIERS DE JUSTICE,puisLUCIOet lesDEUX GENTILSHOMMES.
CLAUDIO,au prévôt.—Ami, pourquoi me donnes-tu ainsi en spectacle au public? Conduis-moi à la prison où je dois être enfermé.
LE PRÉVÔT.—Je ne le fais pas par mauvaise disposition pour vous, mais sur un ordre spécial du seigneur Angelo.
CLAUDIO.—Ainsi, ce demi-dieu de la terre, l'autorité, peut nous faire payer notre délit au poids8: tels sont les décrets du ciel! Elle frappe qui elle veut, épargne qui elle veut; et elle est toujours juste.
Note 8:(retour)Métaphore tirée de l'usage de payer l'argent au poids, méthode plus sûre que celle de la numération des espèces.
Métaphore tirée de l'usage de payer l'argent au poids, méthode plus sûre que celle de la numération des espèces.
LUCIO.—Quoi donc, Claudio! D'où vient cette contrainte?
CLAUDIO.—De trop de liberté, mon Lucio, de trop de liberté; comme l'intempérance est la mère du jeûne, de même une liberté dont on fait un usage immodéré se change en contrainte. Comme les rats avalent avidement le poison qui les tue, nos penchants poursuivent le mal dont ils sont altérés, et en buvant nous mourons.
LUCIO.—Si je pouvais parler aussi sagement que toi dans les fers, j'enverrais chercher certains de mes créanciers; et cependant j'aime encore mieux être un faquin en liberté, qu'un philosophe en prison. Quel est ton crime, Claudio?
CLAUDIO.—Ce serait le commettre encore que d'en parler.
LUCIO.—Quoi, est-ce un meurtre?
CLAUDIO.—Non.
LUCIO.—Une débauche?
CLAUDIO.—Si tu veux.
LE PRÉVÔT.—Allons! monsieur, il faut marcher.
CLAUDIO.—Encore un mot, mon ami.—(Il prend Lucio à part.)Lucio, un mot à l'oreille.
LUCIO.—Cent, s'ils peuvent te faire quelque bien.—Est-ce qu'on regarde de si près à la débauche?
CLAUDIO.—Voici ma position. D'après un contrat sérieux, j'ai acquis la possession du lit de Juliette. Vous la connaissez; elle est parfaitement ma femme, si ce n'est qu'il nous manque de l'avoir déclaré par les cérémonies extérieures. Nous n'en sommes point venus là , uniquement dans la vue de conserver une dot, qui reste dans le coffre de ses parents, auxquels nous avons cru devoir cacher notre amour, jusqu'à ce que le temps les réconcilie avec nous. Mais le malheur veut que le secret de notre union mutuelle se lise en caractères trop visibles sur la personne de Juliette.
LUCIO.—Un enfant, peut-être?
CLAUDIO.—Hélas! oui, malheureusement; et le nouveau ministre qui remplace le duc... je ne sais si c'est la faute et l'éclat de la nouveauté, ou si le corps de l'État ressemble à un cheval monté par le gouverneur, qui, nouvellement en selle, et pour lui faire sentir son empire, lui fait sentir tout d'abord l'éperon; ou si la tyrannie est attachée à la dignité, ou bien à l'homme qui l'exerce... Je m'y perds... Mais ce nouveau gouverneur vient de réveiller toutes les vieilles lois pénales qui étaient restées suspendues à la muraille comme une armure rouillée, depuis si longtemps que le zodiaque avait dix-neuf fois fait son tour, sans qu'aucune d'elles eût été mise en exécution; et aujourd'hui, pour se faire un nom, il vient appliquer contre moi ces décrets assoupis et si longtemps négligés: sûrement c'est pour faire parler de lui.
LUCIO.—Je garantirais que oui; et ta tête tient si peu sur tes épaules, qu'une laitière amoureuse pourrait la faire tomber d'un soupir. Envoie après le duc, et appelles-en à lui.
CLAUDIO—Je l'ai déjà fait; mais on ne peut le trouver.—Je t'en conjure, Lucio, rends-moi un service: aujourd'hui ma soeur doit entrer au couvent, et y commencer son noviciat. Fais-lui connaître le danger de ma position; implore-la en mon nom; prie-la d'employer des amis auprès du rigide ministre; dis-lui d'aller elle-même sonder son coeur. Je fonde là -dessus de grandes espérances; car il est à son âge un langage muet et touchant qui est fait pour émouvoir les hommes: en outre, elle a un talent heureux quand elle veut employer les raisonnements et la parole, et elle sait persuader.
LUCIO.—Je prie le ciel qu'elle y réussisse, autant pour le salut des autres coupables de ton espèce qui, sans cela, auraient à subir des peines rigoureuses, que pour te conserver la vie, que je serais bien fâché que tu perdisses si follement à un jeu detic tac. Je vais la trouver.
CLAUDIO.—Je te remercie, bon ami Lucio.
LUCIO.—D'ici à deux heures...
CLAUDIO.—Allons, prévôt, marchons.
(Ils sortent.)
Un monastère.
Entrent LE DUC et LE MOINE THOMAS.
LE DUC.—Non, vénérable religieux, écartez cette idée; ne croyez point que le faible trait de l'amour puisse percer un sein bien armé. Le motif qui m'engage à vous demander un asile secret a un but plus grave et plus sérieux que les projets et les entreprises de la bouillante jeunesse.
LE MOINE.—Votre Altesse peut-elle s'expliquer?
LE DUC.—Mon saint père, nul ne sait mieux que vous combien j'aimai toujours la vie retirée, et combien peu je me soucie de fréquenter les assemblées que hantent la jeunesse, le luxe et la folle élégance. J'ai confié au soigneur Angelo, homme d'une vertu rigide, et de moeurs austères, mon pouvoir absolu et mon autorité dans Vienne, et il me croit voyageant en Pologne; car j'ai eu soin de faire répandre ce bruit dans le peuple, et c'est ce qu'on croit. A présent, mon père, vous allez me demander pourquoi j'en agis ainsi?
LE MOINE.—Volontiers, seigneur.
LE DUC.—Nous avons des statuts rigoureux et des lois rigides (freins et mors nécessaires pour des coursiers fougueux), que nous avons laissé dormir depuis dix-neuf ans, comme un vieux lion dans sa caverne, qui ne va plus chercher sa proie. Comme un faisceau de verges menaçantes qu'un père indulgent a formé uniquement pour effrayer par leur vue ses enfants, et non pour s'en servir, ces verges deviennent à la fin un objet de moquerie plutôt que de crainte, il en est de même maintenant de nos décrets; morts pour le châtiment, ils sont morts eux-mêmes; la licence tire la justice par le nez; l'enfant bat sa nourrice, et tout ordre est renversé.
LE MOINE—Il dépendait de Votre Altesse de dégager la justice de ses liens, quand vous le trouveriez bon; et elle aurait paru plus redoutable en vous que dans le seigneur Angelo.
LE DUC.—J'ai craint qu'elle ne le fût trop. Puisque c'est par ma faute que j'ai donné à mon peuple tant de liberté, ce serait en moi une tyrannie de frapper, et de les punir cruellement pour des transgressions que j'ai ordonnées moi-même; car c'est ordonner les crimes que de leur laisser un libre cours, sans faire craindre le châtiment. Voilà pourquoi, mon père, j'ai chargé Angelo de cet emploi: il peut, à l'abri de mon nom, frapper l'abus au coeur, sans que mon caractère, qui ne sera point exposé à la vue, soit compromis. C'est pour suivre son administration, que je veux, sous l'habit d'un de vos frères, observer à la fois et le ministre et le peuple. Ainsi, je vous prie de me fournir un habit de votre ordre, et de m'enseigner comment je dois me conduire pour avoir tout l'air d'un vrai religieux. Je vous donnerai, à loisir, d'autres raisons de ma conduite: à présent, écoutez seulement celle-ci.—Angelo est austère; il est en garde contre l'envie: à peine avoue-t-il que son sang circule, ou qu'il aime mieux le pain que la pierre: nous allons voir par la suite, si le pouvoir vient à changer son caractère, ce que sont nos hommes à belles apparences.
(Ils sortent.)
Un couvent de femmes.
ISABELLE, FRANCESCA,ensuiteLUCIO.
ISABELLE.—Et sont-ce là tous vos priviléges à vous autres religieuses?
FRANCESCA.—Ne sont-ils pas assez étendus?
ISABELLE.—Oui, sans contredit, et ce que j'en dis n'est pas que j'en désire davantage: au contraire, je souhaiterais qu'une règle plus étroite assujettît la communauté des soeurs de Sainte-Claire.
LUCIO,au dehors.—Holà , quelqu'un! la paix soit en ces lieux!
ISABELLE.—Qui est-ce qui appelle?
FRANCESCA.—C'est la voix d'un homme. Chère Isabelle, tournez la clef, et sachez ce qu'il veut; vous le pouvez, et moi non; vous n'avez pas encore prononcé vos voeux; lorsque vous l'aurez fait, il ne vous sera plus permis de parler à un homme qu'en présence de la supérieure; alors, si vous lui parlez, vous ne devez pas lui montrer votre visage; ou si vous montrez votre visage, vous ne pouvez pas parler.—On appelle encore; je vous prie, répondez-lui.
(Francesca sort.)
ISABELLE.—Paix et félicité! Qui est-ce qui appelle?
LUCIO.—Salut, vierge, si vous l'êtes, comme ces joues l'annoncent assez. Pouvez-vous me rendre le service de me faire parler à Isabelle, novice dans ce monastère, et l'aimable soeur de son malheureux frère Claudio?
ISABELLE.—Pourquoi dites-vous son malheureux frere? Permettez-moi cette question, d'autant plus que je dois vous déclarer à présent que je suis cette Isabelle, et sa soeur.
LUCIO.—Aimable et belle novice, votre frère vous dit mille tendresses; il est en prison.
ISABELLE.—O malheureuse! Eh! pourquoi?
LUCIO.—Pour une action qui lui vaudrait de ma part, si je pouvais être son juge, des remerciements pour punition: il a fait un enfant à sa bonne amie.
ISABELLE.—Monsieur, ne vous jouez pas de moi!
LUCIO.—C'est la vérité.—Je ne voudrais pas (quoique ce soit mon péché familier d'imiter le vanneau avec les jeunes filles, et de badiner, la langue loin du coeur9) prendre cette licence avec les vierges. Je vous regarde comme un objet consacré au ciel et sanctifié, comme un esprit immortel par votre renoncement au monde, et auquel il faut parler avec sincérité comme à une sainte.
Note 9:(retour)La langue loin du coeur, c'est-à -dire quand le vanneau s'éloigne en criant de son nid pour tromper l'oiseleur.
La langue loin du coeur, c'est-à -dire quand le vanneau s'éloigne en criant de son nid pour tromper l'oiseleur.
ISABELLE.—Vous blasphémez le bien en vous moquant ainsi de moi.
LUCIO.—Ne le croyez pas. Brièveté et vérité, voici le fait: votre frère et son amante se sont embrassés; et comme il est naturel que ceux qui mangent se remplissent, que la saison des fleurs conduise la semence d'une jachère dépouillée à la maturité de la moisson, de même son sein annonce son heureuse culture et son industrie.
ISABELLE.—Y a-t-il quelque fille enceinte de lui? ma cousine Juliette?
LUCIO.—Est-ce qu'elle est votre cousine?
ISABELLE.—Par adoption; comme les jeunes écolières changent leurs noms par amitié.
LUCIO.—C'est elle.
ISABELLE.—Oh! qu'il l'épouse!
LUCIO.—Voilà le point. Le duc est sorti de cette ville d'une étrange manière, et il a tenu plusieurs gentilshommes, et moi entre autres, dans l'espérance d'avoir part à l'administration: mais nous apprenons par ceux qui connaissent le coeur du gouvernement, que les bruits qu'il a fait répandre étaient à une distance infinie de ses vrais desseins. A sa place, et revêtu de toute son autorité, le seigneur Angelo gouverne l'État; un homme dont le sang est de l'eau de neige; un homme qui ne sent jamais le poignant aiguillon ni les mouvements des sens, mais qui émousse et dompte les penchants de la nature par les travaux de l'esprit, l'étude et le jeûne.—Pour intimider l'abus et la licence qui ont longtemps rôdé imprudemment auprès de l'affreuse loi, comme des souris près d'un lion, il a déterré un édit dont les rigoureuses dispositions condamnent la vie de votre frère; Angelo l'a fait emprisonner en vertu de cette loi; et il suit littéralement toute la rigueur du statut pour faire de Claudio un exemple. Toute espérance est perdue, à moins que vous n'ayez le pouvoir, par vos prières, de fléchir Angelo; et c'est là l'affaire que je suis chargé de traiter entre vous et votre malheureux frère.
ISABELLE.—En veut-il donc à sa vie?
LUCIO.—Il a déjà prononcé sa sentence; et, à ce que j'entends dire, le prévôt a reçu l'ordre pour son exécution.
ISABELLE.—Hélas! quelles pauvres facultés puis-je avoir pour lui faire du bien?
LUCIO.—Essayez votre pouvoir.
ISABELLE.—Mon pouvoir! hélas! je doute...
LUCIO.—Nos doutes sont des traîtres, qui nous font souvent perdre le bien que nous aurions pu gagner, parce que nous craignons de le tenter. Allez trouver le seigneur Angelo, et qu'il apprenne par vous que quand une jeune fille demande, les hommes donnent comme les dieux; mais que si elle pleure et s'agenouille, tout ce qu'elle demande est aussi certainement à elle qu'à ceux mêmes qui le possèdent.
ISABELLE.—Je verrai ce que je pourrai faire.
LUCIO.—Mais, promptement.
ISABELLE.—Je vais m'en occuper sur-le-champ; et je ne prendrai que le temps de donner connaissance de cette affaire à notre mère. Je vous rends d'humbles actions de grâce: recommandez-moi à mon frère; ce soir, de bonne heure, j'enverrai l'instruire de mon succès.
LUCIO.—Je prends congé de vous.
ISABELLE.—Mon bon seigneur, adieu.
(Ils se séparent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
Un appartement dans la maison d'Angelo.
EntrentANGELO, ESCALUS, UN JUGE, LE PRÉVÔT10, OFFICIERSet suite.
Note 10:(retour)Le prévôt est ici une espèce de geôlier.
Le prévôt est ici une espèce de geôlier.
ANGELO.—Il ne faut pas que nous fassions de la loi un épouvantail pour effrayer les oiseaux de proie, jusqu'à ce qu'en voyant son immobilité, familiarisés par l'habitude, ils osent venir se percher sur l'objet même de leur terreur.
ESCALUS.—Vous avez raison; mais cependant n'aiguisons le glaive de la loi que pour blesser légèrement, plutôt que pour frapper des coups mortels. Hélas! ce gentilhomme que je voudrais sauver avait un bien noble père. Daignez considérer, vous que je crois de la vertu la plus stricte, que dans l'effervescence de vos propres affections, si l'occasion avait concouru avec le lieu, et le lieu avec le désir, et qu'il n'eût fallu, pour obtenir l'objet de vos voeux, que laisser agir la fougue téméraire de votre sang, il est bien douteux que vous n'eussiez pu quelquefois dans votre vie tomber dans la faute même pour laquelle vous le condamnez aujourd'hui, et attirer sur vous la loi.
ANGELO.—Autre chose est d'être tenté, Escalus, autre chose de succomber. Je ne disconviens pas qu'un jury qui condamne un prisonnier à perdre la vie ne puisse, dans les douze jurés qui le composent, renfermer un ou deux voleurs plus coupables que l'homme dont ils font le procès; mais la justice saisit le crime là où il se montre à elle. Qu'importe aux lois que des voleurs jugent des voleurs! Il est tout simple de nous baisser pour ramasser le joyau que nous voyons; mais nous foulons aux pieds le trésor que nous ne voyons pas, sans jamais y songer. Vous ne devez pas tant excuser sa faute, par la raison que j'aurais pu en commettre de semblables; dites plutôt que, lorsque moi qui le condamne, je tomberai dans la même offense, mon jugement doit être à l'instant mon arrêt de mort, et que nulle partialité ne peut intervenir. Seigneur, il faut qu'il périsse.
ESCALUS.—Que ce soit comme le voudra votre sagesse.
ANGELO.—Où est le prévôt?
LE PRÉVÔT.—Ici, s'il plaît à Votre Honneur.
ANGELO.—Que Claudio soit exécuté demain matin sur les neuf heures; amenez-lui son confesseur; qu'il se prépare à la mort, car il est au terme de son pèlerinage.
(Le prévôt sort.)
ESCALUS.—Allons, que le ciel lui pardonne! et qu'il nous pardonne aussi à tous! Quelques-uns prospèrent par le crime, d'autres succombent par la vertu. Il en est qui ont tous les vices, et qui ne répondent d'aucun11; d'autres sont condamnés pour une faute unique.
Note 11:(retour)Brakes of vice. Les commentateurs ont donné mille explications de ces mots, que nous traduisons en leur laissant le sens le plus naturel, bois de vices, repaire de vices, multitude de vices.
Brakes of vice. Les commentateurs ont donné mille explications de ces mots, que nous traduisons en leur laissant le sens le plus naturel, bois de vices, repaire de vices, multitude de vices.
(Entrent le Coude, l'Écume, le Bouffon, officiers de justice.)
LE COUDE.—Allons, amenez-les: si ce sont des gens de bien dans un État que ceux qui ne font autre chose que de commettre des abus dans les maisons de prostitution, je ne connais plus de lois; qu'on les amène.
ANGELO.—Eh bien! monsieur, quel est votre nom? et de quoi s'agit-il?
LE COUDE.—Sous le bon plaisir de votre Grandeur, je suis un pauvre constable du duc, et mon nom est Coude. Je tiens à la justice, monsieur, et j'amène ici devant Votre Grandeur deux insignesbienfaiteurs.
ANGELO.—Bienfaiteurs? Eh bien! quels bienfaiteurs sont ces gens-là ? Ne sont-ce pas des malfaiteurs?
LE COUDE.—Sous le bon plaisir de Votre Grandeur, je ne sais pas bien ce qu'ils sont: mais ce sont de vrais coquins, j'en suis sûr, exempts de toutes lesprofanations mondainesqui sont du devoir de tout bon chrétien.
ESCALUS.—Voilà qui coule de source; voilà un officier bien sensé.
ANGELO.—Poursuivez: de quelle espèce sont ces deux hommes? Coude est votre nom? Eh bien! que ne parlez-vous, Coude?
LE BOUFFON.—Il ne le peut pas, seigneur; il a un trou au coude.
ANGELO,au Bouffon.—Qui êtes-vous?
LE COUDE.—Lui, seigneur? un garçon de taverne, seigneur; un meuble de mauvais lieu au service d'une femme de mauvaises moeurs, dont la maison, monsieur, a été, comme on dit, démolie dans les faubourgs; et aujourd'hui, elle tient une maison de bains, qui, je crois, est aussi une fort mauvaise maison.
ESCALUS.—Comment savez-vous cela?
LE COUDE.—Ma femme, monsieur, que jedéteste, devant le ciel et devant Votre Grandeur...
ESCALUS.—Comment? votre femme?
LE COUDE.—Oui, monsieur, qui, j'en remercie le ciel, est une honnête femme...
ESCALUS.—Et c'est pour cela que vous ladétestez?
LE COUDE.—Je dis, monsieur, que je medétesteraimoi-même, aussi bien qu'elle, si cette maison n'est pas une maison de prostitution, je veux regretter sa vie; car c'est une vilaine maison.
ESCALUS.—Comment savez-vous cela, constable?
LE COUDE.—Hé! monsieur, par ma femme, qui, si elle avait été adonnée au vicecardinal12, aurait pu être accusée en fornication, en adultère et en toutes sortes d'impuretés dans cette maison.
Note 12:(retour)Cardinal est ici pourcharnel.
Cardinal est ici pourcharnel.
ESCALUS.—Par les intrigues de cette femme?
LE COUDE.—Oui, monsieur, par madame Overdone; mais comme elle lui a craché au visage, c'est elle qui l'a provoquée.
LE BOUFFON.—Monsieur, sous le bon plaisir de Votre Grandeur, cela n'est pas.
LE COUDE.—Prouve-le devant ces coquins qui sont ici; prouve-le,honnête homme.
ESCALUS,à Angelo.—Entendez-vous comme il dit un mot pour l'autre?
LE BOUFFON.—Monsieur, elle est devenue grosse, et avait envie, sous votre respect, de pruneaux cuits; nous n'en avions que deux, monsieur, dans la maison, qui étaient dans ce temps-là comme dans un plat de fruits, un plat d'environ trois sous; Vos Grandeurs ont vu de ces plats-là ; ce ne sont pas des plats de Chine, mais de fort bons plats.
ESCALUS.—Continue, continue: peu importe le plat.
LE BOUFFON.—Non, monsieur, pas d'une tête d'épingle: vous avez raison, monsieur; mais au fait. Comme je disais, cette dame Coude étant, comme je dis, enceinte, et ayant un fort gros ventre, a eu envie, comme j'ai dit, de pruneaux; il n'y en avait que deux, comme j'ai dit, dans le plat; maître l'Écume que voilà , cet homme-là même, ayant mangé le reste, comme j'ai dit, et comme je dis, payé fort honnêtement: car, comme vous savez, maître l'Écume, je ne pourrais vous rendre les trois sous.
L'ÉCUME.—Non, vraiment.
LE BOUFFON.—Fort bien: comme vous étiez donc, si vous vous en souvenez, à casser les noyaux des susdits pruneaux.
L'ÉCUME.—Oui, c'est vrai, j'étais là .
LE BOUFFON.—Allons, fort bien: comme je vous disais donc, si vous vous le rappelez, que tels et tels étaient incurables de la maladie que vous savez, à moins qu'ils n'observassent un bon régime, comme je vous disais.
L'ÉCUME.—Tout cela est vrai.
LE BOUFFON.—Eh bien! fort bien, alors...
ESCALUS.—Allons, vous êtes un sot ennuyeux: au but. Qu'a-t-on fait à la femme de ce Coude, dont il ait sujet de se plaindre? Venez tout de suite à ce qu'on lui a fait.
LE BOUFFON.—Votre Grandeur ne peut en venir là encore.
ESCALUS.—Ce n'est pas mon intention, non plus.
LE BOUFFON.—Mais, monsieur, vous y viendrez, avec la permission de Votre Grandeur: et, je vous en supplie, considérez maître l'Écume, que voilà ici, monsieur. Un homme de quatre-vingts livres de revenu par an, dont le père est mort à la Toussaint.—N'était-ce pas à la Toussaint, maître l'Écume?
L'ÉCUME.—Le soir de la Toussaint.
LE BOUFFON.—Fort bien: j'espère que ce sont là des vérités. Lui, monsieur, étant assis, comme je dis, sur un tabouret.—C'était à la Grappe-de-Raisin, où vous aimez à vous asseoir, n'est-il pas vrai?
L'ÉCUME.—Oui, je l'aime, parce que c'est une chambre ouverte et bonne pour l'hiver.
LE BOUFFON.—Allons, fort bien. J'espère que ce sont là des vérités.
ANGELO,à Escalus.—Ce récit durera toute une nuit de Russie, quand les nuits sont les plus longues. Je vais vous quitter et vous laisser entendre leur affaire, avec l'espérance que vous trouverez matière à les faire tous fouetter.
ESCALUS.—Je m'y attends. Salut, seigneur.(Angelo sort.)—Allons, l'ami, continuez: qu'a-t-on fait à la femme de Coude, encore une fois?
LE BOUFFON.—Une fois, monsieur? Il n'y a rien eu qu'on lui ait fait une fois.
LE COUDE.—Je vous en conjure, monsieur: demandez-lui ce que cet homme a fait à ma femme.
LE BOUFFON.—Je vous en conjure, monsieur, demandez-le-moi.
ESCALUS.—Eh bien! qu'est-ce que cet homme lui a fait.
LE BOUFFON.—Je vous en conjure, monsieur, considérez bien le visage de cet homme-là .—Mon bon l'Écume, regardez sa Grandeur: c'est pour de bonnes vues. Votre Grandeur remarque-t-elle son visage?
ESCALUS.—Oui, fort bien.
LE BOUFFON.—Non, je vous prie, remarquez-le bien.
ESCALUS.—Eh bien! c'est ce que je fais.
LE BOUFFON.—Votre Grandeur voit-elle quelque chose de mal dans sa figure?
ESCALUS.—Mais non.
LE BOUFFON.—Je veux supposer13sur le livre sacré, que sa figure est ce qu'il a de pis en lui.—Eh bien! si la figure est la pire chose qu'il y ait en lui, comment maître l'Écume aurait-il pu faire aucun mal à la femme du constable? Je voudrais bien le savoir de Votre Grandeur.
ESCALUS.—Il a raison: constable, que répondez-vous à cela?
LE COUDE.—Premièrement, s'il vous plaît, la maison est une maisonrespectée; ensuite, cet homme est un drôlerespecté, et sa maîtresse est une femmerespectée14.
Note 13:(retour)Supposer pourdéposer.
Supposer pourdéposer.
Note 14:(retour)Poursuspectée.
Poursuspectée.
LE BOUFFON.—Par cette main, monsieur, sa femme est une personne plusrespectéequ'aucun de nous tous.
LE COUDE.—Maraud, tu mens; tu mens, méchant valet; le temps est encore à venir qu'elle ait jamais étérespectéepar homme, femme, ou enfant.
LE BOUFFON.—Monsieur, elle a étérespectéeavec lui, avant qu'il l'eut épousée.
ESCALUS.—Lequel est le plus sage ici, la Justice ou l'Iniquité15?—Cela est-il vrai?
LE COUDE,au bouffon.—O scélérat, vaurien, méchant Hannibal16! Moi, j'ai étérespectéavec elle avant que je fusse marié avec elle? Si jamais j'ai étérespectéavec elle, ou elle avec moi, que Votre Honneur ne me croie pas le pauvre officier du duc. Prouve cela, scélérat Hannibal, ou j'aurai contre toi mon action debatterie.
Note 15:(retour)Personnages desMoralités. La Justice est ici pour le constable et l'Iniquité pour le fou.
Personnages desMoralités. La Justice est ici pour le constable et l'Iniquité pour le fou.
Note 16:(retour)Cannibale.
Cannibale.
ESCALUS.—S'il vous donnait un soufflet, vous pourriez aussi avoir votre action en diffamation.
LE COUDE.—Oh! je remercie bien Votre Grandeur pour cet avis-là . Qu'est-ce que Votre Grandeur désire que je fasse de ce méchant coquin?
ESCALUS.—Mais, officier, puisqu'il y a en lui quelques iniquités que tu voudrais découvrir, si tu le pouvais, laisse-le continuer comme à l'ordinaire, jusqu'à ce que tu saches ce qu'elles sont.
LE COUDE.—Oh! vraiment j'en remercie Votre Grandeur.—Tu vois bien, coquin, ce qui t'arrive maintenant: tu vas continuer, coquin, tu vas continuer.
ESCALUS,à l'Écume.—Où êtes-vous né, mon ami?
L'ÉCUME.—Ici, à Vienne, monsieur.
ESCALUS.—Est-il vrai que vous ayez quatre-vingts livres de rente?
L'ÉCUME.—Oui, si c'est votre bon plaisir, monsieur.
ESCALUS.—Bon.(Au bouffon.)De quel métier êtes-vous, monsieur?
LE BOUFFON.—Garçon de taverne, le garçon d'une pauvre veuve.
ESCALUS.—Le nom de votre maîtresse?
LE BOUFFON.—Madame Overdone.
ESCALUS.—A-t-elle eu plus d'un mari?
LE BOUFFON.—Neuf, monsieur: Overdone17pour le dernier.
Note 17:(retour)Overdone by the last, «épuisée par le dernier.»Overdonefait ici calembour.
Overdone by the last, «épuisée par le dernier.»Overdonefait ici calembour.
ESCALUS.—Neuf!—Approchez-vous de moi, maître l'Écume. Maître l'Écume, je ne voudrais pas que vous fissiez connaissance avec des garçons de taverne; ils vous soutireront, maître l'Écume, et vous les ferez pendre: allez-vous-en, et que je n'entende plus parler de vous.
L'ÉCUME.—Je remercie Votre Grandeur; quant à moi, jamais je ne vais dans aucune chambre de taverne, que je n'y sois attiré par quelqu'un.
ESCALUS.—Allons, plus de cela, maître l'Écume; adieu.(L'Écume sort.)Venez ça, monsieur le garçon de taverne; quel est votre nom, monsieur le garçon de taverne?
LE BOUFFON.—Pompée.
ESCALUS.—Et quoi encore?
LE BOUFFON.—Haut-de-chausses, monsieur.
ESCALUS.—Oui, et en bonne foi, votre haut-de-chausses18est ce qu'il y a de plus grand en vous; en sorte que, dans le sens le plus brutal, vous êtes Pompée le Grand. Pompée, vous êtes en partie un entremetteur, Pompée, de quelque manière que vous coloriez la chose, sous le nom de garçon de taverne, ne dis-je pas vrai? Allons, avouez-moi la vérité; vous vous en trouverez bien.
Note 18:(retour)Bum. Nous avons mis ici le contenant pour le contenu.
Bum. Nous avons mis ici le contenant pour le contenu.
LE BOUFFON.—Franchement, monsieur, je suis un pauvre diable qui voudrait vivre.
ESCALUS.—Comment voudriez-vous vivre, Pompée? En étant un agent d'infamie... Que pensez-vous du métier, Pompée? Est-ce là un métier permis?
LE BOUFFON.—Si la loi veut le permettre, monsieur.
ESCALUS.—Mais la loi ne le permettra pas, Pompée, et il ne sera pas permis à Vienne.
LE BOUFFON.—Votre Grandeur est-elle dans l'intention de mutiler toute la jeunesse de la ville?
ESCALUS.—Non, Pompée.
LE BOUFFON.—Eh bien! monsieur, suivant ma petite opinion, elle ira donc toujours là . Si Votre Grandeur veut mettre le bon ordre parmi les prostituées et les vauriens, vous n'aurez plus rien à craindre des entremetteurs.
ESCALUS.—Il y a de jolies ordonnances qui commencent à s'exécuter, je peux vous en assurer; il n'y va que d'être pendu et décapité.
LE BOUFFON.—Si vous pendez et décapitez tous ceux qui commettent ce péché, seulement pendant dix ans, vous serez bien aise de donner la commission de trouver des têtes. Si cette loi s'exécute dans Vienne pendant dix ans, je veux louer la plus belle maison de la ville pour trois sous par fenêtre. Si vous vivez assez pour voir cela, dites: Pompée me l'avait bien dit.
ESCALUS.—Grand merci, bon Pompée; et, en récompense de votre prophétie, écoutez-moi bien:—je vous donnerai un avis: que je ne vous revoie pas devant moi pour aucune plainte quelconque; et qu'on ne vienne pas me dire que vous demeurez encore là où vous êtes: si je vous y retrouve, Pompée19, je vous chasserai à grands coups jusqu'à votre tente, et je serai un rude César pour vous.—Pour vous parler net, Pompée, je vous ferai fouetter; ainsi, pour cette fois, Pompée, portez-vous bien.
Note 19:(retour)Pompée est un nom souvent donné aux chiens.
Pompée est un nom souvent donné aux chiens.
LE BOUFFON.—Je remercie Votre Grandeur de son bon conseil; mais je le suivrai, selon que la chair et la fortune en décideront.—Me fouetter? Non, non: que le charretier fouette sa rosse; un coeur vaillant n'est point chassé de son métier à coups de fouet.
(Il sort.)
ESCALUS.—Approchez, maître Coude; venez, maître constable: combien y a-t-il de temps que vous êtes dans cet emploi de constable?
LE COUDE.—Sept ans et demi, monsieur.
ESCALUS.—Je pensais bien, par votre habileté à l'exercer, qu'il y avait quelque temps que vous l'occupiez. Ne dites-vous pas sept ans entiers?
LE COUDE.—Et demi, monsieur.
ESCALUS.—Hélas! il vous a coûté bien des peines. On vous fait tort de vous en charger si souvent; est-ce qu'il n'y a pas dans votre garde des hommes en état de vous suppléer?
LE COUDE.—En bonne foi, monsieur, il y en a bien peu qui aient quelque talent pour cette espèce d'emploi: on les choisit; mais ils me choisissent après pour les remplacer: je le fais pour quelques pièces d'argent, et je vais toujours pour tous les autres.
ESCALUS.—Écoutez-moi: apportez-moi les noms d'environ six ou sept des plus capables de votre paroisse.
LE COUDE.—A la maison de Votre Grandeur, monsieur?
ESCALUS.—Oui, chez moi. Adieu. (Coude sort.)—(Au juge de paix.) Quelle heure croyez-vous qu'il soit?
LE JUGE.—Onze heures, monsieur.
ESCALUS.—Je vous prie de venir dîner avec moi.
LE JUGE.—Je vous remercie humblement.
ESCALUS.—Je suis bien affligé de la mort de Claudio; mais il n'y a point de remède.
LE JUGE.—Le seigneur Angelo est sévère.
ESCALUS.—C'est une nécessité; la clémence cesse d'être clémence quand elle se montre trop souvent. Le pardon est toujours le père d'un second crime; mais cependant... malheureux Claudio!—Il n'y a point de remède.—Venez, monsieur.
(Ils sortent.)