LE DIABLE DANS LE BEFFROI

Quelle heure est-il?Vieille locution.

Chacun sait d'une manière vague que le plus bel endroit du monde est—ouétait, hélas!—le bourg hollandais de Vondervotteimittiss. Cependant, comme il est à quelque distance de toutes les grandes routes, dans une situation pour ainsi dire extraordinaire, il n'y a peut-être qu'un petit nombre de mes lecteurs qui lui aient rendu visite. Pour l'agrément de ceux qui n'ont pu le faire, je juge donc à propos d'entrer dans quelques détails à son sujet. Et c'est en vérité d'autant plus nécessaire que, si je me propose de donner un récit des événements calamiteux qui ont fondu tout récemment sur son territoire, c'est avec l'espoir de conquérir à ses habitants la sympathie publique. Aucun de ceux qui me connaissent ne doutera que le devoir que je m'impose ne soit exécuté avec tout ce que j'y peux mettre d'habileté, avec cette impartialité rigoureuse, cette scrupuleuse vérification des faits et cette laborieuse collaboration des autorités qui doivent toujours distinguer celui qui aspire au titre d'historien.

Par le secours réuni des médailles, manuscrits et inscriptions, je suis autorisé à affirmer positivement que le bourg de Vondervotteimittiss a toujours existé dès son origine précisément dans la même condition où on le voit encore aujourd'hui. Mais, quant à la date de cette origine, il m'est pénible de n'en pouvoir parler qu'avec cetteprécisionindéfiniedont les mathématiciens sont quelquefois obligés de s'accommoder dans certaines formules algébriques. La date, il m'est permis de m'exprimer ainsi eu égard à sa prodigieuse antiquité, ne peut pas être moindre qu'une quantité déterminable quelconque.

Relativement à l'étymologie du nom Vondervotteimittiss, je me confesse, non sans peine, également en défaut. Parmi une multitude d'opinions sur ce point délicat,—quelques-unes très-subtiles, quelques-unes très-érudites, quelques-unes suffisamment inverses,—je n'en trouve aucune qui puisse être considérée comme satisfaisante. Peut-être l'idée de Grogswigg—qui coïncide presque avec celle de Kroutaplenttey,—doit-elle êtreprudemmentpréférée. Elle est ainsi conçue:—Vondervotteimittiss,—Vonder, lege Donder,—Votteimittiss, quasi und Bleitziz,—Bleitziz obsoletum pro Blitzen. Cette étymologie, pour dire la vérité, se trouve assez bien confirmée par quelques traces de fluide électrique, qui sont encore visibles au sommet du clocher de la Maison de Ville. Toutefois, je ne me soucie pas de me compromettre dans une thèse d'une pareille importance, et je prierai le lecteur, curieux d'informations, d'en référer auxOratiunculae de Rebus Praeter-Veteris, de Dundergutz. Voyez aussi Blunder-buzzard,De Derivationibus, de la page 27 à la page 5010, in-folio, édition gothique, caractères rouges et noirs, avec réclames et sans signatures;—consultez aussi dans cet ouvrage les notes marginales autographes de Stuffundpuff, avec les sous-commentaires de Gruntundguzzell.

Malgré l'obscurité qui enveloppe ainsi la date de la fondation de Vondervotteimittiss et l'étymologie de son nom, on ne peut douter, comme je l'ai déjà dit, qu'il n'ait toujours existé tel que nous le voyons présentement. L'homme le plus vieux du bourg ne se rappelle pas la plus légère différence dans l'aspect d'une partie quelconque de sa patrie, et en vérité la simple suggestion d'une telle possibilité y serait considérée comme une insulte. Le village est situé dans une vallée parfaitement circulaire, dont la circonférence est d'un quart de mille à peu près, et complètement environnée par de jolies collines dont les habitants ne se sont jamais avisés de franchir les sommets. Ils donnent d'ailleurs une excellente raison de leur conduite, c'est qu'ils ne croient pas qu'il y ait quoi que ce soit de l'autre côté.

Autour de la lisière de la vallée (qui est tout à fait unie et pavée dans toute son étendue de tuiles plates) s'étend un rang continu de soixante petites maisons. Elles sont appuyées par derrière sur les collines, et naturellement elles regardent toutes le centre de la plaine, qui est juste à soixante yards de la porte de face de chaque habitation. Chaque maison a devant elle un petit jardin, avec une allée circulaire, un cadran solaire et vingt-quatre choux. Les constructions elles-mêmes sont si parfaitement semblables, qu'il est impossible de distinguer l'une de l'autre. À cause de son extrême antiquité, le style de l'architecture est quelque peu bizarre; mais, pour cette raison même, il n'est que plus remarquablement pittoresque. Elles sont faites de petites briques bien durcies au feu, rouges, avec des coins noirs, de sorte que les murs ressemblent à un échiquier dans de vastes proportions. Les pignons sont tournés du côté de la façade, et il y a des corniches, aussi grosses que le reste de la maison, aux rebords des toits et aux portes principales. Les fenêtres sont étroites et profondes, avec de tout petits carreaux et force châssis. Le toit est recouvert d'une multitude de tuiles à oreillettes roulées. La charpente est partout d'une couleur sombre, très-ouvragée, mais avec peu de variété dans les dessins; car, de temps immémorial, les sculpteurs en bois de Vondervotteimittiss n'ont jamais su tailler plus de deux objets,—une horloge et un chou. Mais ils les font admirablement bien, et ils les prodiguent avec une singulière ingéniosité, partout où ils trouvent une place pour le ciseau.

Les habitations se ressemblent autant à l'intérieur qu'au dehors, et l'ameublement est façonné d'après un seul modèle. Le sol est pavé de tuiles carrées, les chaises et les tables sont en bois noir, avec des pieds tors, grêles, et amincis par le bas. Les cheminées sont larges et hautes, et n'ont pas seulement des horloges et des choux sculptés sur la face de leurs chambranles, mais elles supportent au milieu de la tablette une véritable horloge qui fait un prodigieux tic-tac, avec deux pots à fleurs contenant chacun un chou, qui se tient ainsi à chaque bout en manière de chasseur ou de piqueur. Entre chaque chou et l'horloge, il y a encore un petit magot chinois à grosse panse avec un grand trou au milieu, à travers lequel apparaît le cadran d'une montre.

Les foyers sont vastes et profonds, avec des chenets farouches et contournés. Il y a constamment un grand feu et une énorme marmite dessus, pleine de choucroute et de porc, que la bonne femme de la maison surveille incessamment. C'est une grosse et vieille petite dame, aux yeux bleus et à la face rouge, qui porte un immense bonnet, semblable à un pain de sucre, agrémenté de rubans de couleur pourpre et jaune. Sa robe est de tiretaine orangée, très-ample par derrière et très-courte de taille—et fort courte en vérité sous d'autres rapports, car elle ne descend pas à mi-jambe. Ces jambes sont quelque peu épaisses, ainsi que les chevilles, mais elles sont revêtues d'une belle paire de bas verts. Ses souliers—de cuir rose,—sont attachés par un nœud de rubans jaunes épanouis et fripés en forme de chou. Dans sa main gauche, elle tient une lourde petite montre hollandaise; de la droite, elle manie une grande cuiller pour la choucroute et le porc. À côté d'elle se tient un gros chat moucheté, qui porte à sa queue une montre-joujou en cuivre doré, à répétition, que lesgarçonslui ont ainsi attachée en manière de farce.

Quant aux garçons eux-mêmes, ils sont tous trois dans le jardin, et veillent au cochon. Ils ont chacun deux pieds de haut. Ils portent des chapeaux à trois cornes, des gilets pourpres qui leur tombent presque sur les cuisses, des culottes en peau de daim, des bas rouges drapés, de lourds souliers avec de grosses boucles d'argent, et de longues vestes avec de larges boutons de nacre. Chacun porte aussi une pipe à la bouche, et une petite montre ventrue dans la main droite. Une bouffée de fumée, un coup d'œil à la montre—un coup d'œil à la montre, une bouffée de fumée,—ils vont ainsi. Le cochon—qui est corpulent et fainéant—s'occupe tantôt à glaner les feuilles épaves qui sont tombées des choux, tantôt à ruer contre la montre dorée que ces petits polissons ont aussitôt attachée à la queue de ce personnage, dans le but de le faire aussi beau que le chat.

Juste devant la porte d'entrée, dans un fauteuil à grand dossier, à fond de cuir, aux pieds tors et grêles comme ceux des tables, est installé le vieux propriétaire de la maison lui-même. C'est un vieux petit monsieur excessivement bouffi, avec de gros yeux ronds et un vaste menton double. Sa tenue ressemble à celle des petits garçons,—et je n'ai pas besoin d'en dire davantage. Toute la différence est que sa pipe est quelque peu plus grosse que les leurs, et qu'il peut faire plus de fumée. Comme eux, il a une montre, mais il porte sa montre dans sa poche, Pour dire la vérité, il a quelque chose de plus important à faire qu'une montre à surveiller,—et, ce que c'est, je vais l'expliquer. Il est assis, la jambe droite sur le genou gauche, la physionomie grave, et tient toujours au moins un de ses yeux résolument braqué sur un certain objet fort intéressant au centre de la plaine.

Cet objet est situé dans le clocher de la Maison de Ville. Les membres du conseil sont tous hommes très-petits, très-ronds, très-adipeux, très-intelligents, avec des yeux gros comme des saucières et de vastes mentons doubles, et ils ont des habits beaucoup plus longs et des boucles de souliers beaucoup plus grosses que les vulgaires habitants de Vondervotteimittiss. Depuis que j'habite le bourg, ils ont tenu plusieurs séances extraordinaires, et ont adopté ces trois importantes décisions:

I

C'est un crime de changer le bon vieux train des choses.

II

Il n'existe rien de tolérable en dehors de Vondervotteimittiss.

III

Nous jurons fidélité éternelle à nos horloges et à nos choux.

Au-dessus de la chambre des séances est le clocher, et dans le clocher ou beffroi est et a été de temps immémorial l'orgueil et la merveille du village,—la grande horloge du bourg de Vondervotteimittiss. Et c'est là l'objet vers lequel sont tournés les yeux des vieux messieurs qui sont assis dans les fauteuils à fond de cuir.

La grande horloge a sept cadrans—un sur chacun des sept pans du clocher,—de sorte qu'on peut l'apercevoir aisément de tous les quartiers. Les cadrans sont vastes et blancs, les aiguilles lourdes et noires. Au beffroi est attaché un homme dont l'unique fonction est d'en avoir soin; mais cette fonction est la plus parfaite des sinécures,—car, de mémoire d'homme, l'horloge de Vondervotteimittiss n'avait jamais réclamé son secours. Jusqu'à ces derniers jours, la simple supposition d'une pareille chose était considérée comme une hérésie. Depuis l'époque la plus ancienne dont fassent mention les archives, les heures avaient été régulièrement sonnées par la grosse cloche. Et, en vérité, il en était de même pour toutes les autres horloges et montres du bourg. Jamais il n'y eut pareil endroit pour bien marquer l'heure, et en mesure. Quand le gros battant jugeait le moment venu de dire: Midi! tous les obéissants serviteurs ouvraient simultanément leurs gosiers et répondaient comme un même écho. Bref, les bons bourgeois raffolaient de leur choucroute, mais ils étaient fiers de leurs horloges.

Tous les gens qui tiennent des sinécures sont tenus en plus ou moins grande vénération; et, comme l'homme du beffroi de Vondervotteimittiss a la plus parfaite des sinécures, il est le plus parfaitement respecté de tous les mortels. Il est le principal dignitaire du bourg, et les cochons eux-mêmes le considèrent avec un sentiment de révérence. La queue de son habit estbeaucoupplus longue,—sa pipe, ses boucles de souliers, ses yeux et son estomac sontbeaucoupplus gros que ceux d'aucun autre vieux monsieur du village; et, quant à son menton, il n'est pas seulement double, il est triple.

J'ai peint l'état heureux de Vondervotteimittiss; hélas! quelle grande pitié qu'un si ravissant tableau fût condamné à subir un jour un cruel changement!

C'est depuis bien longtemps un dicton accrédité parmi les plus sages habitants, querien de bon ne peut venir d'au delà des collines, et vraiment il faut croire que ces mots contenaient en eux quelque chose de prophétique. Il était midi moins cinq,—avant-hier,—quand apparut un objet d'un aspect bizarre au sommet de la crête—du côté de l'est. Un tel événement devait attirer l'attention universelle, et chaque vieux petit monsieur assis dans son fauteuil à fond de cuir tourna l'un de ses yeux, avec l'ébahissement de l'effroi, sur le phénomène, gardant toujours l'autre œil fixé sur l'horloge du clocher.

Il était midi moins trois minutes, quand on s'aperçut que le singulier objet en question était un jeune homme tout petit, et qui avait l'air étranger. Il descendait la colline avec une très-grande rapidité, de sorte que chacun put bientôt le voir tout à son aise. C'était bien le plus précieux petit personnage qui se fût jamais fait voir dans Vondervotteimittiss. Il avait la face d'un noir de tabac, un long nez crochu, des yeux comme des pois, une grande bouche et une magnifique rangée de dents qu'il semblait jaloux de montrer en ricanant d'une oreille à l'autre. Ajoutez à cela des favoris et des moustaches; il n'y avait, je crois, plus rien à voir de sa figure. Il avait la tête nue, et sa chevelure avait été soigneusement arrangée avec des papillotes. Sa toilette se composait d'un habit noir collant terminé en queue d'hirondelle, laissant pendiller par l'une de ses poches un long bout de mouchoir blanc,—de culottes de casimir noir, de bas noirs et d'escarpins qui ressemblaient à des moitiés de souliers, avec d'énormes bouffettes de ruban de satin noir pour cordons. Sous l'un de ses bras, il portait un vaste claque, et sous l'autre, un violon presque cinq fois gros comme lui. Dans sa main gauche était une tabatière en or, où il puisait incessamment du tabac de l'air le plus glorieux du monde, pendant qu'il cabriolait en descendant la colline, et dessinait toutes sortes de pas fantastiques. Bonté divine!—c'était là un spectacle pour les honnêtes bourgeois de Vondervotteimittiss!

Pour parler nettement, le gredin avait, en dépit de son ricanement, un audacieux et sinistre caractère dans la physionomie; et, pendant qu'il galopait tout droit vers le village, l'aspect bizarrement tronqué de ses escarpins suffit pour éveiller maints soupçons; et plus d'un bourgeois qui le contempla ce jour-là aurait donné quelque chose pour jeter un coup d'œil sous le mouchoir de batiste blanche qui pendait d'une façon si irritante de la poche de son habit à queue d'hirondelle. Mais ce qui occasionna principalement une juste indignation fut que ce misérable freluquet, tout en brodant tantôt un fandango, tantôt une pirouette, n'était nullementréglédans sa danse, et ne possédait pas la plus vague notion de ce qu'on appelle aller en mesure[7].

Cependant, le bon peuple du bourg n'avait pas encore eu le temps d'ouvrir ses yeux tout grands, quand, juste une demi-minute avant midi, le gueux s'élança, comme je vous le dis, droit au milieu de ces braves gens, fit ici un chassé, là un balancé; puis, après une pirouette et un pas de zéphyr, partit comme à pigeon-vole vers le beffroi de la Maison de Ville, où le gardien de l'horloge stupéfait fumait dans une attitude de dignité et d'effroi. Mais le petit garnement l'empoigna tout d'abord par le nez, le lui secoua et le lui tira, lui flanqua son gros claque sur la tête, le lui enfonça par-dessus les yeux et la bouche; puis, levant son gros violon le battit avec, si longtemps et si vigoureusement que,—vu que le gardien était si ballonné, et le violon si vaste et si creux,—vous auriez juré que tout un régiment de grosses caisses battait le rantamplan du diable dans le beffroi de clocher de Vondervotteimittiss.

On ne sait pas à quel acte désespéré de vengeance cette attaque révoltante aurait pu pousser les habitants, n'était ce fait très-important qu'il manquait une demi-seconde pour qu'il fût midi. La cloche allait sonner, et c'était une affaire d'absolue et supérieure nécessité que chacun eût l'œil à sa montre. Il était évident toutefois que, juste en ce moment, le gaillard fourré dans le clocher en avait à la cloche et se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Mais, comme elle commençait à sonner, personne n'avait le temps de surveiller les manœuvres du traître, car chacun était tout oreilles pour compter les coups.

—Un!—dit la cloche.

—Hine!—répliqua chaque vieux petit monsieur de Vondervotteimittiss dans chaque fauteuil à fond de cuir.—Hine!—dit sa montre; hine!—dit la montre de saphâme, et—hine!—dirent les montres des garçons et les petits joujoux dorés pendus aux queues du chat et du cochon.

—Deux!—continua la grosse cloche; et

—Teusse!—répétèrent tous les échos mécaniques.

—Trois! quatre! cinq! six! sept! huit! neuf! dix!—dit la cloche.

—Droisse! gâdre! zingue! zisse! zedde! vitte! neff! tisse!—répondirent les autres.

—Onze!—dit la grosse.

—Honsse!—approuva tout le petit personnel de l'horlogerie inférieure.

—Douze!—dit la cloche.

—Tousse!—répondirent-ils, tous parfaitement édifiés et laissant tomber leurs voix en cadence.

—Et il aître miti, tonc!—dirent tous les vieux petits messieurs, rempochant leurs montres. Mais la grosse cloche n'en avait pas encore fini avec eux.

—TREIZE!—dit-elle.

—Tarteifle!—anhélèrent tous les vieux petits messieurs, devenant pâles et laissant tomber leurs pipes de leurs bouches et leurs jambes droites de dessus leurs genoux gauches.

—Tarteifle!—gémirent-ils,—Draisse! Draisse!!

—Mein Gott, il aître draisse heires!!!

Dois-je essayer de décrire la terrible scène qui s'ensuivit? Tout Vondervotteimittiss éclata d'un seul coup en un lamentable tumulte.

—Qu'arrife-d'-il tonc à mon phandre?—glapirent tous les petits garçons,—ch'ai vaim tébouis hine heire.

—Qu'arrife-d'-il tonc à mes joux?—crièrent toutes lesphâmes;—ils toiffent aître en pouillie tébouis hine heire!

—Qu'arrife-d'-il tonc à mon bibe?—jurèrent tous les vieux petits messieurs,—donnerre et églairs! il toit aître édeint tébouis hine heire!

Et ils rebourrèrent leurs pipes en grande rage, et, s'enfonçant dans leurs fauteuils, ils soufflèrent si vite et si férocement que toute la vallée fut immédiatement encombrée d'un impénétrable nuage.

Cependant, les choux tournaient tous au rouge pourpre et il semblait que le vieux Diable lui-même eût pris possession de tout ce qui avait forme d'horloge. Les pendules sculptées sur les meubles se prenaient à danser comme si elles étaient ensorcelées, pendant que celles qui étaient sur les cheminées pouvaient à peine se contenir dans leur fureur, et s'acharnaient dans une si opiniâtre sonnerie de: Draisse!—Draisse!—Draisse!—et dans un tel trémoussement et remuement de leurs balanciers, que c'était réellement épouvantable à voir.—Mais—pire que tout,—les chats et les cochons ne pouvaient plus endurer l'inconduite des petites montres à répétition attachées à leurs queues, et ils le faisaient bien voir en détalant tous vers la place,—égratignant et farfouillant,—criant et hurlant,—affreux sabbat de miaulements et de grognements!—et s'élançant à la figure des gens, et se fourrant sous les cotillons, et créant le plus épouvantable charivari et la plus hideuse confusion qu'il soit possible à une personne raisonnable d'imaginer. Et le misérable petit vaurien installé dans le clocher faisait évidemment tout son possible pour rendre les choses encore plus navrantes. On a pu de temps à autre apercevoir le scélérat à travers la fumée. Il était toujours là, dans le beffroi, assis sur l'homme du beffroi, qui gisait à plat sur le dos. Dans ses dents, l'infâme tenait la corde de la cloche, qu'il secouait incessamment, de droite et de gauche, avec sa tête, faisant un tel vacarme que mes oreilles en tintent encore, rien que d'y penser. Sur ses genoux reposait l'énorme violon qu'il raclait, sans accord ni mesure, avec les deux mains, faisant affreusement semblant—l'infâme paillasse!—de jouer l'air de Judy O'Flannagan et Paddy O'Rafferty!

Les affaires étant dans ce misérable état, de dégoût je quittai la place, et maintenant je fais un appel à tous les amants de l'heure exacte et de la fine choucroute. Marchons en masse sur le bourg, et restaurons l'ancien ordre de choses à Vondervotteimittiss en précipitant ce petit drôle du clocher.

Tout le populaire se dressaSur ses dix doigts de pied dans un étrange ébahissement.L'ÉVÊQUE HALL.—Satires.

Je suis,—c'est-à-direj'étaisun grand homme; mais je ne suis ni l'auteur duJunius, ni l'homme au masque de fer; car mon nom est, je crois, Robert Jones, et je suis né quelque part dans la cité de Fum-Fudge.

La première action de ma vie fut d'empoigner mon nez à deux mains. Ma mère vit cela et m'appela un génie;—mon père pleura de joie et me fit cadeau d'un traité de nosologie. Je le possédais à fond avant de porter des culottes.

Je commençai dès lors à pressentir ma voie dans la science, et je compris bientôt que tout homme, pourvu qu'il ait un nez suffisamment marquant, peut, en se laissant conduire par lui, arriver à la dignité de Lion. Mais mon attention ne se confina pas dans les pures théories. Chaque matin, je tirais deux fois ma trompe, et j'avalai une demi-douzaine de petits verres.

Quand je fus arrivé à ma majorité, mon père me demanda un jour si je voulais le suivre dans son cabinet.

—Mon fils,—dit-il quand nous fûmes assis,—quel est le but principal de votre existence?

—Mon père,—répondis-je,—c'est l'étude de la nosologie.

—Et qu'est-ce que la nosologie, Robert?

—Monsieur,—dis-je,—c'est la Science des Nez[8].

—Et pouvez-vous me dire,—demanda-t-il,—quel est le sens du mot nez?

—Un nez, mon père,—répliquai-je en baissant le ton,—a été défini diversement par un millier d'auteurs. (Ici, je tirai ma montre.) Il est maintenant midi, ou peu s'en faut,—nous avons donc le temps, d'ici à minuit, de les passer tous en revue. Je commence donc:—Le nez, suivant Bartholinus, est cette protubérance,—cette bosse,—cette excroissance,—cette...

—Cela va bien, Robert,—interrompit le bon vieux gentleman.—Je suis foudroyé par l'immensité de vos connaissances,—positivement je le suis,—oui, sur mon âme! (Ici, il ferma les yeux et posa la main sur son cœur.) Approchez! (Puis il me prit par le bras.) Votre éducation peut être considérée maintenant comme achevée,—il est grandement temps que vous vous poussiez dans le monde,—et vous n'avez rien de mieux à faire que de suivre simplement votre nez. Ainsi—ainsi... (alors, il me conduisit à coups de pied tout le long des escaliers jusqu'à la porte), ainsi sortez de chez moi, et que Dieu vous assiste!

Comme je sentais en moil'afflatusdivin, je considérai cet accident presque comme un bonheur. Je jugeai que l'avis paternel était bon. Je résolus de suivre mon nez. Je le tirai tout d'abord deux ou trois fois, et j'écrivis incontinent une brochure sur la nosologie.

Tout Fum-Fudge fut sens dessus dessous.

—Étonnant génie!—dit leQuarterly.

—Admirable physiologiste!—dit leWestminster.

—Habile gaillard!—dit leForeign.

—Bel écrivain!—dit l'Edinburgh.

—Profond penseur!—dit leDublin.

—Grand homme!—dit Bentley.

—Âme divine!—dit Fraser.

—Un des nôtres!—dit Blackwood.

—Qui peut-il être?—dit mistress Bas-Bleu.

—Que peut-il être?—dit la grosse miss Bas-Bleu.

—Où peut-il être?—dit la petite miss Bas-Bleu.

Mais je n'accordai aucune attention à toute cette populace,—j'allai tout droit à l'atelier d'un artiste.

La duchesse de Dieu-me-Bénisse posait pour son portrait; le marquis de Tel-et-Tel tenait le caniche de la duchesse; le comte de Choses-et-d'Autres jouait avec le flacon de sels de la dame et Son Altesse Royale deNoli-me-Tangerese penchait sur le dos de son fauteuil.

Je m'approchai de l'artiste, et je dressai mon nez.

—Oh! très-beau!—soupira Sa Grâce.

—Oh! au secours!—bégaya le marquis.

—Oh! choquant!—murmura le comte.

—Oh! abominable!—grogna Son Altesse Royale.

—Combien en voulez-vous?—demanda l'artiste.

—De sonnez?—s'écria Sa Grâce.

—Mille livres,—dis-je, en m'asseyant.

—Mille livres?—demanda l'artiste, d'un air rêveur.

—Mille livres,—dis-je.

—C'est très-beau!—dit-il, en extase.

—C'est mille livres,—dis-je.

—Le garantissez-vous?—demanda-t-il, en tournant le nez vers le jour.

—Je le garantis,—dis-je en le mouchant vigoureusement.

—Est-ce bien un original?—demanda-t-il, en le touchant avec respect.

—Hein?—dis-je, en le tortillant de côté.

—Il n'en a pas été fait de copie?—demanda-t-il, en l'étudiant au microscope.

—Jamais!—dis-je, en le redressant.

—Admirable!—s'écria-t-il tout étourdi par la beauté de la manœuvre.

—Mille livres,—dis-je.

—Millelivres?—dit-il.

—Précisément,—dis-je.

—Millelivres?—dit-il.

—Juste,—dis-je.

—Vous les aurez,—dit-il;—quel morceau capital!

Il me fit immédiatement un billet, et prit un croquis de mon nez. Je louai un appartement dansJermyn street, et j'adressai à Sa Majesté la quatre-vingt-dix-neuvième édition de maNosologie, avec un portrait de la trompe.

Le prince de Galles, ce mauvais petit libertin, m'invita à dîner.

Nous étions tous Lions et gens du meilleur ton.

Il y avait là un néo-platonicien. Il cita Porphyre, Jamblique, Plotin, Proclus, Hiéroclès, Maxime de Tyr, et Syrianus.

Il y avait un professeur de perfectibilité humaine. Il cita Turgot, Price, Priestley, Condorcet, de Staël, et l'Ambitious Student in Ill Health.

Il y avait sir Positif Paradoxe. Il remarqua que tous les fous étaient philosophes, et que tous les philosophes étaient fous.

Il y avait Æsthéticus Ethix. Il parla de feu, d'unité et d'atomes; d'âme double et préexistante; d'affinité et d'antipathie; d'intelligence primitive et d'homoeomérie.

Il y avait Théologos Théologie. Il bavarda sur Eusèbe et Arius; sur l'hérésie et le Concile de Nicée; sur le Puseyisme et le Consubstantialisme; sur Homoousios et Homoiousios.

Il y avait Fricassée, du Rocher de Cancale. Il parla de langueà l'écarlate, de choux-fleurs à la sauceveloutée, de veau à la Sainte-Ménehould, de marinade à la Saint-Florentin, et de gelées d'orangeen mosaïque.

Il y avait Bibulus O'Bumper. Il dit son mot sur le latour et le markbrünnen, sur le champagne mousseux et le chambertin, sur le richebourg et le saint-georges, sur le haut-brion, le léoville et le médoc, sur le barsac et le preignac, sur le graves, sur le sauterne, sur le laffite et sur le saint-péray. Il hocha la tête à l'endroit du clos-vougeot, et se vanta de distinguer, les yeux fermés, le xérès de l'amontillado.

Il y avait il signor Tintotintino de Florence. Il expliqua Cimabuë, Arpino, Carpaccio et Agostino; il parla des ténèbres du Caravage, de la suavité de l'Albane, du coloris du Titien, des vastes commères de Rubens et des polissonneries de Jean Steen.

Il y avait le recteur de l'université de Fum-Fudge. Il émit cette opinion que la lune s'appelait Bendis en Thrace, Bubastis en Égypte, Diane à Rome, et Artémis en Grèce.

Il y avait un Grand Turc de Stamboul. Il ne pouvait s'empêcher de croire que les anges étaient des chevaux, des coqs et des taureaux; qu'il existait dans le sixième ciel quelqu'un qui avait soixante et dix mille têtes, et que la terre était supportée par une vache bleu de ciel ornée d'un nombre incalculable de cornes vertes.

Il y avait Delphinus Polyglotte. Il nous dit ce qu'étaient devenus les quatre-vingt-trois tragédies perdues d'Eschyle, les cinquante-quatre oraisons d'Isæus, les trois cent quatre-vingt-onze discours de Lysias, les cent quatre-vingts traités de Théophraste, le huitième livre des sections coniques d'Apollonius, les hymnes et dithyrambes de Pindare et les quarante-cinq tragédies d'Homère le Jeune.

Il y avait Ferdinand Fitz-Fossillus Feldspar. Il nous renseigna sur les feux souterrains et les couches tertiaires; sur les aériformes, les fluidiformes et les solidiformes; sur le quartz et la marne; sur le schiste et le schorl; sur le gypse et le trapp; sur le talc et le calcaire; sur la blende et la horn-blende; sur le mica-schiste et le poudingue; sur le cyanite et le lépidolithe; sur l'hæmatite et la trémolite; sur l'antimoine et la calcédoine, sur le manganèse et sur tout ce qu'il vous plaira.

Il y avait MOI. Je parlai de moi,—de moi, de moi, et de moi;—de nosologie, de ma brochure et de moi. Je dressai mon nez, et je parlai de moi.

—Heureux homme! homme miraculeux!—dit le Prince.

—Superbe!—dirent les convives; et, le matin qui suivit, Sa Grâce de Dieu-me-Bénisse me fit une visite.

—Viendrez-vous à Almack, mignonne créature?—dit-elle, en me donnant une petite tape sous le menton.

—Oui, sur mon honneur!—dis-je.

—Avec tout votre nez, sans exception?—demanda-t-elle.

—Aussi vrai que je vis,—répliquai-je.

—Voici donc une carte d'invitation, bel ange. Dirai-je que vous viendrez?

—Chère duchesse, de tout mon cœur!

—Qui vous parle de votre cœur!—mais avec votre nez, avec tout votre nez, n'est-ce pas?

—Pas un brin de moins, mon amour,—dis-je.—Je le tortillai donc une ou deux fois, et je me rendis à Almack.

Les salons étaient pleins à étouffer.

—Il arrive!—dit quelqu'un sur l'escalier.

—Il arrive!—dit un autre un peu plus haut.

—Il arrive!—dit un autre encore un peu plus haut.

—Il est arrivé!—s'écria la duchesse;—il est arrivé, le petit amour!—Et, s'emparant fortement de moi avec ses deux mains, elle me baisa trois fois sur le nez.

Une sensation marquée parcourut immédiatement l'assemblée.

—Diavolo!—cria le comte de Capricornutti.

—Dios guarda!—murmura don Stiletto.

—Mille tonnerres!—jura le prince de Grenouille.

—Mille tiaples!—grogna l'électeur de Bluddennuff.

Cela ne pouvait pas passer ainsi. Je me fâchai. Je me tournai brusquement vers Bluddennuff.

—Monsieur!—lui dis-je,—vous êtes un babouin.

—Monsieur!—répliqua-t-il après une pause,—Donnerre et églairs!

Je n'en demandais pas davantage. Nous échangeâmes nos cartes. À Chalk-Farm, le lendemain matin, je lui abattis le nez,—et puis je me présentai chez mes amis.

—Bête!—dit le premier.

—Sot!—dit le second.

—Butor!—dit le troisième.

—Âne!—dit le quatrième.

—Benêt!—dit le cinquième.

—Nigaud!—dit le sixième.

—Sortez!—dit le septième.

Je me sentis très-mortifié de tout cela, et j'allai voir mon père.

—Mon père,—lui demandai-je,—quel est le but principal de mon existence?

—Mon fils,—répliqua-t-il,—c'est toujours l'étude de la nosologie; mais, en frappant l'électeur au nez, vous avez dépassé votre but. Vous avez un fort beau nez, c'est vrai; mais Bluddennuff n'en a plus. Vous êtes sifflé, et il est devenu le héros du jour. Je vous accorde que, dans Fum-Fudge, la grandeur d'un lion est proportionnée à la dimension de sa trompe;—mais, bonté divine! il n'y a pas de rivalité possible avec un lion qui n'en a pas du tout.

Chacun a ses vertus.Crébillon.—Xerxès.

Antiochus Épiphanes est généralement considéré comme le Gog du prophète Ézéchiel. Cet honneur toutefois revient plus naturellement à Cambyse, le fils de Cyrus. Et d'ailleurs, le caractère du monarque syrien n'a vraiment aucun besoin d'enjolivures supplémentaires. Son avènement au trône, ou plutôt son usurpation de la souveraineté, cent soixante et onze ans avant la venue du Christ; sa tentative pour piller le temple de Diane à Éphèse; son implacable inimitié contre les Juifs; la violation du saint des saints, et sa mort misérable à Taba, après un règne tumultueux de onze ans, sont des circonstances d'une nature saillante, et qui ont dû généralement attirer l'attention des historiens de son temps, plus que les impies, lâches, cruels, absurdes et fantasques exploits qu'il faut ajouter pour faire le total de sa vie privée et de sa réputation.

Supposons, gracieux lecteur, que nous sommes en l'an du monde trois mil huit cent trente, et, pour quelques minutes, transportés dans le plus fantastique des habitacles humains, dans la remarquable cité d'Antioche. Il est certain qu'il y avait en Syrie et dans d'autres contrées seize villes de ce nom, sans compter celle dont nous avons spécialement à nous occuper. Maisla nôtreest celle qu'on appelait Antiochia Épidaphné, à cause qu'elle était tout proche du petit village de Daphné, où s'élevait un temple consacré à cette divinité. Elle fut bâtie (bien que la chose soit controversée) par Séleucus Nicator, le premier roi du pays après Alexandre le Grand, en mémoire de son père Antiochus, et devint immédiatement la capitale de la monarchie syrienne. Dans les temps prospères de l'empire romain, elle était la résidence ordinaire du préfet des provinces orientales; et plusieurs empereurs de la cité-reine (parmi lesquels peuvent être mentionnés spécialement Vérus et Valens), y passèrent la plus grande partie de leur vie. Mais je m'aperçois que nous sommes arrivés à la ville. Montons sur cette plate-forme, et jetons nos yeux sur la ville et le pays circonvoisin.

—Quelle est cette large et rapide rivière qui se fraye un passage accidenté d'innombrables cascades à travers le chaos des montagnes, et enfin à travers le chaos des constructions?

—C'est l'Oronte, et c'est la seule eau qu'on aperçoive, à l'exception de la Méditerranée, qui s'étend comme un vaste miroir jusqu'à douze milles environ vers le sud. Tout le monde a vu la Méditerranée; mais, permettez-moi de vous le dire, très-peu de gens ont joui du coup d'œil d'Antioche;—très-peu de ceux-là, veux-je dire, qui, comme vous et moi, ont eu en même temps le bénéfice d'une éducation moderne. Ainsi laissez là la mer, et portez toute votre attention sur cette masse de maisons qui s'étend à nos pieds. Vous vous rappellerez que nous sommes en l'an du monde trois mil huit cent trente. Si c'était plus tard,—si c'était, par exemple en l'an de Notre-Seigneur mil huit cent quarante-cinq, nous serions privés de cet extraordinaire spectacle. Au dix-neuvième siècle, Antioche est—c'est-à-dire Antiocheseradans un lamentable état de délabrement. D'ici là, Antioche aura été complètement détruite à trois époques différentes par trois tremblements de terre successifs. À vrai dire, le peu qui restera de sa première condition se trouvera dans un tel état de désolation et de ruine, que le patriarche aura transporté alors sa résidence à Damas. C'est bien. Je vois que vous suivez mon conseil et que vous mettez votre temps à profit pour inspecter les lieux, pour

...rassasier vos yeuxDes souvenirs et des objets fameuxQui font la grande gloire de cette cité.

...rassasier vos yeuxDes souvenirs et des objets fameuxQui font la grande gloire de cette cité.

Je vous demande pardon; j'avais oublié que Shakespeare ne fleurira pas avant dix-sept cent cinquante ans. Mais l'aspect d'Épidaphné ne justifie-t-il pas cette épithète defantastiqueque je lui ai donnée?

—Elle est bien fortifiée; à cet égard elle doit autant à la nature qu'à l'art.

—Très-juste.

—Il y a une quantité prodigieuse d'imposants palais.

—En effet.

—Et les temples nombreux, somptueux, magnifiques, peuvent soutenir la comparaison avec les plus célèbres de l'antiquité.

—Je dois reconnaître tout cela. Cependant il y a une infinité de huttes de bousillage et d'abominables baraques. Il nous faut bien constater une merveilleuse abondance d'ordures dans tous les ruisseaux; et, n'était la toute-puissante fumée de l'encens idolâtre, à coup sûr nous trouverions une intolérable puanteur. Vîtes-vous jamais des rues si insupportablement étroites, ou des maisons si miraculeusement hautes? Quelle noirceur leurs ombres jettent sur le sol! Il est heureux que les lampes suspendues dans ces interminables colonnades restent allumées toute la journée; autrement nous aurions ici les ténèbres de l'Égypte au temps de sa désolation.

—C'est certainement un étrange lieu! Que signifie ce singulier bâtiment, là-bas? Regardez! il domine tous les autres et s'étend au loin à l'est de celui que je crois être le palais du roi!

—C'est le nouveau Temple du Soleil, qui est adoré en Syrie sous le nom d'Elah Gabalah. Plus tard, un très-fameux empereur romain instituera ce culte dans Rome et en tirera son surnom, Heliogabalus. J'ose vous affirmer que la vue de la divinité de ce temple vous plairait fort. Vous n'avez pas besoin de regarder au ciel; sa majesté le Soleil n'est pas là,—du moins le Soleil adoré par les Syriens. Cette déité se trouve dans l'intérieur du bâtiment situé là-bas. Elle est adorée sous la forme d'un large pilier de pierre, dont le sommet se termine en un cône oupyramide, par quoi est signifié lepyr, le Feu.

—Écoutez!—regardez!—Quels peuvent être ces ridicules êtres, à moitié nus, à faces peintes, qui s'adressent à la canaille avec force gestes et vociférations?

—Quelques-uns, en petit nombre, sont des saltimbanques; d'autres appartiennent plus particulièrement à la race des philosophes. La plupart, toutefois,—spécialement ceux qui travaillent la populace à coups de bâton,—sont les principaux courtisans du palais, qui exécutent, comme c'est leur devoir, quelque excellente drôlerie de l'invention du Roi.

—Mais voilà du nouveau! Ciel! la ville fourmille de bêtes féroces! Quel terrible spectacle!—quelle dangereuse singularité!

—Terrible, si vous voulez, mais pas le moins du monde dangereuse. Chaque animal, si vous voulez vous donner la peine d'observer, marche tranquillement derrière son maître. Quelques-uns, sans doute, sont menés avec une corde autour du cou, mais ce sont principalement les espèces plus petites ou plus timides. Le lion, le tigre et le léopard sont entièrement libres. Ils ont été formés à leur présente profession sans aucune difficulté, et suivent leurs propriétaires respectifs en manière devalets de chambre. Il est vrai qu'il y a des cas où la Nature revendique son empire usurpé;—mais un héraut d'armes dévoré, un taureau sacré étranglé, sont des circonstances beaucoup trop vulgaires pour faire sensation dans Épidaphné.

—Mais quel extraordinaire tumulte entends-je? À coup sûr, voilà un grand bruit, même pour Antioche! Cela dénote quelque incident d'un intérêt inusité.

—Oui, indubitablement. Le Roi a ordonné quelque nouveau spectacle,—quelque exhibition de gladiateurs à l'Hippodrome,—ou peut-être le massacre des prisonniers Scythes,—ou l'incendie de son nouveau palais,—ou la démolition de quelque temple superbe,—ou bien, ma foi, un beau feu de joie de quelques Juifs. Le vacarme augmente. Des éclats d'hilarité montent vers le ciel. L'air est déchiré par les instruments à vent et par la clameur d'un million de gosiers. Descendons, pour l'amour de la joie, et voyons ce qui se passe. Par ici,—prenez garde! Nous sommes ici dans la rue principale, qu'on appelle la rue de Timarchus. Cette mer de populace arrive de ce côté, et il nous sera difficile de remonter le courant. Elle se répand à travers l'avenue d'Héraclides, qui part directement du palais;—ainsi le Roi fait très-probablement partie de la bande. Oui,—j'entends les cris du héraut qui proclame sa venue dans la pompeuse phraséologie de l'Orient. Nous aurons le coup d'œil de sa personne quand il passera devant le temple d'Ashimah. Mettons-nous à l'abri dans le vestibule du sanctuaire; il sera ici tout à l'heure. Pendant ce temps-là considérons cette figure. Qu'est-ce? Oh! c'est le dieu Ashimah en personne. Vous voyez bien que ce n'est ni un agneau, ni un bouc, ni un satyre; il n'a guère plus de ressemblance avec le Pan des Arcadiens. Et cependant tous ces caractères ont été,—pardon!—serontattribués par les érudits des siècles futurs à l'Ashimah des Syriens. Mettez vos lunettes, et dites-moi ce que c'est. Qu'est-ce?

—Dieu me pardonne! c'est un singe!

—Oui, vraiment!—un babouin,—mais pas le moins du monde une déité. Son nom est une dérivation du grecSimia;—quels terribles sots que les antiquaires! Mais voyez!—voyez là-bas courir ce petit polisson en guenilles. Où va-t-il? que braille-t-il? que dit-il? Oh! il dit que le Roi arrive en triomphe; qu'il est dans son costume des grands jours; qu'il vient, à l'instant même, de mettre à mort, de sa propre main, mille prisonniers israélites enchaînés! Pour cet exploit, le petit misérable le porte aux nues! Attention! voici venir une troupe de gens tous semblablement attifés. Ils ont fait un hymne latin sur la vaillance du roi, et le chantent en marchant:

Mille, mille, mille,Mille, mille, milleDecollavimus, unus homo!Mille, mille, mille, mille decollavimus!Mille, mille, mille!Vivat qui mille, mille occidit!Tantum vini habet nemoQuantum sanguinis effudit[9].

Mille, mille, mille,Mille, mille, milleDecollavimus, unus homo!Mille, mille, mille, mille decollavimus!Mille, mille, mille!Vivat qui mille, mille occidit!Tantum vini habet nemoQuantum sanguinis effudit[9].

Ce qui peut être ainsi paraphrasé:


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